Le Cycle des Trois Marches - Christine Barsi - E-Book

Le Cycle des Trois Marches E-Book

Christine Barsi

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Beschreibung

Kathleen parviendra-t-elle à concilier ses aspirations de médiatrice et son intérêt pour les sciences des mutations ?

Déchirée entre son travail de médiatrice et d’ambassadrice, et son intérêt pour les sciences des mutations, Kathleen Mârychl est en lutte ouverte contre les représentants officiels de la Confédération des Trois Marches qui s’évertuent à saper ses tractations diplomatiques, mais aussi contre le prince Louan Kearinh dont elle s’efforce de défendre la cause, tout en s’ingéniant à éviter le contact du fait des risques mutagènes auxquels l’expose leur relation ambigüe. Le grand Xénobian l’a enlevée au sein même de l’une des agences de médiation parmi les plus renommées de la capitale stelhene, la gardant contre son gré à l’intérieur de son précieux vaisseau. C’est dans cet environnement hostile qu’elle devra opérer, à la fois pour tenter de lui ouvrir les voies du commerce de l’Alliance auxquelles il aspire, mais également afin de trouver un remède à la terrible mutation dont il est porteur ainsi que son peuple, et qui sème la mort tout autour d’eux parmi les représentants du sexe opposé.

Grâce à ce deuxième tome, retrouvez l'univers avant-gardiste de la saga et découvrez la suite des aventures passionnantes de Kathleen Mârychl !

EXTRAIT

Les deux hommes se toisèrent et Paüul, la pommette gauche violacée du dernier coup reçu, cilla quand ses yeux plongèrent au fond des pupilles du prince penché sur lui. Quelque chose de vague, une réminiscence confuse, s’éveillait en lui, et quand il vit à son tour le Xénobian se troubler et se relever pour le relaxer de son emprise, un éclair de lucidité jaillit de sa mémoire. Il ne dit rien, ne fit rien pour déclencher davantage d’hostilités et se remit d’un bond sur ses jambes. Kathleen étouffa un cri, d’une main, quand elle vit que le prince dont la lèvre inférieure saignait ne poussait pas plus avant son avantage, mais faisait signe aux gardes d’emmener le Stelhen. Celui-ci leur jeta un ultime regard.
– N’oublie pas que je t’attendrai aussi longtemps qu’il le faudra, Kathleen, et toi… mon… ami, je te retrouverai.
Sur ces derniers mots énigmatiques, il prit congé et emboita le pas aux gardes sans que le prince daigne se retourner. Qu’a-t-il bien pu vouloir dire ? s’étonna tout bas la jeune femme qui s’était avancée insensiblement vers le mur afin de s’y appuyer tant ses jambes ne la portaient plus.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Christine Barsi : Je suis une scientifique et une artiste. J’ai fait des études en biologie et science de la nature et de la vie, cherchant à comprendre ce qui fait s’animer le genre humain. J’ai travaillé quelque temps dans ce domaine, avant de bifurquer vers la technologie informatique et les ressources humaines. J’écris depuis 1998 des romans de science-fiction et de fantastique. L’écriture est un art qui me nourrit intellectuellement.

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Mutagenèse

Le Cycle des Trois Marches – Tome 2

Christine Barsi

Du même auteur

– Déviance, roman

5 Sens Éditions, 2017

– Teralhen, roman

5 Sens Éditions, 2017

 

Dédicace

Je rêve que tous les écrits des écrivains demeurent quelque part à tout jamais.

Ancrés dans un univers ou un autre, comme autant de mondes en gestation, quelque part, au sein d’une réalité que ceux qui l’ont choisie partageront.

Ces univers, ces mondes, offrons-les à tous les artistes, quel que soit leur art, afin qu’ils y jouent ainsi que des enfants dans leur cour de récréation.

 

Prologue

Le métier de médiateur n’était vraiment pas un métier aisément accessible. Il nécessitait beaucoup de doigté, requérait une grande connaissance dans de très nombreux domaines comme le légal intermondes, l’histoire et les cultures interraces – toutes plus complexes les unes que les autres –, la supra industrie et l’univers fallacieux des trusts syndicaux de cette partie de la confédération, mais il imposait également de posséder un sens inné de la diplomatie ainsi que l’art acrobatique. Le métier s’avérait accaparant et astreignant ; il exigeait une intransigeance et un relationnel de haute volée !

Pourtant, c’était le métier de Kathleen, le métier qu’elle avait cru maîtriser suffisamment pour traiter n’importe quel dossier qui lui était proposé, du moins jusqu’à ce tout récent qui lui était tombé entre les mains, de manière tout à fait inopinée alors même qu’elle n’en voulait pas. Un dossier brûlant qu’elle avait commencé par refuser, pressentant déjà combien il lui coûterait de temps et de difficultés. Elle avait eu le sentiment d’avoir opté ensuite pour les meilleures alternatives diplomatiques tout au long des échanges délicats qui avaient suivi. Mais les évènements lui avaient échappé comme parfois cela arrive, des évènements dont elle n’avait pas même envisagé la survenue et qui avaient ébranlé sa confiance et son autorité. La toute dernière option qu’on lui avait brandie sous le nez, telle une bannière sous les naseaux de l’un de ces animaux mythiques de l’ancienne Terre, la surprenait encore par ses conséquences potentielles.

La célèbre compagnie au sein de laquelle elle officiait depuis plusieurs années l’avait pleinement instruite jusqu’à ce qu’elle puisse gérer les arbitrages les plus complexes des Trois Marches, la plupart du temps dans leur intégralité, et sans l’aide de consultants surnuméraires. Elle n’avait besoin que de quelques assistants qui puissent lui préparer le travail en lui fournissant les informations premières qui allaient enrichir chacun des dossiers de ses prestigieux clients. Jacks Holdern, son mentor et l’un des associés prioritaires de l’agence de médiation, l’avait encadrée lui-même, lui assurant une formation poussée et l’aidant à atteindre une certaine forme d’expertise dans son domaine.

Pourtant, le contexte politique extra-monde n’avait jamais été aussi délicat. Contenir au sein de la Communauté des Systèmes, représentée par les mondes d’Adifax, de Voltaïr et de Valianh, un équilibre se basant sur autant de peuples différents du fait de leurs origines autant que de leurs mutations s’avérait un challenge de tous les instants pour toute agence de médiation ayant pignon sur rue dans les quartiers d’affaires de Teralhen, la belle capitale stelhene.

Afin de travailler sur le contrat le plus célèbre du moment, Kathleen avait dû opérer quelques choix difficiles, dont celui d’abandonner sa fonction au sein de la Confrérie de l’Herein. Les missions tentaculaires de cette dernière se focalisaient notamment sur la protection des Stelhens contre le terrorisme invasif humanoïde et mutant qui infiltrait Stelhenia au travers des autres mondes de l’Alliance des Trois, sur la lutte contre la propagation des mutations et, en fait, contre toute forme de supériorité étrangère pouvant entraîner une hégémonie sur le monde stelhen.

C’est le Grand Architecte du Commandeur Liothëis qui l’avait intégrée au sein de la fabuleuse organisation secrète pro-étatique, peu après que Kathleen ait achevé ses études au Centre des Hauts Apprentissage. Paüul Holdern avait été furieux lorsqu’elle lui avait remis sa démission lors du dernier Comité Exécutif auquel elle avait assisté, tandis que les membres de l’Herein tentaient d’exercer sur elle une forme de chantage en exigeant qu’elle cesse de s’impliquer sur le dossier sensible qu’elle venait tout juste d’amorcer.

Mais aussi, quelle idée avait-elle eu d’accepter de le prendre en main et de traiter avec la race la plus abhorrée, et d’une certaine façon, la plus effrayante des Trois Marches ? Pas seulement de traiter avec cette race emblématique de toutes les mutations qui marquait de son sceau malfaisant ceux qu’elle côtoyait, mais de l’une des pires mutations se propageant entre ressortissants xénobians et natifs de toutes les autres races de la Confédération des Trois, engendrant la mort sur son chemin pour les individus de sexes opposés lorsqu’ils étaient approchés puis infectés. Hélas, l’une des raisons qui justement l’avaient conduite à accepter ce dossier explosif résidait dans son réel intérêt pour les sciolaëbi, et plus particulièrement pour la biolaëb.

Une vraie passion qui l’amenait à se mobiliser en parallèle de son métier de médiatrice, pour l’association humanitaire TeraLab. Celle-ci avait mis à sa disposition un laëbanh équipé de tout le matériel dernier cri qu’un sciolaëben pouvait espérer.

