A l'ombre des patriarches - Pierre Pouchairet - E-Book

A l'ombre des patriarches E-Book

Pierre Pouchairet

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Beschreibung

Une collaboration explosive entre inspecteurs de police de différents horizons...

Alors que la région s’embrase à nouveau, que les affrontements intercommunautaires se multiplient et que les morts s’accumulent de part et d’autre, Dany et Guy, deux inspecteurs de la police judiciaire israélienne, enquêtent sur le meurtre d’une Européenne retrouvée assassinée en plein quartier arabe à Jérusalem-Est. Ils débutent leurs investigations sous haute tension d’autant que, pour les extrémistes, les coupables paraissent tout désignés et qu’une telle horreur appelle forcément vengeance…
Parallèlement, Maïssa, flic palestinienne, se retrouve chargée d’enquêter sur l’enlèvement d’une de ses amies en poste dans une organisation internationale… Les deux affaires vont se croiser, s’imbriquer et obliger les policiers à travailler ensemble dans un climat de suspicion généralisée, où rien n’est simple et où il ne faut surtout jamais se fier aux apparences.

Plongez-vous dans ce polar percutant, écrit à l’encre d’une actualité brûlante ! Par l'auteur du titre Mortels trafics, le livre qui a inspiré le nouveau film d'action Overdose, bientôt disponible sur Amazon Prime !

EXTRAIT

"Kaboul, Afghanistan, mars 2012.

Il pleuvait sur Kaboul. Pour cette ville, éternellement balayée par une poussière fine malmenée par un vent sec, la pluie ressemblait à une aubaine, un don presque divin. Le fait de respirer un air lavé à grande eau était un plaisir rare dont nul ne se plaignait. Le jour se levait, il était tout juste 5 heures. Un groupe apparut à la porte de la mosquée Khan Abdul Rahman. Dans ce pays, peuplé de fervents religieux, la prière du matin attirait bon nombre de fidèles et marquait le point de départ des premières agitations urbaines. Quatre hommes focalisèrent sur eux l’attention de quelques regards curieux. Ils n’étaient pas d’ici."

CE QU’EN PENSE LA CRITIQUE

"Retour à Jérusalem et en Cisjordanie… L’auteur plonge le lecteur qui retient son souffle dans les multiples facettes des tensions, comportements parfois irrationnels, motivations complexes des deux camps… Un grand roman noir d’un réalisme aux terribles accents pessimistes dont on sort le cœur réduit en miettes". – La Cause Littéraire

"Congédier l’insupportable… Style percutant, phrases courtes, ambiance souvent oppressantes, ça sent le vécu ! À l’ombre des patriarches, un petit joyau ciselé, millimétré et terriblement efficace." – Ouest France

"Le suspense monte, les affaires s'enchaînent les unes aux autres, s'accumulent, le doute toujours au ventre, la peur aussi, ce polar ne vous lâche pas et vous achève en feu d'artifice dans un final à couper – littéralement – le souffle." - Quatre Sans Quatre

À PROPOS DE L’AUTEUR

Pierre Pouchairet est né en 1957. Dans une vie antérieure, il était commandant de la police nationale, chef d’un groupe luttant contre le trafic de stupéfiants à Nice, Grenoble ou Versailles… Il a également été à plusieurs reprises en poste dans des ambassades, a représenté la police française au Liban, en Turquie, a été attaché de sécurité intérieure en Afghanistan et a longuement vécu en Cisjordanie. Il est aujourd’hui à la retraite et se consacre entièrement à l’écriture.

Son dernier roman La Filière afghane a reçu le Prix Interpol’Art 2015. Avec son style direct et percutant, Pierre Pouchairet dépeint, sans stigmatisation aucune, la réalité brute de notre Histoire contemporaine. Ce qui montre, si c’était encore à prouver, combien la fiction est un outil précieux pour la compréhension du réel. Authentique, réaliste et implacable !
Pierre Pouchairet a également reçu le Prix du Quai des Orfèvres 2017 pour son roman Mortels Trafics.

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Pour Kristell, Jessica, Léanne et Gabin

Abraham n’était ni Juif ni Chrétien mais il était un vrai croyant soumis à Dieu ; il n’était pas au nombre des polythéistes.

Les hommes les plus proches d’Abraham sont vraiment ceux qui l’ont suivi, ainsi que ce Prophète et ceux qui ont cru. Dieu est le Maître des croyants.

Sourate 3, versets 67-68.

Avertissement

Même si l’auteur s’est servi pour base d’événements médiatiques récents et de la situation géopolitique actuelle, le texte qui suit est une fiction.

Toute ressemblance avec des personnages existants, ou ayant existé est purement fortuite.

Prologue

Kaboul, Afghanistan, mars 2012.

Il pleuvait sur Kaboul. Pour cette ville, éternellement balayée par une poussière fine malmenée par un vent sec, la pluie ressemblait à une aubaine, un don presque divin. Le fait de respirer un air lavé à grande eau était un plaisir rare dont nul ne se plaignait. Le jour se levait, il était tout juste 5 heures. Un groupe apparut à la porte de la mosquée Khan Abdul Rahman. Dans ce pays, peuplé de fervents religieux, la prière du matin attirait bon nombre de fidèles et marquait le point de départ des premières agitations urbaines. Quatre hommes focalisèrent sur eux l’attention de quelques regards curieux. Ils n’étaient pas d’ici. Mais les Afghans ne se posaient plus de questions lorsqu’un comportement, une attitude ou des gens leur paraissaient étranges. Depuis le renversement de Mohammad Zaher en 1973, le pays ne vivait plus qu’à l’heure des drames et des guerres. La population exsangue ne croyait plus en rien. Vivre une journée paraissait déjà à chacun un petit miracle. Dans ce contexte, inutile de se mettre en péril en s’occupant des autres.

La barbe longue, bien coupée, ils étaient vêtus de propre, signe qu’ils avaient pris soin d’eux avant de sortir dans la rue. Leur apparence n’était pas seulement due aux ablutions matinales en vue de la prière, mais surtout au désir qu’ils avaient d’accomplir dignement leur mission avant de se présenter au rendez-vous qui les attendait.

Les visages étaient graves, tendus, mais la prestance des corps révélait une volonté sans faille. Des hommes dans la force de l’âge, dont la peau burinée reflétait de longues expositions au soleil. Leurs vêtements étaient un mélange entre la tenue traditionnelle afghane, constituée d’un pantalon ample et d’une longue chemise, et des apports plus occidentaux, comme les vestes en duvet et leurs chaussures, une copie pakistanaise des Timberland montantes. Ils n’échangèrent aucun mot et demeurèrent quelques instants immobiles, les yeux perdus vers le ciel, comme s’ils s’enivraient de l’air matinal. Ce n’est qu’après cette courte pause qu’ils avancèrent d’un pas rapide jusqu’à une Toyota Corolla blanche garée à proximité du ministère de l’Éducation, sur Asmayi Road, le long de Zarnegar Park.

Ahmad, le plus jeune d’entre eux, prit le volant. Leur chef, Freidoune, s’assit près de lui et inséra un CD dans le lecteur. Les deux autres montèrent à l’arrière. Le silence fut rompu par une voix forte, celle de mollah Damullah, leur mentor... Le religieux taliban récitait des versets du Coran. Le rythme lancinant, presque musical, s’insinua dans les têtes, comme si cette écoute les hypnotisait. D’un revers de manche, Ahmad se frotta le visage. Ce n’était pas que les restes de pluie qui mouillaient ses yeux et leur donnaient un éclat étrange, presque angoissant.

