La prophétie de Langley - Pierre Pouchairet - E-Book

La prophétie de Langley E-Book

Pierre Pouchairet

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  • Herausgeber: Palémon
  • Kategorie: Krimi
  • Sprache: Französisch
  • Veröffentlichungsjahr: 2017
Beschreibung

Trader d’une prestigieuse banque française, Ludovic d’Estre brasse chaque jour des millions d’euros… La vie a toujours souri à ce surdoué de la finance issu de la bourgeoisie versaillaise. Mais tout va basculer lorsqu’avec Reda Soulami, son fidèle collaborateur, Ludovic va s’intéresser à une transaction douteuse…

Très vite suspecté de meurtre, Reda, un enfant des cités qui pensait avoir définitivement tourné la page, se retrouve en première ligne d’une effrayante machination qui le dépasse complètement et menace des milliers de vies !

Au milieu du marigot politique habituel, seule Johana, la flic qui mène l’enquête, semble croire à l’innocence de Reda. S’engage alors une infernale course contre la montre pour éviter l’horreur…

Avec ce passionnant thriller bourré d’action, habilement construit, Pierre Pouchairet offre à ses lecteurs (il en a déjà conquis plus de 300 000) une plongée dans l’univers de Johana, sœur de la commandant Léanne Vallauri (série Les Trois Brestoises).

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

"Style percutant, phrases courtes, ambiance souvent oppressante, ça sent le vécu ! Un petit joyau ciselé, millimétré et terriblement efficace." - Ouest France

"Livre après livre la découverte de l'intrigue et l'écriture sont un plaisir dont on ne se lasse pas. Ce dernier opus est superbe. Nous sommes pris par le suspens et il ne s'arrête qu'à la dernière ligne et encore.... avec la chair de poule." - Sang pour Sang Polar

"Diablement efficace, instructif et bourré de personnages bien campés, ce polar est un modèle de genre qui colle à l'actualité." - Yv, Lyvres

"Écrit sur une idée et en collaboration avec L. Gordon, La prophétie de Langley s'inscrit dans la lignée des grands polars, celle qui nous fait penser le monde différemment, offre un autre point de vue moins réducteur que les habituels banalités proférées à longueur de médias officiels. Que ce soit en Palestine, en Afghanistan ou dans une salle des marchés, l'auteur dépeint une réalité crédible dans des intrigues époustouflantes et des dénouements ahurissants." - Quatre sans Quatre

À PROPOS DE L'AUTEUR

Pierre Pouchairet s’est passionné pour son métier de flic ! Passé par les services de Police judiciaire de Versailles, Nice, Lyon et Grenoble, il a aussi baroudé pour son travail dans des pays comme l’Afghanistan, la Turquie, le Liban…
Ayant fait valoir ses droits à la retraite en 2012, il s’est lancé avec succès dans l’écriture. Ses titres ont en effet été salués par la critique et récompensés, entre autres, par le Prix du Quai des Orfèvres 2017 (Mortels Trafics) et le Prix Polar Michel Lebrun 2017 (La prophétie de Langley). En 2018, il a été finaliste du Prix Landerneau avec Tuez les tous… mais pas ici.

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Seitenzahl: 370

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Couverture

Page de titre

SUIVRE L’AUTEUR

Site web : www.pierrepouchairet.com

Facebook : Pierre Pouchairet

Pierre Pouchairet est membre du collectif

L’assassin habite dans le 29

Facebook : L’assassin habite dans le 29

Email : [email protected]

CE LIVRE EST UN ROMAN.Toute ressemblance avec des personnes, des noms propres, des lieux privés, des noms de firmes, des situations existant ou ayant existé, ne saurait être que le fait du hasard.

Chapitre 1

Le froid le fit frissonner. Ses doigts étaient gelés. La grande baie qui donnait sur la ville et le désert commençait à se recouvrir d’une mince couche de buée. Il se leva à la recherche de la télécommande de la clim’, contourna son immense bureau en acajou, passa devant des portes vitrées donnant sur un jardin suspendu où s’élançaient des plantes exotiques. Pensif, il se figea, les yeux perdus vers l’horizon. Onze heures du matin, le soleil écrasait le paysage aride. Du haut du 43e étage, il dominait une étendue qui allait bien au-delà de l’espace urbain. Ce spectacle lui rappelait ses origines bédouines. La ville ne cessait de s’agrandir. Il avait bien failli perdre cette vue magnifique avec l’arrivée de nouveaux immeubles ; mais c’était sans compter sur l’intervention de l’Émir, son cousin…

Immobile, imposant dans sa djellaba d’un blanc immaculé et son keffieh à carreaux rouges et blancs, le prince Whalid approchait de la cinquantaine. Son visage régulier orné d’une fine moustache lui donnait un air aristocratique qu’accentuaient ses yeux d’un bleu acier. En contemplant le désert infini, il songea à sa famille. Ses ancêtres ne possédaient que quelques chameaux, mais leurs traditions ancestrales étaient aussi pures que l’eau d’une source jaillissant des profondeurs de la terre. Oui, sa famille avait parcouru du chemin. Elle le devait à ce liquide noirâtre devenu vital à la civilisation contemporaine. Depuis le jour où les Américains avaient découvert du pétrole dans le sous-sol de son pays, il avait fallu se battre, se battre sans cesse contre ces Occidentaux avides et sans scrupule qui avaient pour ambition d’accaparer la plus grande partie des revenus immenses de ce qu’ils appelaient « l’or noir ».

Whalid poussa un long soupir, ferma les yeux quelques instants, et regagna d’un pas énergique sa table de travail. Devant lui, plusieurs écrans allumés, dont un Reuters et un Bloomberg. Cela lui déplaisait profondément d’avoir à payer des sociétés créées par des Juifs, pour consulter ses écrans mais hélas, dans ce système capitaliste pourri, ils étaient incontournables. Il s’était initié aux mystères insondables du trading de matières premières et de la Bourse, là où les excédents du Royaume étaient en partie investis, et il était peu à peu passé maître dans l’art d’anticiper les mouvements boursiers. Il vérifia d’abord les marchés asiatiques, une priorité avec Tokyo, Hong Kong et Shanghai : légère baisse, rien de grave. Il songea que les Japonais avaient battu les Occidentaux à leur propre jeu, et se dit que les Chinois étaient en train de faire la même chose. Quel dommage que ces Asiatiques, avec leurs croyances stupides et rétrogrades, soient eux aussi d’infâmes mécréants, ils auraient fait d’excellents alliés pour terrasser les Croisés… Whalid s’attarda ensuite sur les cours du Brent, du West Texas Intermediate et du Dubaï Crude. Après s’être effondrés quelques mois auparavant, ils remontaient légèrement. Satanés Américains, en exploitant le gaz de schiste, ils croyaient pouvoir s’exonérer de la production de pétrole du Golfe. Il avait fallu inonder le marché mondial afin de faire baisser les prix et rester compétitif, une opération douloureuse pour les finances des monarchies du Golfe, mais nécessaire sur le long terme… et qui portait ses fruits.

