Le Pont du Diable - Pierre Pouchairet - E-Book

Le Pont du Diable E-Book

Pierre Pouchairet

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Beschreibung

La commandant Léanne Vallauri et toute son équipe devront enquêter sur un drame qui a touché des migrants cherchant à atteindre Dublin.

Ils étaient jeunes, ils rêvaient de paix et de sécurité quand ils ont quitté Kaboul pour Dublin. Après de nombreuses péripéties, alors qu’ils touchaient au but, leur route s’est brutalement arrêtée en Nord-Finistère, dans le Pays des Abers. Aidées par Nasrat, un gamin de douze ans, unique rescapé du drame, la commandant Léanne Vallauri et toute son équipe de la P.J. de Brest vont devoir identifier les auteurs d’un horrible crime.

Témoin d’une course de vitesse entre les enquêteurs et la vengeance d’un père, le lecteur est entraîné dans un polar haletant dont il ne sortira pas indemne. Au-delà du récit documenté, Pierre Pouchairet met toute son expérience passée au service d’un roman qui s’appuie sur des bases réelles. Son meilleur livre à ce jour.

Découvrez sans plus tarder le meilleur livre à ce jour de Pierre Pouchairet !

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

"Tous les ingrédients d’une excellente série polar qui ravira les amateurs du genre." -
Olivier Marchal

"Plus de 400 pages qui passent à toute vitesse et qui, cette fois-ci, parlent des filières de passeurs et des femmes, des enfants et des hommes qui fuient leurs pays pour davantage de paix et de liberté". - YvPol, Babelio

"Quand j'ai lu "Le Pont du Diable" [...], son intrigue n'avait pas encore la résonnance qu'elle a aujourd'hui dans l'actualité. Riche d'un passé de commandant de police et de représentant de la police française en tant qu'Attaché de sécurité intérieure en Afghanistan dans les années 2000, Pierre Pouchairet a concocté là un polar d'une efficacité redoutable". - kikenbook, Babelio

À PROPOS DE L'AUTEUR

Pierre Pouchairet
s’est passionné pour son métier de flic ! Passé par les services de Police judiciaire de Versailles, Nice, Lyon et Grenoble, il a aussi baroudé pour son travail dans des pays comme l’Afghanistan, la Turquie, le Liban…

Ayant fait valoir ses droits à la retraite en 2012, il s’est lancé avec succès dans l’écriture. Ses titres ont en effet été salués par la critique et récompensés, entre autres, par le Prix du Quai des Orfèvres 2017 (Mortels Trafics) et le Prix Polar Michel Lebrun 2017 (La Prophétie de Langley). En 2018, il a été finaliste du Prix Landerneau avec Tuez les tous… mais pas ici.

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Couverture

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Site web : www.pierrepouchairet.com

Facebook : Pierre Pouchairet

Pierre Pouchairet est membre du collectif

L’assassin habite dans le 29

Facebook : L’assassin habite dans le 29

Email : [email protected]

Ce texte original relate les aventures du commandant Léanne Vallauri-Galji et de certains personnages qui apparaissent dans l’ouvrage Mortels Trafics, Prix du Quai des Orfèvres 2017, publié chez Fayard en novembre 2016 et qui a déjà séduit plus de 120 000 lecteurs.

CE LIVRE EST UN ROMAN. Toute ressemblance avec des personnes, des noms propres, des lieux privés, des noms de firmes, des situations existant ou ayant existé, ne saurait être que le fait du hasard.

Chapitre 1

Après des jours, des semaines, des mois, elle a le sentiment d’avoir vieilli de dix ans, peut-être plus. Au départ de son aventure, le plus difficile a été de marcher des heures sans s’arrêter, sur toutes sortes de terrains, sans boire, ou si peu.

Des ampoules, des blessures, elle a failli abandonner. C’était horrible… Certains sont morts, d’autres ont reculé. Elle peut être fière d’elle. Non seulement elle est toujours là, mais parmi ceux qui l’accompagnent, certains lui doivent la vie, comme cet adolescent, un petit vaurien, garçon des rues qui, pendant plusieurs jours, s’est moqué d’elle. Il aurait même été capable de la violer si elle n’avait pas ramassé une pierre pour se défendre. Quand il a été en difficulté et a failli se noyer dans une rivière, alors qu’elle était déjà sur l’autre bord, elle n’a pas hésité un instant à plonger dans le cours d’eau en crue pour le rattraper, le saisir, et ensuite se laisser dériver jusqu’à ce qu’ils atteignent enfin la berge. Depuis cet exploit, il lui est redevable. C’est à ce moment que l’attitude de tout le groupe s’est transformée. Son statut a changé, elle n’est pas juste une femme, cet être insignifiant destiné à être cantonné à la maison dans un rôle d’épouse ou de mère, elle est quelqu’un de solide sur qui ils peuvent compter.

Elle l’a encore démontré quand il a fallu gravir des passages difficiles, des chemins à flanc de falaises. Face au vide, là où des fanfarons hâbleurs se sont transformés en gamins pleurnichards, elle a bravé le vertige en saisissant la corde que tendait leur accompagnateur pour l’enrouler autour de sa taille. Première de cordée. Au risque de passer pour des couards, les autres ont été forcés de l’imiter. À chaque pas, elle se rappelait les conseils du paternel quand il l’emmenait chasser dans les montagnes. Il lui a même semblé entendre sa voix. Oui, c’est ça, son père la guidait. C’est lui qui analysait pour elle l’état des roches, leur effritement, l’humidité, et lui faisait éviter les pièges d’un sol susceptible de se dérober à tout moment sous leurs pieds. Dans des passages, où la moindre erreur pouvait être fatale, il lui dictait la bonne trajectoire et lui intimait l’ordre de sauter d’un rocher sur un autre. C’est grâce à lui qu’elle a été capable de faire tout ça et non seulement pour elle, mais aussi pour le reste du groupe. Elle n’a finalement fait que répéter les instructions paternelles en invitant ses plus proches compagnons à suivre scrupuleusement ses pas et à répercuter l’information derrière eux.

Ils sont tout de même passés à deux doigts du drame. Elle frissonne en pensant à ce bloc qui s’est détaché et à l’éboulement qu’il a provoqué. Là encore, sans elle, plusieurs seraient morts, quand celui qui était derrière elle, assommé par une pierre, est tombé. Présence d’esprit, signe de Dieu ou miracle, elle s’est retournée au bon moment. En un éclair, alors qu’il basculait dans le vide et allait entraîner le groupe, elle a réussi à bloquer la corde sur un appendice rocheux. Ils lui doivent tous la vie.

Encore un acte de bravoure qui a fait sa gloire.

Le reste du voyage, s’il n’a pas été une partie de plaisir, n’a plus été aussi périlleux. Il a quand même fallu se cacher pour éviter les contrôles de la police, ceux des gardes-frontières, des douaniers, et pour échapper aux bandits et autres fripouilles prêtes à les rançonner ou pire… quand on est une femme. Cette fois, elle a pu compter sur ses compagnons, ce sont eux qui se sont interposés lorsque les trafiquants de chair humaine se faisaient trop pressants.

Elle baigne dans une obscurité complète. C’est par flashs que remontent des éléments de son odyssée. Encore le visage de son père, la tristesse de son regard quand elle lui a annoncé son intention de partir et de faire le grand voyage vers l’Europe. Ils en ont discuté dans leur maison du Quarté Shar à Kaboul. Il a d’abord rêvé avec elle d’une vie en France, à Paris qu’il avait déjà visité et où il aurait bien aimé vivre, puis ils ont évoqué l’Angleterre, ou plutôt l’Irlande, ce pays dans lequel ils avaient des amis, avant de revenir à la France.