Il démarra, passa devant l’Hôtel Serena, tourna à gauche et longea le lycée français. Derrière ce bâtiment se trouvait le palais présidentiel. Il pensa à ce pourri de Ghani et à son prédécesseur Karzaï. Tous deux iraient un jour en enfer.

Un dispositif policier interdisait la route du ministère des Affaires étrangères mais la présence des uniformes ne les inquiéta pas outre mesure. Il continua et longea le commissariat central de Kaboul puis bifurqua sur la droite et suivit le mur d’enceinte de l’ambassade d’Iran jusqu’à l’avenue Shar-e-Nao, encore peu animée. Il tourna sur la gauche et ils cherchèrent une rue perpendiculaire à même de leur offrir un peu de tranquillité.

— Là ! lança Freidoune.

Le brusque coup de volant surprit les voyageurs autant que les amortisseurs. La carcasse tangua, souleva une gerbe de boue et se retrouva dans une ruelle en terre. Ils n’eurent pas à poursuivre longtemps pour localiser un endroit qui semblait convenir. Ahmad immobilisa la Corolla. Silence. Ils descendirent tous les quatre pour se retrouver à l’arrière de la voiture, sous la pluie. Freidoune ouvrit le coffre. Il était rempli de ce qui aurait pu paraître un mélange hétéroclite : des bouteilles de gaz, des sacs d’engrais, de la ferraille et, au-dessus, quatre gilets explosifs prêts à l’usage. Chaque vêtement, tel qu’il était confectionné, aurait les mêmes effets qu’une dizaine de grenades défensives : des billes de métal, des vis, des boulons, fondus dans le mélange de cordite et de substances chimiques, produiraient une onde mortelle et destructrice sur un rayon de plusieurs dizaines de mètres. Une simple pression sur un bouton suffirait. Une action qui leur vaudrait d’accéder au paradis des shahidI.

Sous les gilets se trouvaient trois Kalachnikovs, une arme qu’ils connaissaient parfaitement pour l’avoir pratiquée lors de longues heures d’entraînement en zone tribale à la frontière entre l’Afghanistan et le Pakistan, un espace de non-droit où se réfugiaient les talibans afghans et les membres d’Al-Qaida. Une fois équipés, ils s’étreignirent longuement et remontèrent dans le véhicule.

Le mollah continuait sa litanie religieuse... Le son de sa voix chaude reprit rapidement sa place dans le cerveau et le cœur des passagers. Ahmad s’accrocha au rythme de la prière. Elle le guiderait jusqu’au bout de son chemin terrestre. Il retrouva facilement l’avenue de Shar-e-Nao. Encore quelques centaines de mètres et il bifurqua sur sa gauche en direction du centre commercial de l’Hôtel Safi Landmark. La rue était déserte. Il s’arrêta un court instant. Les portes s’ouvrirent. Il ressentit des caresses rapides sur ses épaules, un dernier geste fraternel de la part de ses deux compagnons assis sur le siège arrière. Freidoune le regarda.

— Tu vas nous précéder, mon frère. Nous ne serons pas longs à te rejoindre. Dieu est avec nous, nous n’avons rien à craindre.

Les portières claquèrent. Ahmad était maintenant seul. Le moteur de la Corolla ronronnait doucement, il pensa au souffle d’un animal. Dans un éclair, il se vit à cheval et se rappela le calme de sa monture lorsqu’elle attendait d’être sollicitée pour foncer dans la mêlée d’un bouzkachi. Il en revint rapidement au moment présent. Il avait eu peur d’avoir peur, de ne pas être à la hauteur de sa tâche, pourtant sa détermination était bien là, intacte. Le cœur dans sa poitrine cognait un peu plus fort, ses mains tremblaient légèrement, mais rien de grave. Il ne faillirait pas. Il eut une pensée pour les siens. Les visages de son épouse et de ses enfants, tués lors d’un raid de la coalition, lui apparurent brièvement. Ses articulations blanchirent, tant il tenait fermement le volant. Il se mit à entonner « Allah Akbar » plusieurs fois, comme s’il s’échauffait, et finalement écrasa l’accélérateur. Le moteur de la Japonaise rugit.

Son objectif se trouvait de l’autre côté du pâté de maisons. Un virage, les pneus crissèrent, puis un second, plus serré. Il aperçut ses camarades sur le trottoir et crut croiser le regard de Freidoune. Ils devaient être fiers de lui. La voiture fit une embardée, il faillit en perdre le contrôle, elle se rétablit. Encore trente mètres... Devant lui le portail d’une bâtisse de deux étages : l’Hôtel Al-India, une résidence d’expatriés, en majorité des Indiens employés dans un hôpital de la ville. De chaque côté de la porte : des gardes. Il eut le temps de voir leurs visages surpris. Le choc de la voiture sur la grille de l’entrée. Il crut passer à travers le pare-brise. Il rebondit sur le siège. Derrière la grille : une herse. Les quatre pneus éclatèrent. Il en aurait fallu plus pour arrêter la Corolla. Elle termina sa course dans le hall, devant les yeux effarés des gardes et de quelques témoins. Une courte accalmie. Le silence. Des cris !

Freidoune et les deux autres talibans, abrités par l’auvent d’une boutique, suivirent Ahmad des yeux jusqu’à ce que la voiture disparaisse dans la cour de l’hôtel. Freidoune sortit de sa poche un petit boîtier en plastique de la taille d’un paquet de cigarettes. Au milieu, un unique bouton. Une pression déchaîna un déluge de feu et de mort. Il y vit l’expression d’une punition divine. Il sourit.

Un bruit assourdissant, la voiture disparut dans une gerbe de flammes et de fumée. Le souffle de la déflagration et les débris projetés détruisirent les vitres des immeubles sur plusieurs centaines de mètres. Des monceaux de verre brisé recouvrirent la rue. Des immeubles subitement nus, comme s’ils étaient en cours de construction. Lorsque la fumée et la poussière furent écrasées par la pluie, il ne restait plus rien de l’hôtel. Disparu. Les deux étages avaient laissé la place à une excavation, un amas de débris et un enchevêtrement de ferraille.

L’explosion ramena les trois hommes dans l’action et effaça troubles et questionnements. Le premier, Freidoune, s’avança en direction de l’entrée d’un hôtel voisin. Ils avaient ordre de l’investir et de tuer tous les Occidentaux qu’ils y trouveraient. L’attaque d’Al-India n’était qu’une diversion mais elle convenait très bien aux commanditaires, les services secrets pakistanais. Porter un coup au voisin indien était toujours un plaisir.

Ils virent des gardes armés sortir en courant et foncer en direction des lieux. Trop abasourdis par ce qui venait de se passer, ces derniers ne se rendirent pas compte qu’ils laissaient l’accès libre aux tueurs. Freidoune connaissait l’endroit pour y avoir effectué des repérages. Leur objectif avait des allures de village de vacances. Il était constitué d’un alignement de chambres donnant sur un jardin central.

— Couvre-nous ! lança le chef taliban à l’un de ses hommes.

Le combattant s’abrita derrière un muret, posa un genou au sol et épaula sa Kalachnikov, prêt à en découdre avec gardes et policiers.

De leur côté, Freidoune et son compagnon restant commencèrent à s’attaquer à la première chambre. La serrure vola en éclats et ils tombèrent sur un homme terrorisé recroquevillé dans un coin. Un Afghan. Ils passèrent à la suivante.

