Riches un jour, morts toujours - Cicéron Angledroit - E-Book

Riches un jour, morts toujours E-Book

Cicéron Angledroit

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Beschreibung

Lorsqu'un couple de personnes âgées se retrouve en possession du butin de trafiquants de drogue, ce n'est pas vers la police qu'il se tourne, mais vers un détective bien moins regardant: l'inénarrable Cicéron Angledroit. Et cette fois-ci, le privé, loin de se douter où il met les pieds en acceptant l'affaire, en perdrait presque son flegme légendaire. C'est la première fois qu'il rencontre une telle violence...

Cavale, faux semblants, meurtres... Le puzzle est tordu et riche en surprises, tour à tour grave et décalé, irrésistible, à l'image de notre héros.

Voilà une nouvelle aventure de Cicéron, le privé le plus borderline de toute la banlieue parisienne. Dans la veine de San Antonio ou de Nestor Burma, ce détective se coltine, avec humour et nonchalance, des enquêtes rocambolesques et hautes en couleur.

Servi par un style vif et une langue pleine de verve, ce polar ne vous tombera pas des mains.

Mise en garde de l'éditeur: de nombreux cas d'addiction ont été rapportés. Cette addiction semble irréversible et définitive. Toutefois, à ce jour, aucune plainte n'a été enregistrée.


À PROPOS DE L'AUTEUR

Banlieusard pur jus, l’auteur - de son vrai nom Claude Picq - est né en 1953 à Ivry, ceinture verte de Paris transformée depuis en banlieue rouge.
« Poursuivi » par les études (faute de les avoir poursuivies lui-même) jusqu’au bac, il est entré dans la vie active par la voie bancaire.
Très tôt il a eu goût pour la lecture : Céline, Dard, Malet… Et très tôt il a ressenti le besoin d’écrire.

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CICÉRON ANGLEDROIT

Riches un jour,

morts toujours

DU MÊME AUTEUR

1. Sois zen et tue-le

2. Nés sous X

3. Fallait pas écraser la vieille

4. Riches un jour, morts toujours

5. Qui père gagne

6. Hé cool, la Seine !

CE LIVRE EST UN ROMAN.

Toute ressemblance avec des personnes, des noms propres,

des lieux privés, des noms de firmes, des situations existant

ouayant existé, ne saurait être que le fait du hasard.

Remerciements

À Amédée Mallock, pour son sympathique et décisif coup de fil en fin de cet ouvrage.

À Christine de la librairie Chauvelin à Corbeil 91, à Coryne de la librairie Colibris à Châtenay 92, à Nathalie de la librairie Papyrus à Mennecy 91, à Stéphanie de la librairie du Hérisson à Montargis 45 et, pour finir en beauté, à Pépita et Sandrine de la librairie Lacoste à Mont-de-Marsan 40, pour leur indéfectible et efficace soutien, et aussi, pour me donner la motivation de persévérer.

À Olivier et à son équipe du magasin Cultura de la Croix Blanche à Sainte-Geneviève-des-Bois pour la haute qualité de leur accueil toujours souriant.

À Érika et Cécile, mes deux copines de Gembloux en Belgique, auxquelles je dois mon envergure internationale.

Et, évidemment, vous, chers lectrices et lecteurs qui êtes mes complices au fil des pages et qui me faites le plaisir de bien rigoler de mes délires.

PRÉAMBULE

Pour celles et ceux qui entrent directement, par ce bouquin, dans l’univers de Cicéron et qui, de ce fait, n’ont pas eu le bonheur de lire les précédents ouvrages, voici une courte, mais opportune, présentation des personnages principaux.

Les Z’Hommes

Cicéron Angledroit : détective, la petite quarantaine, pas très grand, mal peigné, assez looser et très opportuniste. Il élève, seul, sa fille de trois ou quatre ans, Elvira (Elvira Angledroit… autre calembour). Son ex-femme est partie à l’étranger où elle enchaîne les missions humanitaires. Sa mère, yougoslave, vit à Paris et s’occupe souvent de la petite… Il fait ce qu’il peut pour vivre, c’est surtout un observateur. Il vit à Vitry ; un deux-pièces dans une maison divisée en appartements… Ses voisins africains comptent beaucoup dans sa vie.

René : caddie-man à l’Interpascher de Vitry… mi-ouvrier mi-traîne-savates… Un homme bourru, rustre mais attachant (un peu le Béru de San-A mais en moins exotique). Il fréquente, chaque matin, le même bistro (dans la galerie de l’Interpascher) que Cicéron. Ils se sont rencontrés à l’occasion d’un attentat qui a touché le troisième larron important de l’histoire (Momo). René, sous ses airs rustauds, est un homme bien. Il se métamorphose parfois dans son rôle de président d’une association de malades (d’aide aux malades plus exactement), dans lequel il fait preuve d’un charisme étonnant.

