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Extrait : "Parvenu à cet âge où les Souverains doivent au bonheur de leurs peuples un choix que la politique règle ordinairement plus que l'inclination, il épousa la Princesse Arsénide, parente du côté gauche de la Fée Lumineuse, Reine d'un pays voisin."

À PROPOS DES ÉDITIONS Ligaran :

Les éditions Ligaran proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

● Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
● Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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Chapitre premier

Dans une contrée fertile des grandes Indes, régnait un Roi puissant nommé Erzeb-can.

Parvenu à cet âge où les Souverains doivent au bonheur de leurs peuples un choix que la politique règle ordinairement plus que l’inclination, il épousa la Princesse Arsénide, parente du côté gauche de la Fée Lumineuse, Reine d’un pays voisin.

Cet hymen fut formé sous les plus heureux auspices : le Roi trouva tant de charme dans la possession de l’aimable Arsénide, qu’il fit divorce avec toutes les menues intrigues qu’il avait dans sa Cour, pour se donner tout entier à une épouse aussi charmante. Il ne se pouvait pas faire qu’une assiduité aussi exacte n’eût dans peu son effet. Bientôt après, on apprit la grossesse de la Reine.

Chapitre II

Le temps des couches de la Reine arriva, et quelques jours d’avance les Fées invitées arrivèrent à la file. La Fée Lumineuse se distinguait, parmi toutes les autres, par la richesse de son équipage et de son ajustement.

Elle arriva au palais d’Erzeb-can au milieu des acclamations de tout le peuple, qui connaissait sa puissance et l’amitié qu’elle avait pour le Roi. Elle fut reçue de ce jeune Prince avec des démonstrations de joie extraordinaires. Toutes les Fées qui étaient arrivées depuis quelques jours vinrent lui rendre visite.

La Fée Mutine fut la seule qui ne la vit pas chez elle ; elle était arrivée quelques jours auparavant et trouva fort singulier que la Fée Lumineuse, la dernière arrivée, ne fût point venue la voir et se fût contentée de se faire inscrire à sa porte ; c’était une femme d’un caractère altier et féroce, esclave des égards les plus superficiels. Le Roi l’avait invitée plutôt par crainte de la désobliger en l’oubliant, que par envie de l’avoir.

L’instant des couches de la Reine étant arrivé, toutes les Fées se rendirent dans sa chambre : elle donna la naissance à un Prince plus beau que le jour. Lumineuse le prit dans ses bras, et les Fées et elle, à l’envi, le douèrent de toutes les bonnes qualités qui font estimer les hommes et adorer les souverains : vertu, courage, esprit, beauté, tout lui fut prodigué. Déjà Erzeb-can nageait dans la joie, quand Mutine, s’approchant tout d’un coup :

« Vous avez doué le Prince de toutes les vertus, dit-elle d’un ton terrible, mais vous avez oublié la patience ; c’est celle dont il aura le plus besoin », et, s’approchant de l’enfant, qu’elle toucha de sa baguette : – Tu aimeras, lui dit-elle, et ce qui fait le bonheur des autres fera tes plus cruels tourments ; les chagrins les plus cuisants te dévoreront, tu verras l’objet de ton amour passer entre les bras d’un autre, tu seras forcé d’y consentir ; les doutes les plus affreux te déchireront, et j’espère qu’une certitude plus cruelle encore achèvera ma vengeance !

À ces mots elle monta dans un char attelé de six Chats-huants qui parut tout à coup aux yeux de l’assemblée, et disparut dans les lambris, laissant après elle une odeur empestée, et le Roi et toute la Cour plongés dans la dernière consternation.

Erzeb-can ne pouvait revenir du saisissement que lui avait causé le discours de la cruelle Mutine ; mais la Fée Lumineuse, en qui il avait beaucoup de confiance, prit la parole et le rassura :

« Ne vous laissez pas accabler, lui dit-elle, par le chagrin qui vous dévore ; ces terribles menaces ne sont pas sans remède ; je ne puis, il est vrai, détruire ce qu’une intelligence égale à la mienne a fait ou prévu, mais je puis en adoucir la rigueur, et, par les bons conseils, l’attention que le donnerai au Prince votre fils, lui épargner une partie des malheurs dont il est menacé. Je veux qu’il soit nommé Angola, qui signifie Sémillant : élevez-le avec soin ; et quand il aura atteint quinze ans, âge où la nature semble vouloir secouer le joug des ténèbres de l’enfance, je le transporterai dans ma Cour. Tous ses malheurs doivent avoir pour principe un attachement sérieux et tendre : ma Cour est l’Antidote le plus excellent contre cette sorte de poison. La variété des plaisirs tiendra son cœur dans une espèce d’équilibre, qui pourra lui faire éluder en partie sa mauvaise destinée, et peut-être osai-je prévoir l’avenir le plus heureux… Il ne m’est pas permis d’en dire davantage : bannissez vos craintes, vous avez en moi une amie tendre et fidèle. »

