La passion de l’Arachnée - Tome 2 - Christine Barsi - E-Book

La passion de l’Arachnée - Tome 2 E-Book

Christine Barsi

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Beschreibung

« Elle est enfin là ! » pense avec une satisfaction morbide le monstre arachnee qui guette dans la nuit, au sein de la jungle obscure et bruyante. « Là et à ma merci. Elle est enfin venue, et le miracle auquel je ne croyais pas s’est accompli. »
Ainsi, pense Aydaãnh, sous sa forme mutante, à scruter d’un air mauvais les misérables chalets de bois qui enclosent les Humains dans la fausse sécurité de leur campement provisoire.
Il les observe, elle et ses comparses, mais n’interviendra pas. Pas encore.
C’est là-bas, au cœur de l’enfer végétal de Thanäos, alors que l’éthologue étudie le peuple des Hommes-Arachnees et leur potentiel d’humanité, que le destin de celle-ci se décidera et qu’elle deviendra, entre les pattes du plus grand d’entre eux, le jouet involontaire de sa passion exclusive.

À PROPOS DE L'AUTEURE

Christine Barsi - L’auteure est une scientifique qui puise son inspiration dans ses études en biologie et science de la nature et de la vie, ainsi que dans son métier dans les ressources humaines et l’ingénierie. L’auteure écrit en parallèle depuis 1998 des romans de science-fiction et de fantastique, avec à son actif neuf romans publiés à compte d’éditeur. Elle est membre du Conseil d’administration de sa ville afin de promouvoir la littérature.

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Christine Barsi

La Passion de l’Arachnee

Saga des Mondes Unifiés

 

Tome 2 : Thanäos

Du même auteur

– La Passion de l’Arachnee, Saga des Mondes Unifiés

(Tome 1 : L’Odyssée), roman, 5 Sens Éditions, 2020

 

– Déviance, roman

5 Sens Éditions, 2017

 

– Teralhen (tome 1 du Cycle des Trois Marches),

roman, 5 Sens Éditions, 2017

 

– Mutagenèse (tome 2 du Cycle des Trois Marches),

roman, 5 Sens Éditions, 2018

 

– L’éveil du Dieu Serpent, roman

5 Sens Éditions, 2018

 

– SolAs, roman

5 Sens Éditions, 2019

 

– Déviance II (Renaissance), roman

5 Sens Éditions, 2019

 

– Déviance III (Les Aulnes Jumeaux), roman

5 Sens Éditions, 2019

 

À mes écrivains fétiches qui m’ont inspirée dans ce domaine de la Science-Fiction.

 

Carte des territoires

Prologue

Tout n’est qu’apparence, tandis que dans le cœur des hommes se terrent quelques-unes des roueries les plus maléfiques et les plus malsaines. Comment identifier l’ami qui ne vous trahira pas ni ne trahira tout ce en quoi vous croyez jusque-là ?

 

La jungle omniprésente et sa faune déviante, vibrante de cette énergie animale que ne maîtrisait aucun des grands décisionnaires de Terra et de ses succursales.

C’est dans cet enfer qu’ils s’étaient embarqués en dépit des dangers, en dépit des avertissements multiples, poussés de l’avant par cette mission furtive autant que suicidaire dont ils ne comprenaient que ce que l’on avait bien voulu leur en révéler.

Ils avaient enregistré des pertes dans leur équipe, récemment, et le camp qu’ils venaient d’investir, heureux d’avoir désormais un toit au-dessus de leurs têtes, n’était pas ce qu’il y avait de plus sécuritaire ni de plus rassurant ; mais c’était ce qu’ils avaient connu de mieux, depuis leur départ de Ranat la ville-garnison aux portes de Thanäos.

Dorénavant, ils auraient à établir leur base d’opérations à partir de ce lieu, et à sillonner la jungle afin d’en débouter quelques Mutants à des fins d’observation. Isys rongeait son frein, s’interrogeant comme souvent sur les objectifs qu’on leur avait attribués. Elle se défiait des hauts pontes de Terra et de leurs sbires détachés sur la Colonnie, et se doutait que certains d’entre eux cachaient un double jeu que le Gouvernement du Berceau1 encourageait. Seulement, se méfiait-elle assez ou bien ce qu’elle suspectait s’avérait-il bien en deçà de la réalité présente ? Isys ferait ce pour quoi elle était là : appréhender le monde mutant dans sa grandeur et sa déliquescence, et participer à la décision de l’ange qui l’incitait à croire et à espérer que ces fameux Mutants dont il était question possédaient suffisamment de cette humanité et de cette intelligence en eux. Le cas contraire, rien ne les préserverait des plans machiavéliques des grands manitous de Terra et de leurs alchimistes2 qui n’attendaient que la preuve formelle de leur monstruosité pour amorcer la première phase d’une dilapidation programmée.

Chapitre 1 : La Fhyenetëan, Wokuntz3

Aimer un Déviant qui ne vous considère que comme un être dégradé apporte son lot de souffrances inéluctables, et vous pousse à vous considérer comme dépravée alors même que vous ne ressentez que cet invariable sentiment d’amour à son encontre. Comment sortir de l’impasse ?

 

« Elle est enfin là ! » exulta le monstre qui guettait dans la nuit, au sein de la jungle obscure et bruyante. « Là et à ma merci. Elle est enfin venue, et le miracle auquel je ne croyais pas s’est accompli. »

Ainsi ruminait Aydaãnh, sous sa forme mutante, à scruter d’un air mauvais les misérables chalets de pierre et de bois qui enclosaient les Humains dans une fausse sécurité. Il les observerait, elle et ses comparses, mais n’interviendrait pas. Pas encore. Lui et ses guerriers étaient rentrés au sampianh4, et Aydaãnh avait fort à faire pour rattraper la perte de temps due à leur absence. Il avait envoyé Tyrane superviser le travail des esclaves, au camp. Celui-là s’était empressé d’obéir à l’ordre.

 

En cette fin de matinée, Wanisha frottait des pagnes de tissus au lavoir près de la hutte qu’elle partageait avec Tôenino, dans la partie sud du camp des femmes. Ce dernier était parti aider les hommes aux champs. Il faisait beau ; aujourd’hui, la brume n’avait stagné qu’un bref laps de temps avant de se désagréger progressivement. L’esclave prisait les paysages qui se déployaient, alors, dans leur simplicité sans artifice. Depuis l’aube, elle travaillait à la tâche ingrate de nettoyer les pagnes des guerriers arachnees. Tâche qu’elle partageait avec les Humaines et les Humanoïdes, esclaves tout comme elle.

Wanisha avait entendu dire qu’Aydaãnh, Tyrane et un troisième des leurs étaient revenus la veille, dans la nuit ; elle était surprise que Tyrane, son maître, ne l’ait pas aussitôt rejointe comme il le faisait chaque fois. Avait-il préféré les faveurs d’une autre femelle ? Sa gorge se serra. Mais non, il avait certainement été retenu par Aydaãnh. Les Arachnees, en général, étaient fidèles à leurs esclaves ; jusqu’à présent, Tyrane s’était contenté de sa possession ; elle lui en était reconnaissante. Bien qu’il ne fût qu’un Mutant parmi les plus redoutés, sous son apparence la plus humaine il était plus beau que ne l’avait jamais été son ex-compagnon. À la différence de leur Seigneur, cependant, la chitine du Mutant recouvrait toutes les parties visibles de son corps et son nez était moins marqué, mais son charme indéniable soutiendrait à son avantage la comparaison avec n’importe quel Xaltaïrien. Aussi revêche qu’il puisse être en général, Tyrane s’avérait aussi plus prévenant que Vanoushk.

Près de six mois, que Wanisha, une Fhyenetëan de la région de Forendhein, avait intégré ce camp, prisonnière des Arachnees. Avant, elle vivait avec Vanoushk et Tôenino dans un fortin édifié des mains mêmes de son compagnon. Et puis Vanoushk était mort, après plus d’une année dans la jungle à se cloîtrer dans l’une des cahutes la plupart du temps, du moins en ce qui les concernait, l’enfant et elle. Moins d’une année après le trépas de Vanoushk, ils avaient été ramassés par un groupe de Tarentüuls ; Wanisha avait été violée par l’un d’entre eux. Elle avait également assisté au viol d’une captive qui n’avait pu résister à l’horreur, et en était morte un couple d’heures plus tard. Pourtant, Wanisha avait surmonté sa peur, sa douleur et sa honte. Tôenino avait besoin de ses soins, et elle s’était juré de s’évader à la première occasion. Malheureusement, la nuit qui avait succédé à leur emprisonnement, des Arachnees avaient attaqué le camp des Tarentüuls pour s’emparer de leurs esclaves. Tôenino et elle avaient été pris à partie dans cette guerre des clans, ainsi que quelques autres, et enchaînés à leurs nouveaux maîtres.