Momo : Un taciturne au statut de SDF (faux statut), intellectuel « rentré », pas expansif ni vantard. Il vend des Belvédères (journal de réinsertion) à la sortie d’Interpascher… Il déploie une telle psychologie que cette activité est très lucrative pour lui. C’est le penseur de la bande. Il connaissait déjà René. Mais un attentat (lire Sois zen et tue-le), dans la galerie marchande, l’a privé de son bras droit et lui a permis de sympathiser avec Cicéron, qui croisait ces deux-là chaque jour sans faire attention à eux. Depuis qu’il est manchot il a doublé son chiffre d’affaires…

Le commissaire Saint Antoine : Un flic à l’ancienne, près de la retraite, connaissant bien la vie, désabusé mais très droit. Est devenu pote avec Cicéron, auquel il confie quelques affaires en marge quand il n’a pas les coudées franches. Pote mais avec, quand même, la barrière des convenances et du respect qui est la conséquence de son éducation et d’une longue carrière poussiéreuse de fonctionnaire de terrain.

Les Nanas

Brigitte : La maîtresse « officielle » et régulière de Cicéron. Elle est préparatrice dans une pharmacie et mariée à Jacques, un conducteur de travaux qui alterne, selon les bouquins, chômage et missions lointaines. Faut donc que Cicé et elle jonglent avec l’emploi du temps du monsieur.

Monique : Veuve de Richard Costa qui a été au cœur de Sois zen et tue-le. Elle aussi maîtresse de Cicéron mais plus épisodiquement. Elle est également lesbienne et vit désormais avec Carolina, son ancienne belle-sœur (sœur de Richard).

Carolina : Juste ci-dessus évoquée, c’est le fantasme number one de Cicé. Manque de bol, lui si talentueux d’ordinaire, se métamorphose en cloporte dès qu’il approche d’elle. Au fil des aventures, ils se familiarisent l’un à l’autre mais ça n’est pas facile. D’autant que Carolina connaît très bien le passé de Monique et de Cicé et qu’elle semble plus exclusive que notre héros.

Vaness’ : Fliquette récemment arrivée, mais pas tièdement, dans la vie de Cicéron. Sexuellement elle le bouscule un peu de sa jeunesse et il a, parfois, du mal à s’accrocher aux branches. Elle est mariée à un CRS baraqué et africain dont l’existence crée des angoisses abyssales (et justifiées) dans la tête du détective.

Voilà, voilou… Bonne lecture !

1

Auxerre vient juste d’être dépassé (ou dépassée j’ignore si Auxerre est une ville mâle ou femelle), l’Audi A8 file sur l’A6 en direction de Paris. Le compteur oscille entre deux cent vingt et deux cent soixante kilomètres heure, selon qu’il y a des courbes ou pas. À cette vitesse elle est légèrement survireuse. Jérôme Labulle a pris le volant une heure plus tôt, à mi-parcours comme c’était convenu. Mario Panacotta somnole à ses côtés. La première partie du trajet, depuis Marseille, à cette allure, l’a épuisé. La concentration doit être constante. Fontainebleau arrive. Pourtant le chef leur avait bien dit, quand ils sont partis :

— Pas de go fast quand on n’est pas chargé. Vous avez le temps les gars. Ne vous faites surtout pas remarquer.

Alors pourquoi leur avait-il confié cette bagnole ? Une Clio aurait été plus adaptée. Et puis l’Audi est immatriculée en Allemagne et les deux chauffeurs ont un permis britannique. Donc aucune sanction pour les excès de vitesse et impossibilité de leur piquer des points. Alors pourquoi se priver ? Le péage, après Nemours, les ralentit. La file télépéage est à trente kilomètres heure, pas à deux cent vingt. La nuit est noire mais le ciel est très dégagé. Mario a couché son siège et admire les étoiles au travers du toit intégral en verre. Le moteur tourne comme une horloge mais les bruits aérodynamiques le bercent. Une étoile bizarre, flanquée d’un clignotant rouge, ne quitte pas son champ de vision. Mais il faut à Mario un petit temps pour se rendre compte de son incongruité. La fatigue atténue sa vigilance.

— Merde, on est repérés !

— Putain, con ! Tu m’as fait peur ! Qu’est-ce que tu racontes, con ?

Jérôme a grandi à Toulouse.

— On a un hélico au-dessus de nous depuis au moins dix minutes. Et il nous lâche pas.

— T’es sûr, con ?

— Ben oui. Y a que nous et il nous colle à la verticale. Je te parie qu’on va avoir un comité d’accueil digne de Thelma et Louise.1

— Merde, con !

Du coup, Jérôme lève le pied. L’hélico aussi. Jérôme se met à rouler lentement. L’hélico, toujours à leur verticale, ne les lâche toujours pas. Un premier pont laisse apparaître, au-dessus de l’autoroute, une voiture tous feux éteints. Hum, Hum !

— Qu’est-ce qu’on fait, con ? On sort ?

— Pas bonne idée. Je pense qu’ils ont dû mettre un comité d’accueil à chaque sortie.