Dans la cour, des clients affolés tentaient de fuir. Les deux talibans les mirent en joue. Un policier était dans le lot. Il fut abattu. Un Occidental passait le pas de sa porte. Freidoune ne réfléchit pas, la Kalachnikov calée contre sa hanche il envoya une rafale et regarda l’homme s’écrouler. Son compagnon fit de même, il tira sur un autre étranger en fuite. Deux Afghans tombèrent aussi, il le regretta, mais c’était Dieu qui guidait son arme. Il continua de rafaler l’Occidental dont le corps sans vie gisait déjà au sol.

Derrière eux, des tirs éclatèrent. Leur frère venait d’engager le combat.

Il restait une dizaine de chambres à visiter et ils poursuivirent la fouille méthodique des lieux. C’est en soulevant le lit de la cinquième chambre que Freidoune découvrit un autre Occidental. L’homme le regarda, il prit appui sur ses avant-bras et cria deux fois, comme s’il l’insultait. Le taliban laissa retomber le lit et envoya une longue rafale de balles à travers le matelas.

À la fin de ce tour de propriétaire macabre, ils avaient exécuté au moins six étrangers et quelques Afghans, en majorité des policiers et des militaires. Une nouvelle explosion à l’entrée de l’hôtel signifia la fin de leur compagnon. Ils allaient devoir passer de l’attaque à la défense. Freidoune fit signe à son complice de trouver une position lui permettant d’avoir vue sur l’entrée et de le couvrir. Il disparut dans la résidence.

Le militant résista vaillamment pendant plusieurs minutes et ce n’est qu’à l’arrivée de forces d’intervention bien entraînées qu’il eut pleinement conscience que sa fin était proche. Déjà blessé, les forces commençaient à lui manquer. Après avoir essuyé un tir particulièrement nourri, il décida de ne plus répondre et trouva un abri lui permettant de se cacher et de se protéger. La détonation d’une grenade lui arracha les tympans mais il était toujours vivant lorsque deux policiers entrèrent dans la pièce partiellement détruite. Ce fut presque un soulagement pour lui d’actionner la mise à feu de son gilet. L’explosion fit voler en éclats la chambre et projeta vitres, briques, mobiliers et débris humains aux alentours.

Un afflux de forces de sécurité permit enfin à quelques Afghans, clients de l’hôtel et employés réfugiés dans des combles, de quitter leur cachette et de fuir dans une course éperdue vers la rue.

Lorsque le calme revint et qu’il n’y eut plus de résistance apparente, les forces spéciales afghanes se lancèrent dans une visite de chaque chambre et de chaque recoin. C’est dans l’une des dernières pièces qu’ils découvrirent un gilet explosif et une Kalachnikov cachés sous un lit. Ils en conclurent qu’un des tueurs avait annulé son billet pour le paradis. Les vierges devraient patienter.

I. Celui qui est considéré comme un martyr par l’Islam.

PARTIE 1

Chapitre 1

Jérusalem, janvier 2016.

Le froid, la pluie, voire la neige étaient annoncés. En l’état actuel, il paraissait pourtant bien difficile de donner crédit à des prévisions si pessimistes. La température était particulièrement clémente et même mieux que ça... Il faisait chaud, très chaud. Rien d’insupportable cependant. L’air sec absorbait la transpiration avant même qu’elle ne ruisselle sur les corps brûlants et la population, habituée aux chaleurs estivales, considérait qu’une trentaine de degrés au thermomètre était la norme.

Dans leur bureau de la direction de la police criminelle, Dany et Guy profitaient d’une période d’accalmie. Elles étaient rares en ce moment. Les relations entre Juifs et Arabes se désagrégeaient. Depuis l’espoir né des accords d’Oslo, les négociations se traduisaient par un pas en avant et deux en arrière. Le naufrage des derniers mirages de paix avait commencé avec l’abandon des pourparlers parrainés par John Kerry, puis il y avait eu l’été 2014, l’enlèvement et l’assassinat de trois adolescents juifs des colonies... L’embrasement et la réplique de TsahalII sur la bande de Gaza... L’automne 2015, les meurtres à l’arme blanche, les nouveaux affrontements. Des morts, et encore des morts. Le glissement vers une troisième intifada paraissait inéluctable pour beaucoup d’observateurs que plus personne ne qualifiait aujourd’hui de pessimistes ou d’alarmistes.

Après avoir mis de l’ordre dans les dossiers en cours, les deux flics s’étaient plongés dans des lectures moins professionnelles. Dany parcourait les annonces immobilières et Guy lisait Le traité d’athéologie de Michel Onfray. Son collègue l’avait regardé sortir son bouquin avec méfiance. Il redoutait par avance l’étalage de connaissances dont il allait être abreuvé. Dany ne put s’empêcher de le titiller :

— La semaine dernière, c’était Spinoza. Dis donc, t’es en plein dans la philo...

Guy releva la tête et sourit.

— Je suis allé à une conférence d’Onfray à l’Institut français, ça m’a donné envie de le lire.

Trop complice pour ne pas comprendre où Dany voulait en venir, Guy le laissa macérer, avant de poursuivre :

— Ne t’inquiète pas, je te ferai le résumé dès que j’aurai terminé.. Je veille sur ta culture personnelle.

Dany haussa les épaules et leva les yeux au ciel.

— Je brûle d’impatience, docteur Wiki.

Les deux hommes faisaient équipe depuis plusieurs années. Leur point commun : être d’origine française. À 36 ans, cela ne faisait que huit ans que Dany était en Israël. Natif de Nice, issu d’une famille juive pied-noir, ses parents avaient fait leur alya quand il avait vingt-cinq ans, alors qu’il débutait dans la police française. Il n’avait pas souhaité les suivre à l’époque et avait mal pris leur décision. Au décès de son père, terrassé dix ans plus tôt par une crise cardiaque, il n’avait plus eu le choix et s’était rapproché de sa mère. Il avait dû laisser un boulot qui lui plaisait, se mettre en disponibilité et repartir à zéro. Sa chance avait été d’avoir toujours parlé un peu hébreu grâce à ses grands-parents. Il avait continué de pratiquer cette langue, ce qu’aujourd’hui il ne regrettait pas. Inspecteur dans une unité d’investigation de la direction centrale de la police israélienne, il se partageait entre Jérusalem, où il travaillait et vivait dans un petit deux-pièces, et Tel-Aviv, où était sa mère. Il détestait l’orthodoxie religieuse de Jérusalem, un endroit où chaque communauté se sentait obligée de marquer sa différence par un affichage public et outrancier de sa religion, et adorait l’exubérance de Tel-Aviv, ses plages et sa vie nocturne.

Guy, pied-noir également, était presque dix ans plus âgé que Dany. Arrivé en Israël avec ses parents alors qu’il était encore ado, il avait terminé ses études dans le pays. À l’inverse de Dany, sportif et beau gosse, Guy était grassouillet, hâbleur, avec des allures à la Patrick Timsit. Doté du charme et de la roublardise des Méditerranéens, il avait gravi les échelons policiers laborieusement. Lecteur infatigable de livres indigestes, il ne manquait jamais une occasion de faire partager sa science. Son côté pittoresque ne l’empêchait cependant pas d’être un redoutable limier, motivé et expérimenté, qui savait s’accrocher sur les affaires jusqu’à leur aboutissement. Les deux flics, surnommés « les Français » par leurs collègues, faisaient équipe depuis un bon moment déjà et étaient devenus inséparables.