Avec l’aide d’un biolaëben, en la personne d’Ethan Barkläem, la jeune femme travaillait sur une solution à la xénogenèse, cette mutation xénobianne qui contraignait les Xénobians à limiter leurs contacts avec les autres populations et surtout avec les membres du sexe opposé. La mutation générée par leur organisme provoquait des désordres hormonaux ayant un impact sur le génome des hommes et des femmes, quelle que soit leur appartenance à un monde ou un autre. Les conséquences étaient sans appel et la mort survenait dans la majorité des cas. Une mutation que jusqu’à ce jour, aucun des grands cerveaux des plus signalés laëbanhs dans les Trois Marches n’avait pu endiguer. Kathleen s’était donné cette mission particulière qui accaparait ses pensées, rongeait toute autre considération chez elle, que cette recherche envahissante. D’un côté, les sciolaëbi œuvrant à l’éradication de cette intrusion d’un code génique déviant, de l’autre, la politique et la diplomatie par le biais de la médiation. Ces deux grandes orientations qui constituaient toute sa vie et dont chacune aurait pu nourrir son intellect, son existence durant. Deux vastes projets qui lui mangeaient l’entièreté de son temps et de son énergie.

Mais il y avait une seconde raison qui l’avait décidée à vouloir finalement approfondir le dessein xénobian et à le prendre en main ; une raison plus personnelle, une raison inavouable : sa fascination presque morbide pour le personnage qui avait enjoint la World Wide Compagny à lui attribuer l’un de ses plus insignes médiateurs ; et ce personnage à la fois charismatique et versatile qui avait décrété sa participation volontaire n’était autre que le roi d’Althaïe et prince régnant de Xénobia. Et aujourd’hui, elle se trouvait entre ses mains, captive de son vaisseau.

PREMIÈRE PARTIE

Le Plutarque

Chapitre 1

En terrain ennemi

Dans son coin de laboratoire, un peu en retrait et à l’abri derrière une cloison de bionite opalescente, la sciolaëben, sans cesser de penser au personnage princier, passa prymm-amh à établir une liste méthodique et exhaustive des éléments à sa disposition, de ceux qu’elle considérait comme parfaitement inexploitables avec ses connaissances actuelles, puis une autre des éventuels dispositifs et ustensiles manquants. Elle les réclamerait à Etanh afin qu’il les leur procure lorsqu’il viendrait les rejoindre, à bord du vaisseau, à moins que le Plutarque ne renferme dans ses cales ce qui lui faisait défaut en termes de matériaux ou bien que ceux de ce laëbanh, totalement hermétiques aujourd’hui, ne lui révèlent leur contenu, leurs actions, leurs propriétés. Le prince avait assuré lui laisser toute latitude à ce sujet. Kathleen songea à son compagnon de recherches ; Etanh devait être mortifié de son départ, voire exaspéré ; il devait considérer celui-ci certainement comme un abandon de sa part. Mais il se calmerait. Leur binôme ayant toujours bien fonctionné, elle était convaincue qu’il la rejoindrait rapidement. Sa présence au cœur du vaisseau apporterait du baume à la jeune femme pour qui vivre en terrain « ennemi » ne faciliterait pas les choses.

Vers sen, on vint lui servir un en-cas qu’elle avala sur le pouce avant de s’installer méticuleusement, sachant qu’elle travaillerait là quelques dynns, voire plus longtemps. Enfilant une blouse par-dessus ses vêtements protecteurs, Kathleen commença par effectuer quelques banales manipulations de produits chimiques et de réactifs. Certains de ceux-là lui étaient inconnus ; il lui faudrait les apprivoiser. Par instants, son intérêt s’enflammait au-delà de sa réserve naturelle ; il y avait tant et tant à explorer ! Elle dut exercer quelques efforts sur elle-même avant de pouvoir finalement quitter son coin de laëbanh, volontairement à l’écart, dans l’intention de nouer plus ample connaissance avec les membres de l’équipe.

Bienveillants, ces derniers lui apprirent à se servir de matériel avec lesquels elle n’était pas accoutumée ou n’entrevoyait que partiellement l’utilité. Pour un chercheur comme elle, tout ce perfectionnisme représentait une véritable aubaine, une manne inépuisable. Les éclaircissements apportés quant à la finalité de chaque instrument lui faisaient venir des exclamations spontanées. Les heures standards s’écoulèrent sans qu’elle s’en rende vraiment compte. Tout la passionnait. Il n’était pas loin de desen, selon le temps local sur le Plutarque, lorsqu’elle se décida à quitter le laëbanh pour se rendre dans le logïi qui lui était dorénavant réservé.

Sous la douche, elle se frotta vigoureusement afin de se débarrasser des odeurs abominables des acides gras et autres substances qui s’étaient accrochés à ses vêtements et à sa peau. Indéniables désagréments d’un sciolaëben avec lesquels elle était familiarisée depuis des lustres. Dans la vasque de la douche, en forme de coquillage géant où elle aurait tenu tout en longueur, elle se laissa malmener par les jets d’eau qui, dès son entrée, s’étaient mis à fonctionner dans un glougloutement de geyser résurgent pour se prolonger par le déferlement de la marée. Les vagues d’un océan illusoire l’aspergèrent tout entière. Les sons en étaient accrus par les mugissements réels d’un mécanisme musical intégré dans les cloisons. La jeune femme fit entendre un rire de ravissement avant de finir par s’essuyer frénétiquement et ressortir ; ses longs cheveux encore mouillés lui atteignaient plus bas que la taille ; ils sécheraient naturellement.

Assise dans un fauteuil devant son superbe bureau, sculpté dans un bois ouvragé qui en laissait apparaître les nœuds magnifiques, la médiatrice décida de contacter son assistante à l’Agence bien que leur dernière entrevue eût été un brin affligeante. Kathleen n’avait apprécié ni son attitude ni ses répliques déplacées en ce qui concernait le prince xénobian. À dire vrai, la jeune femme commençait à se méfier de celle dont elle avait encouragé la candidature à une certaine époque.

– Kathleen ? Où te terres-tu ? Si tu voyais ici le branle-bas de combat indescriptible !

– Hello, Prisleë. Je ne puis te donner de détails, mais je vais bien ; je suis sous la protection du souverain d’Althaïe. Écoute, je te raconterai plus tard. Pourrais-tu me passer le patron ? J’aimerais le tranquilliser à mon sujet et le convaincre que je n’ai pas été enlevée ni séquestrée.

– Pas été enlevée ? Pas séquestrée ? Encore faudrait-il le prouver !

La bouche pincée de l’assistante révélait son état d’esprit aussi roide que la rigidité de ses traits et son humeur maussade.

– Oh ! Allez, Prisleë ! Ceci n’est pas ton affaire ; et ce n’était pas bien méchant. Si je m’étais réellement refusé à suivre les Xénobians, je me serais débattue beaucoup plus énergiquement.

– Mais tu l’as fait, ma chère. On aurait dit une véritable furie, une… Par les vieux fous1 ! Rien que d’y penser, j’en ai des frissons. J’ai eu le temps d’entrevoir quelques fragments mémorables de votre joute frontale. Une bataille en bonne et due forme entre vous deux ; encore heureux que ton foutu « sauveteur », comme tu vas bientôt le désigner, portait ce métal qui t’épargne, et ce masque… J’ai bien cru que tu allais réussir à le lui ôter pour mieux lui arracher les yeux.

À présent hilare, passant de la colère rentrée au divertissement, son amie se mit à rire et Kathleen se détendit, amusée.

– C’était à ce point ?

– Hum !

– Pas d’autres nouvelles ?

– Non, excepté que tout Adhen en fait une histoire personnelle et qu’il est question d’interrompre les négociations entre Stelhens et Xénobians. Des holospots ont été pris et s’exposent sur les digiplasms. Un superbe visuel où l’on te voit te débattre dans les bras du monstre de métal. Un autre où celui-ci te propulse dans leur appareil. Je peux te certifier que la scène va faire du bruit. Un vrai gâchis. Pourquoi a-t-il fait cela ?

– Quoi ?

Kathleen venait de remonter le temps jusqu’à l’apparition de Kearinh au sein de la WWC. Par les dieux2 ! Elle revivait la honte de cette mise en pâture à nue, se noyait de nouveau dans ses propres images mentales des différentes scènes qui se rejouaient en boucle. Elle ne voyait pas l’expression sournoise de la femme de l’autre côté de l’écran. Même les sons ne passaient plus dans son esprit surchargé. Elle comprit que quelque chose n’allait pas quand son attention s’extirpa du souvenir, se reporta sur son assistante dont les lèvres dessinaient des mots sans substance.

Puis les mots lui furent audibles tout à coup, comme un filtre qui aurait été ôté :

– …t’enlever au vu et au su de tous ces gens.

Encore une fois, Kathleen marqua un temps de latence avant de comprendre la question puis de réagir opportunément :

– Je ne sais pas trop… pour me soustraire à d’autres menaces ou d’autres « dissuasions » de ce genre. Je te rappelle que l’agence a été le siège d’actes violents. Plusieurs bureaux ont été soufflés, dont le mien.

– L’intéresses-tu autant que ça, Kath ? marmonna son interlocutrice méditative.