Corbeil arrive. Et, en effet, les deux compères aperçoivent des gyrophares en haut de la bretelle. Et ça grouille. Les grands moyens pour une si petite sortie. Le GPS connecté, sur le vaste écran de la console centrale, n’annonce aucun bouchon mais n’alerte pas à propos des barrages. Il donne les radars mais les deux hommes s’en foutent. Quoi faire ? La souricière est en place et, à moins d’être suicidaires, ils savent bien, sans se consulter, que la partie est mal engagée. Ils n’imaginaient pas que leur vitesse excessive permanente, à cette heure avancée de la nuit, allait attirer l’attention.

— Il dit quoi, con, le GPS ?

— Ben rien ! On l’a pas programmé. Il dit juste où on est et calcule notre vitesse.

Évry arrive vite, bien que l’Audi ait retrouvé une vitesse raisonnable. Jérôme hésite à enquiller l’embranchement de la Francilienne mais les feux rouges qu’il y voit l’alertent sur la très certaine présence d’un barrage filtrant. Aux abords de la capitale, malgré l’heure nocturne, la circulation s’intensifie un peu. Et sur tous les ponts il y a des voitures qui semblent les surveiller.

— On fait quoi, con ?

Les sorties suivantes laissent aussi voir des barrages importants. Toutes les forces de police ont dû être monopolisées pour eux. Flatteur, mais pas rassurant.

— Alors, con ? On fait quoi ?

— Je réfléchis.

Mario est le chef et c’est donc à lui qu’appartient la décision. La voiture est propre, elle n’a jamais transporté le moindre gramme de cocaïne, ni même de tabac. Si on les arrête, et on va les arrêter, que risquent-ils ? Ils joueront les irresponsables. On leur collera une amende irrécouvrable. Leurs permis sont insaisissables. La bagnole aussi puisqu’appartenant à un tiers ressortissant allemand.

Reste la mallette et le petit pactole qu’elle contient, fruit du labeur d’un solide réseau de trafiquants. Faudrait mieux pas, évidemment, qu’on la confisque à l’occasion du contrôle auquel ils s’attendent et auquel ils ne vont pas échapper. Mais, là aussi, tout a été prévu. Le plan B, celui préconisé quand tout ne se passe pas comme ça devrait, est de se débarrasser de la mallette, de préférence à un endroit où elle n’attirera pas l’attention. Elle est équipée d’une balise GPS qui, une fois activée, a une autonomie d’une bonne quinzaine de jours. Plus ou moins selon les conditions d’exposition aux intempéries ou à des signaux parasites. Mario n’hésite donc pas un seul instant. Il l’ouvre, déclenche le balisage, la referme, brouille la combinaison et récupère la clé, tout à fait ordinaire d’aspect, qu’il glisse au milieu de celles de son trousseau. Une clé intelligente mais qui ressemble à une vague clé de verrou très ordinaire.

— Tu ralentis un peu et tu te colles sur la BAU.2

Inquiet, Jérôme ne discute pas et serre à droite. Juste derrière la glissière de sécurité, au niveau des pistes d’Orly, il y a une sorte de friche d’herbes hautes, notamment des chardons. Mario ouvre sa vitre côté passager et, sans hésiter, balance le pactole et son emballage au-delà de la glissière, au milieu des chardons.

— Accélère progressivement. Faut pas qu’ils détectent notre ralentissement. Quand faut y aller, faut y aller !

— Putain, con ! Quelle merde, con !

— T’inquiète. Tout va bien se passer. On s’en tient au scénar prévu dans ce cas-là :On était pressés car ma mère vient d’être hospitalisée à la Salpé et qu’on est très inquiets.

Ce qui est la stricte vérité et qui a servi à échafauder, préalablement à la livraison des fonds, un motif légitime d’écart. Les organisateurs du trafic sont vraiment des gens intelligents qui ne laissent rien au hasard. Et même si Mario n’a plus revu sa mère depuis cinq ou six ans, à l’époque où elle l’a foutu dehors, son hospitalisation brutale pour AVC est très opportune dans les circonstances de leur voyage. Le tunnel de la Porte d’Orléans sert logiquement de souricière et l’Audi se gare gentiment, obtempérant aux injonctions des forces de l’ordre vraiment surnuméraires pour une telle opération de délinquance routière. Jérôme et Mario font les étonnés et se prêtent volontiers aux opérations de contrôles et aux interrogations des agents qui les prennent en charge, aussitôt descendus du véhicule. Leur discours est rodé et, avec un peu de chance, ils vont être escortés, en urgence, vers la Salpé.

1. Référence au film où les deux fuyardes sont prises en chasse par une multitude invraisemblable de véhicules de police.