On frappa à la porte.

— Entrez, dit-il sèchement.

Chris Burns apparut et Whalid l’accueillit d’un sourire. Il l’aimait bien.

— Entre, Chris. Assieds-toi. Qu’as-tu à me raconter ce matin ?

— C’est un sauna ici. La clim ne marche pas ?

Chris était irlandais. Petit, râblé, moustachu, vêtu sans élégance. Il avait fait toute sa carrière dans une banque anglaise en voyageant autour du monde et était finalement venu vendre ses services au prince Whalid, à prix d’or bien sûr.

— Alors, le Royaume est à sec ? dit Chris en s’asseyant. Le ministre des Finances nous demande si nous sommes d’accord pour syndiquer1 une partie de la prochaine émission obligataire.

— Combien ?

— Petit. 500 millions de dollars.

— Et nous, on est censés en prendre combien ?

— Un tiers, 166 millions de dollars.

Whalid s’étira dans son fauteuil.

— Encore la faute de ces Américains ! On a des fins de mois difficiles, on est obligés d’emprunter dans les marchés internationaux, il ne faudrait pas que ça dure trop longtemps… Et on va vendre ça à qui ? Les obligations, je veux dire.

— Ce sera un sukuk2, les foules adorent les obligations islamiques. On vendra ça au détail comme des petits pains, les gens vont se l’arracher, no problem.

— OK. Alors tu dis oui au ministre des Finances.

Chris, satisfait, se leva comme animé par un ressort et sortit brutalement du bureau. La porte claqua.

Whalid se dit qu’il était temps. Qu’Allah le miséricordieux l’inspire ! Le moment était enfin venu, les Occidentaux devenaient trop insolents et posaient trop de problèmes. Il attrapa résolument sa souris et cliqua jusqu’à ce qu’apparaisse le site de la First Islamic Bank, un établissement financier local. Les yeux brillants, il se passa la langue sur ses lèvres et prit son temps, comme s’il se délectait de l’instant. Il fit glisser le clavier sous ses doigts et le caressa avec la délicatesse d’un sniper pour son arme. Encore quelques clics et il afficha des ordres de vente : une position claire et nette à la baisse sur des valeurs énergétiques. La FIB les répercuterait à des courtiers de Paris, Londres et New York. Ultime clic théâtral sur la touche « envoi » et il eut l’impression de sentir le départ du coup. D’un air satisfait, comme soulagé, il porta son regard au loin. Puis il saisit son iPhone et composa un numéro :

— As salem aleîkoum, mon frère, dit Whalid.

— Aleîkoum salem, lui répondit son correspondant. Tu as pu faire ce que je t’ai demandé ?

— J’y travaille, mon frère. Comment vas-tu ?

— Allah teste notre foi et met des épreuves sur notre chemin, mais par sa volonté et sa grâce nous résistons et faisons subir des pertes aux infidèles et aux Perses.

— Mon cœur se remplit de joie en entendant cela.

— Regarde sur ton écran, mon frère. Voilà ce que l’on fait à ces chiens…

Whalid éloigna l’iPhone de son oreille, mit des écouteurs et appuya sur les touches jusqu’à ce que l’écran s’éclaire. L’image bougeait à en donner le tournis. Elle finit par s’immobiliser sur un magnifique ciel d’un bleu lumineux, puis il y eut un bref passage sur des ruines. Des immeubles et des maisons réduits à l’état de décombres.

— Les chiens américains nous ont bombardés… On a dû se replier et maintenant ce sont les Russes qui envoient leurs avions. Heureusement que nos combattants sont braves. Et regarde ma surprise…

La caméra s’arrêta sur une trentaine d’individus agenouillés les uns à côté des autres, certains vêtus d’une combinaison orange, d’autres en civil ou en tenue militaire. Devant eux, une petite foule de quelques centaines d’hommes.

— Nos prisonniers… Des soldats de ce chien de Bachar et de ses valets. Des fonctionnaires ou des gens qui trahissent… Et en face, je suis certain que parmi eux il y en a aussi qui mériteraient d’être à genoux… S’ils ne le sont pas, c’est de la miséricorde… On ne peut pas tous les punir, au moins ça leur servira de leçon.

Son correspondant eut un rire sec, retourna la caméra vers lui et apparut à l’écran. C’était un homme jeune, les joues creusées, les pommettes saillantes, son visage exhalait la dureté et la violence de son fanatisme.

— Maintenant, regarde bien, mon frère. Ce que tu vas voir, c’est notre futur. J’en suis très fier…

Il focalisa sur de nouveaux arrivants… Des gosses imberbes, cheveux ras, ils avançaient à visage découvert, tous vêtus d’une tenue camouflage et chaussés de boots montantes. Leur déplacement souleva une poussière rapidement balayée par le vent. Tous étaient armés, avec un matériel hétéroclite… Pistolets, fusils et Kalachnikov, des armes qui paraissaient trop grandes ou trop lourdes pour certains de ces enfants soldats… La caméra s’arrêta sur le troisième gamin du groupe… Un air grave, solennel, celui d’un enfant absorbé par sa tâche, et pourtant ses lèvres se plissèrent dans un petit sourire…

— Ha, il m’a vu. C’est Omar, mon fils. Il est beau, hein ? Ce n’est pas la première fois pour lui, je l’ai déjà entraîné. C’est au sabre qu’il est le meilleur…

C’était toute la fierté d’un père qui s’exprimait.

Le reste se passa rapidement. Les gamins se positionnèrent derrière les condamnés, quelques incantations, des Allah Akbar pleins de véhémence et les premières détonations se déchaînèrent. Des prisonniers se relevèrent pour se lancer dans une fuite désespérée. Ils furent fauchés par les tirs de gardes aux aguets.