Si Wanisha avait tout d’abord éprouvé la crainte d’être une fois de plus violentée et maltraitée, à son grand étonnement, il n’en avait rien été. Dans les cycles5 suivants, elle avait croisé Tyrane, l’un de ses ravisseurs. Ce dernier lui avait expliqué que leurs premiers tortionnaires œuvraient à la solde des Terriens qui les achetaient, pour mieux les utiliser dans leurs desseins secrets, et en échange acceptaient les exactions des Tarentüuls contre les Colons suffisamment imprudents pour pénétrer dans la jungle, voire les aiguillonnaient dans ce sens. Ce qui exacerbait la haine entre Colons humains et mutants. Les Tarentüuls s’avéraient de véritables monstres. Wanisha avait eu de la chance d’en réchapper.

Au début, entre les mains de ses seconds ravisseurs, elle s’était débattue bien inutilement. Elle avait été amenée au Seigneur arachnee qui ne l’avait pas maltraitée comme beaucoup l’auraient été une fois tombés entre les pattes de tribus mutantes. Au contraire, leur Chef à tous, cet Aydaãnh, dont elle avait appris le nom ultérieurement, avait paru appréhender son tempérament rebelle et n’avait pas permis qu’elle soit forcée par ses guerriers ou par lui-même, mais il l’avait offerte au prénommé Tyrane devenu leur protecteur à Tôenino et à elle ; leur existence s’était améliorée. En dépit de sa domination pesante et de son autoritarisme permanent, Tyrane avait bien des qualités que ne possédait pas Vanoushk, son ancien compagnon. Wanisha se souvenait encore des premiers mots prononcés par Tyrane métamorphosé en Mutant humanoïde. Celui-ci s’était présenté à eux en précisant à la jeune femme qu’elle et son fils passaient désormais sous sa tutelle, et devaient se considérer comme ses esclaves en propres ; sous son égide, ils seraient en sécurité. Wanisha avait tout d’abord regimbé, et son nouveau maître l’avait fusillée d’un regard cruel qui l’avait choquée.

– Je peux t’outrager comme tes précédents bourreaux ont dû s’en empresser ; aussi prends garde à toi. Je ne veux pas d’une femelle indocile. Sers-moi bien, et je te traiterais mieux que ne le font beaucoup d’entre nous ; mais si tu t’évertues à m’affronter…

L’Arachnee n’avait pas complété sa menace, mais les mots avaient foré leur chemin et Wanisha se l’était tenue pour dit ; l’insoumission ne leur vaudrait rien, à Tôenino et à elle. De ce moment, elle avait respecté l’Arachnee ; au fil des cycles, tandis qu’ils progressaient vers cette fameuse cité, Wanisha avait appris à lui obéir. Le Mutant se révélait juste et bon, mais parfois dans son regard, la lueur de cruauté revenait sans qu’il y prenne garde et l’esclave tentait alors subrepticement de s’éloigner de ce grand corps étranger.

Une demi-révolution6 après leur arrivée au camp de Tyrane, un Arachnee mâle avait fait mine de s’approcher d’elle. Affolée, Wanisha avait reculé jusqu’à ce qu’il l’accule au mur de l’enclos enserrant le quartier des captifs ; sans savoir ce qu’elle faisait, elle avait hurlé le nom de son protecteur. Cette fois-là, la chance avait été de son côté. Tyrane avait entendu son appel, et s’était précipité à son secours. L’autre mâle n’avait pas insisté, concédant la suprématie à son rival. Néanmoins, Wanisha n’avait pas été au bout de l’aventure. En suffoquant, elle avait vu Tyrane s’avancer vers elle, beaucoup plus près que d’ordinaire, si près qu’elle avait senti son souffle sur son visage.

– Tant que je ne t’aurais pas faite mienne, tu ne seras aucunement à l’abri de ce genre d’initiatives et je ne serais pas toujours là pour empêcher les mâles d’assouvir en toi leurs désirs.

Sans plus attendre, il l’avait emportée sous la hutte qu’ils partageaient. Ce jour-là, Tôenino en était absent.

Wanisha avait lutté comme elle l’avait pu, puis elle avait succombé à la force du Mutant. Il revêtait son apparence humanoïde, comme le plus souvent en sa compagnie, et l’écrasait en la maintenant contre lui, en son total pouvoir. Tyrane lui avait fait l’amour. Ils se côtoyaient depuis une révolution. Il avait été doux malgré sa résistance, et elle s’était finalement donnée à lui. À sa surprise, elle avait apprécié ce grand corps pressant le sien, si dur et si ferme. Elle n’aurait jamais imaginé que chez un Mutant pouvait se cacher tant de compréhension. On racontait tellement de choses sur eux. Son compagnon xaltaïrien n’avait jamais été aussi attentionné. Quand Tyrane l’avait relâchée, elle avait pleuré ; non pour ce qu’il venait de lui faire subir, mais sur sa condition d’esclave.

– Je suis désolé, petite Fhyenetëan, avait-il marmonné.

Puis il était parti.

Le soir même, il revenait, assoiffé d’elle et de son corps, de ses étranges yeux d’un jaune très pâle, comme de ses cheveux tout aussi pâles et lustrés sous les soleils. En discernant cette flamme dans son regard, Wanisha avait précipitamment renvoyé Tôenino ; Tyrane s’était jeté sur elle, aussitôt la porte refermée. Il l’avait basculée à même le sol sans savoir ce qu’il faisait, éperdu de sentir contre lui ce corps si délicat et de tenir en son pouvoir ce bel esprit qui, en dépit des apparences, ne se soumettait pas si aisément. Il s’était endormi brièvement dans ses bras, sevré qu’il était de tendresse, et Wanisha l’avait longuement contemplé à la lueur de l’âtre. Son corps humanoïde entièrement recouvert de chitine la fascinait. Elle avait tendu la main pour le toucher encore, mais à ce contact, il s’était réveillé et avait bloqué son geste.

– Suis-je si laid ? l’avait-il questionnée d’un air menaçant.

– Non, Tyrane, je comparais ton corps à ceux des tiens. Sa surface est faite de cette enveloppe brune en totalité. Certains Mutants n’en sont recouverts que partiellement.

– Et alors ? l’avait-il rabrouée presque agressif.

– C’était juste une constatation.

– Tu me trouves sûrement répugnant en comparaison des Terriens.

– Non, avait murmuré l’Humanoïde à leur grand étonnement à tous les deux. Ceux-là peuvent être particulièrement laids, et toi, je te trouve plutôt beau.

Elle lui avait souri.

En retour, le sourire de Tyrane l’avait réchauffée pour aussi soudainement s’effacer quand il avait reconnu chez lui, les signes d’une métamorphose imminente ; il avait pensé tout d’abord fuir, pour ne pas choquer son esclave, avant de se raviser au dernier instant. Horrifiée, Wanisha avait vu le beau guerrier redevenir l’Arachnee entraperçu de temps à autre, dans la jungle, les premiers cycles, puis au village. Durant ces phases, contrairement à ceux de sa race, le Mutant préférait s’éloigner en proie à une étrange pudeur qui l’empêchait de se montrer.

Ce soir-là, sans parvenir à s’en détacher, elle avait vu le corps de son maître se modifier sous son regard halluciné. Dans le modelé du faciès quasiment humain de l’Arachnee, l’amande de ses yeux fascinants l’avait scrutée avant qu’il ne disparaisse dans la nuit tombante. Depuis ce jour, leurs rapports n’avaient plus été les mêmes. Tyrane n’était pas revenu de plusieurs cycles, mais ensuite, il avait passé de longues périodes en sa compagnie tandis qu’un sentiment singulier naissait entre eux, liant Wanisha à cette vie plus sûrement que par des chaînes. Ses rêves d’évasion s’étaient, peu à peu, estompés. Elle s’était promis de les remettre à plus tard. Tyrane partait régulièrement en déplacements et ils se voyaient peu, mais ces moments suffisaient à Wanisha pour ne plus escompter une autre sorte d’existence.

Au fur et à mesure des mois écoulés, l’esclave avait appris à aimer le Mutant pour ses qualités humaines et de son côté, lui s’était évertué à gommer ses défauts les plus flagrants pour tenter de lui complaire. Il l’avait préservée des assauts des mâles qui tournaient autour d’elle dans les débuts, s’était battu pour imposer son droit sur elle. Les autres s’étaient lassés. Tyrane était l’ami et l’un des lieutenants d’Aydaãnh, le premier ; aucun Mutant de leur clan ne se serait hasardé à défier longtemps son autorité. Oui, dans leur malheur à Tôenino et à elle, ils avaient trouvé une certaine sérénité. Aydaãnh, lui-même, leur avait accordé quelques privilèges dont ne bénéficiaient généralement pas les esclaves.