La sonnerie stridente du téléphone de Dany les fit sortir de leur léthargie. Le flic jeta un regard sur l’écran : le directeur. Pas bon ! Ils étaient de permanence et venaient pour sûr d’écoper d’une affaire. Guy leva un sourcil. Son collègue n’attendit pas la seconde sonnerie pour décrocher.

— Oui, monsieur.

Dany attrapa un stylo et une feuille de papier. Guy referma son livre en l’entendant répéter « Ras El-Amud » : le quartier arabe de Jérusalem était synonyme d’emmerdements. Et en ce moment ils n’en manquaient pas. Quand il raccrocha, Dany releva la tête en direction de son binôme :

— Une cadavre, une gonzesse non identifiée, certainement une juive israélienne ou une étrangère.

— Tu veux dire « type caucasien », pour faire sonner à l’américaine ? Une blanche quoi !

Dany haussa les épaules.

— Ouais. Allez bouge ton cul. On a du boulot.

— On sait comment elle est morte ?

— Les fesses à l’air !

Guy resta sans voix, son collègue n’était pas un habitué de ce genre de réplique. Dany le regarda en souriant.

— J’essaye de t’imiter.

— C’est malin !

— Non, on ne sait pas. Les collègues du quartier nous attendent. La découverte du corps fait suite à un appel anonyme. Le légiste est prévenu. En tout cas, ce n’est pas une mort naturelle.

***

Ils déboulèrent sur le parking du commissariat avec leurs sacs contenant le matériel habituel et nécessaire aux premières constatations : papier, stylos, craies, dictaphone, appareil photo, sachets en plastique, d’autres en papiers, gants, ficelle, masque de chirurgien, protection de chaussures, charlotte... Et tout le matériel qui pourrait être utile en fonction des circonstances : lampe torche, couteau, pinces, clé à molette, pied de biche...

Dany prit le volant de leur voiture de service et ils empruntèrent l’avenue Ha-Shalom en longeant le couloir de tram. Il bifurqua ensuite vers la gauche de manière à gagner Suleyman street. Ils longèrent la vieille ville et passèrent devant la porte de Damas.

Du lever du jour jusqu’à la tombée de la nuit, ce quartier faisait l’objet d’une effervescence incroyable. Très tôt, il voyait arriver les dévots des trois religions se rendant sur leurs lieux de culte respectifs. Toute la journée, ils ne cesseraient de passer et de repasser. Arrivaient ensuite les commerçants du bazar ou des étals installés des deux côtés de la porte de Damas, puis leurs clients, une foule de ménagères, en majorité arabes, et enfin les touristes du monde entier. C’est ainsi que des juifs orthodoxes, des musulmanes entièrement voilées de noir et des gamines vêtues du strict minimum imposé par la décence, voire parfois un peu moins, se côtoyaient dans une promiscuité aussi étrange qu’unique au monde.

La foule et les voitures agglutinées derrière des bus arrêtés finirent par bloquer le véhicule de police.

— Mets la musique, je m’occupe de la lumière ! lança Guy. Il fouilla dans la boîte à gants et fit apparaître un gyrophare magnétique qu’il déposa sur le toit.

Le bruit de sirène attira les regards sans pour autant provoquer de réaction immédiate. Ce n’est que l’arrivée de policiers à pied, alertés par le remue-ménage, qui décida les bus à se garer correctement. Dany la joua viril. Il enclencha la première et embraya brusquement. Guy se retrouva collé au siège. La voiture dépassa les autres véhicules et se fraya un chemin dans la foule. La détermination fonctionna, route libre. La boîte à musique perdit instantanément de son utilité.

— Tu veux que je l’enlève ? demanda Guy.

— Non, laisse.

La voiture contourna la vieille ville, plongea sur Jericho Road et prit la direction du jardin des Oliviers. Ce n’est qu’après avoir dépassé la majestueuse basilique de l’Agonie, brillante de toutes ses dorures, et les dizaines de cars de touristes stationnés dans son prolongement, que la circulation commença à réellement se fluidifier. Après ça, il ne leur fallut pas longtemps pour arriver sur les lieux de la scène de crime. Un cordon de sécurité était dressé. Devant s’amassait une foule de curieux, uniquement de jeunes Arabes. Dans un calme tendu, ils regardaient les professionnels de la mort s’agiter.

Un policier en uniforme fit signe à Dany de venir se garer à côté d’autres voitures de police. Ils le saluèrent et récupérèrent leurs affaires.

Ils étaient dans un quartier où les Juifs ne s’aventuraient pas, sauf les flics. En face d’eux, sur la colline opposée, se dressaient les remparts de la ville sainte. Sur l’esplanade des Mosquées, troisième lieu saint de l’islam, le Dôme du Rocher resplendissait de tout son or sous le soleil. Plus bas : le mur des Lamentation. Et plus à l’ouest : le Saint-Sépulcre. La cité – de moins d’un kilomètre carré – focalisait les trois grandes religions monothéistes, excitait les convoitises et semblait se nourrir du sang de ses habitants, prompts à le verser pour défendre croyances et racines.

Une ville que deux États revendiquaient pour capitale, Israël d’un côté et l’Autorité palestinienne de l’autre. Des millions de personnes la visitaient annuellement dans un chassé-croisé incessant de bus remplis de touristes. Mais ici, pour les Arabes de Jérusalem, la vie n’avait souvent d’autre horizon qu’un futur désabusé. Considérés par la communauté juive comme des voisins encombrants et de perpétuels suspects, ils bénéficiaient d’un statut bâtard à mi-chemin entre celui du Palestinien de Cisjordanie, relégué derrière le mur de séparation entre les deux États, et celui de l’Arabe israélien. Inutile de parler du Gazaoui, prisonnier de sa bande de terre, pour lequel sortir légalement du territoire – administré par le Hamas – relevait de l’exploit.

Les Arabes de Jérusalem-Est pouvaient, certes, circuler dans tout le pays, mais quel pays ? La Palestine ? La Cisjordanie ? Israël ? Et voyager en passant par l’aéroport de Tel-Aviv, à condition de bénéficier des visas nécessaires... Pour le reste... L’espoir était dans l’expatriation pour les uns, et pour les autres ce serait le commerce, s’ils avaient de la chance, sinon les petits boulots ou le chômage, à moins qu’ils ne se laissent aller à la révolte.

Un substitut du parquet s’était déplacé. Sous le regard attentif d’un responsable policier, il parlait avec plusieurs personnes. Un peu plus loin, au-delà d’une large étendue de terre et de sable, au milieu de hautes herbes et de ronces, attendait un autre groupe d’intervenants. Les deux flics en conclurent que le corps devait se trouver là-bas. Ils aperçurent la haute silhouette du docteur Feldman. Le médecin légiste venait d’arriver et prenait cette direction.

En voyant les policiers, le magistrat s’interrompit et s’écarta de ses interlocuteurs pour les saluer. Les deux flics connaissaient bien Abel Hekselman, il était affecté au cabinet du procureur de Jérusalem depuis peu. Substitut en charge des affaires criminelles, ils le fréquentaient régulièrement et avaient de bonnes relations avec lui. Il ne s’agissait pas d’un « tordu ». Il se satisfaisait de la vérité, même lorsqu’elle n’était pas bonne à dire, ce qui n’était pas le cas de tout le monde dans ce pays.

— Messieurs, bonjour. J’ai voulu que votre service enquête sur ce cas. Le corps d’une personne non arabe, découvert dans ce quartier, cela va forcément faire les choux gras de la presse nationale et internationale.