1 Syndiquer. Un crédit syndiqué est un crédit mis en place par un groupe de banques pour financer un projet donné. En l’occurrence, il s’agit là de financer le déficit du Royaume.

2 Sukuk. Certificat d’investissement conforme à la charia. Dans ce cas précis, ce sont des obligations. À titre d’exemple, ces sukuk ne payent pas d’intérêts, mais participent aux gains du projet.

Chapitre 2

Salle des marchés du Crédit Parisien, l’une des plus grandes banques françaises

— Elle a pas voulu te sucer hier, c’est ça, c’est pour ça que tu fais la gueule ?

Ces mots avaient été prononcés distinctement, sans élever le ton mais suffisamment fort pour que tout le monde les entende. Dominik Bukowski avait une façon désarmante et presque élégante d’être vulgaire, et cette sortie ne désarçonna pas Ludo.

— Tu me fais chier, répondit-il. Je suis déjà pris à déjeuner. C’est pas que je veuille pas, mais je suis déjà pris. Capito ? Un autre jour.

Ludo n’avait même pas levé la tête des écrans sur lesquels il restait concentré.

Salle silencieuse. Les petits jeunes encore peu habitués à ces échanges musclés retenaient leur souffle. La réplique ne se fit pas attendre :

— Connard !

Ludo encaissa, mais il n’aima pas.

— Je t’emmerde.

Dominik éclata d’un rire énorme. Il était plus déterminé que jamais et lança avec la plus grande mauvaise foi :

— C’est à Polytechnique qu’on t’a appris à parler comme ça ? Moi, mon père m’aurait foutu une dérouillée si j’avais dit ça.

— Vous pouvez pas fermer vos gueules et aller régler ça ailleurs ? Y en a qui travaillent ici ! hurla Sébastien, un autre trader, histoire d’en rajouter.

— Il a raison, approuva Dominik. Et il enchaîna :

— Encore un polytechnicien qui parle avec vulgarité.

— Te fous pas de ma gueule, lança Sébastien. Je suis pas polytechnicien, tu le sais, je suis centralien.

— Putain, moi, mon père est chauffeur de taxi, et il s’exprime mieux que vous, même en français, bande de tarés, grogna Dominik.

Ludo leva les yeux au ciel, recula son fauteuil, se tourna vers lui :

— Tu ne vas pas nous ressortir tes histoires de fils de prolo ! Je bouffe pas avec toi parce que j’ai autre chose à foutre, point barre. Ça rentre dans ta petite tête ? Si tu t’emmerdes, va te branler dans les chiottes !

Une salle des marchés est un lieu silencieux, loin de la fébrilité que l’on voit parfois à tort dans les films. Exception faite des crises financières à l’ambiance explosive, on y entendrait une mouche voler. C’était le cas ce jour-là. Seuls ces glorieux échanges brisaient le silence studieux et se répercutaient dans les travées. Personne ne s’en troublait. La routine. Car, que ce soit à Paris, Londres, New York ou Hong Kong, c’est aussi la plupart du temps un lieu où il est de bon ton de se montrer grossier.

Dominik se distrayait comme il pouvait. Il s’occupait des marchés obligataires1, et ils étaient d’un calme désespérément plat. Quand il n’y avait pas de « volatilité », il ne se passait rien : pas d’arbitrages, pas de pertes possibles, ni de gains non plus. Bref, à l’image d’un casino en grève, c’était la terreur des traders, et c’était exactement ce qui se passait. D’où l’ennui de Bukowski, qui cherchait à s’amuser un peu. Ludo ne voulut pas être en reste :

— Ton père est chauffeur de taxi, c’est très bien de nous le rappeler, c’est sans doute pour ça qu’il est si poli. Mon père, il est colonel de cavalerie : les jurons, à la maison, on a l’habitude. Chacun son éducation, mon pote !

Dominik apprécia en riant :

— T’as raison, moi j’ai suivi la tradition familiale et je suis diplômé des écoles maternelles et communales. Ça ne m’empêche pas de gagner plus de fric que vous !

— On en est sûrs. Maintenant, si tu veux bien fermer ta grande gueule, je suis sur un deal, là.

Les polytechniciens et les centraliens peuplaient assidûment les salles de marché des banques françaises dont ils verrouillaient les entrées à leur seul profit. Les exceptions étaient rares, Dominik Bukowski en était une et il le savait. Celui qui n’était pas accepté par le cercle était mort ; littéralement. Dominik était un membre éminent du groupe, tout comme Ludo – de son vrai nom Ludovic d’Estre – et à ce stade, les origines sociales et les diplômes n’avaient plus d’importance. « Le clan, c’est le clan. Il y a eux, et il y a nous, et c’est comme ça que ça marche. Comme dans les cités ! » disait souvent Reda Soulami, un jeune qui venait justement de se planter derrière Ludo, un papier à la main.

— Qu’est-ce que tu fous là ?

Reda Soulami était tendu, comme s’il craignait la réaction de Ludo. Grand, svelte, on devinait sous sa chemise un corps musclé. Mais il n’en menait pas large devant son boss, ou du moins il faisait semblant, ce qui était la bonne attitude quand on s’adressait à un seigneur de guerre. Reda avait compris ça.

— Euh… Il y a une transaction que je ne comprends pas, je ne peux pas la traiter. Tu pourrais m’expliquer ?

— Plus tard, tu ne vois pas que je suis occupé ?

Reda était fier, mais il avait l’habitude d’être rudoyé, c’était la règle ici. Encore un truc qui ressemblait à son milieu d’origine. À la banque, il y avait les seigneurs – les traders, comme Ludo – et les esclaves qui s’occupaient du « back office2 », comme lui. Reda était un esclave. À vie. C’était comme ça. Il était bien payé – très bien payé pour tout dire –, à quoi bon se plaindre. C’était presque aussi bien que d’être dealer, sans risquer la prison.

Ludo se ravisa. Il rappela Reda et lui lança en parlant fort :

— Et n’oublie pas qu’on déjeune ensemble, hein ?

Surprise. Même si de temps à autre Ludo et lui dévoraient ensemble un sandwich, ça n’était pas prévu aujourd’hui.

— T’as pas oublié au moins ?

— Heu, non, non.

— Je passe te chercher dans un quart d’heure.

Puis, se tournant vers Dominik, Ludo ajouta :

— Tu vois, ma poule, je ne te mens pas. Je bouffe avec Reda. Alors tu me lâches la grappe !