Non, Wanisha n’avait pas à se plaindre ; mais parfois, comme aujourd’hui, une nostalgie de sa vie en tant que femme libre la gagnait inopinément. Et puis, ces quelques semi-révolutions avaient été laborieuses. Tyrane absent, elle avait dû lutter contre des guerriers qui recherchaient ses faveurs. D’ailleurs, elle alerterait Tyrane. L’un des Arachnees récemment intégrés, un certain Grunt, imposait aux esclaves des tâches plus pénibles ; et quelques fois, en l’absence de l’autorité du Seigneur, il s’était octroyé le droit de violer des esclaves appartenant à d’autres Arachnees. Il avait essayé avec elle, mais sa résistance inattendue l’avait fait reculer. En tanar, Wanisha lui avait jeté à la face combien son maître et le Seigneur seraient mécontents. Après cela, tout en rongeant son frein, il s’était tenu tranquille. Mais pour combien de temps ? songeait-elle quand il croisait son chemin, comme par inadvertance.

Aydaãnh était revenu, et avec lui, le maître incontesté de sa pauvre vie. L’esprit ailleurs, Wanisha éprouvait des difficultés à accomplir son travail aussi scrupuleusement que d’ordinaire ; c’est ainsi que Tyrane la remarqua, rêveuse, à côté du lavoir près de la fontaine, lorsqu’il fit son tour d’inspection sous sa forme humanoïde. Cette esclave était réellement belle. En dépit de son asservissement, son port demeurait fier, ses cheveux d’ambre couvraient ses épaules graciles, et les muscles élancés de ses avant-bras se devinaient quand elle battait le linge comme à présent. Par sa détermination farouche à agir librement sans la contrainte de son état, elle parvenait à le surprendre. Par moments, il prenait presque plaisir à la provoquer en lui assignant quelque comportement propre à une esclave, et à d’autres, il l’encourageait à une certaine autonomie d’action. Usant de sa suprématie, il jouait au tyran. Elle protestait toujours, et c’est ce qu’il aimait particulièrement chez elle. Quand il la lui avait offerte, Aydaãnh l’avait prévenu de son tempérament farouche, mais Tyrane ne souhaitait pas asservir l’esclave au point de lui ôter son entier déterminisme ; il refusait d’en arriver à cette extrémité. Par ailleurs, elle était douce, obéissait à ses volontés et s’abandonnait facilement à ses ardeurs. D’habitude, les femelles de la Colonie renâclaient à se soumettre aux saillies des Arachnees. La Fhyenetëan ne lui manifestait jamais d’aversion, n’avait aucun mouvement de répulsion pour leurs étreintes ; elle se soumettait au point qu’il s’interrogeait, parfois, sur ses intentions. Le désirait-elle réellement autant que lui la désirait ou n’était-ce, chez elle, qu’une apathie déguisée ? Il se présentait rarement à elle sous sa forme purement mutante, éprouvant une certaine répugnance à se montrer sous cet état animal qui les caractérisait. Peut-être, cela expliquait qu’elle ne le repousse pas systématiquement. Il se réjouissait de la retrouver, ce matin ; en lui, montait une émotion singulière qui le prit par surprise.

Quand Wanisha le vit se diriger vers elle à grands pas, puis se dresser et l’observer, elle se demanda depuis combien de temps il était là, dans les parages, à la reluquer. Mais il était déjà trop tard. Il la considéra à peine avant de l’enlever dans ses bras, et l’emporter vers leur hutte ; elle eut beau gigoter, protester pour qu’il la repose à terre, il la tint serrée contre lui et la jeta sur leur couche une fois à l’intérieur.

– Tyrane ! se plaignit-elle.

– Ne dis rien. Tu m’appartiens ; je fais ce que je veux de toi.

Il savait qu’en affirmant cela, il s’attirait ses foudres plus encore. Mais il adorait jouer ce jeu et elle tombait dans le panneau à tous les coups, ne devinant pas combien pour lui ce n’était que des mots sans consistance. Bien qu’elle lui appartînt effectivement et que personne, pas même son Seigneur, ne pourrait lui retirer son droit sur elle pour la revendiquer.

Elle s’agita de plus belle ; il discernait des larmes briller dans ses yeux d’esclave. Il n’en eut cure, et, remontant le bas de sa robe de toile, il se plaça au-dessus d’elle et la força de son membre gris et froid. Saisie par l’affront qu’il lui infligeait, elle se tint aussi immobile qu’une statue ; puis soumise au désir qu’il faisait naître en elle, elle suivit la cadence qu’il lui imposait. Au plus fort de sa soif d’elle, Tyrane émit des sons inarticulés dans un dialecte qu’elle ne décryptait pas. Elle se cambra sous lui pour recueillir sa semence de démon et la conserver inconsciemment au plus profond de son vagin, en espérant, contre toute raison, réussir à lui donner un jour, un fils à son image.

Après s’être répandu en elle, Tyrane s’éternisa en la couvrant de son long corps avant de se retirer, otage à son tour des ondes de plaisir stagnant qu’il hébergeait dans son bas-ventre. Il aimait cette femelle ; cette réalisation le troublait, tout en charriant en lui des craintes imprécises. Il savait déjà qu’il se garderait de lui révéler cette faiblesse méprisable, avec l’impression, que s’il agissait autrement, il perdrait de son charisme à ses yeux et qu’elle le repousserait comme ces autres esclaves le faisaient de leurs compagnons quand elles en avaient l’opportunité. Quand Tyrane se releva, c’est à peine s’il la regarda.

– Rhabille-toi, assena-t-il. Ce soir, je viendrai dîner avec toi et Tôenino.

Quand il fut sorti, Wanisha s’abandonna à son chagrin. Durant ces cycles d’absence, elle avait escompté qu’il lui reviendrait, peut-être un peu plus affectueux ; mais il ne lui montrait jamais s’il tenait vraiment à elle ou si elle n’était qu’un moyen commode de procréation potentielle ; cette fois n’avait pas été différente des autres. Ils n’avaient pas échangé une seule idée. Il ne lui avait pas même laissé le temps de lui parler de Grunt et de son arrogance malfaisante. L’esclave se rappela les mots sans suite qu’il lui avait lancés, alors qu’il lui faisait l’amour, et elle s’interrogea sur la signification de ces derniers. Il lui faudrait apprendre le dialecte de ces Arachnees ; cela lui servirait, un jour ou l’autre.

La Fhyenetëan se leva, remit de l’ordre dans son apparence et reprit le chemin de la place-à-la-fontaine, au centre du quartier des esclaves, pour continuer sa tâche. Prisonnière, elle était ; prisonnière, elle demeurerait. Elle n’imaginait pas de moyen pour quitter ces sauvages. Traverser cette effroyable jungle avec un enfant à charge, même si Tôenino savait se débrouiller, lui paraissait insurmontable et d’une trop lourde responsabilité. Non, elle attendrait son heure. Un jour, peut-être…

Chapitre 2 : Salle du Haut-Conseil, Terra

Il n’y a aucune organisation qui ne soit corrompue de l’intérieur, lorsqu’elle incite à la conjuration et aux intrigues complotistes. Les cabales de factions antagonistes orchestreront, chaque fois, et de manière insidieuse, la conspiration qui vérolera tout le système au point d’en verrouiller les grands desseins initiaux. Entachés des miasmes funestes d’ennemis dissimulés, ceux-là ne reverront pas le jour à moins qu’une horde suffisamment volontaire n’en contamine à son tour les nœuds d’intrications sacrilèges.

 

– Que dites-vous, Myiyearlin ?

– Notre homme est dans la place, Monsieur. Mais les nouvelles ne sont pas toutes bonnes. Samur Vönght m’a rapporté que l’expédition rencontre de sérieuses difficultés. L’un des Terriens n’a pas survécu à l’attaque d’un Tongrale, et deux des nôtres ont trouvé la mort.

– Quels sont ceux-là, Myiyearlin ?

– Selon nos sources, une tempête a emporté Velckior Lenxtön ; Axhis Droenxen a été tué par les Tarentüuls, lesquels ont également fait deux prisonniers.

– Par l’Alchimiste ! Lesquels ?

– Véläenhe Thorns, la chroniqueuse, et Kevlaën Mar-anskï. Notre mouchard indique qu’ils sont en vie, mais pour combien de temps…

– Et les autres ?

– Le guide est diminué et Dhenanh Lyienht est en mauvaise posture. Mon coéquipier a été blessé, mais rien de grave.