2. Bande d’arrêt d’urgence.

2

André-Etienne Lacorde, dit Dédé-E, travaille, ça ne s’invente pas, à la DDE3 de l’Essonne. Depuis trente-huit ans il est patrouilleur, rattaché au centre de Villabé, et a en charge la partie de l’autoroute A6 qui traverse le département 91. Son job : mettre des cônes quand il y a des travaux de voirie sur son tronçon et les retirer quand le chantier est terminé. Il doit aussi débarrasser la chaussée et les bas-côtés d’un tas d’objets incongrus, tombés des véhicules qui circulent ou oubliés lors d’un arrêt sur la BAU. Et c’est fou la collection de trucs hétéroclites et inattendus qu’il a pu se constituer tout au long de sa carrière. Combien de vélos, sièges-bébés, roues de secours, valises, crics, triangles, roues crevées, outils divers, sacs de gravats, et autres bizarreries a-t-il récolté ? Il serait bien incapable, aujourd’hui, d’en faire l’inventaire. Et ça ne s’arrange pas avec le temps. Plus personne n’hésite, à l’occasion d’une panne ou d’un arrêt le long de la voie, à se débarrasser de toutes sortes de vieilleries qui encombrent le coffre. Ce matin, très tôt, sa camionnette a été envoyée à la limite nord de son champ d’action, juste au-dessus de Chilly-Mazarin sur la commune de Wissous, où deux barres de ferraille ont été signalées sur la chaussée. Donc danger certain, donc urgence. C’est le petit nouveau, façon de parler car il mesure bien au moins un mètre quatre-vingt-dix, qui conduit le véhicule. Il n’a pas trop l’habitude encore. Le jeunot, pour Dédé-E tout ce qui est en dessous de quarante ans c’est des jeunots, vient juste d’être embauché. Un taciturne un peu limité mais très serviable dès l’instant qu’on lui donne des instructions précises. Dédé-E se demande bien d’où il peut venir, ce type. Tékhün4 qu’il s’appelle. C’est pas du coin, ça. De toute façon il ne va pas être confirmé dans son poste. L’administration centrale a découvert qu’il avait bidouillé son permis de conduire. Mais comme personne, au centre de Villabé, n’a autorité sur le personnel, on le laisse toujours conduire en attendant qu’il soit convoqué par la direction régionale qui, au préalable, doit en référer à l’administration centrale dépendant directement du ministère de l’équipement. Bref, Tékhün avait certainement encore de longs mois à conduire sans permis, au service de l’état, avant d’être sanctionné. Et comme, probablement, il se trouvera bien un service pour le titulariser sans attendre le résultat de la procédure, il devrait pouvoir toujours conduire, sans permis, jusqu’à sa retraite. Sauf s’il démissionne avant. Il est à peine six heures du matin et le jour se lève péniblement (pas de dimanche ni de fériés pour les jours qui se lèvent). La camionnette file vers le lieu qui pose problème. Les feux clignotent abusivement, vu le peu de circulation à cette heure matinale. Surtout un samedi matin. Mais ça amuse toujours les nouveaux. Alors Dédé-E laisse faire son collègue. Sans permis, autant qu’il soit bien visible des autres usagers. La zone critique approche et le patrouilleur ralentit. Les phares balaient la chaussée et Dédé-E, qui connaît bien son métier, a tôt fait de repérer les bouts de ferrailles. Des montants d’échafaudage sans doute tombés d’un camion sur lequel ils étaient mal arrimés. Le camion se range, la balise lumineuse « déviation » est déployée et l’agent patrouilleur peut tranquillement récupérer les deux tubes. Deux beaux morceaux de plus d’un mètre de long qui auraient, c’est sûr, pu causer un accident. Machinalement Dédé-E en profite pour inspecter le bas-côté et la glissière. Il demande à Tékhün de redémarrer doucement :

— Doucement, petit, on va en profiter pour faire le tronçon. À cette heure c’est mieux payé et on a de la récup.

Il utilise donc une torche, montée sur flexible, et scrute la BAU et la friche au-delà de la glissière. Ces putains de chardons ont encore proliféré. Faut dire que les budgets fondent aussi vite que la conscience professionnelle des nouveaux agents qui remplacent les vieux, dont il représente un spécimen en voie de disparition. Le véhicule d’intervention rapide va lentement. Tékhün a bien compris le système des heures mieux payées et récupérables. Dédé-E croit percevoir un éclat dans le faisceau de sa lampe.

— Arrête, petit ! Recule donc pour voir.

Marche arrière qui confirme l’éclat.

— Stop !

Dédé-E enfile ses gants réglementaires. Pas question de s’arracher les mains dans ces putains de chardons. Il se sert d’une des deux barres de fer préalablement récoltées pour farfouiller dans les herbes hostiles qui sont plus hautes que lui. Un bruit métallique lui révèle un genre de bidule tout aussi métallique que le bruit. Il s’en saisit. C’est assez lourd et ça ressemble aux mallettes en aluminium dans lesquelles on vend, maintenant, les perceuses ou les visseuses made in China. D’ailleurs c’est sûrement ça. L’objet est intact et comme neuf.

— Et voilà, petit ! Ça doit être une sorte de trousse à outils. Sans doute une perceuse. Si ça t’intéresse, tu la récupères en rentrant.

— Non, chef, ça me servira à rien. Je préférerais autre chose, comme une télé.

— Ah ben on choisit pas ! Bon, je la garde. Je suis bricoleur, moi.