Ludo ne traîna pas et c’est presque dans la foulée qu’il se leva et ramassa une veste fripée qu’il enfila sur un jeans de marque. Ici, la tenue négligée chic faisait office d’uniforme. Le calme revint dans la salle, Dominik était parti on ne sait où et personne ne prêta attention au départ de Ludo. Il traversa la grande salle, présenta son badge au lecteur automatique, poussa la porte et fit quelques mètres. Encore un sas. Pas facile de pénétrer dans ce lieu saint.

Ludo trouva Reda à son desk.

— Tu viens ?

Ils descendirent à pied les cinq étages jusqu’au rez-de-chaussée. C’était l’heure du déjeuner, des centaines de jeunes hommes et femmes, sûrs d’eux et à l’allure conquérante, se pressaient bruyamment vers les restaurants. Il faisait beau, le soleil brillait. Reda et Ludo traversèrent la place qui se trouvait devant la banque et avisèrent un bar à sandwichs plutôt élégant qui possédait une vaste et belle terrasse.

— Regarde, dit Reda, il y a une table libre !

Un vrai miracle.

Reda se précipita et rafla de justesse la place à un groupe qui l’avait également repérée. Ils s’installèrent : ce serait hamburger et Coca-Cola pour tous les deux.

L’ambiance sur la terrasse était festive, les banquiers attablés piaillaient à ne plus s’entendre.

— Ce con de Dominik, dit Ludo, il voulait déjeuner avec moi à midi. Qu’est-ce qui lui a pris, il ne me le demande jamais ! J’ai dit que j’étais pas libre, et tu es arrivé comme une bénédiction…

— Je comprends, répondit Reda, tout en se disant que son pote avait une idée en tête.

— Franchement, je ne me sens pas d’attaque pour entendre ses péroraisons sur son père chauffeur de taxi et toutes ces conneries. C’est usant. Tu en penses quoi, toi ?

Reda hésita.

— Tu sais très bien que dans les salles de marchés, il n’y a que des surdiplômés comme toi, et de bonne famille en plus ! Putain de sa race, moi, je suis né de parents marocains, j’ai été élevé à Trappes, la plupart de mes potes sont en taule, et moi, j’ai réussi à faire un Master 2 Banque et Finance à Paris… Tu sais comment c’est arrivé, ça ? Et voilà, par miracle, je suis là ! Enfin, dans les cales… Alors, Dominik, avec ses parents immigrés polonais et son certificat d’études, tu crois que ça ne le travaille pas ? Voilà ce que je pense.

Ludo mordit dans son hamburger.

— J’en suis conscient. C’est pour ça que je t’aime bien, tu sais…

— C’est une déclaration d’amour ?

— Un peu… Au fait, tu avais quelque chose à me demander ? Il y a une transaction que tu ne comprends pas, c’est ça ?

— Oui.

— Alors, dis-moi, lança le trader en parlant plus bas par souci de discrétion.

— Tu peux m’expliquer pourquoi tu achètes 350 millions d’euros d’actions à une société italienne et pourquoi tu lui revends exactement les mêmes actions à un an à un prix convenu ? Je ne comprends pas l’intérêt. C’est la troisième fois que tu fais ça ce mois-ci. Je n’ai pas osé te demander avant, mais là…

— C’est pourtant simple, je lui avance du cash contre ses actions et elle me le rend dans un an. C’est tout. Ça n’apparaît pas comme un prêt dans la comptabilité de la société, donc ni vu ni connu, c’est un prêt déguisé.

— Ah, c’est ce que je pensais, mais ça m’a paru tellement con… Et c’est légal, ça ?

— Dans la forme, oui, sur le fond, on peut en discuter.

— Bon, c’est comme si j’empruntais une bagnole et que je la remettais à sa place sans dégâts le lendemain. Si je me faisais piquer, les flics diraient que c’est du vol et j’irais en tôle, pas vrai ? Pourquoi pas toi ?

La serveuse s’approcha. Ils se turent et commandèrent les desserts. Ludo regarda son pote.

— Tu aimes la France ?

Reda hésita. Méfiance. Demander à un jeune Beur s’il aimait la France, ça puait un peu, mais si Ludo avait bien des défauts, au moins il n’était pas raciste, il traitait Reda exactement comme les autres : coup de pied au cul et retour dans le rang.

Ludo réalisa le malaise que produisait sa question et décida de ne pas attendre de réponse.

— T’énerve pas. J’aime la France, alors je veux qu’elle rayonne dans le monde. Pour rayonner dans la finance, il faut des grandes banques, la France en a. Alors si je ne fais pas ce truc très con pour mes clients italiens, je ne suis plus une grande banque internationale, mes clients iront voir ailleurs, chez Goldman Sachs par exemple, qui le fera. Sans compter que je me fais des couilles en or sur un deal comme ça. C’est pourtant simple à comprendre, non ? Alors que toi, si tu piques une bagnole, tu fais chier.

Reda ne répondit pas et médita un instant sur la marche du monde et sur les rapports de force qui le régissaient. Bonne leçon.

— Merci, Ludo.

— Tu te fous de ma gueule ou quoi ?

— Non, tu m’éclaires.

La terrasse commençait à se vider, les banquiers retournaient au boulot.

Ludo reprit :

— T’en as volé, toi ?

— Quoi ?

— Des bagnoles.

— Moi, oui, bien sûr, mais il y a longtemps. C’est fini ce temps-là. Je me suis fait piquer une fois ou deux. Admonestation, jamais de taule. Heureusement j’étais mineur et ça a fini par disparaître du casier, mais c’est ressorti quand même au moment du recrutement. C’est passé ric-rac : si la banque n’avait pas eu besoin d’engager des noirs et des Arabes des banlieues pour soigner son image, ça passait pas. Mais je me retrouve avec toi. Aux RH, ils savent que tu m’as à l’œil, et ils pensent qu’avec les contrôles, un type comme moi ne pourrait plus faire du Kerviel. Ils ont tort, il y a encore des failles dans le système.

— Je sais.

— Et Kerviel, je te rappelle, c’est un Gaulois !

— Je sais aussi.

Il y eut un silence.

— Dis-moi, Reda, puisque tu me parles de cette transaction avec les Italiens…

— Oui ?