Les autres Fées, chacune selon leur pouvoir, promirent aussi au Roi leur protection et leur assistance pour le Prince son fils ; et quelques jours après elles s’en retournèrent dans leurs États. La Fée Lumineuse resta encore quelques jours pour achever de remettre l’esprit du Roi ; et sa présence étant nécessaire dans son royaume, elle se sépara de lui et de la Reine, après avoir embrassé tendrement le petit Prince et le leur avoir recommandé expressément ; et, leur réitérant la promesse de venir le prendre à quinze ans, elle disparut à leurs yeux.

Erzeb-can prit un soin extrême de l’éducation de son fils ; la reine l’aimait avec la dernière tendresse : ils réunirent d’autant plus aisément toute leur affection sur le petit Prince, qu’il fut l’unique fruit de leurs amours ; mais si jamais enfant ne fut plus chéri, jamais enfant ne mérita mieux de l’être. Dans ses plus tendres années, des grâces naïves et touchantes perçaient au travers de l’épaisseur des organes de l’enfance : un air de douceur et de sérénité, joint sur son visage à une beauté parfaite, donnait les plus heureux présages de son caractère : mais, lorsqu’il eut atteint l’âge de douze ans, et que la raison commença à se développer, quel esprit ! quelle justesse de raisonnement ! que d’agréments répandus dans ses moindres actions ! Une solidité précoce dans sa façon de penser faisait aisément connaître les dons puissants et efficaces d’une intelligence céleste.

Enfin le Prince approcha de l’âge de quinze ans : le Roi et la Reine, se souvenant des promesses de la Fée, et certains de la satisfaction que lui causerait la vue du jeune Angola, virent avec plaisir approcher l’instant de son arrivée. Erzeb-can et Arsénide attendaient avec impatience l’arrivée de Lumineuse. Exacte à ses promesses, elle parut un jour tout à coup dans leur appartement. Ils la reçurent avec la joie la plus vive ; une aimable sérénité brillait sur son visage ; quelque chose au-dessus de l’humain caractérisait en elle une intelligence céleste et bienfaisante.

On donna quelques jours aux préparatifs du départ du Prince : le Roi et la Reine lui prodiguèrent les plus tendres caresses ; les adieux furent touchants et sincères. Ils ne pouvaient se lasser de recommander à la Fée ce cher fils, leur unique espérance : elle compatit en véritable amie à leur tendresse alarmée ; et après leur avoir renouvelé ses promesses et les avoir embrassés tendrement, elle monta avec le Prince dans son char attelé de six colombes et se perdit dans les airs.

Chapitre III

Lumineuse était adorée dans sa Cour ; plus flattée d’inspirer de l’amour que la crainte, elle ne faisait sentir son empire à ses sujets qu’en les accablant de bienfaits ; elle les traitait avec une familiarité douce et aimable, qui adoucissait la fierté du sceptre, sans en faire disparaître les droits. Ennemie de la violence et des vices, fruits ordinaires d’une puissance sans borne, maîtresse de ses sujets par les droits qu’on acquiert sur les cœurs reconnaissants, sa Cour était un lieu de délices d’où étaient bannis la crainte, la défiance, l’esprit de révolte : en un mot, cet amas de cabales funestes, suites inévitables d’un règne injuste et qui font même, avant que d’éclore, le supplice des mauvais rois : on ne respirait dans cette heureuse Cour que la magnificence et les plaisirs, agréables impostures, qui seules peuvent nous étourdir sur les misères de notre condition.

La Fée avait été absente quelques jours ; les transports les plus sincères de la part de ses sujets lui prouvèrent la vivacité de leur affection. Elle les reçut avec une complaisance et une affabilité qui prouvaient combien ils étaient essentiels à son bonheur. Les principales dames et seigneurs de la Cour s’étant approchés d’elle, elle fit paraître Angola :

– Voici, dit-elle, le fils du Roi Erzeb-can, mon ami et mon allié ; il m’a confié l’éducation de sa jeunesse, et ce dépôt précieux servira à resserrer les liens qui nous unissent ; il a des droits puissants sur mon affection, et je souhaite qu’il soit assez heureux pour acquérir la vôtre ; je prendrai sur mon compte les égards et les attentions qu’on aura pour lui, et personne ne peut mieux me prouver son attachement qu’en lui en vouant un semblable.