Décidément on voit qu’il débute, l’autre. Lui, quand il trouve un truc qui ne lui sert pas, il le refourgue aussitôt sur Le Bon Coinet ça lui arrondit ses fins de mois. Curieusement cette découverte l’incite à rentrer sans plus traîner. Comme si son quota était rempli. Au diable les heures payées plus et la récup !

— Prends Paris-Est, on fera demi-tour au niveau de l’A86. Vas-y mollo, on n’est pas pressés quand même.

Durant tout le trajet du retour, rapide quoique lentement effectué, Dédé-E tripote, intrigué, sa trouvaille. Bizarre, il y a une combinaison en plus des deux serrures. Pas de danger que la perceuse chinoise ne se fasse la malle. Il s’amuse avec les molettes de la combinaison, des fois que la chance lui sourirait deux fois dans la matinée. Mais rien n’y fait. De toute façon il n’a pas la clé non plus. Ils arrivent au dépôt sans qu’il n’ait vu la route se faire. Son premier geste est de balancer la mallette dans le coffre de sa voiture personnelle avant de remiser, dans l’entrepôt baptisé par les agents, la caverne d’Ali Baba, les deux bouts de ferraille qu’il se voit mal bazarder sur Le Bon Coin. Sa journée risque d’être longue, bien qu’elle se termine dans deux petites heures. Mais pas question de spolier l’administration. Il a des principes. Il va donc aller au chaud prendre un café et expliquer au petit les ficelles du métier. C’est dans son rôle de parrainer ainsi son coéquipier afin qu’il ne prenne pas, dès le début, des mauvaises habitudes qui risqueraient de l’ostraciser vis-à-vis de l’équipe. Il y a, ici comme ailleurs, un esprit maison qu’il faut au moins conserver et, si possible, améliorer. Ce matin ils sont cinq équipes de patrouilleurs à l’effectif. Et comme ils n’ont que deux véhicules, une autre équipe va prendre le relais. Des journées de cinq heures d’affilée, il faut les organiser. (Je sens que je vais me faire des copains à la DDE5). Intrigué, Dédé-E est impatient que cette journée se termine. Il va voir le chef de poste pour lui annoncer qu’il a dû prendre froid ce matin, au boulot, et qu’il se sent fiévreux. Compréhensif, le chef lui suggère de rentrer chez lui pour être en forme dès le mercredi suivant. Demain c’est dimanche, lundi il est en RTT et mardi il récupère ce samedi. Dédé-E trouve la suggestion pertinente et obéit instantanément à cet ordre. Plus discipliné que lui, y a pas. Et pourtant, après trente-huit ans de carrière, il pourrait se permettre de rabattre le caquet de ce cadrillon, tout frais émoulu de l’école des cadres, qui prétend diriger le poste. Mais là il lui faut bien reconnaître une logique dans l’ordre qu’il vient de suggérer habilement.

Il est encore bien tôt quand Dédé-E gare sa Seat Ibiza dans la minuscule cour de son pavillon de banlieue à Viry-Châtillon. Il va fourrer son trésor du jour dans l’appentis qui lui sert d’atelier et commence à trifouiller les serrures. Ça résiste. Il insiste. Ça ne cède pas. Il aurait préféré conserver la mallette intacte. Elle est jolie et costaude. Mais, fermée, elle n’a pas grand intérêt. Il est pressé de voir quel matos mérite un tel contenant. Il présume du haut de gamme. Encore un essai avec un tournevis et un marteau mais sans plus de succès. Ils deviennent fortiches les Chinetoques ! C’est pas de la camelote. Sa femme, qui a entendu du bruit, rapplique :

— Ah c’est toi ? T’es déjà rentré ? Qu’est-ce que tu fabriques ? Viens donc prendre un café. J’ai pris des croissants. Tu bricoleras cet après-midi, après ta sieste.

Il se garde bien de répondre à cette avalanche de questions. Qu’est-ce que ça peut lui foutre ? Il a faim. Il convient donc que les conseils matrimoniaux sont adéquats. Il reviendra tout à l’heure. Il n’y a pas le feu, il n’a rien à percer sur le champ. On verra si l’engin résiste à la disqueuse à lame diamant qu’il a récupérée pas plus tard que la semaine dernière (ou pas plus tôt, plutôt). Dire qu’il allait la refourguer, il a bien fait d’attendre. Une bonne occasion de l’essayer. Il la vendra après et peut-être même qu’il pourra faire un lot avec la perceuse de cette foutue et récalcitrante mallette. L’encas matinal est vite avalé. La litanie des menus travaux à faire que lui énumère sa moitié l’épuise. Il hoche la tête (toujours hocher la tête pour être tranquille) et mange en silence. Sa tête est restée dans l’appentis. Il n’a pas trop envie de faire la sieste après le déjeuner mais, en même temps, il s’est levé tôt et est crevé. Il attaquera son entreprise de démolition de mallette plus reposé. La matinée passe vite et midi arrive. Repas vite avalé, sieste vite consommée et le revoilà dans son clapier, le seul endroit de la maison où il se sent chez lui. La disqueuse a l’air nerveuse (je me fais pas à l’air nerveuxpour un engin de sexe féminin). Dédé-E, avec l’âge, est devenu prudent, voire froussard. Pas question de bloquer la mallette avec sa main pendant que l’autre attaque le métal. Il fourre donc l’objet dans un étau qui a connu les deux guerres mondiales mais qui n’a pas perdu de son mordant. Même s’il faut faire des efforts pour lui faire ouvrir les mâchoires. C’est un peu rouillé c’t’affaire. Gueule grande ouverte l’étau accueille tout juste la caisse à outil. Bien calée, elle ne devrait pas résister longtemps, surtout avec une disqueuse diamant. Contact ! Ça fait un boucan d’enfer. La lame ripe une première fois sur le métal. Dédé-E n’a pas l’habitude de manier ce genre de truc. Faut y aller progressivement, commencer par faire une encoche avant d’insister.