— Eh bien, j’ai repéré quelque chose. Quelque chose comme un bruit de fond, un léger bruit de fond dont je n’aurais pas dû me rendre compte tellement c’est discret… Dans ce portefeuille d’actions que m’ont cédé les Italiens, il y a des sociétés énergétiques. Alors j’ai dû regarder ces titres pour y mettre un prix, et là, j’ai vu qu’un type en vend à découvert3… Pas toutes, juste certaines.

— C’est qui ce type, tu le sais ?

— Justement, je sais pas. Ça arrive de Jordanie via Londres, c’est étrange. Des petits paquets discrets depuis quelques jours, comme si quelqu’un cherchait à ne pas se faire repérer. Un pro en tout cas. Mais j’ai l’œil. Ce ne sont pas les Jordaniens qui sont derrière ça, il y a quelqu’un d’autre. Qui ? Pourquoi ?

— Pourquoi ça te trouble comme ça qu’on joue des titres énergétiques à la baisse ?

— Mon intuition me dit que c’est pas propre… Certains de ces titres sont au fond du trou. Le prix du baril baisse, d’accord. Mais tout ça, c’est déjà intégré, ça ne peut plus baisser beaucoup. Un gros malin devrait jouer ces titres à la hausse ! Pas à la baisse ! Quelque chose ne colle pas.

— Alors ?

— Alors, tu peux faire une petite enquête et essayer de voir qui est derrière ce truc-là ? Ça m’aidera à comprendre…

— Et à faire un joli coup qui va encore augmenter ton bonus ?

— Si tu trouves, je t’invite à déjeuner. Aujourd’hui, c’est chacun sa part.

1 Marché obligataire. Marché sur lequel les entreprises et les États se financent. L’emprunteur émet une obligation qui est achetée par un investisseur. Ce sont ces instruments financiers que les « agences de notation » évaluent. En principe, mais pas toujours, les obligations payent un taux d’intérêt fixe, d’où le nom de fixed income (revenu fixe) donné à cette activité.

2 Front/back office. Les salles de marché sont divisées en front office (les traders), middle office (vérification de la conformité aux réglementations, non-dépassement de ligne de crédit, etc.), et back office (vérification des opérations, envoi des confirmations, comptabilité, reporting, facturation des commissions, etc.).

3 Vente à découvert. Vente d’actions à un prix et à une échéance déterminée. En principe, l’opérateur ne possède pas l’action vendue, donc soit il l’emprunte, soit il la rachète moins chère à l’échéance si tout va dans son sens.

Chapitre 3

C’était un vrai guerrier. Un combattant pur et dur, toujours à son poste en cas d’échauffourées. On pouvait compter sur lui. S’il survenait un pépin, il était là pour couvrir ses subordonnés si le besoin s’en faisait sentir, quitte à laver par la suite le linge sale en famille. Il ne connaissait pas la peur. Généreux avec ses amis, il était implacable avec les lâches. Quand on parlait de lui, on disait « le légionnaire », parce que, justement, c’était un ancien légionnaire. Au début, on l’avait surnommé « le rosbif », mais « le légionnaire » s’était vite imposé. Dire qu’on le craignait ou qu’on le respectait n’aurait pas fait justice à ce que ses hommes pensaient de lui. Non, en fait, ils l’aimaient…

Alasdair MacLeod avait quarante et un ans. Il était petit, trapu, genre balèze. Il avait une grosse tête mais des traits réguliers. Un Écossais. Fils, petit-fils, arrière-petit-fils, arrière-arrière-petit-fils d’officiers de sa Majesté. Son grand-père avait été général dans l’armée des Indes, et son père, basé à Hong Kong, avait commandé les prestigieux Black Watch1, Royal Regiment of Scotland.

À dix-huit ans, Alasdair avait pris ses cliques et ses claques et s’était engagé dans la Légion sans rien dire à personne. Il y avait appris un français qu’il parlait approximativement. Interdiction de rire. Après avoir crapahuté en Afghanistan, et avoir refusé de faire l’école des officiers, il avait rejoint, grâce à son oncle, la Deutsche Bank à Londres et se retrouvait aujourd’hui patron mondial Equity2 dans une grande banque française. Donc, patron de Ludo.

En ce début d’après-midi, il rentrait de Hong Kong, via Pékin et Shanghai. Sans même être passé chez lui ni s’être rasé, il était allé directement au bureau. Il trônait au milieu de ses troupes, assis à un desk anonyme au milieu des travées. Un chef n’a pas de privilèges, il était comme tout le monde face à ses écrans. MacLeod tourna son fauteuil vers Jean-Louis, un jeune trader de son équipe venu le saluer. Ce dernier l’apostropha :

— T’as vu le ministre ?

— Non, le vice-ministre…

MacLeod sortit une carte de visite de la poche de poitrine de sa chemise.

— Un certain… Zhu Guangyao… Une bonne tête, pas le genre arrogant habituel… mais un vrai apparatchik. Comme vos énarques, mais en mieux.

— Comme notre bien-aimé président Lemoine ? demanda Jean-Louis, un brin sarcastique.

— Exactement, mais en moins pète-sec et en plus sympathique. Peut-être même plus compétent.

Ils rirent.

— Je suis inquiet pour Shanghai, il y a une bulle là-bas. Les banques distribuent le fric n’importe comment. Les marchés actions sont en pleine ébullition, l’immobilier aussi. Il va falloir faire gaffe sur la Chine, je vais réunir les troupes pour leur en parler.

— Tu connais mon point de vue sur les Chintoks : corrompus et sur le fil du rasoir en permanence…

— Ils nous ont repris Hong Kong ! s’aventura MacLeod avec tristesse.

Le trader ne commenta pas.

— Et nos équipes sur place ?

— Pas mauvaises. Ça s’améliore. Ils ont recruté la fille du vice-maire, une certaine… Merde, j’ai oublié son nom. Mais pas sa tronche, un canon !

— Ils l’ont recrutée pour son physique ou pour ses contacts ?

— Pour les deux si je comprends bien. Au fait, on a une idée des chiffres du mois ?

— Oui. Ce sera bon. Dans les 100 millions de revenus. Si tout va bien, on est à un rythme d’un milliard par an…

— Londres fait un bon mois… Hong Kong et la Chine aussi…

— Petite perte à New York, mais rien de grave, et surtout belle performance de Paris, et ça grâce à Ludo.

— Quel genre de transactions ?

— Achat au comptant, revente à terme.

— Hum… fit Alasdair, je vois. Il en a fait combien ?