– À présent qu’ils sont au cœur de cette maudite jungle, débarrassez-vous de l’éthologue, cette femme de la Colonie. Elle nous a servis, mais elle est devenue dangereuse. Je ne voudrais pas qu’elle en apprenne trop, et surtout trop tôt. Aux dires de notre homme, l’Arachnee l’aurait prise sous sa protection pour une raison que nous ne saisissons pas. Nous ne pouvons courir le risque d’un rapprochement, entre ce peuple et les Colons de Xaltaïr. Vous me comprenez, Myiyearlin ? J’exige que cette gêneuse disparaisse. Arrangez-vous, comme vous l’entendrez. Qu’aucune information ne filtre jusqu’à la Cour de Justice7, surtout.

– Bien, Monsieur. J’en instruis mon coéquipier. Nous vous tiendrons au courant.

Chapitre 3 : Calvaire de Veläenhe Thorns

La mauvaise estimation d’un contexte ou un choix inadéquat peuvent s’avérer plus décisifs que ce que l’on subodore en premier lieu, et l’impact plus déplaisant. Tous deux engendreront un tournant dans une existence qui n’aura d’apaisement que dans la mort. Assumez-les !

 

L’infotaliste avait été contrainte de se traîner, durant d’interminables heures, à la suite des membres de la horde. Dès que leur campement n’avait plus été en vue, elle avait cessé de hurler. À quoi cela lui aurait-il servi ? Aucun de ses compagnons n’était venu à son secours. Aucun ne s’était mis en danger pour elle ou pour Kevlaën qu’elle apercevait, à intervalle, quand leurs tortionnaires lui en offraient l’occasion. Les choses s’étaient déroulées si vite qu’elle prenait conscience, seulement maintenant, de leur position sordide. Les dégénérés l’emportaient, percluse de douleurs de leurs étreintes brutales qui l’enchaînaient sans espoir.

Qu’allait-elle devenir ? se demandait Véläenhe, lors de ses rares instants de lucidité. Qu’avaient l’intention de faire d’elle et de son compagnon leurs ravisseurs bestiaux, et pourquoi les embringuer à leur suite ? Ces démons de l’enfer auraient pu les achever sur-le-champ ; qu’ils ne le fassent pas la déconcertait, et la plongeait dans une terreur indicible ! Elle appréhendait le bout de la route, quand les Tarentüuls retrouveraient les leurs. Quand elle se tournait, elle distinguait parfois l’œil glauque et protubérant du Tarentüul qui la tenait, et s’angoissait du moindre ralentissement de leur rythme, s’attendant à tout moment à être jetée à même le sol. Ces monstres auraient tout loisir, alors, de jouer avec elle. Ces derniers, en nombre restreint, comptaient moins de dix spécimens à son avis. Mais cela n’avait aucune importance. Le plus important, se disait l’infotaliste, c’était la manière dont elle appréhenderait les prochaines heures. Elle se souvenait, encore, des conseils de l’éthologue : « Assure-toi de ne jamais tomber vivante entre les pattes de ces démons ; ta survie serait pire que la mort. » Véläenhe ne cessait de se répéter ces mots si simples d’une autre plus sage, qui les avait exhortés, Ribec, Samur et elle, à s’éloigner plus avant dans la jungle. Que ne l’avait-elle écoutée ! Véläenhe ne pouvait revenir en arrière, mais elle devait suivre, au moins, ce conseil d’Isys ; la peur de ne pouvoir réaliser, même cela, accroissait pour elle le cauchemar. Elle devait se procurer de quoi se supprimer, et ce, avant que ses tortionnaires parviennent à leur repère.

Chapitre 4 : Remise en état du gîte

Me perdre dans la jungle était ma façon de me désassocier du genre humain, de remonter à mon enfance et de m’y réancrer à l’instar d’une gamine insouciante qui ne rêvait que de gentils monstres.

 

L’aube naissante jetait sur les Hauts-Plateaux d’extraordinaires lueurs incandescentes qui inondaient la mansarde d’une lumière mouvante ; les ombres incertaines se densifiaient par endroits, s’amenuisaient à d’autres en créant une danse photophorique fascinante. Baignée dans cette atmosphère chargée de mystère, depuis son nid douillet, Isys fixait la clarté au-dehors par la lucarne étroite. Un merveilleux sentiment de bien-être l’emplissait tout entière. Elle aurait aimé garder la tiédeur de son lit tant elle s’y trouvait bien, mais un décichrone plus tard elle descendait de son coin paisible pour s’affairer dans le chalet.

Le battant de la porte d’entrée frappait contre le mur extérieur. Attirée par les heurts agressifs, Isys sortit au-dehors. La brume noyait le paysage d’un halo cotonneux, le recouvrait d’un manteau bleuté opalescent, mais ne dépassait pas plus d’un mètre quarante au-dessus du sol ; sous les yeux de l’éthologue se révélait un monde enchanteur et champêtre. On se serait cru dans un tout autre lieu où la paix aurait régné sans équivoque et sans aucune trace du mal qui rongeait Xaltaïr et l’ancienne Terre. Émerveillée par le charme faussement tranquille et envoûtant des Hauts-Plateaux, Isys avança imprudemment de quelques pas, sans tout d’abord prendre garde au bosquet de fleurs dissimulé sur sa droite et qui grimpait sinueusement le long du mur de leur chalet vers le toit où il se perdait à la vue. Un léger étourdissement la ramena à la réalité. Un coup d’œil alentour la prévint de ce qu’il lui en coûterait de persister dans cette direction. Le buisson gangrenait l’espace entier sur l’un des côtés de leur abri, le contournait en s’épaississant et disparaissait jusque derrière la bâtisse. Les larges corolles d’un vert très doux trompaient l’observateur en camouflant leurs étamines meurtrières, sous un flot soyeux de matière rose, évanescente et translucide. Isys avait pu entrevoir, sous les moutonnements confus, les dards perfides d’un rouge pourpre du murdeaor. Elle s’écarta précautionneusement sans quitter le végétal du regard, le suivit dans sa profusion vers l’arrière du chalet. Jusqu’au toit. Le pan de ce dernier se lézardait en de multiples endroits, et le massif paraissait vouloir y insérer des pousses innocentes et fragiles. Pourtant, Isys savait qu’une fois les frêles tiges à l’intérieur, elles bourgeonneraient, et très vite, les corolles assassines feraient leur apparition et éventreraient de leurs dagues tout être vivant au sang chaud et dans leur ligne de mire.

La jeune femme fronça les sourcils, et se maudit pour son inconséquence de la veille. Sa chambre sous le toit, d’aspect si accueillant, s’avérait peut-être un piège à retardement envahi insidieusement par cette végétation sordide ; et elle, qui avait dormi, là, dans une bienfaisante insouciance ! Nombre de Colons s’étaient laissé surprendre de cette manière ; on les avait retrouvés morts, lardés de ces étamines sanglantes. À cause de ses larges corolles et de ses teintes pastel ou plus violentes, il arrivait souvent que l’on confonde la plante avec l’ouathlih, qui, loin d’être anodine, ne recelait cependant aucun péril autre que sa beauté magique. Une grande différence résidait dans l’effluve traître qui se dégageait du murdeaor pour apporter ivresse et confusion à celui qui s’en approchait. « Allons, se raisonna l’éthologue, je suis bien vivante. » Elle demanderait que l’on se charge de ce coin, en priorité.

Isys revint vers le devant du chalet, et tomba nez à nez avec Ribec qui travaillait déjà à la réfection de la porte. Thoêmn dormait encore, et très certainement Samur dont la chambre était close. Ils échangèrent un salut réticent. Dans l’autre gîte, aucun son ne perçait.

– Je vais préparer de la tangra ; en aimerais-tu, Ribec ?

– Non, merci. Pas le temps. Je termine la remise en état de cette cahute, et je partirais chasser dans la seconde moitié du cycle.

En disant cela, le Terrien l’observait de biais. Comme s’il avait quelque chose à lui cacher, songea cette dernière en remarquant son malaise. Elle savait son penchant pour la traque, et espéra soudain qu’il ne s’en prendrait pas aux Mutants. Il en aurait été capable, et pouvait inconsidérément les placer dans une situation périlleuse. Isys regrettait que ni Thoêmn ni aucun autre des membres de cette expédition ne fût en état de l’influencer véritablement sur le sujet, de le stopper dans ses frasques absurdes autant que répugnantes. De par sa position au sein du BlackOut, Samur aurait dû parvenir à contrôler l’homme, mais sous une apparence beaucoup plus nuancée, Isys n’était pas certaine que l’individualité de l’officier ne soit pas fondée sur un même modèle stéréotypé de pensées ; elle n’avait toujours pas vraiment confiance en lui. Depuis l’attaque des Tarentüuls, il avait plongé dans un singulier état de passivité qui dérangeait la jeune femme. Par moments, il la scrutait, les yeux brillants et intelligents, semblant sur le point de venir à elle et lui proposer réellement son aide ; mais à d’autres, il se renfermait dans un mutisme morose et taciturne.