– Écoute, Prisleë…

– Non, pas la peine d’alléguer quoi que ce soit ! adjura celle-ci, suspicieuse à nouveau. Je ne changerai pas d’avis là-dessus. Tu ne me feras pas croire qu’un spécimen tel que lui sacrifierait son univers pour une banale Stelhene, fut-elle ambassadrice.

– Merci ! se récria Kathleen scandalisée par la réaction de son interlocutrice.

Celle-ci y allait fort, songea-t-elle surprise. Elle n’avait jamais été très subtile, mais quand même.

– Pas de quoi, ma belle. Ta mère a appelé ce prymm-madh ; elle s’enquérait de ta santé et de ton bien-être. J’ai fait ce que j’ai pu.

– Je te revaudrais cette petite pointe d’humanité en toi, très chère, railla Kathleen néanmoins ennuyée pour sa mère dont elle pouvait imaginer le désarroi à son sujet.

– Bon, je te passe le patron. Où qu’il soit, il t’écoutera, toi, et peut-être arriveras-tu à le convaincre que le fiasco n’est pas définitif ? Mais un dernier conseil… Il va falloir que tu te surpasses afin que les tractations entre nos deux peuples se poursuivent et aboutissent, sinon nous te tiendrons, toi seule, en grande partie responsable de la situation à venir et tu pourras dire adieu à ton précieux poste de médiatrice.

La pointe de fiel et d’amertume jalouse dans le discours de sa collègue ne passa pas inaperçue et Kathleen rétorqua en soupirant :

– J’en suis bien consciente.

Cependant, dans le ton et le choix des mots de Prisleanë Ghanj, le : « nous te tiendrons… », alerta Kathleen, il y avait plus qu’une menace implicite dans ceux-là. Elle devrait prendre le temps d’y réfléchir… plus tard.

Sur le visiocom apparurent bientôt les traits préoccupés de Jacks Holdern.

– Kathleen, ma chère enfant, comment…

– Tout va bien, Jacks, le coupa celle-ci. Je tenais à vous assurer que je suis libre d’aller et venir à ma guise, ici… Je suis cependant consternée par les informations et les holospots qui circulent en nous impliquant moi et le prince Louan Kearinh. La réputation de l’agence va en souffrir.

– Ne te morfonds pas à ce sujet, Kathleen. Ce sont les aléas du métier et nous les avons appris voilà bien longtemps. Je vais simplement revoir l’organisation de la WWC et sa charte de déontologie. La série de fuites à propos de toute cette affaire est beaucoup plus ennuyeuse à mes yeux. Nous allons identifier le ou les membres de notre agence qui s’autorisent à jouer avec des passe-droits et à transgresser nos règlements, puis nous agirons en conséquence. Mais ce qui m’importe par-dessus tout désormais, c’est ton bien-être. Comment les choses évoluent-elles d’après toi ?

Durant un temps infini et à de multiples reprises, l’ambassadrice dut se répéter afin de rassurer son patron sur les intentions des Xénobians à son égard. Elle dut lui confirmer une bonne dizaine de fois qu’il n’était pas question de parler d’enlèvement malgré les circonstances de son départ mouvementé, comme il n’était pas question non plus qu’elle soit à l’origine d’un conflit entre les deux mondes. Avec une extrême patience, elle lui réexpliqua la conjoncture ; le supplia ; le menaça même quand il ne l’écoutait pas. À la fin, il se rendit devant sa détermination à ne pas se soumettre à la vindicte probable de ceux qui déniaient au prince Kearinh et à ses hordes, tout droit d’intégration.

– Les Xénobians ont des alliés puissants, Jacks. Nous ne pouvons agir inconsidérément nous-mêmes du fait des risques que nous font encourir leurs ennemis. Notre Agence se doit de demeurer le lieu de neutralité diplomatique auquel s’attend tout envoyé plénipotentiaire.

– Tout de même, s’inquiétait Jacks Holdern en renâclant, le contexte actuel est explosif et nous exposons bon nombre d’entre nous avec cette affaire. Il suffirait d’un détonateur… Paüul aurait su te protéger mieux encore. Ses unités sont une autorité en la matière. Mais tu es bien placée pour le savoir. Pourquoi ne pas…

– Il n’en est pas question. Nous sommes trop proches les uns des autres. Pas suffisamment de recul, Jacks.

Celui-ci argua que son raisonnement ne tenait pas la route, mais Kathleen fit la sourde oreille et insista.

Finalement, il reconnut à demi-mot qu’elle serait probablement davantage en sûreté dans le vaisseau xénobian, sous réserve qu’il ne lui arrive pas la même fatalité qu’à nombre de Stelhenes dans sa position. Kathleen ne pouvait le lui assurer, au vu de la situation compliquée dans laquelle l’entraînait l’étrange connexion qui s’était instaurée entre elle et la haute entité xénobianne ; mais celle-ci les concernait seuls. Pour tranquilliser son interlocuteur, elle parla aussi de son accoutrement et des combinaisons des Xénobians.

Elle ne contracterait pas la mutation.

– Puis-je compter sur vous, Jacks, pour m’appuyer dans cette affaire ? J’y tiens énormément.

Un silence s’établit entre eux. Jacks réfléchissait.

Il était absolument conscient, comme l’avait fait remarquer l’ambassadrice, de la puissance cachée des alliés des Xénobians. Il était très bien placé pour le savoir. Kathleen possédait la pugnacité et le pouvoir de conjurer, peut-être, au bout du compte, les forces noires qui agissaient dans l’ombre et ne manqueraient pas de leur tomber dessus à la moindre erreur de stratégie. Il décida qu’il ne pouvait compromettre les chances de la jeune femme et devait lui laisser le champ libre. Il disposait des contacts nécessaires et de certaines cartes en mains, pour influer sur les évènements dans une direction ou une autre, mais le contexte délicat l’amenait à s’écarter de la voie prédessinée.

– Jacks ?

– Excuse-moi, Kathleen. Bien sûr comme toujours, tu peux compter sur mon appui. Mais sais-tu que Paüul est dans un état de fureur indescriptible ? Il est près de mettre le feu aux poudres s’il n’a pas bientôt de tes nouvelles. Tout à l’heure, il me menaçait de réclamer audience auprès du Commandeur et j’ai eu bien du mal à l’en dissuader et lui… Il…

Il eut un geste de contrariété avant de préciser :

– Paüul m’a également reproché de ne pas t’avoir suffisamment préservée, Kathleen, et là, je ne peux lui donner tort.

– Vous avez fait ce que vous avez pu, Jacks. Je connais ce métier ; tout peut arriver, même l’invasion d’une vingtaine de Xénobians armés jusqu’aux dents.

Jacks soupira. Il lorgna la jeune femme qui le défiait gentiment et lui souriait. S’il lui arrivait quelque chose, il ne se le pardonnerait pas et ceux de son cercle non plus.

– Transmettez-lui vite de mes nouvelles, Jacks, je vous en prie. Je contacterai Paüul, moi-même, dès que j’en aurais l’occasion.

– Bien sûr, petite. Sache néanmoins qu’en dépit du contexte alambiqué de ces dernières heures, je suis fier de ton travail et je t’épaulerai tant que je le pourrais. Encore une fois, je t’appuierai.

Momentanément rassurée, la médiatrice lui expliqua sa vision des choses, lui apprit ce qu’elle savait déjà du dossier xénobian et lui communiqua ses projets à court terme, répétant combien ses expérimentations sur la xénogenèse étaient primordiales à ses yeux. Se mobiliser de concert avec l’équipe d’experts xénobians s’avérait le meilleur moyen de parvenir à un résultat déterminant. Leur équipement de pointe pouvait leur permettre d’accomplir une avancée majeure, ne serait-ce qu’en réduisant le taux de mortalité dans ce domaine.

Il eut un haussement d’épaules défaitiste.

– Ils ont eu par le passé toute opportunité de manœuvrer en ce sens, Kathleen. Désolé, je ne peux croire à un succès, même relatif, dans le cadre de ces recherches, mais je te laisse toute liberté ; procède comme tu l’entendras. De mon côté, je vais envoyer un communiqué de presse pour tranquilliser tout le gratin adheneïe avant qu’il ne soit trop tard.

– Bonsoir, Jacks et encore merci.

– Bonsoir, mon enfant.

L’écran redevint noir. La médiatrice soupirait à son tour, quand la perception d’une présence dans son dos la fit se retourner pour découvrir le prince, debout, appuyé nonchalamment au montant de l’accès au bureau. Elle sursauta :

– Depuis combien de temps m’épiez-vous ainsi, Votre Grandeur ? demanda-t-elle agressive, et revenue spontanément au vouvoiement initial.

– Depuis suffisamment longtemps pour me convaincre de ton bon sens. Tu fais une grande ambassadrice, Kathleen…

Il conservait un ton professionnel, mais dans ses yeux, se lisait son admiration. Kathleen se radoucit.