— Combien de transactions de ce type, tu veux dire ? En volume ou en nombre ? Trois, pour un total d’environ un milliard, dont une belle hier avec des Italiens. Une autre avec des Mexicains, et encore une autre avec des Argentins.

— Je n’aime pas ça, vous le savez tous. Ludo a dû se faire un paquet de fric, non ?

— 30 millions en tout.

— D’accord. Alors explique-moi pourquoi les Latinos ne passent pas par New York comme ils font d’habitude, et pourquoi ils se laissent plumer comme ça ? Ça sent pas bon. Tout ça va se terminer au Pôle financier3, s’énerva Alasdair. Faudrait quand même faire un peu gaffe et arrêter les conneries.

Alasdair pétait le feu malgré le décalage horaire et une nuit dans l’avion – certes, en classe affaires. Il avait intérêt à être en forme : à peine le pied posé dans la salle, les emmerdements commençaient.

— Il faut remettre ça au carré, annonça Alasdair d’une voix énergique et, s’adressant à l’ensemble de son équipe : réunion immédiate en salle de conférences !

Dix minutes plus tard, les huit membres du comité exécutif étaient dans une pièce au mobilier spartiate. Les dorures, c’était pour la direction générale. Il y avait là sept hommes et une femme, la parité n’était pas au rendez-vous. Alasdair attira les regards vers lui et débuta :

— Je vous demande la plus grande prudence, il y a trop de liquidités en circulation. Je sais que vous le savez, mais c’est pas parce qu’on sait quelque chose qu’on ne fait pas de conneries. Alors, sur la Chine, vous y allez mollo, c’est clair ? Par ailleurs, on va faire un bon mois, c’est très bien. Maintenant, Ludo, tes transactions à la noix, ça suffit pour l’instant.

— C’est pas illégal, se défendit Ludo, surpris.

— C’est vrai, mais c’est borderline. Si vos politiciens véreux, ou la presse, mettaient leur nez là-dedans…

— Jamais les politiciens ne descendront à ce niveau de détail.

— Oui, mais si le ministère des Finances, l’AMF, 4 le Pôle financier, ou je ne sais qui, s’en emparait, la presse reprendrait ça et crierait sur les toits qu’on fait des transactions illégales. Même et surtout s’ils n’y comprennent rien…

— C’est pas illégal du tout ! insista Ludo, piqué au vif.

— Je sais. Avoir un compte déclaré à Panama, c’est parfaitement légal. Problème, comme personne n’y comprend rien, on met tout dans le même sac. Tu l’as fait, d’accord, je couvre. Mais tu arrêtes pour l’instant, fin de la récréation. Pas d’autre transaction de ce type sans mon accord personnel, c’est clair ?

Le comité expédia quelques affaires courantes, puis Alasdair libéra ses équipes afin qu’elles retournent faire du fric pour la plus grande gloire de la France. Tous se levèrent et sortirent en silence sans perdre de temps. Alors que Ludo passait devant lui, il l’attrapa par la manche :

— Reste là cinq minutes, il faut que je te parle.

1 Black Watch, ou Garde Noire, créée en 1725 pour maintenir la paix civile dans les Highlands écossais. Les Black Watch, régiment d’élite, ont ramené les couleurs lors de la rétrocession de Hong Kong en juillet 1997.

2 Equity. Le département Equity travaille sur des actions de sociétés cotées en Bourse. Dans les BFI, on a donc un département Equity (actions) et un département Fixed Income (obligations).

3 Pôle financier. Le pôle financier du Tribunal de Grande Instance de Paris, situé au 5, rue des Italiens, traite les affaires de corruption, escroquerie, marchés publics frauduleux, fraude fiscale, et blanchiment.

4 AMF. Autorité des marchés financiers. Située au 17 place de la Bourse à Paris, l’AMF veille à la protection des épargnants, à l’information des investisseurs, et au bon fonctionnement des marchés. L’AMF est dotée de pouvoirs de contrôle, d’enquête, d’injonction, et peut imposer des sanctions.

Chapitre 4

Patrick Robertson faisait partie de cette poignée de Français que les Américains respectaient dans les marchés. Il était chimiste de formation. Par quelles étranges circonvolutions de l’histoire s’était-il retrouvé patron de la banque de financement et d’investissement d’un grand établissement financier, mystère. Mais ce descendant de planteurs de la Martinique, Français depuis des générations, avait en fait ressuscité la banque d’affaires, qui, à son arrivée, était moribonde. Pourtant, la direction générale de la banque le détestait, sans toutefois pouvoir se passer de lui : sa façon de s’habiller à Savile Row avec une folle élégance, ses magnifiques cravates, ses pochettes, tout cela agaçait profondément les sombres technocrates qui trônaient au sommet de la banque. Robertson le leur rendait bien et méprisait ces apparatchiks conformistes et sans imagination. Il laissait habituellement à Alasdair le soin de « visser les boulons ». Sauf que, ce jour-là, il était là, debout, sans bouger, juste derrière Ludo. Ce dernier, sentant la présence de Robertson dans son dos, retenait sa respiration.

— Alors, Ludo, on se laisse aller ?

Cette petite question anodine eut l’effet d’envoyer un courant de cent mille volts dans la moelle épinière du trader. Le temps qu’il encaisse la question, et qu’il se retourne, Robertson était déjà reparti, non sans laisser au sol un petit paquet de cendres tombées de son Montecristo ; car ignorant l’interdiction formelle, Robertson était le seul à s’arroger le droit de fumer.

Le trader le chercha des yeux et le vit, quelques travées plus loin, cigare à la main, en train de parler avec un collègue : il continuait son petit tour d’inspection. Ludo frissonna. Il allait se faire virer, c’était sûr : d’abord un remontage de bretelles en règle en tête-à-tête avec le légionnaire, puis une petite phrase assassine de Robertson… C’était plus qu’il n’en fallait pour se retrouver dehors. Adieu les bonus mirifiques. De l’inquiétude, il passa à la terreur.

C’est alors que Dominik se pointa, tout sourire :

— Alors, ma poule, tu ne m’en veux plus ?

— Ferme ton claque-merde et tire-toi, lui répondit Ludo en serrant les dents.

Pas le moment d’insister : Dominik tourna les talons sans demander son reste.

Reda, tout excité, venait de pénétrer dans la salle des marchés. Il s’arrêta net, mais Ludo se mit à sourire et lui fit signe d’approcher.