Elle, même si elle parle la langue de Voltaire pour l’avoir étudiée au lycée français, c’est surtout la Grande-Bretagne qui l’intéresse. Son père l’a laissée méditer, avant de prendre un ton plus solennel.

— Je pense que ceux qui partent ainsi sur les routes sont pour la plupart des lâches et des crapules. Des jeunes qui abandonnent leurs parents et leur famille quand l’Afghanistan a besoin d’eux. Qu’est-ce qu’ils vont faire ? Ils vont traîner comme des misérables, des sous-hommes, ils s’imaginent qu’il leur suffit d’être en Europe pour changer. Ils se croient capables de vivre au vingt et unième siècle, alors que dans leur tête ils sont encore au Moyen Âge. Je condamne tous ces gens que j’exècre. Ils sont la honte de notre pays.

Les yeux de son père luisaient de colère autant que de tristesse.

— J’aimerais que tu restes avec moi, même si un vieux bouc comme moi ne peut plus rien t’apporter… Je ne t’empêcherai pas de partir, parce que je n’en ai pas le droit. Tu es libre. Je t’ai élevée comme mon père m’avait élevé et je sais que toi tu seras capable de vivre partout. Là-bas, en tant que femme, tu seras peut-être mieux qu’ici. Je respecterai ta décision. Je ne te demande qu’une chose, si tu pars, emmène ton frère avec toi. C’est encore un enfant, il n’a pas l’âge de combattre.

— Mais ? Tu viens de me dire…

— Je sais très bien ce que je t’ai dit… ça ne m’empêche pas d’être un père et d’avoir envie de sauver mes enfants.

Les pensées de la jeune femme s’en allèrent vers le grand-père, prof de français à l’université polytechnique, un être à part, un intellectuel ayant baigné dans l’admiration de la culture française, mais aussi des idées de gauche. Un communiste laïque, admirateur de Marx, de Dostoïevski et surtout de Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir et autres Camus. Elle ne l’avait pas connu, ce qui n’avait pas empêché qu’elle soit bercée dans le culte de cet ancêtre. Honoré et respecté durant le règne de Zaher Shah, l’enseignant n’avait pas supporté l’invasion russe et, pire encore, l’arrivée des talibans. Chassé de l’université, il avait assisté, impuissant, à la mise à sac des bibliothèques, au bannissement de tout ce qu’il aimait : livres, musique, cinéma… Devenu maçon, il avait vécu comme un mendiant jusqu’à la chute de Mollah Omar et des étudiants en théologie. Bien qu’ayant recouvré ses fonctions passées, usé par les privations et la dépression, il mourut quelques mois plus tard.

Nouveau flash, et celui-là la prend aux tripes. Elle qui se croit courageuse a été lâche. Même si elle avait la bénédiction de son père, elle n’a pas eu la force de lui avouer que, grâce à l’argent obtenu comme traductrice pour des organismes internationaux, elle avait déjà prévu la date de son départ et tout manigancé seule depuis bien longtemps. L’unique changement a été d’ajouter son frère à la liste des voyageurs.

Elle n’a laissé qu’un mot, une lettre, un poignard de papier qui percerait le cœur de celui qui n’avait qu’eux, de celui qui avait sacrifié sa vie pour ses enfants. Elle l’a bien appelé de temps en temps, il triche. Il fait semblant et à chaque fois leur conversation se termine par des larmes que l’on cache derrière le mensonge d’un réseau défectueux.

Un coup d’épaule l’extrait de ses pensées. Adossée à la paroi du camion, elle sent son voisin s’agiter sans le voir. Le cube dans lequel ils sont ne laisse passer aucune lumière. Ils baignent dans une obscurité épaisse, angoissante. Ils ont voyagé là-dedans pendant plus de deux jours. Au début, ils s’arrêtaient presque toutes les deux heures pour boire, manger, parfois marcher, prendre l’air. Ils avaient froid, c’était inconfortable, mais supportable, surtout quand on sait que l’on touche au but. Ce qui a changé, c’est qu’ils ne circulent plus. Ils sont plongés dans l’incertitude la plus absolue et leur inquiétude ne fait que croître d’autant que le froid a disparu lentement, avant de se transformer en une moiteur suffocante.

Certains veulent encore croire en leur chance. Ils se persuadent que tout est normal. Comme on leur a interdit de bouger, ou de faire quoi que ce soit qui puisse trahir leur présence, ils se taisent de peur de ne pas atteindre leur destination finale.

L’air est devenu chargé d’une puanteur atroce. Odeur de sueur, de crasse, mais aussi d’urine. Impossible de résister, certains ont fini par s’abandonner, comme en témoigne le ruissellement immonde qui s’écoule le long de la paroi métallique. Elle comprend que la torpeur dans laquelle elle baigne depuis un moment n’est pas tant due à la fatigue qu’au manque d’oxygène. Ils sont en train de s’asphyxier.

Elle ne s’est pas trompée. Ils veulent les tuer. Ces enfoirés vont les laisser crever dans cette prison en tôle. Tout a changé à leur dernier arrêt en forêt, lorsqu’elle a surpris cette conversation entre les deux chauffeurs et un mystérieux contact téléphonique. Elle a eu raison de dire à son frère de fuir. Elle ne sait pas où il est, elle s’inquiète pour lui, mais Dieu soit loué, il n’est pas avec eux. Personne n’a voulu la croire, ils l’ont prise pour une folle, et tout le monde s’est laissé manipuler.

Elle est secouée par un rire de dépit.

Poussée par l’instinct de survie, elle se redresse.

— Il faut qu’on sorte de là, sinon on va mourir.

— On ne doit pas bouger. Il faut patienter, lui répond une voix.

Ce n’est pas du dari1, mais du farsi, elle pense qu’il doit s’agir d’un Iranien qui les a rejoints sur la route. Un beau gars, un ingénieur qui a des amis à Londres.

— Vous ne comprenez pas qu’ils veulent nous tuer ! Il n’y a plus d’air. On est en train de s’endormir, on va tous mourir. Il faut absolument qu’on sorte !

— Calme-toi ! Pourquoi auraient-ils attendu jusqu’à maintenant pour se débarrasser de nous ? C’est stupide, ils pouvaient le faire au Pakistan, en Turquie, ou ailleurs. On va nous ouvrir, ils doivent être en train de négocier notre passage.

— Je ne sais pas pourquoi, mais je suis certaine de ce que j’avance. Je vous en supplie, croyez-moi.

Sans montres, sans téléphones, ils n’ont plus aucune notion du temps. Deux heures peuvent très bien être une journée complète. La durée de leur captivité pourrait être mesurable aux signaux émis par le corps que sont la faim, la soif, l’envie d’uriner. Elle est trop épuisée pour pouvoir les lire et sent la panique monter en elle. Un enfant chouine. Sa mère, qui doit être un peu plus jeune qu’elle, tente de le calmer. Le silence retombe, pas longtemps. Des hommes commencent à remuer.

— Elle a raison, ce n’est pas normal. On ne bouge plus, on n’entend rien. Pas de bruit de moteur.

— Imagine qu’on soit dans un port. On va venir nous chercher. Patientez, on ne va pas tout perdre maintenant, après tant d’efforts, sans compter l’argent qu’on a dépensé. Je ne veux pas me retrouver dans un avion pour l’Afghanistan.