– Avais-je vraiment l’air d’une furie, au prymm-madh, quand tu m’as emmenée de force devant ces gens ?

Il hocha la tête, taquin.

– Je le crois, oui, bien que trop occupé moi-même à maîtriser tes penchants combatifs pour avoir bien observé la scène. Tu pourras à loisir t’adonner à ces derniers, demain, lors de ton premier entraînement.

– Oh !

– J’étais venu te chercher, Kathleen. Les digiplastes sont arrivés, et j’ai du mal à les contrôler. Une dernière question cependant : Pourquoi faisais-tu mention de Paüul Holdern ? Que représente-t-il pour toi, pour qu’il te faille vouloir le rassurer ?

La médiatrice tergiversa. La voix suave du prince n’était qu’un leurre, elle le devinait. Derrière, couvait une menace voilée qui la déconcerta. D’ailleurs, en quoi cela le concernait-il ? Un bref moment, l’esprit de la jeune femme se cabra devant l’attaque à peine esquissée, mais au fond, il était normal qu’il ait le droit de connaître un peu de son passé.

– Mon ami d’enfance. Nous sommes très attachés l’un à l’autre.

– Je vois.

Le prince s’était assombri. Un bref instant, il se remémora un entretien récent avec son ancien condisciple, alors que ce dernier lui avouait ses sentiments pour une certaine Mârychl. Louan comprenait mieux à présent ; et bien qu’il ait été instruit longtemps auparavant, il n’avait pas à l’époque jaugé de l’importance de l’information et n’avait pas alors de raison de s’émouvoir.

– Je suis désolée, répliqua Kathleen d’un ton acerbe, croyant deviner l’origine de leur altercation.

– Désolée de quoi, Madame ? riposta-t-il agacé.

– Que de par sa fonction… de par notre relation…, cela puisse aggraver le contexte présent. Paüul est proche du Commandeur et…

Kathleen s’arrêta là, gardant pour elle le fait qu’elle était surtout désolée de connaître les deux hommes et de devoir les aimer chacun différemment au point d’en être déchirée.

– Tout se gère…, argua-t-il, amer.

Était-ce pour lui ou pour elle qu’il disait cela ? Kathleen avait parfois, comme maintenant, la très nette impression qu’il lisait en elle à volonté.

Chapitre 2

Douces et dangereuses tentations

Elle le suivait dans les coursives du vaisseau. Il marchait vite, et elle devait faire un gros effort pour rester à sa hauteur. Au rythme où ils allaient, elle n’eut guère le temps de mieux reconnaître les lieux qu’un peu plus tôt dans la journée ni de mieux s’orienter. Ils entrèrent dans un salon où se trouvaient réunis quelques digiplastes qui se levèrent promptement à leur arrivée. Kathleen Mârychl leur fut présentée comme l’ambassadrice officielle du peuple xénobian et fut littéralement bombardée de questions sur des thèmes divers dont le plus récurrent demeurait, cependant, celui de son départ précipité, voire de son prétendu enlèvement.

Tout au long de l’interview, sous l’œil vigilant des agents de sécurité attachés à leur personne, Louan se tint au côté de sa médiatrice, prêt à l’épauler à la moindre sollicitation, à l’exception des moments où elle dut se camper, roide et seule, sous les lumières des holospots, le prince bannissant pour lui-même toute utilisation de cette technologie. À sa façon brillante, la jeune femme retourna la situation sans que chacun le réalise à un quelconque moment. Elle avait une manière à elle de dire les choses légèrement sans donner tort, accordant son attention à tous, plaisantant même, ou les raillant, sans qu’ils y voient la moindre attaque personnelle. Les problèmes paraissaient se résoudre comme s’ils n’avaient jamais existé. Quand on lui servit une coupe de laäffendwin, l’alcool xénobian par excellence dont elle avait appris à se méfier lors de précédentes solennités diplomatiques sur Teralhen, elle y trempa tout juste ses lèvres pour ne pas paraître impolie et le but à petites gorgées tranquilles, tandis que les digiplastes officiels l’avalaient aussi aisément que du xanthos. Lorsque ceux-là eurent quitté les lieux, le prince la fit raccompagner sans prendre le temps d’un débriefing, prétextant un autre rendez-vous.

Revenue dans son logïi, la jeune femme alla s’installer sur une chaise de repos, dans le jardin de la serre, et commença à consigner ce dont elle se souvenait des informations contenues dans son carnet perdu. Heureusement que ses notes pour les plus essentielles aient été partiellement cryptées. Au moins, celui qui tomberait dessus ne pourrait pas les utiliser. À son grand désarroi, elle réalisa de nouveau combien sa mémoire lui faisait défaut ces temps-ci. Il y avait encore un dynn, elle aurait pu retranscrire dans leur intégralité toutes ses observations et commentaires sans hésitation aucune et sans rien omettre, ne seraient qu’une virgule. Aujourd’hui, l’écolière médiocre tâtonnait à l’affût des souvenirs, en ânonnant les dernières expériences effectuées avec Etanh. Kathleen se surprenait à se confondre avec ce coéquipier inattentif et distrait incapable de retenir le moindre de ses écrits. Elle ne pouvait tout de même pas reporter la responsabilité de son état sur les actions mouvementées de ces derniers prymms, et pourtant la période coïncidait effectivement. Quand Kathleen achoppa sur une formule difficilement accessible, elle posa le bloc-notes sur ses genoux et laissa son attention dériver çà et là dans le jardin intérieur. Las de l’effervescence du récent entretien, son regard erra sur les parterres de fleurs arbustives qui entrouvraient leurs corolles écarlates sur des étamines démesurées, autant de flèches dardées sur un invisible ennemi, avant de suivre l’enroulement des lianes bleues, veloutes végétales agrippées le long des troncs massifs dont la présence prodigieuse sur un vaisseau de guerre de ce gabarit ne pouvait qu’étonner. Un souvenir des Provinces secondaires, songea-t-elle avec une certaine distanciation. Elle avait dernièrement approfondi ses connaissances de Xénobia en se documentant sur les héritages physique et humain et les dynamiques à l’œuvre sur ce monde si particulier. Une humidité lourde saturait l’air, et peu à peu, Kathleen ferma les yeux et se laissa aller aux rêves devenus quotidiens. Tel un recueil de poèmes auquel on ne prêterait pas la moindre attention, son nouveau calepin tomba lentement de ses mains inertes.

Une ombre planait maintenant sur le coin de jardin en se posant tout particulièrement sur la gardienne endormie. Une ombre inquiétante qui s’insinuait dans le paysage végétal tel un faune soucieux de se glisser sans qu’on le surprenne, sur son terrain de jeu privilégié, en s’égayant des rayons de lumière baignant la belle ensommeillée.

Au terme d’une patiente attente, la rêveuse ouvrit des yeux embrumés. Elle avait dû s’assoupir ou manqué une séquence. Le masque mystérieux et vivant qui se penchait vers elle lui rappela l’étrangeté de sa position. Le prince ! Comment était-il entré sans qu’elle l’ait entendu approcher ? Elle avait un sens particulier pour ce genre de choses. Et il était si proche ! Un bref éclat au travers du masque de cuir et de métal, et qui se dilua dans ses grands yeux sombres et expressifs d’où sourdait une sorte de passion contenue. La Stelhene crut avoir imaginé la tension du Xénobian, mais l’indifférence trop évidente de ce dernier la rendit méfiante. Elle devait prendre garde à cet homme dont nul ne savait ce dont il était capable.

Malaisé de le cerner, songeait-elle. Les ombres s’étaient faites plus denses et voilaient la lumière artificielle. Des ombres autour d’eux… ; un mystère prenant.

– Viens ! l’invita-t-il sans que rien n’ait paru le troubler. Je t’emmène dîner à notre table, mais ne t’inquiète pas, tu ne seras pas seule avec moi ; mon Second partagera notre modeste repas.

Laïenden les attendait.

– Ah ! Vous voilà enfin !

– Kathleen dormait si bien que je n’osais la réveiller, plaisanta Louan.

En fait, il était resté longtemps à la contempler en se retenant de la toucher malgré son ardent désir. Il avait su maîtriser cette fougue qui le prenait quand il était en sa présence, mais pendant combien de temps encore parviendrait-il ainsi à se contrôler ?

Dans la suite du prince, ce dernier écarta une chaise pour son invitée qui s’y installa aussitôt tandis que lui-même faisait le tour de la table pour aller s’asseoir en face d’elle, près de son Premier lieutenant.

Le silence.

Un silence qui s’éternise, palpite au gré de l’humeur des hôtes. Quand le dîner fut servi, par deux domestiques habillés d’une sorte de sarrau dont elle devina que la matière, d’une matité identifiable, était conçue pour arrêter les rads, le lieutenant prit l’initiative de la conversation en attaquant par une série de questions à l’intention de leur invitée. Paradoxalement, Louan se taisait.