Il y va donc doucement et la lame, avec difficulté, attaque gentiment le couvercle au niveau des serrures. Drôlement coriace pour de l’alu ! En fait l’alu n’est qu’un habillage. En dessous c’est de la ferraille. Ça résiste plus mais ça finit quand même, à grand renfort d’étincelles, par s’entamer. Un bon quart d’heure pour arriver à bout d’un côté. La lame diamant fait voir ses limites et pas question de filer chez LeroyRama pour aller en acheter une autre. Instinctivement le bonhomme laisse refroidir la disqueuse. Répit qu’il met à profit pour récupérer, lui aussi. Il a été quasiment en apnée tout le temps de la découpe. Bon quand faut y aller, faut y aller ! Il y va. Il y retourne. Les étincelles, l’apnée et la seconde serrure cède. Pas pour autant que la valise s’ouvre. Impossible de desserrer ce putain d’étau qui fait de la résistance (quand on a connu deux guerres c’est un peu normal). Le marteau, au bout de trois coups sur sa manivelle, le persuade. La box tombe et éclate par terre.

— Oh putain ! Oh putain ! Oh pute de pute, ne trouve qu’à dire Dédé-E.

Pour une surprise c’en est une ! Le Dédé-E en est tout chose. Il est assis par terre, la valisette béante entre ses guibolles, béantes aussi, tremblantes. Mais c’est quoi ce petit boîtier, au fond, avec son petit bitoniau qui clignote ? Ça ne l’inspire pas du tout ce truc. Un dernier petit coup de lame diamant dans sa gueule et le clignotant fait un curieux couic avant d’arrêter définitivement de faire le malin. Toujours au sol, Dédé-E termine sa sieste avant d’avoir la force de se relever. Ça tourne, ça flageole, ça cogite, ça n’y croit pas, ça se pince, ça se met à y croire, à croire à un monde meilleur.

— Tu parles d’une putain de journée, se dit-il à lui-même en retrouvant, petit bout par petit bout, ses esprits.

3. Direction Départementale de l’Équipement, service public chargé de la voirie.

4. Un réchappé de Fallait pas écraser la vieille, mon précédent opus.

5. Note de l’auteur : c’est une fiction, toute correspondance avec la réalité ne serait que pure coïncidence, etc.

3

Ma mère m’a suggéré, à plusieurs reprises, d’amener Elve6 à des expositions de peinture le dimanche au lieu de la traîner dans mon gourbi et de la laisser regarder la télé.

— Cette gamine, elle adore dessiner. C’est à son âge qu’il faut l’encourager. Ah, si ton père ne nous avait pas laissés tomber !

Toujours la même rengaine. Entre mon père, mari inexistant, et son fils, père guère plus existant, ma mère n’a pas été gâtée par les hommes. Alors, en ce dimanche matin, j’ai décidé de lui faire plaisir. Elve et moi arpentons l’allée centrale du Marché de la création de Montparnasse. Trois cents mètres dans un sens, trois cents dans l’autre. Au début, c’était plutôt les pigeons qui captivaient ma fille. Puis la tour, en redescendant l’allée, lui est apparue comme une évidence :

— Oh là là ! pouffe-t-elle.

Sa pensée laisse souvent son vocabulaire sur place. Je crois utile de lui apporter quelques précisions :

— C’est la maison des géants et, si tu es sage, tu en verras peut-être un en sortir.

Mauvaise idée ! Même en remontant, dos à la tour, elle ne la lâche plus du regard. Au cas où. Si bien qu’elle heurte les rares amateurs d’art qui déambulent. Mais, comme chez tous les enfants, la concentration a, chez elle aussi, ses limites. Et bien vite un autre spectacle la captive :

— T’as vu les dessins rigolos du monsieur ?

Le monsieur semble apprécier moyennement le qualificatif de rigolo juxtaposé à son œuvre. Mais il sourit à Elve qui ne se sent plus.

— T’as vu les petits bonshommes ? On dirait un dessin z’animé. Ils sont rigolos. Tu m’en achètes un dessin ?