— T’auras pas à partir. On est en France, ils ne renvoient jamais à Kaboul. On n’a plus rien à craindre et en plus il faudra qu’ils prouvent notre nationalité. On n’a plus de papiers. Mes cousins m’ont expliqué qu’une fois en Europe, si on était en Allemagne, en Italie ou en France, on ne risquait plus rien. Calmez-vous.

Combien sont-ils ? Plus de trente. Elle connaît toutes ces voix et peut mettre des visages, des anecdotes sur chacun. Même s’ils ont des raisons différentes d’être là, ce qui justifie leur présence est l’espoir d’un futur meilleur. Elle a envie de dormir… L’oxygène se raréfie. Elle a maintenant la certitude que cette boîte hermétique est leur cercueil.

— On est en train de s’asphyxier, si on ne sort pas, nous allons tous mourir.

Elle a haussé la voix, et, sans attendre tout jugement de la part de ses compagnons, elle se met à hurler en français et cogne sur la paroi.

— Ouvrez-nous, on étouffe !

Personne ne réagit. S’il y a un risque de se faire repérer, c’est déjà trop tard. Quand elle s’arrête, ils sont tous aux aguets, tentant d’identifier le plus petit bruit, le moindre mouvement. Rien. Elle renvoie une rafale de coups de poing. Pas plus de résultats. Alors, ils s’y mettent tous. Ils cognent, ils crient leur rage. Sortir de là ou crever. Ils sont maintenant tous debout. Les hommes se pressent contre ce qui devrait être la porte de leur prison… Leur nombre, au lieu d’être un avantage, est un handicap, il enlève toute possibilité de prendre de l’élan pour frapper le mur de métal. Ils sont trop serrés, aucun recul… Finalement, l’un après l’autre, ils préfèrent se rasseoir. Toute cette agitation n’a fait que consommer le peu d’oxygène qu’il restait dans leur espace saturé en gaz carbonique. Épuisés, assoiffés, vaincus, ils abandonnent, submergés par un sentiment d’impuissance. Un homme murmure une prière, d’autres le suivent. Elle ne veut pas le croire. Ils ne vont pas crever dans cette caisse ! Elle a envie de se battre, mais elle est si fatiguée…

1Langue de la population tadjike d’Afghanistan.

Chapitre 2

Les riffs de guitares se sont tus depuis peu quand les membres de l’équipe de la commandant divisionnaire Léanne Vallauri, chef de la police judiciaire de Brest, ont appris que le service était saisi d’une découverte de corps dans le pays des Abers. Ça ne pouvait pas tomber plus mal. Ils sont tous ensemble, regroupés à l’autre extrémité du Finistère, au Winch, un bar de l’Île-Tudy, en train de fêter la fin d’une affaire. À cette occasion, leur rockeuse de commandant a troqué le pistolet contre une paire de baguettes et pris place derrière sa batterie pour accompagner ses copines de jeunesse, les deux autres musiciennes du groupe des Trois Brestoises : Vanessa Fabre et Élodie Quillé. La première est psycho-criminologue et la seconde, médecin légiste, directrice de l’Institut médico-légal. Une blonde, une rousse, une brune, les trois filles font un joli trio de quadras.

Sans se rendre compte du silence qui s’est fait autour d’elle, Léanne relit plusieurs fois le message affiché sur son portable de service :

Saisine en flag du parquet de Brest. Suite à la découverte de plusieurs corps à Landéda, vous rendre immédiatement sur place et prendre contact avec les militaires de la gendarmerie, premiers intervenants.

Elle lève enfin les yeux vers ses amis. Plusieurs ont un verre à la main… regard hésitant. Mieux vaut laisser tomber l’alcool s’ils doivent conduire.

— Je vais joindre l’état-major pour savoir de quoi il s’agit exactement.

Saisissant son portable, elle abandonne tout le monde et sort sur la place de la cale. Elle n’a pas le temps de composer un numéro que son téléphone vibre, c’est son directeur. Le fait que Claude Vignon l’appelle à une heure aussi tardive confirme l’importance de cette nouvelle affaire.

— Vous avez eu le SMS indiquant la saisine ?

Il ne perd pas son temps en formules de politesse et va au plus court. Le directeur et la commandant se pratiquent depuis longtemps. Ils se sont rencontrés quand elle était jeune flic à la PJ de Nice et qu’il était simple commissaire. Des années plus tard, devenu chef de la DZPJ2 Ouest dont le siège est à Rennes, il a décidé de s’entourer de gens de confiance. Sachant que la commandant connaissait bien la région, il lui a paru évident de proposer à Léanne de prendre la tête du service finistérien.

— Oui. Vous pouvez m’en dire plus ?

— C’est une affaire qui va faire du bruit. Je suis sur la route, je me rends sur place. On a trouvé trente-trois corps dans un camion frigorifique. Contrairement à ce qui a été dit initialement, ce n’est pas à Landéda, mais sur la commune de Plouguerneau. Vous connaissez certainement mieux que moi, je ne suis jamais venu dans ce coin. Je vous ai envoyé l’IJ. Ils sont déjà en route. À ce stade, on ne sait pas quelle est la cause des décès. Ça remue à Paris ; demain, ce sera en première page de tous les journaux. Le ministre parle de se déplacer, il m’a appelé personnellement. Il paraît que le Président lui-même hésite. Tous ont peur de se voir attaquer sur l’accueil des migrants et la lutte contre l’immigration clandestine.

Malgré les circonstances, Léanne se permet un ricanement.

— Ha ! ha ! Je vous sens inquiet pour votre carrière.

S’envoyer des piques est un jeu entre eux et Vignon n’en prend pas ombrage ; habituellement, c’est plutôt lui qui commence.

— Pas du tout. Je suis serein, puisque vous allez mener l’enquête. Je compte sur vous pour éclaircir cette histoire au plus vite. J’arrive avec des collègues qui vous renforceront. Sur une affaire comme celle-là, il faut démontrer qu’il n’y a pas que les gendarmes capables de déplacer du monde. Où êtes-vous ?

Elle hésite un instant à mentir, mais préfère dire la vérité.

— J’espère que vous n’êtes pas tous bourrés !

— C’est le bon timing, une heure plus tard, ça aurait pu être le cas… Mais, en Bretagne, on tient le choc.

— Mouais… Allez, faites vite, d’autant qu’il doit y avoir le préfet et toutes les huiles.

— C’est à vous de vous dépêcher. Vous savez bien que faire des ronds de jambe, ce n’est pas trop mon style.

— Ne dites pas de conneries et faites juste des sourires. C’est ce qu’on attend d’une femme.

— Très en forme ! Celle-là, vous pouvez compter sur moi pour vous la faire payer ! N’oubliez pas que je suis syndiquée.

— Trêve de bêtises, mettez-vous en route et appelez les gendarmes.

Léanne s’apprête à raccrocher quand une question lui vient à l’esprit.

— Pourquoi les militaires n’ont-ils pas gardé l’affaire ?

— Pour deux raisons. La première, c’est que le ministre est intervenu au niveau de la chancellerie pour que la PJ prenne le dossier. Le procureur nous a saisis.

Léanne comprend tout de suite que le chef mise effectivement sur elle et qu’il compte bien se faire mousser sur ce dossier. Elle ne désapprouve pas, la réussite d’une affaire est toujours un bon point pour tout un service. Elle écoute la suite.

— La seconde, c’est qu’il s’agit a priori d’étrangers : Pakistanais, Afghans, Indiens. La PAF3 devrait être co-saisie, et la DGSI4 veut aussi avoir un œil sur cette histoire.