– Ambassadrice, il y a certains points de votre passé qui intéressent vivement les services secrets stelhens. Pourriez-vous nous rapporter ce que vous en savez et qui, peut-être, pourrait nous mettre sur la voie ?

Déroutée par l’entrée en matière, la jeune femme se plia volontiers à l’interrogatoire. Elle fit longuement le récit de sa vie, parlant de son enfance protégée dans l’Hidaïena, des échanges réguliers de sa mère et d’elle-même avec les Holdern, de son amitié partagée avec leur fils, de leurs démarches associatives auprès des communautés de mutants et humanoïdes déshérités, en marge des grandes sphères d’urbanisme, et enfin de sa venue dans la capitale pour parfaire ses connaissances grâce à l’intervention des Holdern. Elle expliqua à Laïenden le contenu de ses recherches ; elle ne s’adressait pratiquement pas au prince de l’autre côté de la table, qui ne faisait que les écouter sans réellement coopérer à leur conversation. Au début, Kathleen en conçut un certain mépris à son égard, puis comme son silence se prolongeait, la jeune femme se désintéressa tout à fait de l’homme qui ne paraissait pas même la remarquer. Elle répondit à Laïenden qui la relançait au sujet de sa contribution dans le contre-espionnage, mais ne put lui donner que quelques précisions, ne désirant pas aborder un thème par trop confidentiel. Ce que Laïenden comprit fort bien.

– L’un de ceux ayant participé au cambriolage de votre höm et que nous avions interceptés, nous a laissé entendre que vous n’étiez pas celle que vous paraissiez être, Ambassadrice. Il parlait par énigme. Et à mon grand regret, il a trépassé sans rien révéler d’autre.

Sans bien saisir où le lieutenant du prince prétendait en venir, la jeune femme se contenta d’un signe de dénégation avant de demander :

– Comment est-il mort ?

– D’une dose trop élevée de sérum. Cela arrive parfois, Ambassadrice. Cependant, cet interrogatoire soulève une problématique intéressante à laquelle vous pourrez sans doute apporter quelques éclaircissements : pour quelle raison ne portez-vous pas le nom de votre mère ?

– Mais c’est le cas ! s’offusqua Kathleen, éberluée et déstabilisée par la question abrupte et le ton bourru emprunté par le fidèle du prince.

– Non, Maëlen3. Votre mère se nommait Maaricianh Klark. Elle est décédée peu après votre naissance et vous a laissé à la garde de votre tante du nom de Mârychl.

En étudiant la réaction violente de la jeune femme, Laïenden rajouta :

– Votre tante ne vous a-t-elle donc jamais mise au courant ?

– Mais non ! Cette histoire est absurde ! s’exclama Kathleen, sur le qui-vive, et qui retenait des larmes à grand-peine. De qui tenez-vous cette information pour le moins grotesque ?

– De nos services de renseignements, et en la matière, il n’y en a aucun de plus performant. Avez-vous jamais su qui était votre père ? la questionna-t-il encore sans lui laisser le temps d’absorber la nouvelle qu’il venait de lui assener.

– Hélas, non, riposta-t-elle, maman est toujours demeurée discrète sur le sujet.

Puis avec emportement, sans se soucier d’éventuelles conséquences :

– J’espère qu’aucun mal n’a été infligé à ma mère, Laïenden ! Comme j’espère que vos manipulations tortueuses…

– Votre mère adoptive, précisa ce dernier, imperturbable, ou votre tante, si vous préférez.

– Non ! Ma mère ! Et je ne tiens pas à c…

Une émotion poignante s’emparait de Kathleen qui ne parvenait pas à la refouler devant ces deux étrangers qui la harcelaient, l’un par ses questions, l’autre par son silence tout aussi pesant.

Un poids trop grand pour elle qui s’abattait d’un seul coup et qu’elle répugnait de confronter, pas maintenant. Elle se leva aussi brusquement que maladroitement, et repoussa sa chaise.

Éprouvant son tourment de manière décuplée, se sentant coupable malgré lui, Louan réagit instinctivement. Il contourna la table et vint se tenir à ses côtés.

– Kathleen, nous ne voulions pas te prévenir ainsi, regretta-t-il ; je suis désolé.

C’était une demi-vérité, car Laïenden avait souhaité désarçonner leur invitée afin de tester sa réaction, et c’est Louan qui avait tenté de le contraindre à plus de délicatesse.

Il ne désirait qu’une chose : prendre sa médiatrice dans ses bras et la réconforter ; mais elle fut plus rapide et se rapprocha de lui, le surprenant et posant sa tête contre son épaule en un besoin animal qu’elle ne maîtrisait pas. Louan en eut un haut-le-corps involontaire sans toutefois se retirer. Le flot de sa chevelure d’or l’isolait de lui. Et puis, ils étaient chacun bardés de leur armure singulière. Il jeta un regard furieux à son assistant maladroit.

– Ma chérie, murmura-t-il tout bas, je t’en prie, pardonne-nous ?

La jeune femme ne répondit pas ; elle suffoquait. Ses mains couvraient son visage tandis qu’elle se laissait aller à de longs sanglots déchirants. Incapable du moindre mouvement, Louan restait là, sans bouger, aussi désespéré qu’elle l’était. Aussi désespéré de ne pouvoir la serrer contre lui et la faire pénétrer dans sa chair pour mieux la préserver ; lui, le grand prince, inopérant et démuni. À cet instant, il percevait son bouleversement intérieur comme s’il le vivait en direct. Tandis que son Second la questionnait tout à l’heure, Louan avait guetté chez elle la moindre fausse note, le plus petit décalage entre ses réponses orales et ce qui remontait de son esprit au même moment. Elle n’avait pas cherché à camoufler quoi que ce soit, excepté des informations concernant l’Herein.

Louan commença à lui parler doucement, la laissant se libérer tout son soul. Les bras du Xénobian pendaient le long de son corps, gauches, inutiles, tandis que son âme courait au-devant de la sienne comme son support, l’arbre solide et solitaire contre lequel elle s’appuyait. Même quand elle se reprit, il continua de lui chuchoter des mots d’une tendresse infinie qui achevèrent de l’apaiser. Il percevait l’abîme, lui qui n’avait presque pas connu sa propre mère, cette étrangère qui ne lui avait accordé que si peu de tendresse et si peu d’attention qu’il n’avait pas regretté sa défection. Il comprenait la peine de Kathleen, l’appréhendait de l’intérieur, en simultané. Son cœur s’ouvrait davantage pour cette femme qui lui avait donné sa confiance et qui s’épanchait sur son épaule, sans savoir qui il était vraiment ni quel danger il représentait. Ses pensées s’infléchirent vers sa propre carence originelle qu’il avait oblitérée bien des années auparavant. À cet instant, la similarité de leur existence convoquait en lui des résonances d’un passé regrettable dont il croyait avoir colmaté les moindres dérives. Il avait suffi de cette étrangère d’une espèce divergente pour l’amener à revivre la privation maternelle. Sa peine devenait la sienne, l’exact pendant d’une nature sensible et captivante. Les échos de sa perte suscitaient les échos de la sienne, même si l’absence d’une mère qu’elle n’avait pas connue ne s’exhumait qu’imperceptiblement et de manière subliminale. Le simple jeu du harcèlement de Laïenden avait fait remonter en surface, chez elle, un engramme mental dont elle ne pardonnerait pas le rappel. Comment néanmoins pouvait-il lui-même compatir devant cette absence, lui qui avait gommé toute incidence du passé dans son présent et avenir ? Comment aurait-il sérieusement pu la comprendre à cet instant ?

Sans qu’il y prenne garde, il s’était introduit en elle, au sein de ses pensées emplies de confusion, désordonnées tels des électrons au-delà du seuil de leur cercle basique.

« Je n’ai jamais rencontré ta véritable mère, Kathleen, mais je ressens ce deuil comme s’il avait été mien, comme si plus que ma mère, l’on venait de me spolier ou me déposséder d’un être plus grand encore. » Voilà ce que lui murmurait Louan à un niveau de conscience qu’il ne maîtrisait pas.

Décontenancée, la jeune femme écoutait les mots du cœur de l’homme qui saignait autant que le sien et partageait sa souffrance ; une souffrance dont elle ne connaissait rien encore quelques instants plus tôt. Ses larmes se firent silencieuses puis se brisèrent sous le regard étonnant, pour finalement se tarir. C’est d’un sourire pâle qu’elle accueillit ce regard auquel elle avait tenté de se soustraire, et releva vers lui ses yeux humides et tristes.

– Kathleen ? chuchota le prince abasourdi. Nous as-tu pardonné ? Veux-tu que je te raccompagne ?

– Non, marmonna-t-elle, je préfère que Laïenden me révèle ce que je ne sais pas encore, et j’ai peut-être aussi quelques vérités à lui apprendre.