– Tu ne vas p…

– Ne te mêle pas de mes activités ! Occupe-toi, plutôt, de ta partie. Tes recherches, et basta pour les conseils ; OK, Isys ? Nous serons, alors, bons amis. Du moins… dans la mesure du possible…

– Sans problème, Ribec. Je suppose que tu es conscient que notre survie dépend de chacun d’entre nous ?

– Exactement, répliqua-t-il. Ne t’immisce pas dans ma vie, et tout ira pour le mieux.

Il avait emprunté délibérément un ton brutal, pour s’assurer qu’elle l’avait bien compris. La scientifique haussa les épaules. Elle n’était absolument pas convaincue. Par son obstination, il avait déjà provoqué la mort de Véläenhe ; elle espérait qu’il n’entraînerait pas la leur, à Thoêmn, Samur et elle, mais aussi à Daranh, Foëm et aux soldats veillant sur eux tous. Elle rentra dans le chalet préparer un petit déjeuner avec des baies récoltées à l’antécycle8 : un porridge accommodé d’un déshydrat de fruits et de céréales et une tangra réchauffée. Il leur restait suffisamment de déshydrat pour tenir un bon mois. Ensuite, ils ne devraient compter que sur le produit de leurs chasses et de leurs cueillettes en escomptant que les Arachnees les accepteraient sur leurs territoires. Isys eut la surprise de voir Samur la rejoindre à la table commune, puis Daranh et enfin deux autres soldats. Bientôt, ils partageaient en silence un repas frugal, mais assez copieux pour démarrer ce nouveau jour.

– J’irai chasser tout à l’heure, Isys.

Un instant interloquée, cette dernière se reprit néanmoins pour ne pas laisser paraître ses doutes.

– Si ce n’est pas du Mutant abattu que tu nous ramènes, mais du gibier tout ce qu’il y a de plus standard, ce sera avec plaisir que je nous concocterais un plat dont tu te souviendras, Samur. Prends un ou deux de tes soldats avec toi, mais pas d’erreur, pas de tuerie…

Et comme son regard déviait en direction de son voisin, elle précisa d’une voix neutre :

– Ribec a des intentions similaires, mais il préfère jouer en solitaire. Peut-être, pourriez-vous cependant vous entendre ? Es-tu sûr d’être en état ? Je veux dire, du fait de ta blessure ?

– La plaie se referme déjà. Je…

Le regard de l’officier affronta celui de la jeune femme. Pour une fois, aucune ambiguïté ne parasitait son message.

– J’ai conscience de ne pas avoir été à la hauteur depuis le début, Isys, mais je vais essayer de me rattraper. Si Ribec pose des problèmes, préviens-moi.

À l’instar de son compagnon, Isys baissa la voix afin que les soldats ne l’écoutent pas.

– Jette simplement un coup d’œil régulier sur ce qu’il trame, Samur. Parfois, il me fait peur. Je ne voudrais pas qu’il nous entraîne, malgré nous, dans une histoire sordide. Thoêmn n’est pas en état de maîtriser les ardeurs de notre homme.

– Je vois.

Samur sourit. Isys se demanda si elle l’avait jamais réellement vu sourire, depuis qu’ils se côtoyaient. En tout cas, elle ne s’en souvenait pas. Ils furent interrompus par d’autres soldats puis finalement par Ribec qui, en dépit de ce qu’il lui avait affirmé, venait prendre une tasse de tangra et partager l’espèce de gruau auquel ils étaient accoutumés.

Comme Samur et Ribec achevaient leur pause et ressortaient en compagnie des soldats, Isys retint Daranh et Foëm et leur fit part de sa découverte du murdeaor ; ils l’accompagnèrent sur la mezzanine et inspectèrent avec elle la toiture. Celle-ci n’était pas infestée par le végétal foreur ; une chance, car il aurait été difficile de colmater les trous percés par les tiges. S’efforcer de les repousser, et reboucher l’orifice équivalait à quasiment travailler pour rien. Les tiges reviendraient très vite forer à l’endroit même ou à proximité. Ces dernières avaient dû se tracer un passage plus dégagé, ailleurs. L’autre solution qui se résumait à approcher la plante, et l’abattre ainsi que ses volutes, s’avérait par trop hasardeuse. Plus d’un écrit dans les annales du Carré racontait le triste sort de ceux qui y avaient laissé leur vie. Une alternative aurait été d’asperger le massif de produits nocifs, mais ils ne transportaient pas ce type de substances. Ils effectuèrent une dernière inspection du toit. Daranh examina l’étroite lucarne donnant sur l’arrière.

– Tu ne devras pas l’ouvrir, Isys, ou alors tu te retrouverais criblée de dards en moins d’une seconde.

La jeune femme songea qu’il était dommage de ne pouvoir utiliser de telles armes naturelles, mais ici, de toute façon, elles ne leur serviraient à rien ; les Mutants des Hauts-Plateaux étaient immunisés contre les venins en général. Leur sang absorbait, transformait et assimilait les substances les plus redoutables. Elle repensa au travail qui l’attendait à l’intérieur du chalet avant de pouvoir entièrement se consacrer à son étude de ceux-là, et soupira. Elle n’avait pas vraiment le choix, et devrait patienter jusqu’au lendemain pour se plonger dans son observation de la faune environnante.

Au matin du cycle suivant, Isys se leva tôt, et après un petit déjeuner rapide quitta le gîte avec les premiers rayons des soleils. Elle s’accordait un répit. De tout l’antécycle, elle n’avait fait que faciliter les tâches de ses compagnons, prendre soin des blessés, veiller à ce que Dhenanh ne s’aventure pas dans la jungle. Les hommes avaient abattu une quantité de travail phénoménale. Samur, Daranh et elle s’étaient chargés des chambres avant de s’assurer de la sécurité autour des bâtisses. À lui seul, Daranh avait défriché un espace relativement étendu, au-dehors, afin d’assainir les lieux. Il y avait encore beaucoup d’ouvrage à accomplir, mais ses compagnons suffiraient à la besogne ; et le reste attendrait. Thoêmn s’était lamenté la journée durant sur son incapacité à leur venir en aide.

– Ton tour viendra bien assez tôt, l’avait tranquillisé Isys, taquine. Repose-toi, Thoêmn. D’ici quelques cycles, c’est moi qui farnienterais.

Elle avait nettoyé sa blessure ; celle-ci suppurait. Le lendemain, la jeune femme irait cueillir quelques plantes qui atténueraient la boursouflure de la plaie. Elle espérait que cela le soulagerait tout en accélérant la cicatrisation.

 

Clignant des yeux dans le demi-jour, sous les jeux d’ombres et de lumières qui balayaient les feuilles des arbres de la jungle, Isys tourna le dos au chalet et s’avança dans la prairie, en se perdant bientôt dans les hautes herbes. Elle se sentait libre et heureuse. Le gîte leur servirait de point de chute et lui permettrait, quant à elle, de sillonner leur territoire en cercles concentriques de plus en plus conséquents. L’éthologue dansa dans la vastitude herbeuse, sous le regard chaleureux de Daranh qui l’escortait.

De gros coléoptères phytophages de soixante centimètres de long, pour un peu moins de la moitié en largeur, bourdonnaient en louvoyant autour d’eux. Les pienyias s’avéraient inoffensifs, mais bruyants. Un mouvement lent et furtif arrêta net Isys. D’une ondulation paresseuse, un rampant se faufilait dans les taillis à cinq mètres de là. Gratifiant les Humains d’un royal mépris, il ne fit que passer. Les proies ne manquaient pas pour lui, et autrement plus savoureuses. Tout en continuant sa progression sinueuse, il projeta dans leur direction sa langue rouge, effilée et triplement crochue, qui lui avait valu son nom. Un Trident ; l’une des espèces parmi les plus chétives chez les rampants. Isys n’aimait pas ces derniers, et ceux-là moins que tout autre. Ils étaient réputés les plus agressifs, et ce n’était pas tant le venin que leurs crochets qui étaient redoutables. Long d’une quinzaine de mètres et large d’un mètre cinquante, l’animal possédait des pointes d’une vingtaine de centimètres qui auraient pu la pourfendre aisément. Elle en avait vu de plus petits ; celui qui glissait devant elle paraissait particulièrement imposant, en dépit de ses moignons d’ailes trop rudimentaires pour lui permettre de même planer. La scientifique se rapprocha de Daranh, et épia l’animal qui s’éloignait avant d’oser continuer son chemin en bifurquant vers la forêt. Quand ils en atteignirent les frondaisons, la température se fit aussitôt plus agréable.

Chapitre 5 : Au centre de décision suprême, Xaltaïr

Les organisations centrales sont source d’un pouvoir qui se fausse avec le temps, si un contre-pouvoir ne se met pas rapidement en place.

 

Très loin de là, au Centre de Décision Suprême de la Colonie. Les dignitaires rassemblés statuaient sur le sort des Mutants réfractaires – les plus endurcis selon eux : les Arachnees.