— Tu tombes bien.

Reda ne répondit pas, hésitant.

— T’as quelque chose ?

— Oui, j’ai trouvé.

— C’est qui ?

Reda aurait voulu ménager ses effets mais il jugea que ça n’était guère le moment, tant Ludo paraissait fébrile.

— C’est la FIB.

— La quoi ?

— La FIB, la First Islamic Bank.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Une banque.

— Je m’en doute, abruti, mais quel genre de banque ?

— Je n’en sais pas plus. J’ai trouvé qui c’était, c’est déjà pas mal, non ? J’ai dû faire des contorsions incroyables…

— Ça va. Y’a déjà Dominik qui monte une cabale dans mon dos, alors si toi aussi tu te mets à me faire chier !

— Dominik, une cabale, t’es pas malade ? Il est inoffensif, tu sais bien… Sauf si tu marches sur ses plates-bandes, alors là, il devient carrément vicelard. C’est pas le cas ici.

Ludo était en train de péter les plombs. Trop de tension, trop de boulot, trop de concentration. Et, en plus, il devait se marier dans trois mois avec Isabelle de Clairefontaine. Tout ça le travaillait. Reda avait croisé la jolie Isabelle à deux ou trois reprises, une fille plutôt pas mal roulée et qui avait l’air sympa, pas le genre des meufs de Trappes. Un autre monde !

— Cette foutue banque, elle a une filiale en France ?

— Une filiale, non. Un bureau de représentation1.

— Qu’est-ce qu’ils fabriquent chez nous ?

— Comment veux-tu que je le sache ?

— Ils sont où ?

— Sur les Champs-Élysées.

Ludo prit Reda par le bras.

— Viens, on va se mettre dans une salle de conférences, ce sera plus discret.

Ils sortirent de la salle des marchés, avisèrent une pièce qui était déjà occupée, puis une autre, et durent descendre d’un étage pour en trouver une qui soit libre. Reda suivait sans dire un mot, Ludo semblait en pleine ébullition.

Ils s’assirent, après avoir soigneusement refermé la porte.

— Qu’est-ce qui se passe, Ludo ? T’as pas l’air bien.

— Il y a une cabale contre moi, je t’ai dit.

— T’es malade.

— Quelqu’un a cafté mes opérations italiennes au légionnaire, qui l’a répété à Robertson. Qui a fait ça ? Si ça se trouve c’est toi !

— Tu déconnes ou quoi ! D’ailleurs, tu m’as dit que c’était légal !

— Oui, mais je te l’ai dit, c’est limite. Bon, on va pas passer le réveillon là-dessus, je me suis fait remonter les bretelles grave. Et puis il y a ces opérations sur les titres énergétiques que j’ai découvertes…

— Mais c’est pas toi, ça…

— J’ai l’impression qu’on me colle tout sur le dos, ça barde pour moi en ce moment…

— Du calme.

— Je suis sur le point de me faire virer, et tu me recommandes d’être calme ?

— Tu n’es pas sur le point de te faire virer. J’en ai vu d’autres dans ma banlieue de merde, et je sais quand il y a danger.

— Tu compares la salle des marchés à ta banlieue pourrie ?

— C’est exactement la même chose. Tu fais trois transactions limites, tu gagnes des tonnes de pognon, ton boss te passe un savon pour la forme, et le boss de ton boss te dit je ne sais pas quoi, et tu te mets dans des états pareils ? Mon pote, à Trappes, tu traverses pas la rue avec une mentalité comme ça… Tu sors même pas de chez toi sans te faire bourrer la gueule !

Ludo aima la comparaison. Et Reda joua le sage.

— Arrête tes conneries et examinons le problème de plus près. Il t’a dit quoi, exactement, le légionnaire ?

— Que mes transactions étaient pourries, et bla bla et bla bla… Je n’ai pas osé lui parler des énergétiques. J’ai eu peur qu’il me traite de con et me dise que tout était parfaitement normal. Il faut se renseigner avant pour que j’aie un peu plus de biscuit.

— Tu peux déjà lui dire d’où ça vient, je t’ai dit que j’avais identifié la banque.

— Ça ne suffira pas. S’il ne s’agit pas de ma peau, il s’agit au moins de ma crédibilité. Je suis en train de la perdre à grande vitesse, il faut que je rapporte des infos solides, sans quoi je passe pour un guignol.

Reda pensa qu’une telle parano, il ne la connaissait que chez les sniffeurs de coke et se demanda un instant si son pote ne piquait pas du nez dans la poudre.

— Tu proposes quoi ? lança-t-il en se doutant de la réponse.

— Qu’on aille voir ta banque et qu’on les fasse parler.

L’idée parut à Reda particulièrement loufoque. Il avait compris depuis longtemps qu’on pouvait être à la fois polytechnicien et très con. Mais là, ça dépassait la norme. En dehors de son trading, Ludo n’était pas une lumière. S’imaginait-il que les types de la FIB allaient tout lui déballer simplement parce qu’il leur rendait visite ? Comme ça, par gentillesse, pour lui faire plaisir ? En supposant même qu’ils soient au courant à Paris, ce qui était plus qu’improbable ! Mais il n’en dit rien. D’abord parce que Ludo était son chef, ensuite parce qu’une petite virée comme celle-là était à son goût. Il avait bien mérité une petite récré.

— Tu as le numéro ? interrogea Ludo. On va leur téléphoner.

— Oui, j’ai tout noté dans mon smartphone, le téléphone et le nom du directeur, un certain… Élie quelque chose… Voilà, Élie Moussaf. Je l’ai passé sur Google, c’est un Libanais. Il a une bonne tête.

— Passe-moi le numéro, je bigophone.

Une voix féminine sans aucun accent répondit à Ludo. Il se présenta et expliqua qu’il souhaitait prendre un rendez-vous avec le directeur. Reda observait, attentif.

— Pour quel motif, le rendez-vous ? s’enquit la standardiste.

— Je serai accompagné de monsieur Reda Soulami, nous souhaitons discuter d’une affaire avec monsieur Élie Moussaf, mais je ne peux pas vous en dire plus au téléphone, sinon que c’est très urgent.

Petite attente, musique d’ambiance et la voix féminine résonna à nouveau.

— Si c’est urgent, monsieur Moussaf vous propose de passer à nos bureaux demain matin à 9 h 30. Mais il n’aura pas beaucoup de temps à vous consacrer.