– Es-tu sûre ? interrogeaient silencieusement les yeux de Louan. Elle hocha la tête sans s’étonner de la communication psychique et se recula, au grand dam du prince qui se découvrit comme esseulé soudain de ne plus la sentir à ses côtés.

Effrayé, Laïenden les observait, décelant l’amour déjà flagrant que nourrissaient ces deux êtres innocents, si semblables aux reflets d’un autre. Pourtant, quand le regard de la jeune femme vint caresser le sien, il lui sourit à l’instar d’un père. Puis il la vit se rétracter et ses traits se crisper.

– Et les deux autres ?

– Les deux autres ?

Elle s’impatienta. La croyaient-ils stupide ?

– Ils étaient trois. Celui que vous me dites avoir interrogé est mort. Mais ses comparses ?

Ils maintinrent tout d’abord un silence circonspect.

Puis Louan avoua :

– L’un d’eux s’est tué avant que nous ne… que nos hommes puissent intervenir. L’autre n’a pas non plus résisté à l’interrogatoire.

Choquée, elle se tint coite. Ce n’avait été qu’un maraudage sans conséquence, pourtant les trois pillards avaient trépassé du fait des actes barbares perpétrés à leur encontre, tout du moins pour deux d’entre eux. Pour l’autre… Des actes de mort… Elle inspira. Elle détestait la violence sous toutes ses formes. La jeune femme étudia les expressions ennuyées des deux Xénobians qui affrontaient son regard sans piper. En elle, quelque chose s’effaça, la délestant de sa tension soudaine.

– Je n’ai jamais connu mon père, commença-t-elle à l’intention de l’officier xénobian, comme si de rien n’était. Et du bout des lèvres : Ma m…, ma… tante… vous a-t-elle renseignés ?

Kathleen s’avérait incapable d’assimiler la nouvelle si incroyable, si étrange ; inattendue.

– Hélas non. Elle était trop effrayée et peinée du chagrin que nous allions vous causer. Mais de votre père, elle n’a jamais rien su ; j’ai sondé son esprit en vain. Elle m’a également imploré de lui permettre de venir vous rejoindre, mais j’ai dû refuser pour sa propre sécurité. Une Stelhene à bord, me suffit amplement.

– Et le medenh ? interrogea Kathleen qui ne prit pas la peine de réagir à l’humour du Premier lieutenant.

– Vous réfléchissez vite, Ambassadrice. Mais, non… ; pas de trace ; disparu. Aucun indice de votre naissance, vraiment ; aucune maternité, rien. À croire que votre mère vous a mise au monde, seule, ou dans l’un de ces centres illégaux où vont les parias de nos civilisations. Non, pour une raison ou une autre, votre mère en a voulu ainsi.

– Que suggérez-vous alors ? Comment en savoir davantage sur mon hérédité et puis, quelle importance d’ailleurs ?

– Peut-être aucune. Louan va suivre sa propre enquête.

– Louan ?

– Moi, Kathleen, précisa le prince doucement. Seuls, Laïenden et quelques amis m’appellent de mon vrai nom.

– J’espère que ce n’était pas un secret jalousement gardé.

Laïenden se racla la gorge, embarrassé.

– Non ; pas vraiment.

Son psychisme, à cet instant, sondait frénétiquement le passé de la jeune femme, investiguant une voie vers les souvenirs. Il étudia son visage tourmenté ; elle s’était renfermée sur elle-même. Pourtant, comme si elle devinait son examen, elle releva les yeux, et avec une réserve timorée, tenta d’exprimer ou plutôt d’éclairer la situation à l’aune de ses réflexions :

– Ce que je suppute, c’est le lien entre les expériences que je mène, et l’aide que j’apporte à votre race. Ceux qui se sont hasardés à me supprimer doivent nourrir une appréhension certaine de ce que nous réussissions là où ils n’ont connu que l’échec. Ils doivent craindre que nous parvenions, de ce fait, à éliminer nombre d’obstacles à une éventuelle hégémonie commerciale et technologique de vous autres, Xénobians ; plus rien ne pourrait vous arrêter en tant qu’espèce ni endiguer l’invasion qu’ils subodorent. Ils sont avertis de nos percées dans la recherche d’une solution contre les mutations et comptaient sûrement se les approprier, et s’en servir contre vous. À diverses reprises, au cours de la dernière année, la sécurité de TeraLab a dû être renforcée. Notre laëbanh, ainsi que quelques autres, ont été visités à notre insu ; fort heureusement sans grands effets. À présent que je travaille pour vous, je présume que les mêmes individus craignent d’autant pour leurs projets.

– Quels noms, mettez-vous derrière ces « individus », Madame ? répliqua le prince, échaudé par les propos de la jeune femme. N’avait-il pas perçu un soupçon de morgue dans les mots qu’elle n’avait pas ménagés ? Vous employez des termes bien cruels pour nous décrire : hégémonie, invasion…, quoi d’autre encore ? Ne faites-vous que travailler pour nous ? Dans quel camp exactement vous situez-vous ?

C’était une agression pure et simple, surtout après le moment magique qu’ils avaient partagé. Il avait repris le vouvoiement. Sur la défensive, la jeune femme ne répondit pas. Son expression resta indéchiffrable. N’avait-elle pas mérité cette attaque ?

– Louan ! protesta Laïenden.

– Laisse ! grogna ce dernier, insensible en apparence, tandis qu’il se rétractait sur lui-même.

– Vos appartements vous plaisent-ils ? Êtes-vous bien installée ? s’enquit Laïenden, visiblement désireux de changer le cours de la conversation.

Embarrassée, Kathleen entra néanmoins dans le jeu :

– C’est parfait, Laïenden. Merci. Je suis également extrêmement heureuse que vous ayez mis le laëbanh à ma disposition.

Elle se tourna vers le prince, sans paraître remarquer son attitude revêche.

– Je vous en remercie, Prince, réitéra-t-elle sincère.

Elle leur expliqua le pas qu’ils avaient franchi, Etanh et elle, en isolant le « mutagène ».

– J’ai pensé qu’il serait intéressant d’extraire ce gène de deux corps, l’un mâle, l’autre femelle, d’une part par le biais de deux spécimens de votre race, et d’autre part, entre un Xénobian et une Stelhene, puis d’instiguer la rencontre de ces gènes in vitro. Nous pourrions par la suite élargir le champ de l’expérience aux autres races.

Ils étaient sidérés.

– C’est une excellente idée, Kathleen, s’exclama Louan satisfait du pouvoir de raisonnement de son ambassadrice au point d’en oublier sa rancune. Nos experts se sont orientés dans cette direction, à plusieurs reprises dans le passé, mais il n’existait pas alors d’ouvertures comme à présent.

– Il me faudrait prélever des échantillons de sang, et…, j’aimerais en avoir un du vôtre, Prince, osa-t-elle. J’utiliserai de même un échantillon du mien.

Un silence pesant lui répondit. Se pouvait-il qu’elle se doute de quelque chose ? pensaient les deux hommes, consternés.

– Cela vous ennuie-t-il ? insista timidement la jeune femme.

– Non, Kathleen. Simplement, gardez pour vous la composition de mon sang. Comme vous le savez peut-être, notre ADN est très complexe, et à quelques exceptions près, plus riche en potentialités que celui des autres races dans les Trois Marches. Néanmoins, cet atout a sa contrepartie, et rares parmi les miens, sont ceux présentant une quelconque compatibilité avec ceux de notre race. Et quand il s’agit à l’instar de moi-même, d’un mutant… « élaboré », se moqua-t-il ouvertement, les choses se compliquent encore, aucun duplicata n’est possible et la complexité de notre chaîne génomique s’accentue au-delà de l’observation sciolaëbiï ; la biologie de mon sang est unique. Par contre, chacun de mes sujets sur Xénobia peut me fournir tout le sang nécessaire en cas d’urgence, un peu comme certains receveurs universels de ceux de l’ancienne Terre ayant migré vers votre monde ; je crois que certains de ceux-là ont, encore aujourd’hui, conservé les traces de ces gènes ancestraux indispensables à cette fonction très particulière. Aussi, bien que je ne le devrais pas, je vais donc vous autoriser à vous pencher sur cette formule, mais j’y ajoute une condition absolue : personne d’autre ne s’y consacrera à part vous, pas même votre collègue ; pas même l’un des nôtres. Ai-je votre accord ?

– Oui, Prince ; je suis honorée de ce privilège. Il… Il y a aussi une chose dont j’ai omis de vous parler. Un carnet de mes notes sur les expériences en cours, auquel nous tenions particulièrement, Etanh et moi, m’a été dérobé tout récemment. Je suis en train de le retranscrire. Ce qui me fâche, c’est que ma fabuleuse mémoire me fait faux bond ces derniers temps et certaines formules ne veulent pas me revenir. Quant à Etanh, il compte en permanence sur moi et mon aptitude à tout enregistrer infailliblement dans un coin de mon esprit. Aussi n’a-t-il jamais fait l’effort de mettre par écrit ses propres observations. Je vais devoir reprendre certaines expérimentations et perdre ainsi un temps précieux.