Les informations lui suffisent et il est grand temps pour elle de se mettre en route. Tout en parlant, Léanne a abandonné la cale pour marcher jusqu’à l’extrémité de l’embarcadère. Quand elle raccroche et fait demi-tour pour retourner vers le bar, elle s’aperçoit qu’Élodie, portable collé à l’oreille, est également à l’extérieur. En s’approchant, elle comprend que la médecin légiste est en conversation avec le substitut du procureur, et d’ailleurs Élodie s’interrompt pour signaler le passage de Léanne et interpeller sa copine.

— Alain Méthivier te confirme la saisie de la PJ. Il faut se rendre sur les lieux le plus rapidement possible.

La commandant acquiesce et laisse son amie poursuivre sa conversation, le temps de retrouver ses hommes dans le bar et de faire un point avec eux. Compte tenu de la présence de témoins, elle préfère inviter ses deux adjoints à la rejoindre dehors. Tous deux sont capitaines ; le premier, Lionel Le Roux, est avec Léanne à Brest, le second, François Quentric, s’occupe du bureau de Quimper. Elle a confiance dans ses deux équipiers, d’autant qu’ils ont l’avantage de tempérer les ardeurs volcaniques de leur chef. Impétueuse, la commandant est parfois prête à tout, capable de risquer sa carrière, comme sa vie, pour l’unique raison de réussir une affaire.

Elle résume le peu qu’elle sait.

La fête est bien finie et ils imaginent tous que la nuit ne va pas se terminer comme ils l’avaient prévu. Une seule chose est certaine, elle sera blanche. Léanne en arrive aux contraintes techniques.

— On a beau avoir un peu de matériel dans les voitures, il faut qu’un groupe passe par le bureau récupérer des ordis, des sacs de scellés et tout, et tout…

— Je m’occupe d’envoyer du monde, indique Lionel.

— J’espère que personne n’a bu plus que de raison.

Des plissements de lèvres lui répondent.

— T’inquiète.

Quelques minutes plus tard, c’est un cortège de véhicules qui quitte l’île pour regagner la quatre voies et rouler vers le nord.

Léanne a laissé le volant à Isaac, un jeune brigadier devenu récemment OPJ avec qui elle s’entend bien. Ils ont débuté presque ensemble au service brestois et ont déjà eu l’occasion de vivre des moments intenses. Les deux autres filles sont également dans la voiture. La présence de la psychologue risque de ne pas être de trop. Mère de famille depuis peu, Vanessa a organisé la garde d’Hugo dans l’idée de passer une bonne soirée. Elle n’imaginait pas que ce moment de liberté allait se transformer de la sorte. Les visages sont graves. Bien qu’habitués à naviguer au milieu de l’intolérable, à utiliser le cynisme comme bouclier de protection, ils sont déjà tous en train de se demander ce qu’ils vont trouver. La première à rompre le silence est Élodie.

— Apparemment, ce n’est pas joli à voir. Trente-trois corps, quatre femmes, deux enfants et des hommes plutôt jeunes. C’est un médecin des pompiers qui a été le premier intervenant et a constaté les décès. Il semble qu’il n’y a aucune trace de violence. Il suppose qu’ils sont morts de déshydratation ou par asphyxie due au manque d’oxygène.

— Vous allez pouvoir gérer ça au niveau de l’IML ?

— Non, on n’a pas autant de disponibilité, le parquet pense mettre en action le plan blanc.

Léanne abandonne un instant la route des yeux pour jeter un regard interrogateur vers son amie.

— C’est le plan en cas d’afflux massif de cadavres. Le proc peut faire pratiquer les autopsies ailleurs, à Paris par exemple, ou il peut requérir des légistes. Pour la conservation des corps, il y a de la place à la fac de médecine, sinon on peut louer un ou des camions frigorifiques.

La commandant fait une moue. Il lui semble ressentir dans ses narines et au fond de sa gorge l’odeur de la mort. Elle a beau être une professionnelle, habituée à être confrontée à des cadavres, depuis le décès de son mari, policier tué lors d’une opération à Nice, la simple évocation d’une morgue suffit pour que l’image de son compagnon vienne la hanter.

Une fois à Brest, Isaac prend les voies de contournement de la ville pour continuer vers le nord et emprunter la D13 en direction de Lannilis. Bien que la cheffe l’ait laissé dépasser plusieurs fois le 150 et affoler les radars, elle abandonne son portable pour le calmer.

— T’as entendu ce qu’a dit Élodie ? La morgue est saturée. Alors si tu peux lever un peu le pied…

Sourire en coin, Isaac s’exécute en même temps que la commandant annonce :

— J’ai échangé par SMS avec Erwan. Il est déjà sur les lieux. Ça se trouve précisément sur un parking en pleine nature, à côté d’un lieu-dit appelé « Le Pont du diable ».

La réponse d’Isaac ne surprend personne.

— Le pont Krac’h. Je sais y aller. C’est un pont qui relie Plouguerneau à Lannilis, il a mille ou deux mille ans…

Léanne a déjà l’esprit plongé dans son affaire. Elle n’est pas d’humeur et le coupe brusquement.

— Tu feras monsieur Wikipédia plus tard, contente-toi de nous conduire là-bas. Tu auras tout le temps de nous raconter ça demain… ou durant les prochains jours.

Son collègue ravale sa salive.

— C’était juste pour dire…

Alors que la commandant s’apprête à lancer une seconde salve, Vanessa vient au secours d’Isaac en changeant totalement de sujet et c’est sur un ton sarcastique qu’elle attaque :

— Vous n’échangez plus que par SMS avec Erwan ? J’étais surprise de ne pas le voir à la soirée.

Léanne souffle intérieurement. Vanessa fait allusion au fait qu’elle est en froid avec son ex-amant. Le colonel Erwan Caroff lui a préféré la jeune substitute du procureur de Quimper. Elle hésite à rembarrer sa copine et décide finalement de lui répondre.

— Il était invité avec sa greluche, je suppose qu’elle lui a interdit de venir. Comme tous les militaires, il est aux ordres.

La psy persifle :

— J’adore ta mauvaise foi.

— Toi, c’est pas le moment !

Léanne bougonne des mots incompréhensibles en même temps qu’elle prend la radio pour mentionner aux autres véhicules qu’Isaac va les guider. Une chance que le jeune soit là, car ils sont maintenant plongés dans la campagne. Le conducteur ralentit, hésite à un carrefour, l’indication du « Pont du diable » le rassure. Ils ne sont plus très loin, ce que démontre l’agitation qui règne. Jusque-là, s’ils avaient bien pensé qu’il s’agirait d’une enquête médiatique, ils n’imaginaient pas ce à quoi ils allaient être confrontés. Si tout cela n’était pas tragique, les gyrophares qui percent la nuit, le bruit des sirènes, les phares des voitures pourraient laisser supposer qu’ils arrivent sur les lieux d’une rave party improvisée en pleine nature. Alors qu’ils longent une file de véhicules en stationnement, un gendarme s’interpose et leur fait signe de s’arrêter. Bien décidé à poursuivre son chemin, Isaac baisse la vitre, mais le pandore ne lui laisse pas le temps de parler.

— Reculez ! Inutile d’avancer. Il n’y a pas de place. Au bout, vous tombez directement sur la scène de crime. Vous ne pourrez pas faire demi-tour.

Le jeune flic lance un regard vers sa cheffe.

— Fais ce qu’il te dit. Ça a l’air d’être la merde.