Comme pour faire écho à ses inquiétudes, ils virent débouler dans un nuage de poussière, plusieurs véhicules remplis de juifs orthodoxes. Avec leurs papillotes, leurs vêtements noirs et leur large chapeau en feutre, leur apparition donna aux lieux une coloration de western spaghetti qui aurait pu être drôle si elle n’avait pas été annonciatrice de grabuge. Ils étaient presque une vingtaine, sortis d’une demi-douzaine de voitures. Trois d’entre eux s’avancèrent, au pas de charge, à la rencontre des forces de l’ordre. Les réactions ne se firent pas attendre : une pierre s’envola et tomba à quelques mètres des visiteurs.

Le responsable de la police locale, un superintendant en uniforme, soupira en les voyant. Il approchait de la retraite. Un brin rondouillard, une calvitie naissante, il avait la tête de quelqu’un qui n’aime pas les problèmes et préfère les anticiper plutôt que les subir. Arrivé quelques mois auparavant, il avait accepté de prendre la tête de cette circonscription difficile en échange d’un avancement permettant d’arrondir sa future pension. Mais les merdes s’accumulaient et il se demandait s’il avait eu raison d’accepter. Chaque événement ne manquait pas d’être médiatisé et à chaque fois il avait l’impression d’être assis sur un siège éjectable.

— On n’avait pas besoin de ça !

Dany jeta un œil vers le groupe avec lequel le policier et le magistrat étaient en discussion : des hommes la soixantaine passée, la barbe mal taillée, des vêtements de mauvaise qualité, les pieds nus dans des chaussures usées et sales. Il en conclut qu’il ne pouvait s’agir que d’habitants du quartier. Le superintendant avait dû fouiller dans ses archives et identifier des gens susceptibles de l’écouter. Il comptait faire appel à ces sexagénaires pour calmer la situation, mais ils rechignaient à s’en mêler. Depuis la dernière intifada, les Arabes de Jérusalem-Est refusaient d’élire des représentants et de participer à ce qu’ils estimaient être une comédie montée par les Juifs. Durant les affrontements, ces élus avaient été accusés d’être des collabos de l’État hébreu et leur position leur avait attiré plus de problèmes que d’avantages.

Le superintendant jeta sa cigarette dans le sable et l’écrasa du pied. Il chercha un regard, mais les « chibanis » semblaient davantage intéressés par leurs chaussures que par lui.

Il décida de leur parler en arabe, dans un ton indiquant clairement que le moment n’était plus aux tergiversations mais à l’action.

— Messieurs, si vous voulez protéger vos enfants, il est temps de prendre vos responsabilités. Tâchez de les calmer ! Un affrontement n’apportera rien de bon pour personne.

Il n’eut pour toute réponse que quelques sourires crispés sur des visages éteints. Sans rien promettre, le groupe lui tourna le dos et s’en alla en direction des jeunes manifestants. Un moment de solitude. Le policier en vint à douter de la qualité de son arabe, ou des facultés auditives de ses interlocuteurs. Il les regarda s’éloigner en espérant qu’ils sauraient s’en remettre à la sagesse et trouver les mots pour calmer les jeunes excités. Machinalement, il consulta sa montre : il n’était qu’au début d’une journée de merde. Mieux valait rester calme, elle serait longue. D’un bref signe de main, le superintendant attira l’attention de son adjoint et l’enjoignit de demander d’urgence des renforts. Il se frotta la nuque, prit son souffle, comme s’il s’apprêtait à plonger dans un bassin et à nager longuement en apnée. Un regard pour les deux flics de la PJ et le magistrat, et il s’avança vers les orthodoxes.

— Je crois qu’il ne faut pas traîner, remarqua Dany à l’intention du substitut. Plus vite nous aurons terminé les constatations et évacué le corps, mieux ça sera.

Le magistrat acquiesça d’un clignement des yeux et d’une grimace désabusée. Un groupe de Juifs avait été tué deux jours auparavant à un arrêt de tram, un fait divers presque habituel depuis quelques semaines. En représailles, des groupes d’extrémistes patrouillaient à la recherche de jeunes Palestiniens et se livraient à des « ratonnades ».

Tournant le dos à la foule, Guy et Dany avancèrent vers la scène de crime. La vue de cadavres n’était pas le fort de Guy. Longtemps affecté à un service chargé des constatations sur les attentats, il avait vu plus de corps démembrés que quiconque, des visions qui venaient souvent le hanter et qu’il peinait à refouler.

— Ça ira ? demanda Dany.

Son collègue haussa les épaules et prit une voix exagérément fanfaronne.

— T’inquiète pas. C’est du gâteau par rapport à la barbaque que j’ai côtoyée.

Il se tut quelques secondes avant de poursuivre sur un autre sujet :

— Ce qui me donne le plus envie de gerber, ce sont ces connards de religieux. Ils sont toujours prêts à foutre la merde. Et nos dirigeants abondent dans leur sens.

Il se tut un instant, comme s’il réfléchissait, avant de poursuivre :

— En fait, ce sont eux qui gouvernent en faisant pencher la majorité de leur côté.

Guy mit fin à ses considérations et ils partirent rejoindre le cadavre qui patientait. La morte était déjà en bonne compagnie : de simples policiers, mais aussi des techniciens de la Scientifique et des opérateurs chargés de récupérer la dépouille pour la transporter à la morgue. Ils se présentèrent à ceux qui ne les connaissaient pas et serrèrent brièvement quelques mains.

Les deux flics se séparèrent. Guy procéderait à l’examen des lieux environnants, en compagnie de spécialistes de la police technique et scientifique et de jeunes flics appelés en renfort...

Le docteur Feldman avait enfilé une paire de gants en latex. Accroupi près du corps, il venait de procéder à un premier examen. Il releva la tête vers le nouvel arrivant et les deux hommes se saluèrent d’un regard. Dany s’agenouilla près de lui, carnet et stylo à la main.

En bruit de fond, ils entendaient Guy distribuer les rôles et désigner des secteurs où ils allaient entreprendre une sorte de battue, presque à quatre pattes, au milieu des ronces.

Un photographe, après avoir pris des plans généraux, attendait maintenant les instructions de l’expert et de Dany. Le médecin légiste appuya sur la touche « marche » de son dictaphone et commença par décrire le visage. Il s’agissait d’une jeune femme de moins de trente ans, brune, yeux bleus, face gauche appuyée sur le sol. Un écoulement sanguin provenant de plaies sur le crâne avait laissé dans le cou et derrière l’oreille une marque brunâtre, l’œil apparent était vitreux et la décomposition du corps avait commencé.

— Elle est là depuis plus de deux jours, remarqua le spécialiste. La rigidité cadavérique est en train de disparaître.

Il accompagna cette allégation en pliant sans difficulté le bras de la victime, preuve du début de putréfaction.

— J’essayerai de vous en dire plus lors de l’autopsie.

Le médecin nota les traces d’un écoulement nasal et des marques de lividité : cela débutait au niveau de l’épaule droite, partiellement dénudée, et continuait sur le même côté jusqu’à la cheville. Il caressa les marques bleutées du bout des doigts et s’adressa au flic sans le regarder :

— Elle a été bougée, elle n’avait pas cette position à l’origine. Elle devait être comme recroquevillée sur ce côté et le corps a dû être traîné.

Il touchait maintenant les pieds et se pencha pour mieux les examiner :

— Regardez les talons : ils sont déchirés par des frottements. La robe et les fesses aussi. Il y a des restes de terre et de végétation, mais pas de sang... On l’a emmenée là alors qu’elle était déjà morte depuis plusieurs heures.