— Parfait.

Ludo raccrocha, triomphant :

— Et voilà le travail !

Comme si c’était un exploit ! Il ajouta :

— On se retrouve demain matin au bureau à 8 h 30 et on prend un takmar.

Un taxi ? pensa Reda. Alors qu’il y a le métro ? Décidément, ils ne vivaient pas dans le même monde !

1 Bureau de représentation. Simple agence commerciale qui ne peut, entre autres, ni prendre de dépôts ni distribuer de crédit. Ce bureau ne dispose ni d’une personnalité juridique ni d’une personnalité fiscale propre. C’est l’échelon le plus simple de la représentation d’une banque à l’étranger.

Chapitre 5

— Je t’avais promis de t’inviter à déjeuner, ce sera un petit-déjeuner.

— L’intention y est, c’est le principal, dit Ludo.

Le rendez-vous était à 9 h 30, ils avaient presque une heure d’avance.

— On leur dit quoi ? demanda Reda.

— Euh… Que la banque veut développer ses affaires au Moyen-Orient, et qu’on voudrait se rapprocher des banques du coin, ça te va ?

— Pourquoi pas.

À l’heure dite, après avoir descendu les Champs-Élysées, ils poussèrent une énorme porte cochère en fer forgé et pénétrèrent dans un immense hall. Une plaque de cuivre indiquait : First Islamic Bank, escalier A, 3e étage. Ils montèrent les escaliers quatre à quatre sans croiser personne et sonnèrent à une imposante porte en chêne massif.

Les locaux exhalaient un parfum de luxe et de prospérité. D’épais tapis ornaient le sol, et des œuvres d’artistes de renom s’offraient à la vue du visiteur. Un calme de bon aloi régnait, c’était à peine si on entendait le bruit de la circulation provenant de la « plus belle avenue du monde ».

— Plutôt cool ! glissa Reda à l’oreille de Ludo.

Ils s’installèrent sur des canapés en cuir dans la grande entrée et attendirent un petit moment. Ludo, nerveux, agitait le pied de manière incontrôlable. La standardiste qui les avait reçus leur offrit un café, bien meilleur que celui du bistro où ils s’étaient arrêtés.

Reda se dit avec satisfaction que depuis quelques années, il avait tout de même parcouru un joli chemin : il était passé du statut de petit malfrat destiné à servir de gibier au tribunal correctionnel de Versailles à celui de banquier presque respectable que l’on recevait avec tous les égards, même si c’était dans une petite banque arabe inconnue au bataillon ! Et au milieu de tout ça, il se sentait à l’aise.

Il était 9 h 45 quand surgit un quarantenaire énergique, Élie Moussaf. Le Libanais était rasé de frais et portait l’uniforme parfait du petit banquier d’affaires parisien : veston croisé bleu marine, chemise bleu pâle et cravate rouge aux motifs discrets. Chaleureux sans être obséquieux, il arborait un large sourire et leur tendit la main.

— Monsieur d’Estre et monsieur Soulami, je présume ? Soyez les bienvenus.

Il entraîna ses hôtes vers un vaste bureau qui donnait sur l’avenue, au mobilier design très classe.

Ils prirent place autour d’une table basse de verre et d’acier près de laquelle un autre homme d’une cinquantaine d’années était déjà installé. Il ne se leva pas, signe qu’il ne connaissait pas les usages ; ou alors qu’il s’en moquait. Il portait un costume marron foncé à fines rayures, et une cravate tout droit sortie du magasin « Au Gai Laboureur ». Il arborait une épaisse moustache à la Charlot et ressemblait furieusement à Saddam Hussein. Un Irakien ? se demanda Reda.

— Je vous présente monsieur Malek Oussama, mon adjoint.

Ludo se dit que ces deux-là n’auraient pas pu être plus dissemblables.

Comment pouvaient-ils collaborer ?

Son regard fut soudain attiré par une photo encadrée qui était accrochée au mur. Élie le remarqua.

— Ah oui, c’est bien Arnaud Montebourg. Amusant, non ? Je suis un ancien de l’INSEAD, j’y donne des conférences de temps à autre. Montebourg y était étudiant, il a posé avec moi. Un joli souvenir !

Ils se levèrent pour aller admirer de plus près la relique, puis se rassirent.

Ils échangèrent leurs cartes de visite. Élie examina celles qu’on lui tendait.

— Bon, qu’est-ce qui vous amène, messieurs ?

— Cher monsieur, répondit Ludo pendant que Reda ne bougeait pas un sourcil et qu’Oussama le détaillait de près, le Crédit Parisien se développe dans le Golfe et nous souhaiterions nouer des relations plus étroites avec un certain nombre d’institutions de la région, dont la vôtre.

— À vrai dire, à Paris nous n’avons pas d’activité bancaire à proprement parler. Notre bureau de représentation s’occupe surtout de nos clients du Qatar ou d’autres Émirats, voire d’Arabie saoudite, qui veut faire des investissements en France, notamment dans l’immobilier de luxe. Nous pourrions cependant avoir des relations de banque privée, dans certains cas, puisque votre institution est très réputée dans le domaine de la gestion d’actifs.

— Absolument.

— Par ailleurs, nous pourrions aussi envisager que vous aidiez nos sociétés locales, dont certaines sont très importantes, comme vous le savez, dans le secteur de la banque d’affaires qui n’est pas notre cœur de métier, n’est-ce pas, Malek ?

Ce dernier acquiesça et Ludo enchaîna :

— Nous travaillons dans la salle des marchés, ça tombe bien. Nous pourrions faire des opérations de change, ou des dérivés, des options, des swaps1, que sais-je encore, des opérations sur actions…

— Sur des titres de Bourse, vous voulez dire ?

— Exactement.

Malek remonta un sourcil.

— Nous sommes bons dans ce domaine, et c’est ma spécialité. Tenez, en ce moment, nous travaillons les titres énergétiques, le pétrole, tout ça, vous connaissez…

C’est alors que Malek intervint :

— Des titres énergétiques, ok, mais lesquels par exemple ?

— Euh, au hasard, comme ça : EDF, c’est un titre français, nous le connaissons bien.

Un froid polaire tomba sur l’assistance. Reda se raidit, Ludo allait trop vite, beaucoup trop vite.

— Et quelle est votre recommandation sur EDF, puisque nous parlons de ce titre, monsieur le banquier ? demanda Malek Oussama.