En tête du cortège, le conducteur enclenche la marche arrière et se déhanche pour jeter un œil en arrière. Le gendarme a raison, reculer au milieu du couloir de voitures stationnées de part et d’autre de la chaussée ne va pas être simple. Léanne a déjà ouvert sa portière.

— Laisse-nous là, tu nous rejoindras.

La légiste et la psy réagissent avec un temps de retard, mais elles suivent également, et la commandant fait signe aux passagers des autres véhicules de l’imiter. C’est à ce moment que la flic se rend compte de ce à quoi ils ressemblent tous. Jeans, blousons, baskets, bottes pour d’autres ; c’est une bande de loubards, à en faire cliché. On les croirait sortis d’un film d’Olivier Marchal. Pour leur décharge, mais c’est un argument difficile à avancer, il y a une heure encore, ils festoyaient et n’avaient pas prévu de se retrouver sur une scène de crime. Léanne agite son bras, dit à Isaac de s’arrêter et d’un coup de tête demande à Lionel de la rejoindre.

— T’as envoyé du monde au service pour chercher du matériel ?

— Oui, ils ne devraient pas tarder à arriver.

— Dis aux gars d’enfiler des tenues de constatation et pour ceux qui ont des blousons PJ de les passer, je crois que j’ai le mien dans le coffre. On a des allures de voyous.

— Je m’en occupe.

Il se recule et observe Léanne. La batteuse est en bottines, jean slim et Perfecto.

— Remarque, t’as du style.

2Direction zonale de la police judiciaire.

3Direction centrale de la police aux frontières.

4Direction générale de la sûreté intérieure.

Chapitre 3

Dans une tenue qu’elle estime plus conventionnelle, Léanne Vallauri, accompagnée de ses deux amies et suivie d’une partie de ses collègues, se laisse transporter par l’agitation coutumière dans ce type d’affaire. Beaucoup d’uniformes, des praticiens de la mort et des scènes de crime, des TIC5 de la gendarmerie, des élus locaux, des fonctionnaires et déjà des journalistes. Nul doute qu’il va en arriver de partout et que, demain, ils écumeront la région à la recherche de tout ce qui pourra leur permettre d’écrire ou plutôt de broder un article.

L’air est humide, il fait frais, la commandant frissonne, envoie quelques salutations aux gens qu’elle connaît… Cette marche est une sorte d’entrée en scène ; dans moins d’une minute, elle va plonger dans l’action. Ça l’excite autant que ça la répugne. Quelle drôle de vie, putain de vie ! Mais qu’est-ce qu’elle aime ça !

Les hauts fonctionnaires, gabardines sombres, lodens, manteaux assurent le premier rideau. Suffisamment proches pour être sur les photos, assez loin pour ne pas avoir à humer les cadavres. Si Léanne ne les aime pas, après un peu plus de deux ans, elle a appris à les gérer. Quelques sourires, des poignées de main, voire des bises, il suffit de peu pour les amadouer. Ce qu’ils veulent, c’est revendiquer les succès et l’utiliser comme fusible en cas de problème. Aujourd’hui, elle peut assurer un service minimum ; puisque son directeur arrive de Rennes, il se chargera des civilités. Le groupe a cessé sa conversation pour les accueillir. La présence des trois femmes provoque des demi-sourires, tous connaissent leurs affinités et s’amusent de cette liaison musicale. Le préfet est le premier à prendre la parole.

— Dois-je comprendre que nous avons interrompu un concert de la formation des…

Il réfléchit.

— … Trois Brestoises, monsieur le préfet. Nous étions effectivement ensemble.

Le ton de la flic ne cache en rien son agacement. Son esprit est déjà focalisé sur l’affaire et elle n’a pas envie de perdre de temps en mièvrerie. Son interlocuteur s’en aperçoit.

— Trente-trois morts. Cette affaire fera la une de tous les journaux. Les victimes ont dû succomber dans des conditions horribles. Il semblerait qu’il s’agisse d’étrangers, certainement des migrants. Demain, je vais avoir toutes les organisations humanitaires sur le dos. On va nous chercher des responsabilités. Je compte sur vous pour m’informer de l’avancée de vos investigations.

Alain Méthivier, le représentant du parquet de Brest, prend la suite :

— La PJ a été saisie à la demande de la chancellerie.

La précision sonne comme une justification, et Léanne en comprend la raison lorsqu’elle s’aperçoit de la présence d’Erwan qu’elle n’avait pas remarqué jusque-là. Traits tendus, le colonel poursuit en indiquant que les gendarmes se sont contentés de procéder à des constatations limitées et à maintenir les lieux en état. Il ajoute sur un ton acide :

— Si des magistrats pensent à Paris que la PJ a de meilleures chances de sortir cette affaire que nous…

Léanne n’a aucune envie de s’engager dans une discussion stérile. Elle jette un regard vers un fourgon portant le logo d’une agence de location. Les portes sont ouvertes et, à proximité, elle note la présence d’un alignement de sacs mortuaires.

— Quelqu’un peut nous faire un point de situation ?

En réponse, le substitut du procureur fait un signe de tête à Erwan. Moue agacée, le gendarme s’éclaircit la voix :

— C’est un jeune, tout juste dix-neuf ans, qui a prévenu la gendarmerie. Il dit qu’il s’est arrêté là pour uriner. Comme il n’était pas seul, on pense qu’il cherchait surtout un coin tranquille pour passer du bon temps. Toujours est-il qu’il a été intrigué par le fourgon et s’est aperçu que les portes arrière étaient ouvertes. La curiosité aidant, il s’est approché et a été surpris par l’odeur abominable. C’est à la lueur de son portable qu’il a découvert les cadavres. Sa copine a également vu le spectacle. Ils sont tous les deux à Brest, choqués. Vous pouvez les entendre.

— Brest ?

— Ils ont eu peur, ils ont roulé comme des fous, se sont perdus, et finalement se sont retrouvés sur la route de Brest. Ils se sont arrêtés à la première gendarmerie venue. Gouesnou. On les a transférés ensuite à Brest.

Léanne se tourne vers Vanessa.

— Tu peux y aller avec un collègue ? Je pense que ta présence ne sera pas superflue.

— C’est une bonne idée, confirme Erwan, la fille n’a de cesse de pleurer et le type est dans un drôle d’état. Ils avaient certainement bu et peut-être fumé, et ça n’a pas dû les inciter à s’épancher.

Après un court silence, le colonel continue le récit :

— Une voiture de patrouille est venue en éclaireur pour vérifier la réalité des faits avec le Samu. Ils privilégient l’hypothèse d’une mort due à la déshydratation combinée à une asphyxie par manque d’oxygène.

Erwan jette un œil sur sa montre.

— Ça date de moins de deux heures, pour la suite, pas besoin de vous faire de dessin.

Son regard balaye l’assistance.

— Tous ces messieurs ont été prévenus, nous pensions garder l’affaire, mais maintenant elle est à toi. Les premiers actes d’enquête seront à ta disposition demain matin.

— Le véhicule ? demande Léanne.

— Il est certainement volé et plaqué en doublette. Le camion avec cette immatriculation est garé chez un loueur à Quimper.

Si Léanne en sait suffisamment pour se mettre au travail, ce n’est pas le cas de la légiste. Élodie s’adresse à Alain Méthivier.

— Nous n’allons pas pouvoir faire face à un tel afflux de corps.

— J’y ai pensé. Que proposez-vous ?

La spécialiste a déjà étudié mentalement la question et préparé sa réponse.

— Même si on privilégie l’asphyxie comme cause probable de la mort, toutes les victimes doivent être scannées à l’IML. Il ne faut pas passer à côté d’autre chose.