Il continua silencieusement et s’intéressa au crâne. À l’aide d’une pince à épiler, il écarta les cheveux remplis de raisiné. Ils recouvraient une plaie. Il eut un petit tressaillement face à sa découverte.

— Le coup a été violent, possible fracture du crâne.

Il chercha le regard du flic.

— Aidez-moi à la retourner !

Un sac mortuaire était étalé le long de la dépouille. Ils y firent basculer le cadavre sur le dos. Dany plissa involontairement les lèvres de dégoût. La vermine avait déjà pris possession du profil gauche et l’odeur de putréfaction libérée par le mouvement du corps les enveloppa. Le médecin, en professionnel, ne réagit pas à ce qui était son quotidien et poursuivit son enquête. Son verdict tomba :

— Elle a été battue. Ses blessures semblent correspondre à de bons vieux coups de poing. Pour la blessure sur le crâne... Elle a été frappée avec quelque chose, un objet contondant, une barre en fer... À moins qu’elle n’ait chuté violemment contre un coin de mur, une porte...

Il hésitait, comme s’il pensait à haute voix.

— Peut-être frappée, c’est plus probable. On y verra plus clair plus tard, il faut examiner la plaie, raser les cheveux.

— Des sévices sexuels ?

— Rien d’évident, malgré les apparences vestimentaires. Pas de sperme, pas de marques de violence au niveau des cuisses.

Un détail surprit le flic :

— Pas de bijoux. Étrange pour une fille qui paraissait plutôt coquette à voir les restes de maquillage et le vernis à ongles...

— Effectivement, acquiesça le médecin en se redressant. Mais ça, c’est de ton ressort, pas du mien.

Il fit signe qu’il en avait terminé et donna rendez-vous au policier. Ils poursuivraient dans l’après-midi, à l’institut médico-légal Abu-Kabir.

Les regards des brancardiers convergèrent vers Dany, dans l’attente d’une confirmation de sa part.

— C’est bon pour moi aussi, vous pouvez la prendre.

Derrière eux, Dany reconnut tout de suite Eli Zimmerman, un officier du Shabak, la nouvelle appellation désignant le Shin Beth, le service de sécurité intérieure. Ils avaient déjà enquêté ensemble sur une affaire précédente concernant l’assassinat d’une famille juive dans une colonie de Cisjordanie. Eli était un individu massif, la cinquantaine sportive, le visage buriné taillé à la serpe, des cheveux poivre et sel, coupés court. Il dégageait de la force et de la rudesse. Un brin cynique, c’était avant tout un homme franc qui ne cherchait pas à s’encombrer de diplomatie. Il faisait son job, c’était aux politiques de tirer les conséquences de ses découvertes et il exécutait les ordres sans état d’âme. Il lança un sourire à Dany.

— Alors cette fois, c’est moi l’observateur, fit-il, en référence à cette affaire commune où le Shabak avait été directeur d’enquête.

Dany lui serra chaleureusement la main.

— Oui, pour le moment on peut considérer que c’est de notre ressort : personne n’a revendiqué le crime.

— Une Juive – si c’en est une – ici, et vu les circonstances, ça va forcément servir les intérêts des incendiaires de tous bords. Il n’est pas impossible qu’on me refile l’affaire.

Alors qu’on évacuait le corps, des explosions retentirent. Ils se tournèrent en direction des événements. Deux jeunes venaient de jeter des cocktails Molotov en direction des voitures des orthodoxes, sans toutefois les atteindre. Le cordon de police s’étoffa presque instantanément et un officier, muni d’un porte-voix, lança un appel au calme. Ce serait le dernier. Dans son dos, sous l’œil vigilant de snipers, des policiers anti-émeutes se déployaient. Ils élimineraient, sans sommation, tout manifestant jugé dangereux pour l’intégrité physique des intervenants. Réfugiés derrière les forces de l’ordre, les orthodoxes toisaient les jeunes. Un gradé de la police s’avança et leur signifia de quitter les lieux avant qu’il ne soit trop tard, mais ils n’étaient pas décidés à faire profil bas.

Habitués à ce type de confrontation, Dany et Eli regardaient la scène sans s’en soucier. Guy arriva. Son pantalon avait pris une belle couleur verte et ses bras étaient égratignés de partout. L’air sec n’avait été d’aucun secours, il transpirait à grosses gouttes sous sa chemise déjà trempée. Il salua froidement l’homme du Shabak. Guy était un rancunier et il avait encore en travers de la gorge les bâtons dans les roues que ce service leur avait mis. Il jeta un coup de menton en direction des manifestants. Eux aussi se préparaient à l’affrontement. Ils avaient sorti des frondes et se cachaient le visage derrière des keffiehs, rouges ou noirs.

— On n’a pas terminé. Il ne faut pas que ça dégénère maintenant. On a trouvé une chaussure, un sac à main et plusieurs autres choses qui n’ont certainement rien à voir avec l’enquête : des boutons, un briquet, des canettes et j’en passe... On fera le tri et l’exploitation plus tard...

II. Armée de défense israélienne.

Chapitre 2

En milieu d’après-midi, Dany prit la route d’Abu-Kabir, une ville satellite de Jaffa et Tel-Aviv, connue pour son centre de détention et également pour son institut de police scientifique. Depuis la création du centre médico-légal en 1954, les autopsies se pratiquaient quasiment exclusivement à cet endroit.

Suivre ce genre d’examen était un exercice que le policier appréciait tout à fait modérément, mais cela faisait partie du boulot et il préférait éviter à Guy cette obligation. Il retrouva le docteur Feldman dans son bureau. Le médecin avait déjà revêtu un ensemble blouse et pantalon taillé dans un épais coton blanc. Ses chaussures étaient cachées par des chaussons plastifiés et ses cheveux recouverts d’une charlotte blanche. Il s’apprêtait à passer un masque et sourit brièvement à Dany avant d’attacher le morceau de tissu. Il regarda sa montre.

— J’y vais, je vous attends dans la salle d’examen. Rassurez-vous, je ne commencerai pas sans vous.

L’officier répondit à son sourire sans trop savoir s’il s’agissait d’humour ou si le praticien l’invitait à se dépêcher. Il ne tarda pas à s’équiper et à rejoindre l’équipe. La salle était une grande pièce recouverte de carrelage blanc. La jeune femme reposait sur une table en acier. Le flic jeta un œil sur la fiche accompagnant le corps et nota les indications : « X, sexe féminin, 1,74 m, 54 kg, yeux bleus, cheveux bruns longs et frisés, âge apparent 30 ans, absence de tatouage ou de signe particulier. » La lumière blafarde des néons accentuait la pâleur du corps nu. Son regard s’y attarda un court instant et le flic pensa qu’elle avait dû être une jolie fille. Un photographe du service d’investigation criminelle finissait de prendre des clichés et des techniciens procédaient à un examen cutané approfondi dans le but de récupérer tous les déchets, poussières et autres indices qui auraient pu se déposer. Contre le mur, sur une surface carrelée, étaient étalés les instruments qui serviraient au légiste : des bistouris équipés de lames de différentes tailles, des pinces, des cuillères, une scie électrique. Sur le côté, des bocaux où seraient conservés les organes prélevés susceptibles d’être analysés, ainsi que le contenu du bol alimentaire. Deux assistantes, en blouse blanche, attendaient les instructions du médecin.