Un émissaire terrien se leva pour prendre la parole. Son visage austère reflétait un esprit étriqué et ses yeux, une cruauté nuancée. Il appartenait au BlackOut en hauts lieux, et était connu pour ses idées extrémistes.

– Pourquoi attendre les résultats d’une entreprise vouée à l’échec, alors qu’elle ne fera que confirmer ce que nous savons déjà ? Passons à la phase deux de notre plan, et lançons nos régiments sur ces animaux qui n’ont plus d’humanité que dans leurs origines. Débarrassons-nous une bonne fois pour toutes de ces parasites qui sont une menace permanente et jouxtent nos frontières d’une manière inadmissible. Ils sont notre honte et les témoins de notre faiblesse.

– Tout à fait d’accord avec toi, Blackmeer ; je te suis en tout.

L’homme qui prenait la parole à son tour, un certain RumbertFraenz, était xaltaïrien mais agissait comme un suppôt des Terriens, allant jusqu’à gérer de nombreux transbordements sur le Berceau. Il avait adopté les usages de ces gens, se sustentait presque exclusivement de leurs pilules et de leurs aliments immatures, et en était venu à force d’abus et d’extravagance à ressembler à s’y méprendre à l’un de ces Mutants blafards qui subsistaient en marge d’Europia et de Kenedye9. Il était mince et frêle, et son teint trop blanc. Pléthore de Terriens affichaient cette apparence. Le monde artificiel dans lequel ils vivaient, sans doute ; nourris qu’ils étaient aux pilules et aux rayons pour lutter contre les mutations. Une grande partie de leur temps sous traitements médicaux, ils passaient plus d’un tiers de leur vie dans des centres de « renormalisation physique » où on les exposait aux thérapies géniques afin de freiner d’éventuelles altérations spontanées. Tout bon Terrien se devait à ce contrôle régulier, s’il ne voulait pas risquer l’opprobre de ses semblables. Effet de mode imposé et de pression des foules et de leurs dirigeants, sous peine d’être taxé de déviant. La frontière entre les deux états se discernait à peine.

Le prénommé Rumbert Fraenz continua :

– Aucun de nous n’est à l’abri d’une de leurs attaques inopinées. Ils s’en prennent à nos femmes, les violentent pour engendrer leurs infâmes rejetons, tandis que nos hommes sont traînés en esclavage. C’est intolérable ! Unissons nos ressources, et éliminons la vermine à nos portes et cette engeance du diable.

Consterné, Ywan Arckens observait avec un dégoût évident le cours de la conversation. Le colloque se déroulait, ainsi qu’il l’avait présumé, aussi insipide que trivial. Ne pouvant plus en endurer beaucoup plus, il prit à son tour la parole. Mandaté en tant que secrétaire d’un des membres présents, on n’exigeait pas de lui qu’il intervienne d’une quelconque façon, mais plutôt qu’il consigne les commentaires et décisions émises dont il établirait un compte rendu fidèle et précis par la suite. Ywan était apprécié pour sa neutralité apparente et son efficacité. Étant de plus, le fils de Schöenenh Arckens, célèbre dans la Confédération Marchande, sur Issbar, pour ses compagnies de transit, ceux du Haut-Conseil Xaltaïrien éprouvaient une relative confiance en lui, et ce, en dépit du fait qu’il travaillait pour l’organisme rival, la Cour de Justice. Il se tourna vers le membre le plus éminent de l’assemblée, venu tout exprès de Hindyi10 sur le Berceau :

– Assistant Ministre, la mission est en cours. Je connais personnellement l’un de ses experts, qui n’est autre que ma sœur adoptive. Avec ses compagnons, elle mènera à bien ce dont on l’a chargée. Mais, quelle qu’en soit l’issue, il est de notre devoir de poursuivre l’opération et de patienter. Quelques poignées de jours, voire quelques mois, et nous serons fixés !

Ywan tentait de se raisonner et de contrôler le timbre de sa voix, mais il lui en coûtait. Comment ces imbéciles pouvaient-ils envisager de saboter leur propre stratagème ? Ils avaient décrété l’organisation de cette expédition, et à présent, ils s’apprêtaient à l’anéantir et à ruiner les précédents efforts, à abolir les desseins initiaux, comme si de rien n’était ; et sa sœur était là-bas ! Par les dieux ! Que ne l’avait-il convaincue de rester à Arckira ! Il soutint le regard de son interlocuteur, et se contint de le supplier.

– Il en sera fait ainsi, Ywan. Rien ne saurait arrêter cette mission que nous avons nous-mêmes mandatée. Le fait de ne pas attendre les résultats définitifs amoindrirait notre crédibilité. Une fuite est toujours possible, ne l’oubliez pas, Messieurs. Aujourd’hui, les remarques de ce jeune homme me paraissent suffisamment sages pour ne pas les prendre en compte. Messieurs, la réunion est terminée.

 

Alors que l’auditoire s’éparpillait déjà, l’Assistant Ministre prit en aparté un membre de la Colonie. Un instant, Ywan les observa. Le ton de l’officiel était pressant et mystérieux, son débit rapide. L’autre l’écoutait, atterré. Ywan n’aimait pas cela. Il s’évertua à surprendre quelques impressions fugitives, quelques images, avec la sensation qu’on leur celait quelques détails d’importance. Ywan n’était qu’à demi rassuré par le dernier discours du représentant du Ministre, à son intention. Un discours qui s’était voulu conciliant, mais qui ne l’était pas du tout. L’homme ne semblait s’inquiéter que d’une fuite possible de leurs projets. Avait-il seulement la plus infime considération pour les peuples de Colons ? En son for intérieur, Ywan songea que ces pantins ne nourrissaient aucun scrupule, et qu’ils avaient dû entériner leurs décisions quant à ce que serait la suite. Mais pour l’heure, Ywan devait s’en tenir à sa fonction officielle. Enfin, son ingérence plus ou moins drastique aurait au moins eu le bon côté de couper court à d’éventuelles déviations par rapport au plan initial, du moins momentanément. Qu’en était-il, néanmoins, des autres phases du plan ? L’un des émissaires du BlackOut avait suggéré une phase deux…

Ywan avait eu connaissance des programmes d’intervention par l’un de ses collègues et amis, de façon non officielle, après qu’Isys lui eut parlé du projet pour la première fois. Il se confierait à son père ; ses conseils s’avéraient judicieux. Il était hors de question que le peuple soit manipulé sans que lui et ceux qui pensaient comme lui n’interfèrent d’une manière ou d’une autre. La Colonie appartenait aux Colons et aux Mutants, et non aux Terriens qui en prenaient beaucoup trop à leur aise.

Chapitre 6 : Protection rapprochée, Wokuntz

Lorsqu’une pensée s’infiltre inlassablement au point de vriller les processus mentaux d’un être de la trempe d’un Mutant, il lui est malaisé de s’en défaire ; pourtant, déceler son origine est l’unique moyen de la contrer avant que celle-ci n’acquière une position prépondérante qui contrôlerait le porteur et sa raison.

 

Aydaãnh entraînait ses troupes, matin et soir, sans discontinuer. Il avait accéléré la cadence, n’octroyant qu’un bref répit dans le cycle. La journée, sous leur physiologie humanoïde, ils luttaient entre eux jusqu’à ce qu’il ne reste plus debout que quelques dizaines de ses guerriers les plus infatigables. La nuit, quelques centaines d’Arachnees hantaient la jungle en colonnes ; chassant et tuant, en colonnes bien disciplinées ; ravageant et massacrant sur leur passage les proies qu’ils avaient moissonnées. L’exercice permettait, là encore, de dominer chez ses guerriers, l’instinct solitaire pour ne plus faire qu’un seul corps d’armée bien organisé ; Aydaãnh était fier de ce dernier, constitué de farouches Mutants, presque aussi redoutables sous leur aspect humain que sous leur apparence arachnee. Plus grands que les Terriens et les Colons, plus vigoureux et mieux bâtis, leur force physique dépassait de loin celle des Humains. Comme ces derniers, ils employaient des laseroïdes susceptibles d’abattre un adversaire à trente mètres ; mais à cela, s’ajoutait leur capacité à injecter un venin par contact direct avec la peau de leurs ennemis. Des glandes de la taille d’un micron, réparties sur tout le corps et en particulier sur les mains, les lèvres et la bouche quand la chitine recouvrait ces parties précises, exsudaient à discrétion une substance mortelle, provoquant une anesthésie des tissus de la victime pour finir par les détruire. Les Mutants devaient, cependant, régénérer cette substance régulièrement, car cette dernière n’existait qu’en infime quantité à la fois et ses effets n’étaient pas toujours immédiats. Lors d’un conflit, cet expédient naturel ne pouvait pratiquement servir qu’une unique fois. Les guerriers disposaient de la même façon, d’une vivacité légendaire provenant de leurs origines mutantes, propres aux Arachnees. Mais tout cela était sans compter sur leurs pouvoirs psychiques qui leur permettaient d’anticiper les actions de leurs adversaires. Leur esprit s’introduisait dans les méandres mentaux de leurs ennemis et bloquait leurs flux cérébraux ; d’où une incapacité prononcée à se mouvoir aisément pour les opposants en tout genre.