– Quand ce carnet a-t-il disparu ? l’interrogea Laïenden qui désirait faire diversion et devinait aisément le bouleversement de son protégé.

Le fait que ce carnet ait été volé était en soi ennuyant, mais plus inquiétant encore l’étaient les pertes de mémoire de cette Stelhene, songeait-il.

Kathleen hésita.

– Après le colloque ; très peu de temps après, selon moi.

– Avez-vous une idée de qui pourrait vous l’avoir subtilisé ?

– Oui…, je suppose, des agents…

– De l’Herein, insinua-t-il sans qu’elle relève.

Louan avait pâli en l’écoutant évoquer ses troubles mnémoniques récents. Il considéra l’information, considéra le contexte. Était-elle contaminée ? Et qui aurait eu intérêt à récupérer ledit carnet ? Après le colloque… Il doutait que ce fût l’œuvre d’un agent de l’Herein ; il pariait davantage sur la diligence d’un indicateur au sein du dernier symposium. L’un de leurs invités aurait-il intégré l’une des forces occultes de second rang ? Une conjuration était-elle à redouter, en cet instant ? Il y en avait tant de probables ! Une brève seconde, l’image de Volo, surgit dans l’esprit de Louan. L’homme avait-il un rapport avec le problème présent ? Il en doutait, et en dépit d’une évidente animosité entre eux, Volo était xénobian ; il n’aurait certes pas avantage à aller à l’encontre de l’intérêt de leur monde et se lier de mèche avec un Stelhen harpien. Alors quoi ? La Ligue et ses excroissances ? Le syndicat des Négociants dont l’emprise ne cessait de se resserrer sur la gestion intermarches du commerce, ou encore le syndicat des Inhdusts qui s’était désolidarisé du noyau dur de la Ligue ? C’était également sans compter sur l’empreinte opiniâtre des firmes sciolaëbiï. À moins, bien entendu, qu’une autre force en jeu sur Xénobia œuvra en secret de l’intérieur contre sa propre régence. Supposition qu’il lui faudrait rapidement approfondir. Dans tous les cas, l’homme n’avait pas participé au colloque, mais aux réunions le précédant.

L’esprit à vif du prince se recentra sur le problème initial : son ambassadrice et les implications premières de ses informations. La peur refit surface. Ne pouvant en supporter davantage, Louan s’excusa vaguement et sortit précipitamment pour arpenter fiévreusement un long couloir désert. Il était un monstre, une sangsue accrochée au seul être-femme qu’il eût jamais vraiment considéré. Il le savait ; en ce qui le concernait, lui, elle était l’élue de son existence. Pour une raison mystérieuse, elle avait gagné son amour. Elle allait mourir ! Oh ! Par les dieux, il s’y refusait ! De toute manière, il avait prévu de partir pour un peu moins d’un cycle. Devait-il l’enlever à l’intérieur même de son vaisseau et l’emporter avec lui, comme on emporte sa muse ? Non, elle devait s’adonner à ces odieux essais qui n’aboutiraient très certainement pas, ou seulement trop tard ; trop tard pour eux deux. Des sanglots rauques lui échappèrent tout à coup dont la force brutale l’anéantit ; il frappa d’un poing violent sur la paroi près de lui. Après cette absence, il reviendrait et ne la quitterait plus un seul instant. S’efforçant de se reprendre, le prince les rejoignit. Sur le seuil de l’accès à sa suite, il se tint immobile à les épier. Laïenden et Kathleen qui conversaient sur la meilleure tactique à suivre pour l’avancée des recherches ne s’aperçurent pas aussitôt de son retour. Louan put à loisir scruter ces deux êtres qu’il affectionnait. Que pourrait être leur histoire si on leur en laissait le temps ? Ils levèrent la tête et le prince se découvrit.

– J’ai besoin de m’entraîner, Laïenden. J’amène Kathleen avec moi. Puis s’adressant à celle-ci : Ça te dit, Kathleen ? Rien que nous observer ce soir. Demain, seulement, tu participeras.

La jeune femme nota le retour au tutoiement et le changement d’humeur ; elle eut à peine le temps d’acquiescer qu’il faisait déjà quelques pas dans sa direction et lui prenait la main avec l’une des siennes toujours gantées. Ce garde-fou suffirait amplement ; il en avait assez de ces subterfuges. Il l’emmena d’autorité dans son antre comme elle l’avait nommé. Laïenden, devinant que son prince était à bout, ne fit aucune remarque. Simplement, il les suivit.

– Que désirez-vous, ce soir, Prince Kearinh ?

– Du combat. Je veux le maximum de robs d’assaut. Sollicite cinq de nos guerriers les plus adroits. Je m’échaufferai pendant ce temps.

Laïenden avait compris. Son prince exigeait de l’action ; il allait en avoir. En souriant, il s’enferma dans le local dans lequel, par le biais d’un large écran de bionite translucide, on distinguait tout de ce qui se tramait de l’autre côté. Il vit Kathleen s’installer dans un coin d’ombre de la salle pour mieux guetter ce qui allait se dérouler sous ses yeux.

Durant la demi-heure locale qui suivit, la médiatrice ne fit que retenir son souffle. L’agilité de l’individu se révélait phénoménale et les risques qu’il prenait, audacieux. Contrôlés par des robdranhs, les robs d’assaut, sortes de corps buboniques, métamorphiques et luminescents, pulsaient par intermittence des lasers meurtriers en gonflant leurs membranes translucides. L’énergie destructrice fusait à une cadence effarante et le virtuose devait absolument les éviter. Sous l’action de l’un d’eux, un montant métallique avait littéralement fondu. Comment le prince pouvait-il prendre de tels risques sans bouclier ni combinaison ? Il avait ôté cette dernière, ne gardant que son masque. Torse nu pour la première fois devant Kathleen qui ne laissait rien paraître de son émotion, il était sans défense contre ces faisceaux mortels et n’avait pour lui que sa dextérité stupéfiante. Pour unique vêtement, il ne portait qu’un collant noir et ajusté qui ne cachait rien de sa morphologie ni de sa virilité. En observatrice avisée, Kathleen dissimulait mal une confusion croissante derrière un visage impassible. L’homme exécutait des bonds souples d’une grande agilité. Son corps luisait de transpiration, ses muscles puissants se tendaient sous sa volonté. Manquant se faire lacérer par les flux de feux, il jetait parfois un regard éloquent en direction de son ambassadrice, et sous sa chaude attention d’homme, Kathleen s’empourprait, ne lui celant rien de son admiration. Pourtant, quand elle rejoignit Laïenden, derrière la baie de protection, ce fut pour s’en prendre à lui férocement.

– Comment pouvez-vous admettre ce genre de pratique sans précédent ? Voulez-vous la mort de votre roi, lieutenant ?

– C’est néanmoins lui qui la brigue, ambassadrice ; moi, je ne fais que lui obéir. Voyez plutôt, c’est vous qu’il regarde comme s’il déposait son existence à vos pieds. Acceptez ce don qu’il vous fait. Dans son esprit, cela représente si peu en comparaison de ce que vous avez déjà réalisé pour notre peuple.

– Qu’ai-je donc fait ? s’étonna Kathleen.

– Peut-être que vous nous avez simplement insufflé un peu d’espoir ? Qu’une Stelhene se préoccupe de notre cause est en soi exceptionnel, mais vous avez apporté plus encore en exposant votre vie pour nous autres, même à présent…

Il n’en dit pas davantage, sachant qu’elle avait deviné à quelle menace il faisait allusion.

Malgré tout, pensait-elle, pourquoi le prince se lançait-il à corps perdu dans ce type d’exploit stupide ? À qui ou à quoi voulait-il échapper ou fuir ? Voilà ce que les yeux du prince clamaient et ce que Kathleen comprenait. Elle cria quand un trait de laser le frôla si près qu’elle vit le collant fumer sur sa cuisse. Louan se retourna et au mépris des autres rais, darda sur elle un regard fanatique comme s’il se moquait de sa peur. Sous le masque, brillaient ses yeux, d’un éclat insoutenable.

– Faites cesser ce jeu stupide ! s’énerva-t-elle à l’intention de Laïenden. Votre prince n’est plus dans son état normal ; il est devenu fou.

« Fou de toi, ma princesse », fut la pensée qui l’assaillit tandis que l’homme, tourné vers elle, pliait sa haute taille pour la saluer au travers du panneau translucide ; un petit sourire flottait sur ses lèvres.

Les robs d’assaut s’étaient éteints, ne laissant qu’un vague brouillard fumant dans la pièce.

– L’exercice d’échauffement se termine. Regardez à présent !

C’était Laïenden qui s’adressait à elle.