Le substitut acquiesce d’un mouvement de tête et laisse l’experte poursuivre.

— Pour les autopsies, il faudra les pratiquer au laboratoire d’anatomie de la fac de médecine. Ils ont huit tables d’examen et moult frigos pour la conservation des corps. S’ils manquent de place, il sera toujours possible de louer un camion frigorifique.

— Jugez par vous-même ce qui est nécessaire et je ferai les réquisitions en ce sens.

Une nouvelle cohorte de voitures arrive. Léanne voit avec plaisir qu’il s’agit de Claude Vignon et de la DZPJ de Rennes. Elle va lui passer le relais, il continuera à palabrer avec les huiles. Elle abandonne tout le monde et s’avance vers le camion, tout en râlant intérieurement pour le temps perdu. Élodie s’en va discuter avec l’urgentiste alors que la commandant regroupe ses troupes autour d’elle et distribue les rôles. Elle supervisera les constatations avec ses deux adjoints et l’IJ. Lionel dodeline de la tête.

— Les traces d’ADN ne vont pas manquer.

— Espérons surtout qu’on aura quelque chose dans la cabine, sur les poignées, ou les plaques d’immatriculation si elles ont été changées. Il faut qu’une équipe passe au peigne fin les environs immédiats.

Léanne s’adresse ensuite à Isaac :

— Je ne sais pas où sont les habitations les plus proches, tu t’occupes de les localiser et de voir si quelqu’un a remarqué la présence de ce camion. Quand le jour va se lever, je veux qu’on mette en place un barrage routier pour interroger tous les gens qui transitent dans le coin.

Elle termine en lançant un regard vers les corps.

— On doit les évacuer, on ne va pas les examiner ici. Il faut faire des équipes pour se charger des constatations et relever tout ce qui peut permettre de procéder à des identifications ou de connaître leur origine…

Cette partie du travail est la plus difficile. Ce n’est pas anodin. Ça laisse des traces et elle refuse d’infliger une fatigue émotionnelle à ses hommes.

— Pas plus de deux ou trois corps par équipe. Les Rennais nous aideront. Il faut profiter de leur présence.

Alors que les policiers commencent les investigations, Élodie s’est rapprochée de l’urgentiste. Il s’agit d’un jeune médecin qu’elle pense avoir déjà croisé à La Cavale Blanche, peut-être à la cafétéria. Il est adossé à son véhicule en train de fumer une cigarette pendant que le chauffeur et les membres de son service discutent entre eux. Il relève la tête vers elle en la voyant arriver.

— Je suis la légiste.

Il a un pâle sourire.

— Pendant un temps, cette spécialisation me tentait, mais ce n’est pas fait pour moi. Ce n’est pas un problème avec la mort. Quand je vais sur une urgence, il m’arrive quotidiennement de voir des cadavres ou d’avoir des gens qui meurent entre mes mains. C’est dur, mais, franchement, manipuler des corps en état de décomposition, je ne sais pas comment tu fais. Là, je n’en avais jamais vu autant d’un coup. Ça choque.

Il tire sur sa cigarette avant de l’exhiber.

— J’avais arrêté la clope. C’est la première depuis quatre ans, deux mois et onze jours.

Élodie a un sourire compatissant. Son collègue lui résume son action sans pouvoir cacher l’émotion qui l’étreint.

— On est arrivés quasiment en même temps que les gendarmes. Les portes arrière du camion étaient entrebâillées et malgré l’humidité et la fraîcheur de la nuit, l’odeur de putréfaction s’échappait de ce catafalque improvisé. Le plancher était recouvert d’un tapis de cadavres. Après avoir pris des photos, c’est avec nous que les militaires ont extrait les victimes pour qu’elles soient examinées.

Il hausse les épaules.

— On les a toutes étalées sur le sol, alignées les unes à côté des autres. Pas besoin d’être grand spécialiste. Il n’y avait rien à faire. Je n’ai eu qu’à signer des certificats de décès pour des victimes X… J’imagine qu’il s’agit d’étrangers, peut-être des Afghans, Iraniens… Arabes. Je n’ai pas constaté la présence de blessures apparentes. Sans vouloir empiéter sur ton travail, je suppose que les malheureux sont morts de déshydratation ou d’asphyxie, ou peut-être les deux. Je pense qu’ils sont décédés depuis peu, mais être enfermés là-dedans, sous le soleil, a accéléré la décomposition.

La conversation des deux médecins est rythmée par des éclairs de flashs. Alors que les militaires s’apprêtent à passer le relais à la PJ, les TIC terminent d’inventorier les corps en les photographiant avant de les faire disparaître dans des housses.

— T’as vu ? Elle est différente, comme si elle n’était pas morte en même temps que les autres.

— Oui, c’est étrange.

La conversation entre deux gendarmes éveille la curiosité d’Élodie. Elle s’intéresse à eux et s’approche en compagnie de l’urgentiste. Leur étonnement a pour source l’état de fraîcheur du cadavre d’une jeune femme. Elle jette un regard vers le secouriste et l’entend balbutier :

— Je ne me souviens pas de l’avoir examinée.

Les gendarmes s’écartent pour laisser la place à la légiste. S’il lui semble froid, le corps indique que le décès remonte à peu, pas de lividité ni de rigidité. Son collègue se penche à son tour sur la jeune femme… C’est là que le médecin est tout d’un coup submergé par ce qui paraît être autant une intuition qu’une certitude.

— Merde. Elle n’est pas morte !

5Technicien en identifications criminelles.

Chapitre 4

Après avoir subi des soins d’urgence, la miraculée, ressuscitée d’entre les morts, est loin d’être sauvée. Plongée dans un coma profond, elle n’a pas repris connaissance et a été placée en réanimation à La Cavale Blanche. Déshydratée, elle souffre d’insuffisance rénale mais aussi d’hypoxie, causée par le manque d’oxygène ; le pronostic vital est engagé. Sa découverte tardive pose questionnement et Léanne ne cache pas sa surprise à la légiste.

— Comment a-t-on pu passer à côté ?

— C’est un jeune médecin. Devant cette tragédie et la multitude de corps, je suis persuadée qu’il n’a pas examiné chaque victime. Il est possible qu’il ait fait confiance à un de ses assistants. Le décès paraissait une évidence.

— Une chance qu’on les ait sortis du camion immédiatement. Elle aurait pu mourir pendant les constatations sans qu’on s’en aperçoive.

— Cela me rappelle un peu une affaire qui s’est déroulée dans les Hautes-Alpes. Plusieurs personnes avaient été assassinées dans une voiture et les intervenants ont attendu pendant des heures l’arrivée des techniciens de scène de crime sans remarquer qu’une gamine était cachée sous les corps. Une chance pour elle, elle n’était pas blessée. Mais on peut imaginer le traumatisme qu’elle a subi. C’est pour éviter ce genre de surprise qu’on a dû les sortir du camion, ce qui n’a pas empêché de passer à un doigt d’un drame.

— Tu as raison, personne n’est à l’abri d’une erreur. Surtout dans des moments comme celui-là.

Les deux femmes sont interrompues par l’un des techniciens de l’identité judiciaire. Vêtu de sa combinaison et de l’ensemble de l’équipement que nécessite le bon exercice de sa spécialité, il est debout à l’arrière du camion et leur fait signe de s’approcher. D’imposantes lampes éclairent l’habitacle, et plusieurs de ses collègues s’affairent en étudiant le moindre centimètre carré de la tôle et de la surface du sol.