Pourtant, les Terriens bénéficiaient de certains atouts dont leur technologie, aussi surannée qu’elle soit, n’était pas le moindre. Il se dissimulait, disait-on à Tyranide, une arme tenue secrète dans les flancs des laboratoires de Kenedye. Selon certains, elle aurait été mise au point des siècles plus tôt avant que ne disparaissent les derniers vrais génies terriens. Mythe ou véracité ? Aydaãnh le saurait bientôt. Pour le moment, il avait autre chose en tête.

 

Plusieurs cycles de Solar s’étaient écoulés, depuis le jour où les Humains s’étaient installés dans les refuges précaires en périphérie sud de leurs territoires. Aydaãnh se préoccupait de les savoir en relative sécurité. La cité du peuple arachnee s’érigeait en plein cœur de la jungle de Thanäos qui les encerclait de toute part, entre les Hauts-Plateaux et la voussure du bras du Raindreen11. De leur position privilégiée, Aydaãnh et les siens veillaient telles les sentinelles d’un monde perdu, refusant de se voir dépossédés du trésor d’un pool de vies humaines à leur portée. Par rapport à la localisation du refuge des Hommes, la cité en était suffisamment éloignée pour éviter tout rapprochement ou contact fortuit. Le peuple arachnee avait ordre de ne pas les aborder ni errer à proximité, mais si besoin de protéger la femelle aux longs cheveux. Cependant, cela ne rassurait qu’à demi Aydaãnh, car les dangers s’avéraient légion dans Wokuntz. Il s’était tenu à l’écart, préférant ne pas devoir affronter l’émotion endurée en présence de l’éthologue. Toutefois, malgré la distance qui les séparait et qu’il s’imposait avec violence, son attention revenait sans cesse vers les refuges et l’étrangère. Sans raison ni logique, son esprit partait à sa recherche et ne s’apaisait qu’une fois sa proie localisée.

 

Le corps dressé dans la profusion des graminées de la prairie, Aydaãnh porta son regard bien au-delà des champs de fleurs sauvages, à l’horizon. Elle se trouvait quelque part, là-bas, seule peut-être. Il préférait l’imaginer seule, plutôt qu’en compagnie des siens. Deux d’entre eux ne lui inspiraient aucune confiance ; c’était même tout le contraire. Évidemment, il y avait aussi ce guide ; mais il était blessé. Et quand Aydaãnh, par curiosité, avait pénétré l’esprit confus de ce dernier, il avait discerné l’un de ces Colons dignes de vivre, courageux et sans peur. Vaincrait-il le mal introduit dans ses plaies ? L’infection se propageait dans le corps de l’homme ; Aydaãnh craignait pour sa vie. L’Humaine resterait alors seule avec les Terriens, et aussi absurde qu’il y paraisse cela le contrariait. Il avait épié les soldats qui assuraient leur sauvegarde ; hélas, la plupart se révélaient de piètres recrues et leur inconsistance frappait l’Arachnee d’une stupeur méprisante. À l’exception de l’un d’entre eux, réellement attachant par l’insistance et la persévérance qu’il mettait simplement dans sa présence aux côtés de l’éthologue. Aydaãnh aurait dû éprouver une jalousie morbide et querelleuse, mais étrangement, il n’y avait rien en lui de ce sentiment. De lui, l’Arachnee, à l’autre, le Colon, passait cette extraordinaire onde gardienne qui les liait depuis le commencement de l’expédition terrienne. Le Colon, par de singuliers détours mentaux, puisait chez Aydaãnh l’énergie de sa volonté et de ses pulsions pour l’Humaine. Incontrôlables. Morbides autant qu’extravagantes et stupides.

Les yeux du grand Arachnee tombèrent sur Arhnis qui patientait près de lui, conscient du trouble de son Seigneur sans pour autant le comprendre.

– Arhnis ? As-tu envoyé des instructions, comme je te l’avais demandé, à nos lieutenants en fonction au sein des peuplades alentour ?

– Oui, Aydaãnh. Ils nous ont certifié que les Arachnees des clans de Végash, de Nuntäenith et de Danithan marcheraient avec toi.

– Aish’ssh ?

– Ceux de Aish’ssh, au sud, ont également confirmé leur détermination à nous accompagner.

Aydaãnh eut un mauvais rire. Aish’ssh et ses guerriers étaient de tous les combats, aux dépens de la survie même de leur espèce.

– Je me suis assuré de Pongram. Il saura rassembler les clans Mygalites. Des nouvelles des Tarenth’ns ?

– Ceux-là… !

Arhnis esquissa une moue de mépris.

– Aucune dépêche ne nous est parvenue du Nord, Aydaãnh.

– Que la Porte des Ombres les avale ! Gerenstz et ses Mutants ne nous aideraient guère, de toute façon. Ils croupissent dans leur servitude, Arhnis. Ils s’avilissent eux-mêmes au contact des Terriens.

– Tu as raison ; ils ne valent pas que nous fassions le moindre effort. Ils sont déjà prisonniers d’eux-mêmes. Quand vas-tu te rendre au Conseil des Colons ?

– D’ici deux à trois révolutions.

– Pourrais-je t’accompagner ?

– Oui, Arhnis. Je vous emmènerai, Tyrane et toi. Comment me séparer de mes deux plus fidèles lieutenants ?

Une lueur d’allégresse passa dans les yeux de son compagnon.

– Néanmoins je ne suis pas certain qu’il soit judicieux d’abandonner Grunt ici ?

Arhnis ne dit rien. Le Démiurge s’absorbait dans une réflexion intérieure. Il savait ce qui le dérangeait. Grunt avait été particulièrement odieux durant l’absence d’Aydaãnh, allant jusqu’à prendre des décisions impopulaires dans le sampianh. À son retour, leur mentor avait rétabli l’ordre dans le clan et menacé Grunt d’exclusion. Étonnamment, celui-ci s’était aussitôt effacé devant son autorité ; Aydaãnh avait préféré ne pas insister. Grunt n’était pas l’un des leurs, mais l’un des guerriers d’une peuplade alliée ; il ne pouvait se permettre de juger trop sévèrement cet envoyé. Tanylé qui était également un invité de cet autre sampianh ne lui ressemblait en rien. Tout au long de leur dernier raid, il s’était comporté de manière exemplaire. La veille, Aydaãnh lui avait proposé de l’intégrer dans les rangs de son armée ; Tanylé n’avait plus su comment lui prouver sa gratitude ; il avait accepté, immédiatement. Aydaãnh évoqua le Mutant avec attendrissement. Contre toute attente, celui-ci lui rappelait Tôenino, le jeune esclave si volontaire. L’image de Grunt s’imposa de nouveau. Aux dires de plusieurs de ses guerriers qui s’en étaient plaints à lui, ce dernier aurait violé des esclaves. Attisés inopinément, le ressentiment et la fureur d’Aydaãnh flambèrent, quelques instants, avant de s’éteindre graduellement. Il ne tolérerait cet Arachnee, parmi eux, que le temps nécessaire aux tractations entre les clans.

Puis, selon un schéma conforme à celui qu’il subissait depuis de longs cycles-jours, la pensée soudaine, lancinante et parasitaire, revint une fois de plus le harceler ; et pas plus que les fois précédentes, le prince arachnee ne parvint à s’y soustraire. Presque malgré lui, il interrogea son compagnon :

– Dis-moi, Arhnis, mon ordre concernant les Humains, a-t-il été transmis ?

– Oui, Aydaãnh. Mais le peuple, s’il y obéit à la lettre, n’en comprend pas les raisons.

– Très bien.

Aydaãnh ne jugea pas utile, non plus, de les lui révéler. Il s’enferma dans un mutisme de mauvais augure avant de se forcer à réagir.

– Allons, fit-il, retournons sur le terrain nous exercer.

Chapitre 7 : Un jeu laborieux, Arckira

Se confronter, manches relevées, à son existence, n’est pas de tout repos. Il y a ceux qui se laissent mener et ceux qui embrassent leur destinée à la manière d’un bulldozer. Les uns et les autres ne parviendront qu’à semer d’autant plus de troubles et de blocages. Et puis il y a celui, qui, avec un doigté et une souplesse d’esprit aussi légers qu’un souffle d’air, transformera les ouragans et les tempêtes en opportunités.