Dans sa voix perçait une admiration sans borne. Cinq Xénobians à la charpente massive envahissaient les lieux alors que les derniers rayons d’énergie s’évanouissaient. Par tous les Sages4 ! s’insurgea Kathleen, cela n’est-il pas bientôt terminé ?

Au signal de Laïenden, le combat débuta. Les mastodontes humanoïdes s’en prirent à leur roi, dans un ensemble parfait, sans atténuer leur frappe, sans retenir leurs coups, s’élançant vers lui comme s’ils y allaient de leur vie. Le prince en mit un au tapis presque aussitôt, puis un second, mais ils revinrent à l’assaut. Louan s’effondra sous l’impact d’un choc plus violent que les autres et fut enseveli sous cette marée xénobianne. Seul, l’or profond et iridescent de sa peau tranchait sur l’or plus pâle de ses compagnons de combat et le différenciait dans la mêlée. Quand il se releva, du sang coulait de ses lèvres qui dessinaient cependant un sourire machiavélique comme s’il prenait enfin plaisir à cette lutte d’apparence inégale. Son regard farouche croisa celui de sa médiatrice. Il parut vouloir lui communiquer ses pensées qu’elle ne comprit pas tout d’abord, mais dans les yeux du Xénobian, braqués sur elle, un message insistant qu’elle perçut enfin : message d’amour et de quelque chose de funeste comme un destin inexorable vers lequel l’un des deux s’acheminerait ; lui ou elle ? Ou bien, lui et elle, ensemble ? Elle s’affranchit de l’emprise psychique et le prince, rendu encore plus furieux, devint incontrôlable. Il fut jeté impitoyablement contre un mur par deux de ses guerriers, mais contra immédiatement. Une soif soudaine de meurtre décuplait sa violence et celle-ci, alliée à sa puissance mentale et physique, le métamorphosait en une véritable machine de guerre.

La Stelhene tressaillit et se focalisa sur les soldats qui ne se battaient plus qu’avec une lenteur circonspecte, encaissant les coups du personnage, un par un, sans plus y répondre. Elle les plaignit. Ils paraissaient lutter contre eux-mêmes comme si un ennemi avait usurpé leur esprit et s’acharnait de l’intérieur.

– Il est véritablement infernal, argua Laïenden, fier de son poulain. Je ne lui connais aucun adversaire qui soit à sa hauteur, Kathleen ; aucun ! Pas même les princes consorts de notre monde. Regardez !

Il s’aperçut de ce qu’il venait de s’adresser à l’ambassadrice par son prénom, mais celle-ci ne le remarqua pas. Sous les assauts psychiques de leur assaillant, les hommes se retournaient à présent contre leurs frères et se défiaient entre eux sous la vigilance amusée du prince qu’ils ne parvenaient plus à acculer désormais. Ce dernier mit le holà au combat rapidement et remercia ses opposants qui battirent en retraite, harassés, le corps couvert de blessures sans gravité.

Tandis qu’il la cherchait des yeux, la jeune femme se précipitait à sa rencontre. Et bien qu’elle ait décidé de ne pas lui montrer son admiration, les mots furent plus rapides que sa pensée et plus forts que sa volonté.

– C’était formidable et vous étiez merveilleux ! lui avoua-t-elle, enthousiaste. À le côtoyer, elle le revouvoyait, perdant le fil de ses idées, négligeant tout ce qui n’était pas lui.

– Ne le suis-je pas toujours ? la taquina-t-il.

Il se séchait le torse d’une serviette avec un plaisir torve, sidéré qu’elle le tolère aussi près, dans sa tenue présente. Laïenden aurait dû lui interdire la zone d’entraînement.

Elle ne répondit pas à la provocation, mais continua sur sa lancée :

– Comment avez-vous pu prendre de tels risques avec ces choses, ces robs ? Êtes-vous fou ? Ou plutôt, es-tu fou ?

– Oui. Je croyais te l’avoir dit, tout à l’heure.

Kathleen rougit. Elle n’avait donc pas rêvé ces pensées alors qu’il combattait. Il la fixait d’un regard de braise, et elle réalisa leur imprudence à se tenir si près l’un de l’autre.

– Ne prends-tu pas de risque toi-même en restant à mes côtés, en ce moment même ? contra-t-il avec raideur.

En lui, l’amertume côtoyait l’ivresse de la sentir si proche de lui alors qu’il était à peine vêtu. Elle se mit de nouveau à rougir, et tenta de détendre l’atmosphère entre eux, trop lourde.

– Tout Xénobian que vous soyez, Monsieur, vous êtes de ces princes comme on en cite dans les vieilles sagas des mondes disparus… Mais il y a chez vous…, ce côté obscur, plus propre à votre personnalité qu’à votre race, et… ce masque qui vous dénature et vous fait plus monstrueux que vous ne l’êtes. Voilà, moi, ce que j’ose vous dire en retour, mufle !

Louan tressaillit sous la saillie.

Bien sûr, elle était en droit de lui reprocher son comportement irrationnel.

– Je suis un rustre, bougonna-t-il. Efface ce que je viens de dire, Kathleen ! Laïenden, je t’enlève notre ambassadrice, je vais lui montrer l’équipement de mon bureau. Je te retrouve à narwen achevé, ici même… Bonsoir.

Ahuri et mécontent, son lieutenant ne put qu’assister impuissant, à leur départ précipité.

Le prince entra dans sa chambre ; elle le suivit. Que faisait-elle dans la chambre d’un Xénobian torse nu ? Elle recherchait effectivement les difficultés. Il lui ouvrit pourtant une seconde porte, au fond, donnant sur une autre pièce ; son bureau ?

– Voulez-vous m’attendre là, Kathleen ? émit-il tout bas en la lui indiquant. J’enfile une tenue plus sécurisante et je suis à vous.

Néanmoins, au lieu de se retirer, il atermoyait à présent, incapable de la moindre pensée directive. La Stelhene paraissait perdue ; son attitude incohérente devait la décontenancer, et cette indécision chez elle éveillait en lui des instincts inqualifiables. Il marmonna :

– À moins que vous ne me permettiez de rester ainsi…

Il la scrutait, conscient de dépasser les limites de l’incorrection, mais incapable d’agir autrement. Aucun d’eux n’était dupe au sujet de son attitude. Chacun voyait bien qu’il la testait comme il éprouvait sa propre résistance. Changeant subitement d’idée, il revint vers elle lentement, obéissant impulsivement à son désir et se maudissant intérieurement.

– Oui, grinça-t-il, m’autoriseriez-vous à rester si près de vous, ainsi dévêtu ?

Elle le fixait d’un regard éperdu tandis que graduellement, il se rapprochait. Était-il en train de l’hypnotiser, de lui ordonner mentalement de ne pas bouger ? Ou bien lui permettait-elle de jouer de sa propre volonté, parce qu’elle le désirait aussi bien que lui ? Il avançait imperceptiblement.

– Mais votre combinaison vous protège encore de moi, continuait-il. Même si je vous touchais, elle vous protégerait…

Oui ; le vil tentait de l’endormir comme le serpent renégat, répétant les mêmes mots soporifiques pour ne plus la heurter, ni l’éveiller du songe dans lequel, insidieusement, il la guidait. La protéger…, la protéger…, mais qui pourrait vraiment la protéger de lui ? Elle voulut réagir, mais trop tard ! D’un mouvement brusque, il fut sur elle, gémissant de ne pouvoir entrer en elle, grondant de ne pouvoir l’embrasser.

– Tu ne sens pas ma peau, Kathleen, mais moi je peux imaginer la tienne. Est-ce que tu ne me perçois pas tendu vers toi, mon amour ? Discerne ce qu’il y a de plus intime en moi vouloir ce que je me refuse à prendre.

La jeune femme recevait contre son ventre bardé du tissu protecteur, son sexe mâle qui se gonflait, prenait vie, bien inutilement, bien misérablement, puisqu’il n’y aurait aucune suite au rêve partagé.

– Kathleen, gémit-il encore, si maintenant que je te tiens ainsi, je me mettais à t’embrasser, à caresser des miennes ces lèvres qui me hantent, qu’aucune barrière ne préserve… de moi. Je t’aime, mais…, peut-être que je te tue aussi.

Il se penchait, aimanté à son tour, mais par sa bouche comme elle l’était par la sienne. Kathleen percevait les battements de son cœur d’homme, son torse puissant l’emprisonnant, son odeur mâle après le combat ; une délicieuse langueur continuait de l’emporter plus loin dans la folie. Elle eut envie d’enlever leurs gants, de les lui arracher pour qu’il puisse la toucher ; elle leva vers lui son beau regard émeraude dans lequel il plongea pour mieux se perdre…

Les lèvres humides du Xénobian n’étaient plus qu’à quelques millièmes de sa bouche, quand elles s’arrêtèrent ; il faillit ne pas résister, mais au dernier instant de folie, il entendit sa voix qui lui parvenait comme assourdie, et d’un effort féroce, il se retint sans encore reculer…