— Je crois que j’ai compris pourquoi la fille n’est pas morte.

Il sort du véhicule pour s’adresser à la directrice d’enquête et lui tend une tablette informatique.

— Ce que vous voyez est la photographie réalisée avant que les corps ne soient manipulés.

Il désigne au milieu de l’enchevêtrement de cadavres l’endroit où il a repéré la jeune femme que l’on vient d’évacuer.

— On n’aperçoit pas le visage, mais elle est en chien de fusil, presque en position fœtale, la tête contre la porte latérale.

— Oui, admet Léanne, sans comprendre où il veut en venir.

Glissement du doigt sur l’écran, une autre vue apparaît, celle de l’habitacle vide, le sol est souillé par de l’urine et différentes sécrétions corporelles. Le spécialiste marque un endroit.

— Sa tête devait être précisément là.

Nouvelle photo, agrandissement.

— Ce qui l’a sauvée, c’est que le joint de porte est endommagé. Il devait laisser passer suffisamment d’air pour la garder en vie.

La légiste examine les clichés.

— Vous avez probablement raison, ça tient la route. Une chose est certaine, si elle s’en sort, elle revient de loin.

*

Alors que les derniers corps sont chargés dans des véhicules funéraires, il y a longtemps que hauts fonctionnaires et élus sont partis. Le directeur est resté et c’est un soutien que Léanne apprécie. Le jour commence à poindre et les policiers qui ne connaissaient pas les lieux découvrent leur environnement.

Le camion a été abandonné sur une aire en terre faisant office de parking. On pourrait penser à une voie sans issue, mais la chaussée, même si elle ressemble à un chemin, dessert des champs cultivés et rejoint une autre route plus importante.

C’est de cette zone de stationnement que partent les visiteurs désireux de se rendre jusqu’au fameux « Pont du diable ».

Un épais bocage cache l’entrée d’un passage ombragé longeant un petit bois en direction de l’Aber Wrac’h, l’un des trois estuaires qui entaillent profondément la côte et donnent son nom à cette région bretonne.

Les constatations vont pouvoir se poursuivre à la lumière du jour après une pause initiée par le chef, dont le chauffeur arrive les bras chargés de plusieurs paquets de croissants et de Thermos de café. Le geste est apprécié et tous se retrouvent pour un briefing improvisé en pleine nature. Léanne plonge la main dans un des sacs et mord à pleines dents dans une viennoiserie.

— Finalement, pour un tôlier, vous n’êtes pas trop mal.

— C’est votre façon de dire merci, je suppose.

Le chef fronce les sourcils en la regardant.

— Allez-y tout de même doucement, j’ai l’impression que vous avez un peu forci depuis que vous êtes à Brest.

— Pas pris un gramme.

— La répartition doit être différente alors.

— Pff…

L’échange amuse les témoins, et vu l’état de leur fatigue et la raison de leur présence, ils en ont bien besoin. Le directeur avale une gorgée de café :

— Qu’est-ce que vous avez ?

— Pour le moment, pas grand-chose. Il va falloir attendre le retour des prélèvements ADN et des analyses d’empreintes.

— On en a trouvé une au dos d’une plaque d’immatriculation, indique Lionel.

— Ça, c’est bon, s’enthousiasme Claude Vignon.

— Dans la cabine, il y en avait aussi, précise Lionel.

— Vous mettez le paquet là-dessus. Et l’environnement ?

C’est encore Lionel qui répond.

— Aux abords immédiats du véhicule : rien. Il y a bien quelques traces de pneumatiques relevées sur l’aire de stationnement, mais vu que c’est un endroit un peu touristique, il n’est pas certain que cela ait un lien. Maintenant qu’il fait jour, on va étendre nos recherches.

Isaac, absent jusque-là, les rejoint à pied et son regard s’arrête sur l’état des sacs de viennoiseries.

— Il était temps que je rapplique.

Léanne montre un sachet avec deux croissants.

— Arrête de te plaindre ! J’avais pensé à toi.

Vignon s’en amuse.

— Vous pourriez presque être commissaire.

— Je sais aussi prendre soin de mes hommes, ce n’est pas l’apanage du corps de conception.

Léanne se mord la langue, une chance que ses copines soient parties. Elles auraient apprécié une repartie comme celle-là, surtout en parlant d’Isaac. Mieux vaut que le directeur ne soit pas au courant des petits écarts qui lient occasionnellement sa cheffe et le jeune flic. Elle décide d’interroger son collègue.

— T’as quelque chose ?

Isaac désigne la route bitumée :

— En allant vers la chapelle Prad Paol, il y a plusieurs fermes. Je vais y retourner. Avec la nuit, je me suis heurté à des chiens et des oies ; si les premiers sont attachés, ce n’est pas le cas des secondes et ces sales bêtes attaquent ! J’ai préféré ne pas insister. Pour le moment, je n’ai vu qu’un cultivateur, celui de la maison la plus proche. Avec le remue-ménage que nous avons fait, il était éveillé. D’ailleurs, il était avec Tintin.

Léanne souffle en entendant mentionner la présence du jeune reporter d’Ouest-France. Elle se demande bien où il peut se cacher. Il va immanquablement lui tomber dessus. Isaac continue son rapport :

— Il dit que le camion est ici depuis au moins trente-six heures. Il s’apprêtait à le signaler à la gendarmerie.

— On n’a pas les clés de ce bahut ? interroge la flic.

Lionel répond par la négative et la cheffe émet une hypothèse.

— Il est peut-être en panne.

— À voir, effectivement.

Vignon y va également d’une supposition.

— On peut raisonnablement penser que les malheureux qui se trouvaient là-dedans étaient des migrants. On n’a aucun document d’identité, aucun téléphone, pas d’argent. Il est fréquent que ceux qui les accompagnent gardent tout jusqu’à destination. Le chauffeur et ses complices sont certainement partis avec.

— C’est probable.

— Le plus étrange, précise Lionel, c’est tout de même que les portes arrière soient ouvertes.

— L’agriculteur a vu le camion fermé. Ça signifie que quelqu’un est venu plus tard. Soit il savait ce qu’il y avait dedans et il imaginait sauver les passagers. Soit… ?

— Il voulait le visiter et cherchait quelque chose à voler.

— Le couple qui est à la gendarmerie ? hasarde Léanne.

— À vérifier ! juge Vignon, avant d’indiquer qu’il les abandonne pour faire la tournée des parquets de Brest et Quimper, et passer par la préfecture.

Et d’ajouter, à l’attention de Léanne :

— Si vous avez quelque chose d’important…

— Je vous appelle.

Le chef parti, les constatations reprennent. Il s’agit de ramasser tout ce qui pourrait avoir été jeté ou perdu par les responsables du transport, ou leurs victimes, dans le cas, peu probable, où elles aient eu le droit de sortir du camion. Si dans un périmètre restreint ils récupèrent des mégots, des paquets de cigarettes vides et deux canettes de soda, c’est bien plus loin, sur le chemin qui mène au Pont du diable qu’Isaac fait une étrange découverte : un bidon en plastique contenant de l’essence. Alors que la commandant se moquait de connaître l’histoire des lieux pendant leur trajet, elle est prête à écouter Isaac. Accompagnée de son collègue, elle se rend jusqu’à l’édifice en pierre qui traverse l’Aber Wrac’h et relie les communes de Plouguerneau et Lannilis. La vue est une claque. En d’autres circonstances, elle prendrait le temps de jouir du paysage et regrette mentalement de ne pas être venue depuis des années.