Dany fut assailli par l’odeur de décomposition. Il plissa les narines et eut un léger mouvement de recul. Sur la scène de crime, en dehors de quelques effluves quand ils avaient retourné le corps, il n’avait pas noté combien la putréfaction était avancée. Sa réaction ne passa pas inaperçue au médecin.

— Vous n’êtes pas sensible au délice de l’âcre bouquet du sulfure d’hydrogène et du méthane, avec ce léger soupçon de corpus mercurium captans ?

Dany répondit d’un sourire qui ressemblait davantage à une grimace. Il en avait déjà bien assez de Guy et de son étalage de savoir, alors les mots latins en salle d’autopsie, très peu pour lui !

Le docteur Feldman se tourna vers ses jouets. Il donna l’impression d’hésiter avant de laisser son choix se porter sur le scalpel avec lequel il s’attaqua à la dépouille. Pendant trois quarts d’heure, ce ne furent plus qu’incisions, découpes, prélèvements... Une action bien ordonnée et routinière pour le légiste. Il mena son enquête avec la conviction habituelle que les flics lui connaissaient. Rares étaient les cadavres qui ne lui avaient pas délivré leurs secrets.

L’autopsie avait des allures de spectacle macabre. Avec son mètre quatre-vingt-quinze, le médecin donnait l’impression de survoler le corps et ses assistantes avaient l’allure de petites filles aux côtés du maître. Chacune des découvertes était en général ponctuée d’un petit « Ha » d’étonnement et il se penchait ensuite vers sa patiente, comme pour la humer.

Dany ne put s’empêcher de penser qu’il existait des métiers véritablement hors normes, presque malsains. Celui de flic en était certainement un mais celui de médecin légiste avait lui aussi des particularités plus qu’atypiques. Comment pouvait-on se blinder ainsi face à la mort ? Comment bien dormir ? Il imagina un instant les rendez-vous nocturnes que Feldman devait avoir avec « ses clients » lorsque ceux-ci lui avaient résisté...

La performance s’acheva dans une ambiance surréaliste, bien qu’habituelle à ce type d’exercice. Difficile, en regardant les restes sur la table, d’y voir ce qui avait été une jeune femme bien vivante, en bonne santé, vraisemblablement heureuse et gaie. Les intestins reposaient sur les jambes lacérées, le reste des organes se trouvait dans des bocaux. Dans l’optique d’une identification à venir par la famille ou des proches, corps et boîte crânienne ouverts attendaient maintenant que des préparateurs reconstituent ce puzzle et redonnent un aspect humain à tout cela. « Un autre boulot intéressant », pensa Dany. Il jeta un dernier regard à ce qui n’était plus qu’un monceau de barbaque avariée et emboîta le pas au médecin.

Après avoir repris un aspect plus civil, ils s’installèrent face à face dans deux fauteuils et le spécialiste sortit un paquet de cigarettes d’une poche de sa veste. Dany eut un regard pour le panneau « Défense de fumer ».

— Vous en voulez une ?

— Merci, je ne fume pas.

Faisant fi de l’interdiction, Feldman alluma sa clope, sans aucune gêne, et se cala dans son siège. Il lâcha une volute de fumée, attrapa la feuille d’observations, prises sous sa dictée par une des deux assistantes, et commença à résumer au flic l’ensemble des conclusions qui figureraient dans son rapport. De son côté, Dany posa sur une table ses propres notes. Il ajouterait les points qu’il avait pu rater.

— Nous n’avons pas découvert grand-chose. Elle a subi une attaque en règle, elle est couverte de coups : j’en ai compté au moins deux sur le visage, cinq sur le torse et deux sur une épaule. Elle a dégusté... Un passage à tabac.

— Plusieurs agresseurs ?

— Difficile de se prononcer. Rien ne permet de l’affirmer...

Il réfléchit un court instant.

— Je dirais non. J’ai constaté peu de blessures défensives, pas de trace de peau sous les ongles, pas d’ecchymose sur les doigts ou les jointures, pas de fracture. Elle a dû se contenter d’essayer d’éviter les coups qui pleuvaient. Quelques marques sur les bras... Elle a certainement voulu se protéger le visage.

Dany s’arrêta de noter, le temps d’accrocher le regard du médecin.

— La cause de la mort ?

— Trauma crânien. Un impact lui a pratiquement ouvert le crâne. J’ai d’abord pensé à une chute sur un coin de table, mais il y a eu trois impacts. Le coup a été répété, c’est donc bien volontaire. On lui a cogné la tête sur quelque chose, ou elle a été frappée avec un instrument contondant... Mais je privilégie la première hypothèse. Ce n’était pas contre un mur, la plaie est propre, pas de résidus... C’était contre un angle métallique... Ou une porte, un bureau, un meuble... Pas de rapport sexuel récent, aucun sévice autre que les coups que nous avons remarqués et ils ont tous été portés au même moment.

Un nouveau silence, puis il reprit :

— L’analyse de sang révèle un taux d’alcoolémie supérieur à un gramme cinq, elle avait bien picolé. Le bol alimentaire était encore plein mais la digestion était en cours. Elle avait mangé et continuait de s’alimenter, peut-être un repas qui s’éternise... Je parierais qu’elle sortait d’un cocktail. On a trouvé de la viande, des choses sucrées, mais également des crevettes... Si c’est une juive, elle n’est pas pratiquante, conclut le praticien, avant de poursuivre : pour les boissons... beaucoup d’alcool, tout n’était pas digéré... Elle venait de boire très récemment.

— Son âge ?

— Comme mentionné sur la fiche, entre vingt-cinq et trente ans. Elle n’était plus vierge, mais pas d’enfant. Des dents saines, quelques soins, je vous passerai le relevé dentaire. Sinon, que peut-on dire d’autre ?

L’expert réfléchit en triturant son stylo :

— Une femme soignée, des mains et des ongles manucurés, ce n’était pas une ouvrière... Une sportive certainement : les épaules musclées, jambes fuselées, peut-être une nageuse. Cette fille devait s’entretenir.

***

En sortant de l’institut, le flic eut l’impression de quitter un frigo pour plonger dans un four. Un long frisson lui traversa le corps et la lumière l’agressa violemment. Il plissa des yeux, posa sa veste et fouilla dans une poche à la recherche de ses Ray-Ban. Son arme pendait à sa ceinture, à côté de son badge et d’une paire de menottes. Il ne chercha pas à les cacher, sa voiture n’était pas loin et personne ne se troublerait d’une telle attitude dans ce quartier rempli de fonctionnaires et de membres des services de sécurité.

Une fois assis dans la Golf de service, il laissa les fenêtres ouvertes : pas question de mettre la clim. Il alluma la radio avant de démarrer. L’écoute des infos lui fit lever les yeux au ciel. Le bulletin du jour ressemblait à celui d’hier et très certainement à celui de demain : une désagréable impression de copié-collé répété à l’infini. Avenue Ha Shalom, le long du couloir de tram, un Arabe israélien venait d’écraser un groupe de Juifs. Pris en chasse par la police, le meurtrier avait été abattu ; un ouvrier palestinien retrouvé pendu dans une maison en construction ; une patrouille de police victime d’un jet de cocktails Molotov lancés par des gosses postés à l’entrée d’une colonie en Cisjordanie... Que des nouvelles réjouissantes !

Il allait couper les informations et s’en remettre à un programme exclusivement musical lorsque tomba l’annonce qui attendait. La journaliste lut une dépêche urgente mentionnant la découverte du corps d’une jeune Israélienne, non encore identifiée, assassinée dans le quartier de Ras El-Amud. Suivait l’interview d’un membre du Shas, le puissant parti religieux israélien. Il critiquait la passivité du gouvernement devant un nouveau crime odieux à l’encontre de sa communauté et appelait à se défendre contre les barbares et les Arabes, qualifiés de cafards...