 

– Père, ne peut-on interférer ? Un mort et deux blessés ! Sans compter ceux qui ont été enlevés ! Quand j’imagine que ma propre sœur aurait très bien pu se retrouver dans la situation de cette infotaliste.

Bouleversé, Ywan s’interrompit, le temps de braquer son père d’un regard assombri avant de poursuivre :

– Et encore, je ne parle pas des morts précédentes ! Comment se fait-il que j’apprenne ces nouvelles par les membres du Haut-Conseil ? Comment cet homme, ce Roona Düun, ne t’a-t-il pas tenu informé, Père ?

– Roona n’a plus de contacts depuis l’épisode du Tongrale, Ywan. Il m’en a prévenu il y a quelques cycles-jours, mais je n’ai pas voulu t’inquiéter.

– Mais les autres, comment peuvent-ils être au courant ? Comment ont-ils eu connaissance de ces informations sans que ce Düun lui-même n’en ait été averti ? Je croyais qu’il supervisait l’opération en partie ?

Schöenenh se taisait, étrangement tranquille.

– Père ?

– À l’instar de Roona, je soupçonne la présence d’un espion parmi eux qui communique par le biais d’un instrument ou le truchement d’un Mutant gagné à la cause terrienne.

– Comment est-ce possible, voyons ! As-tu vraiment confiance en Roona Düun ?

– Oui, mon fils. Il est comme un frère pour moi. Jamais, il ne nous trahirait. Non, il faut chercher ailleurs.

– Réalises-tu que sur les six membres du départ, il n’en reste plus que quatre ? C’est une chance que notre Isys en ait jusqu’à présent réchappé. Qui nous dit qu’elle soit toujours en vie ? Qui nous…

La voix d’Ywan s’éraillait. Il ne put continuer. Ses yeux brillaient d’humidité. Son père le prit par l’épaule.

– Nous allons mener notre enquête, chacun de notre côté, Ywan. Je te tiens au courant et s’il te plait, fais de même en ce qui te concerne, d’accord ?

Tourmenté, Ywan acquiesça en silence. Il était bien décidé à prendre en main les évènements, où que ces derniers le conduisent. Conscient des émotions qui s’emparaient de lui, il s’efforça de contenir le flot d’anxiété menaçant de le submerger depuis les récents échos de l’attaque tarentüuléenne en provenance d’une source à laquelle il ne s’attendait pas. Depuis quelque temps, il y avait cette chose en lui, qui croissait, en lui donnant le sentiment qu’il perdait peu à peu la maîtrise de son corps et de son esprit. Son instabilité d’humeur, ses maux de tête fréquents, ces confusions parfois… Ywan se ressaisit, et fit voler en éclat la confusion naissante. Il n’abandonnerait pas sa sœur à la jungle ni aux Terriens sous l’influence desquels elle se trouvait actuellement. Il était évident pour tous, que cette expédition connaîtrait la mort et les complications à un moment ou un autre. Ywan en était parfaitement lucide, mais à ses yeux, sa sœur était intouchable autant qu’invulnérable. Il ne pouvait, ne devait lui arriver quoi que ce soit qui puisse mettre fin à cette vie qui pulsait en elle de manière quasi mystique. S’il le fallait, il rassemblerait une armée pour partir à sa recherche et la ramener.

Captant à son insu les relents des pensées de son fils, Schöenenh, soucieux, intervint :

– Roona est parvenu à intégrer deux de ses hommes au sein de l’escorte de soldats. Il ne me l’a appris que récemment. Ce sont des Déviants, à un degré plus ou moins prononcé. Leur premier rôle s’attache à la sauvegarde d’Isys.

– Si tu crois que leur présence me rassure, tu te trompes, Père. Peut-être, ne fait-elle que compliquer la situation au contraire.

– Leur état même fait d’eux des alliés sûrs. Ne rends pas les circonstances plus complexes qu’elles ne le sont déjà, Ywan. Ces Déviants sont loyaux envers Roona.

Le jeune homme jaugea son père d’un regard ombrageux avant de se détourner, presque honteux.

– Je suis désolé, Père. Si tu crois en ces hommes comme te l’incite ta confiance en ce Düun, je suppose que je le devrais moi-même. Cependant, il m’est difficile d’accorder cette confiance au vu du contexte actuel. J’y verrais sans doute plus clair, par la suite. Si tu n’y vois pas d’inconvénient, je pars à l’instant et je te contacte à la moindre information récupérée par la bande.

Ywan filait déjà vers la sortie, pressé de mettre de l’ordre dans cette affaire.

– Je serai de retour, d’ici quelques cycles-jours, cria-t-il encore comme il atteignait la véranda et l’escalier extérieur.

Schöenenh, qui le suivait des yeux, hocha silencieusement la tête. Bien avant Ywan, il avait été plus ou moins instruit de la situation par des voies détournées. Il avait atermoyé, néanmoins, le moment de lui parler de cette succession de tragédies malencontreuses survenues au sein de la mission dans la jungle. De même, il aurait dû lui révéler depuis longtemps ce que recelait Thanäos. Mais Schöenenh était tenu par sa promesse et quand il s’agissait de sa sœur, Ywan fonçait sans plus réfléchir. Il procédait ainsi, du plus loin que Schöenenh se souvienne. Toujours à vouloir la protéger de tout, y compris d’elle-même ; la petite en avait profité en n’en faisant, chaque fois, qu’à sa tête et entraînant son frère adoptif dans des situations rocambolesques dont il se plaignait ensuite.

Pour en avoir été témoin, à plusieurs reprises, Schöenenh connaissait le goût des membres de la clique du Haut-Conseil pour la trahison. Lors de l’un de ses passages dans la cité marchande, il lui avait suffi d’une convocation par le Gardien d’Issbar, lui-même mandé à l’Acropole par l’Assistant Ministre d’Europia, pour appréhender et affiner son intuition des tenants et aboutissants qui liaient Xaltaïr au monde terrien. Lors de cette première rencontre, au cours de laquelle on l’avait incité à parler de son expérience de Maître-négociant de l’une des plus grandes compagnies de transit sur Xaltaïr, il avait abordé le délicat engrenage du commerce entre les deux mondes, avait mentionné ses stratégies et ses perceptions du marché quant au devenir des relations commerciales. Si au début, la présence exceptionnelle des deux Assistants Ministres d’Hindye et de Kenedye l’avait intimidé, très vite ses suggestions, ses raisonnements et sa maîtrise du sujet avaient impressionné les officiels. De même, l’avalanche des remarques et des interrogations qui s’en étaient ensuivies lui avait fait subodorer le rayonnement de Xaltaïr aux yeux des Terriens. Prudent, il avait également abordé la pénurie des transports qui généraient sur Xaltaïr des insuffisances et des carences faramineuses freinant, voire interdisant tout développement commercial digne de ce nom. Le laconisme des réponses lui avait tout autant illustré les enjeux cachés, que l’intuition des fameux arcanes de Thanäos. Et Schöenenh savait pertinemment que si c’était réellement le cas, si les Assistants Ministres possédaient ne serait-ce que des bribes de cette connaissance, ils ne toléreraient pas que celles-là soient divulguées aux masses populaires et plus largement, aux mondes de Xaltaïr et de Source12. Cette révélation aurait modifié le cours des évènements ; la suprématie du Gouvernement terrien, uniquement basée sur un aveuglement total et volontaire, en aurait subi les contrecoups.

Schöenenh s’attendait à une dérobade de leur part en plein milieu de la mission, mais tout en la présageant, il n’aurait pu fléchir Isys dans sa décision. Comme elle, il présumait qu’elle « devait » se rendre là-bas, dans la jungle, découvrir le ténébreux secret des Mutants et faire face à son avenir. À intervalle, des pans de futurs s’abaissaient devant lui, lui dévoilant certaines contingences qui l’effrayaient, mais dont il augurait que c’était ce qui pouvait survenir de meilleur. Les considérer rien qu’en esprit lui était suffisamment pénible, mais les choses étaient ainsi ; il n’y avait pas d’alternatives, et de cette manière, il pouvait mieux se préparer, et mieux aider ses enfants à affronter eux-mêmes leur destinée et celle de deux espèces, celle des Colons et celle des Mutants, mêlées en une unique race xaltaïrienne. Deux races qui lutteraient de concert pour leurs libertés. Deux races devenues une.

Schöenenh en avait assez de se faire passer pour ce qu’il n’était pas. Son jeu, auprès des membres du Haut-Conseil et des traîtres à la Colonie, le lassait depuis quelque temps déjà. Il aspirait à un conflit ouvert et franc, et espérait que celui-ci surviendrait bientôt. « Patience, se morigénait-il ; ne va pas tout gâcher maintenant. Tu n’es pas seul ; d’autres comme toi travaillent sans relâche, pour que le grand jour vienne enfin. Patience, Schöenenh… »

Chapitre 8 : Prise dans la toile