— Quand j’ai parcouru la région, c’était avec mes parents, je devais avoir douze ans ; je suis même pas certaine que ma sœur marchait déjà. C’est magnifique.

— Là, ce n’est rien, c’est à marée haute qu’il faut visiter les abers en bateau. L’Aber Wrac’h est le plus long, il s’enfonce de plus de trente kilomètres dans les terres.

En cette saison, la langue d’océan, bordée par la forêt, laisse à la flic une impression de calme et de nature vierge, même si c’est loin d’être le cas. Elle invite le jeune à faire montre de ses connaissances.

— Jusqu’ici personne n’a daté précisément l’origine de ce pont. Des spécialistes considèrent qu’il est de l’époque gallo-romaine, d’autres du Moyen Âge. On ne peut le traverser qu’à marée basse. Selon la légende, il a été bâti par le diable après un pacte conclu avec un meunier, fatigué de faire un long détour pour apporter sa farine d’un côté à l’autre. En échange de cette construction, il était prévu que le diable prenne la première âme qui l’utiliserait. Malin, le meunier s’arrangea pour que son chat soit le premier à traverser, ce qui provoqua la fureur du diable. Il se venge depuis, en bousculant régulièrement dans l’eau ceux qui l’empruntent, et certains se noient. S’il y a eu des victimes, il y a plus à parier qu’il s’agissait de paysans imbibés. Construit en grosses pierres, dont une partie en granite, le pont permettait aux troupeaux et aux attelages de se rendre d’une rive à l’autre. Aujourd’hui, il est laissé à l’abandon et n’est utilisé que par des promeneurs.

Les deux policiers ont la chance qu’il soit praticable à cette heure. De la mousse, du goémon, de la boue recouvrent partiellement la voie sans qu’il soit pour autant difficile de traverser.

— Ça va où ? demande Léanne.

— Vers Lannilis.

— Pourquoi passer par là ? Et en plus avec un jerrican d’essence.

C’est en arrivant sur la berge opposée qu’ils notent la présence de traces suspectes. Isaac montre du doigt une ornière dont l’origine est incontestable.

— Quelqu’un est venu à moto, il a posé son engin et a continué à pied vers le pont.

Léanne désigne un autre endroit :

— Et là, je parie que c’est la marque du bidon que tu as trouvé.

Isaac opine du chef.

— Pourquoi n’a-t-il pas traversé ? s’étonne Léanne, avant de répondre elle-même à sa question : « Il passe par ce côté parce qu’il ne veut pas être vu par les habitants des fermes et tient absolument à rester discret. En arrivant vers le camion, il a été dérangé et n’a pas pu aller jusqu’au bout. Il demeure dans le coin. C’est peut-être le conducteur. »

Chapitre 5

La marée est montante et pour effectuer le moulage des empreintes, les spécialistes de l’IJ doivent contourner l’aber en voiture. Léanne laisse ses collègues terminer le travail sur la scène de crime pour rejoindre ceux qui s’occupent de l’examen des cadavres à La Cavale Blanche. C’est en allant vers son véhicule que Tintin lui tombe dessus.

— T’es toujours là ? s’étonne la flic en voyant le journaliste foncer vers elle.

Elle aime bien ce jeune. Presque trente ans, frisé, un corps de gringalet avec un visage couleur de craie et des oreilles décollées, il donne l’impression d’être resté coincé dans l’adolescence. Cela n’enlève rien à sa pugnacité. Léanne sait qu’il vaut mieux l’amadouer et s’en faire un allié plutôt que de le laisser mettre son nez partout.

— Je t’attendais. Je compte sur toi pour me tuyauter. Mes collègues des médias nationaux ne vont pas tarder à débarquer. Pas question de me griller.

La flic ramène ses cheveux en arrière et, malgré la fatigue, lui envoie un sourire craquant. Il n’est pas dupe.

— Houlà. N’essaye pas de me la faire au charme.

Cette fois, Léanne y va d’un rire franc.

— Mais non, qu’est-ce que tu crois ? Je n’ai juste rien à te communiquer que tu ne saches déjà.

— Dis toujours.

Elle hésite à mentionner la moto et l’essence, en revanche autant lui révéler le résultat de l’enquête de voisinage, lui indiquer le nombre exact de victimes et lui parler de la survivante. Il l’apprendra tôt ou tard. Tintin prend quelques notes avant de jeter un nouveau regard interrogateur.

— Rien de plus, jure la commandant. Par contre, toi, tu peux m’aider.

Il renvoie un visage chargé d’incompréhension.

— Trouve des informations sur les ONG, les restaurants, les bars, les groupes d’amitié, tout ce qui peut être en relation avec des gens d’Iran, d’Afghanistan, du Pakistan ou d’Asie centrale. Ça permettra peut-être de comprendre ce que ce camion foutait dans le Nord-Finistère.

— Et en échange ?

— J’accepterai peut-être une invitation à déjeuner ou dîner.

Elle n’attend pas de réaction de sa part et le plante pour rejoindre l’IML de Brest.

Sur la route, il lui suffit de mettre France Info pour se rendre compte de l’intérêt que suscite son affaire. Des reportages tournent en boucle et, comme à leur habitude, les médias ont offert le micro à quelques pseudo-spécialistes, capables de dire les banalités affligeantes que toute personne censée ne connaissant rien au dossier pourrait sortir. Pas de miracle de ce côté-là. Ça, c’est pour la presse d’information, la meilleure. La pire, celle à sensations, à l’affût de détails sordides et de photos macabres, fait le siège de l’hôpital. Les camions frigorifiques et les manipulations de corps intéresseront un autre public.

Il y a des journalistes partout, ceux que l’on voit à l’entrée, et tous ceux que l’on ne soupçonne pas. Certains ont réussi à tromper la vigilance des gardes en se faisant passer pour des visiteurs ou des malades. Ils vont jusqu’à soudoyer des membres du personnel susceptibles de leur fournir une photo un peu « sexy ». Avec les portables, tout le monde est devenu un reporter en puissance.

L’enquêtrice abandonne son véhicule sur le parking « Police » à côté d’une voiture sérigraphiée. Des gardiens en tenue patrouillent et assurent la protection des fourgons mortuaires garés à proximité du couloir d’accès aux chambres funéraires.

Quand Léanne arrive dans le bureau d’Élodie, la légiste est survoltée. Elle lui montre son combiné téléphonique qu’elle a décroché.

— Il n’arrête pas de sonner. Je n’en peux plus.

Un des hommes de Léanne est assis à un bureau, occupé à imprimer des documents.

— Le substitut nous a chargés de louer des camions frigorifiques pour libérer la flotte de véhicules que l’on a immobilisée cette nuit. Ne t’inquiète pas, ça va se régler.

— Bien.

Élodie poursuit :

— Tes collègues ont effectué le déshabillage des corps, le relevé d’empreintes et d’ADN avant qu’on les passe au scanner. Sur certains, on a remarqué des fractures anciennes. Il y en a un qui a des broches. Ça n’a pas été réalisé en France, c’est une certitude.

Le policier intervient :

— Sur certains vêtements, il y a des inscriptions que je croyais être de l’arabe, j’ai pris une photo que j’ai envoyée à un expert. Il affirme qu’il s’agit de dari ou de farsi, ce qui signifie qu’on a des Afghans ou des Iraniens. On a trouvé deux billets sur une femme, des livres afghanes, et un homme avait caché dans une doublure la photocopie de son passeport afghan.

— C’est déjà quelque chose, juge Léanne. On aura au moins une identification. Elle s’adresse ensuite à sa copine.

— Et les causes de la mort ?