Dany grimaça. Journalistes et hommes politiques allaient vite en besogne. Ils avaient tôt fait de tirer des conclusions et d’instrumentaliser des faits. Cette fois, il décida résolument de changer de station de radio et se cala sur 88 FM, en se maudissant lui-même. Après tout, il l’avait bien cherché... Il n’était pas moins prévisible que les « va-t-en-guerre » radiophoniques. La voix grave de Bruce Springsteen chantant « Glory days » le ramena au calme.

Il chercha son téléphone et appela Guy. Son collègue ne le laissa pas parler :

— Alors, c’était comment ? Pas trop dur ?

La question arrêta Dany dans son élan. Il en avait presque oublié l’autopsie.

— Ouais, ça allait.

— Morte de quoi ?

— Tabassée et fracture du crâne.

— Ton avis ?

Dany hésita.

— Je n’en sais rien, mais pour la radio c’est déjà bouclé : une Juive assassinée par des Arabes !

— Tu t’attendais à quoi ?

Dany éluda la question et en profita pour revenir à la raison de son appel.

— L’identification, t’as avancé ?

— Rien, nada...

Dans tous les pays du monde, les investigations qui suivaient un meurtre étaient effectuées dans le cadre juridique et administratif le plus important auquel se confrontait un flic. Un phénomène encore plus vrai en Israël lorsqu’il s’agissait d’une victime juive, probablement assassinée par des Palestiniens. Les deux flics savaient qu’ils seraient surveillés de près. Chaque rang de la hiérarchie aurait des comptes à rendre et serait mis sous pression par le niveau supérieur, et cela jusqu’au chef du gouvernement. Les premières heures étaient habituellement les plus importantes. Mais dans le cas d’une victime non identifiée, découverte plus de quarante-huit heures après le décès, les enquêteurs partaient avec un handicap sérieux...

Dany récapitula :

— Bon, on a une gonzesse, vingt-cinq, trente ans, bien foutue, morte tabassée et retrouvée les fesses à l’air dans un quartier arabe plutôt défavorisé. Elle avait picolé et bien bouffé et n’a pas été violée.

Guy poursuivit :

— Du tri des objets trouvés à proximité, je ne garde d’intéressant qu’une paire de chaussures. La pointure correspond, on vérifiera avec l’ADN, il y a de bonnes chances que ce soient les siennes. J’ai un sac à main qui n’est pas à elle, des mégots, une capote usagée, des briquets, une chemise... Enfin des merdes. On va relever les ADN, si on a des suspects on pourra les comparer, mais j’y crois pas.

— Sa robe a été achetée chez Zara, autant dire que ça vient de n’importe où dans le monde.

— Pas de disparition déclarée. Ce qui pourrait laisser supposer qu’elle n’est pas de chez nous. C’est rare que nous n’ayons pas de parents, de famille ou d’amis, pour s’inquiéter de nous, avança Guy.

— Les vérifications sur les entrées à l’aéroport n’ont rien donné et dans les hôtels, personne ne manque à l’appel.

— Il nous reste à publier sa photo dans la presse.

— Je crois qu’on devrait attendre encore un peu. Passer par les médias, c’est toujours une galère. Ça va focaliser l’attention de la population sur ce crime et on n’a vraiment pas besoin de ça. Commençons par en faire une diffusion dans les commissariats de police, en interne.

Chapitre 3

Comme chaque début de soirée quand il en avait la possibilité, Guy arriva chez lui aux environs de 19 heures. Sa femme, Adiva, venait de rentrer également. Il la trouva dans la cuisine, occupée à chercher des idées pour nourrir la famille. C’était une grande brune, mince, au teint mat et aux cheveux longs et frisés. Elle portait de larges lunettes rectangulaires lui donnant un air d’intello, ce qu’était cette diplômée en lettres française qui tenait la librairie francophone du centre-ville.

Son activité était à l’origine de son rapprochement avec celui qui avait longtemps été son meilleur client. Passionné de littérature, Guy était un habitué de son commerce, mais rapidement son intérêt pour la libraire avait supplanté son goût pour la culture... Ses manières rustaudes et la timidité qui le caractérisaient avaient amusé la jeune femme, avant qu’elle ne tombe sous le charme du policier. Elle lui lança un sourire de bienvenue et ils s’embrassèrent.

L’appartement ressemblait à une gigantesque bibliothèque, les murs du salon et du couloir étaient tous recouverts de rayonnages emplis de livres et de CD.

— Journée difficile ? demanda-t-elle.

Il lui renvoya un sourire las.

— Un cadavre, une jeune femme non identifiée. L’inquiétant, c’est tout ce qui se passe autour, la récupération politique alors qu’on ne sait encore rien...

Elle haussa les épaules.

— J’ai entendu ça à la radio. Cela ne finira donc jamais...

Ils avaient eu des centaines de fois ce genre de discussion et ce soir Guy n’avait pas envie de commenter l’actualité.

— Les gosses sont là ?

— Dans leur chambre.

Dalia, leur fille tout juste âgée de 18 ans, choisit cet instant pour apparaître. Physiquement elle avait beaucoup pris de papa.

— Ça va, les vieux ?

— Merci ! lui répondirent, presque en chœur, Guy et sa femme. T’as l’air en forme ?

— Je suis allée passer mes derniers entretiens pour la conscription. Tous deux lui sourirent, attendant la suite.

La jeune fille souffla et les regarda avec des yeux ronds. Elle haussa les épaules.

— Ben quoi, évidemment que je suis prise... Ça va être bon pour ma ligne, fit-elle, presque fataliste. Mais après tout, je ne suis pas mécontente de le faire et de servir mon pays.

— Arrête tes conneries, toi c’est deux ans ! Nous, les garçons, on en fait trois... ça m’emmerde rien que d’y penser. Quelle perte de temps ! intervint son frère en arrivant.

Mikha était un grand ado boutonneux, mais plutôt beau gosse. Le veinard ressemblait à maman.

— Les ventres se réveillent, remarqua Adiva.

— C’est toi qui as l’enquête sur la femme assassinée ? demanda Dalia.

— Oui.

— Encore les Arabes, coupa Mikha.

Guy le reprit calmement, mais fermement.

— S’il te plaît, j’aimerais que mon fils ne porte pas de jugements aussi hâtifs. Ce n’est pas digne de l’éducation que nous te donnons. Jusque-là, nous n’en savons rien... On ne sait d’ailleurs même pas si elle est Juive...

— Ouais, enfin, c’est qu’une question de temps. Au final, ce sont toujours les Arabes qui nous tuent, non ?

Guy éleva la voix.

— Ça suffit avec tes bêtises. Les Juifs arrivent très bien à s’entretuer tout seul... La violence ne se limite pas à un conflit entre communautés.

— Et si on changeait de sujet proposa Adiva.

— Ben moi, j’en ai un excellent, lança Dalia en regardant sa montre. Quand est-ce qu’on mange ? Parce que j’ai rendez-vous avec des copines pour aller au cinéma.

— À quelle heure tu vas rentrer ? demanda Guy.

La gamine leva les yeux au ciel.

— Papa, j’ai 18 ans.

— Presque 18 ans, rectifia la mère.

— Pour quelques semaines, ça va...

Elle haussa les épaules :