De mon côté j’aime le côté Street art de l’artiste. Je trouve ses tableaux originaux et émouvants. Je furète, un peu l’air de rien, j’examine, et j’apprécie qu’il me laisse tranquille dans ma découverte de son travail exposé. C’est pas le genre vendeur de canapé, ce mec ! Il laisse venir. Disponible mais pas intrusif. Il présente toute une collection originale de petites œuvres peintes sur des cartes de crédit. Je me dis que je pourrais lui servir de fournisseur en matière première, avec toutes les miennes que mon banquier met systématiquement en opposition. Une petite toile me plaît bien. Ne me demandez pas le format, j’y connais rien. Je dirais dix-neuf centimètres de large sur vingt-quatre de haut (je n’ai aucun mérite à cette précision. Je l’ai achetée et mesurée à l’instant en écrivant ces lignes). Je ne vais pas la décrire car ce serait la trahir mais elle me plaît bien. Quatre visages bariolés m’y regardent. L’artiste signeVrbain Constant. Pour une fois le nom n’est pas de moi. Les curieux peuvent aller vérifier dans leur moteur de recherche favori. Avec ce que ce bon vieux Vaclav m’a fait gagner7, je pense pouvoir me permettre, pour une fois, ce plaisir qui, somme toute, est un investissement. J’interroge l’artiste sur le prix du tableau et il est moins cher que je ne l’aurais soupçonné. Ce mec, en plus de bien me plaire, doit être le moins disant de toute l’allée. Certains abusent, lui reste raisonnable. Très. Il s’adresse à Elve :

— Tiens, petite ! Choisis un dessin. Je t’en fais cadeau, annonce-t-il en lui présentant ses cartes de crédit peintes.

Ma gamine n’en revient pas. Encore qu’elle n’ait pas vraiment la valeur des choses, mais depuis une heure je lui interdis de mettre les doigts sur tout ce qui se présente à hauteur de ses yeux. Elle hésite longuement avant de trouver un petit bonhomme rigolo, comme elle dit.

— Çui-là… Il ressemble à papa.

Approximativement, très approximativement, je vous l’assure. Je suis un peu embarrassé par un tel cadeau mais ça semble tellement faire plaisir à Constant (j’ai renoncé à son second patronyme) que je ne refuse pas. Nous discutons cinq minutes pendant qu’il m’emballe la toile. Elve ne lâche pas sa carte de crédit. J’ai bien fait de choisir ce format. D’abord une, c’est tout petit chez moi et je ne me vois pas y accrocher un Botticelli et, deuzio, c’est bien plus facile à trimballer. D’autant que, même si c’est déjà la fin de la matinée, j’ai promis à Elve qu’on irait déjeuner dans un drôle de restaurant où on mange avec des baguettes. J’ai repéré un japonais dans la rue de la Gaîté et je compte y aller pas trop tard afin qu’on ne soit pas trop bousculés. Ça tombe bien, la petite a faim :

— C’est quand qu’on mange avec des bâtons ?

— On y va, on y va. Dis au revoir et merci au monsieur et on y va.

Elle se fend d’un bisou rapide. Sans doute ne fait-elle pas précisément le lien entre l’artiste et l’œuvre. Et nous prenons la direction de la rue de la Gaîté. Mon téléphone sonne. Il y avait longtemps ! Sûrement ma mère qui s’inquiète de ne pas avoir de nouvelles. Ah ben non, l’écran affiche Siçérond. Bizarre ! C’est René :

— T’es où ? Ton téléphone n’arrête pas de sonner.

Du coup c’est moi qui suis sonné. Qu’est-ce qu’il me raconte ?

— T’es déjà bourré à cette heure ?

— Fais pas l’con Cicé ! Hier tu m’as embarqué mon téléphone et tu m’as laissé le tien.

Ça devait arriver. Car, suivant mon précieux exemple, il n’a rien trouvé de mieux que d’acheter exactement le même modèle de portable que le mien. Hier soir, en effet, je suis passé chez lui pour récupérer une imprimante qu’on lui avait offerte à son anniversaire et dont il ne se servait pas parce qu’il n’a pas d’ordinateur et que c’est pas d’main la veille que tu verras un truc comme ça chez moi ! On a fait venir des pizzas et on a regardé la télé jusqu’à tard. Je suis parti vite car on s’endormait tous les deux et j’ai dû attraper son téléphone dans l’entrée au lieu du mien. Maintenant je comprends mieux le Siçérondqui s’affiche puisque c’est moi qui m’appelle sur son téléphone à lui. Pour ceux qui ne comprennent pas cette énigme ça n’a aucune importance. L’essentiel c’est qu’on communique.

— Ben… Euh… Qui m’a appelé ?

C’est plutôt rare les appels le dimanche matin.

— Y a eu ta reum. Enfin ta vio… mère. J’y ai dit de t’appeler sur mon téléphone mais j’ai oublié d’y donner le numéro. Et pis y a eu un drôle de mec complètement paniqué. J’ai noté son nom mais j’ai perdu le papier. C’est con, j’avais aussi noté le numéro pour le rappeler. Du coup…

— Pas de problème, je reprendrai l’historique des appels.

— Ah, t’as ça, toi ?

Je n’insiste pas. J’ai déjà passé suffisamment de temps à lui expliquer comment appeler et comment décrocher.

— Qu’est-ce qu’il t’a raconté ?

— Je sais pas mais je peux te dire que ça avait l’air grave. Le mec, il en faisait presque dans son froc. J’ai rien pigé. Il croyait qu’il te causait. Je lui ai dit que j’étais ton insistant et que t’allais le rappeler juste après ton enquête en cours. J’ai bien fait ?

— Ouais… Sans doute.

— Et là, tu fais quoi ?

Je lui explique qu’on est dimanche, lui raconte ma matinée avec Elve et qu’on s’apprête à aller déjeuner. Cette évocation déjeunatoire lui donne des ailes.

— Z’êtes où ? J’arrive ! Comme ça, tu auras le numéro.

Je lui explique où on est. Il me promet d’arriver dans un quart d’heure. Il n’a toujours pas récupéré son permis mais un pote lui a prêté sa voiture. Inutile de le raisonner. Je propose à Elve un autre tour dans les stands au prétexte qu’il n’est pas encore tout à fait midi. Comme chez ma mère, où elle vit, midi c’est pas à midi moins cinq ni à midi cinq, elle accepte volontiers mon explication. Ah conditionnement !

6. Ma fille de quatre-cinq ans, (quelle importance ?) pour ceux qui ne connaissent pas.

7. Voir Fallait pas écraser la vieille, précédent chef-d’œuvre.

4

Je ne sais pas si c’est le fumet caractéristique d’un bol de riz nature ou quoi, mais René est là, conforme à son annonce, à midi pétante. À peine vingt minutes pour faire Vitry-Paris Montparnasse, et se garer en plus, chapeau l’artiste ! Moi les vingt minutes ne me suffisent même pas pour trouver une place. Pourtant ma bagnole est toute petite.

— T’as fait vite ! T’as tant la dalle que ça ?

Il rigole comme un gamin qui aurait réussi à te coller un poisson d’avril dans le dos. Elve se jette dans ses bras, toute heureuse de retrouver son Tonton René. Je me demande bien ce qu’elle lui trouve.

— Mais non ! Quand je t’ai appelé j’étais à la gare Montparnasse. J’accompagnais, au train, le pote qui me prête sa caisse pour la semaine. Alors quand tu m’as dit que t’étais ici, j’ai rigolé.

— C’est quand qu’on mange… avec des bâtons ?

Je commence à comprendre ce qui réunit ma fille et mon pote.

— On y va.

— On va où pour grailler ?

— Au japonais de la rue de la Gaîté.

— T’as pas aut’chose ?

— Non, c’est une promesse que j’ai faite à Elve. Et tu n’étais pas spécialement au programme.

— Ah ben si c’est pour faire plaisir à la petite mademoiselle, tonton René va faire une exception.

C’est trop généreux de sa part. Il est tout juste midi mais le restaurant est déjà pas mal plein. On s’installe à une table de quatre au fond, tranquilles. René regarde tout autour de lui comme si le décor lui donnait quelques indices sur la cuisine qu’il soupçonne particulièrement suspecte. La petite est toute contente. Elle a insisté pour être assise en face de tonton René. Je me demande si elle a fait le bon choix. Et, comme je n’allais quand même pas m’installer à côté de mon pote, on se retrouve face à face mais en quinconce. Un serveur, tout droit sorti d’un film de Bruce Lee des années quatre-vingts (du siècle dernier, oui !), nous tend à chacun des menus où des photos ont remplacé le texte. Même Elve s’y retrouve instantanément. René est dubitatif. Il ne trouve pas les frites :

— Y z’ont dû oublier une page, j’ai que les spécialités.

— Yzontoumi ! lui rétorqué-je en japonais impeccable.

Il se concentre donc sur la partie boissons et étudie sérieusement une stratégie. Je conseille Elve qui voulait surtout manger avec des baguettes (avec la fourchette elle n’est pas douée. C’est le moment de voir s’il y a un atavisme asiatique dans la famille), mais qui n’aime pas le riz. Encore un point commun avec son tonton, qui fait la gueule en regardant les images. Elle n’aime pas non plus la soupe. Reste le bol de crudités. Je l’aide à opter pour un menu quatre brochettes, deux sushis. Elle s’amusera avec la salade de choux pour tester ses bâtons. Moi, je prends toujours le menu où il y a le plus de brochettes. Là c’est sept. Ça me va. René n’a pas avancé :

— Elles sont comment les brochettes ?

Je lui indique discrètement la table d’à côté où, justement, Bruce Lee vient d’en déposer. Il fait la grimace :

— Tu me paieras une gaufre en face en sortant ?

— J’avais cru comprendre que c’était toi qui invitais.

Il se renfrogne encore plus, hésitant entre le lard et le cochon pour ma dernière sortie. Je le rassure :

— Tu n’as qu’à prendre deux menus. T’auras tout en double.

— D’accord ! Mais il y a pas de plat principal ? Ils vont amener une autre carte après les entrées.