La fée alors s’adressa à Angola. « Vous avez l’air rêveur, dit-elle au Prince ; que signifie cette physionomie en dessous que vous avez adoptée ? Est-ce de l’ennui, ou quelque chose de plus embarrassant ? Vous ne répondez pas ; en vérité, je serais portée à vous croire amoureux, et je voudrais de tout mon cœur connaître l’heureux objet qui a opéré une si étrange conversion ; je le féliciterais d’une conquête si inopinée. »

Elle disait ces paroles d’un air si tendre, qu’il était aisé à distinguer qu’elle aurait été bien au désespoir que les félicitations se fussent adressées à une autre qu’à elle.

« Je ne sais, dit une femme de la Cour nommée Zobéide, si une conquête si précipitée pourrait réjouir extrêmement celle qui l’aurait faite ; elle pourrait paraître si flatteuse, qu’elle exciterait l’envie de tout le monde ; et les alarmes où l’on serait continuellement de la perdre feraient payer avec usure les doux moments que pourrait procurer une tendresse réciproque. »

Angola qui jusque-là, à force d’avoir attention à tout, n’avait rien remarqué en particulier, ne put s’empêcher de considérer avec intérêt celle qui lui marquait une crainte si obligeante : que d’agréments et que d’attraits il vit réunis dans une seule personne ! Zobéide, âgée à peine de dix-huit ans, joignait à toutes les grâces enfantines de son âge les airs du grand monde et de la femme la plus faite.

« Que je serais heureux, Madame, lui dit-il d’une voix basse et tremblante, si la crainte obligeante que vous avez marquée tout à l’heure était réelle, et que je serais flatté de vous l’inspirer !

– Ce que j’ai dit, lui répondit-elle d’un ton fort ému, n’était simplement que pour répondre au discours de la Reine. Il est vrai qu’en général je crois qu’il n’est guère de situation plus cruelle que celle d’une femme qui, se croyant en droit de compter sur la tendresse d’un homme par l’excès de la sienne, se voit à tous moments en danger de la perdre.

– Que vous me désabusez cruellement, interrompit le Prince d’un air consterné, et que vous me prouvez bien le tort que j’ai eu d’oser un instant me faire une application aussi flatteuse ! Illusion charmante, que vous avez peu duré !

– Je ne me persuade pas, reprit Zobéide, que vous soyez fort sensible à sa perte, et je n’ai point assez de vanité pour croire qu’elle vous intéresse à ce point ; mais vous voulez prendre le ton de notre Cour. Il est de l’état d’un homme à la mode d’adresser partout ses vœux, et peut-être n’ai-je d’autre mérite à vos yeux que de m’y être offerte la première.

– Pourquoi me désespérer, dit Angola, par des doutes aussi cruels ? Que ne puis-je par les serments les plus forts !…

– Arrêtez, dit Zobéide, déjà à demi persuadée de ce qu’elle souhaitait avec ardeur ; le temps et votre conduite me prouveront mieux que toute votre sincérité. J’ai été insensible jusqu’ici, cet état est trop charmant pour y renoncer aisément ; cependant je ne sais… Mais la Reine vient à nous, évitons ses regards curieux ; ou je m’y connais mal, ou je crois qu’elle n’approuverait point entre nous ces sortes de confidences. »

Chapitre IV

Le Prince fut exact les jours suivants à faire sa cour à la Fée. Peu à peu il s’accoutuma au brillant et aux manières évaporées qui triomphaient pour lors ; il commença, à les trouver plus supportables, et ce sentiment le conduisait nécessairement à un autre, qui était de désirer de les prendre. Zobéide lui laissa voir une partie de sa sensibilité, charmée d’être convaincue d’une chose dont elle aurait été au désespoir de douter ; mais ne pouvant cependant renoncer au manège usité à la Cour, elle lui marquait des incertitudes et des craintes qu’un autre plus aguerri que lui aurait cherché à calmer par les plus tendres transports, mais qui paraissaient aux yeux du Prince, encore novice, des obstacles insurmontables.

Enfin le jour de l’Opéra étant arrivé, la Reine s’y rendit avec une cour nombreuse et brillante. Le Prince, qui voulait connaître à fond ce genre de spectacle, s’y était rendu des premiers. Arrivé dans les coulisses avec Almaïr, un jeune seigneur de la cour, ils s’approchèrent de quelques-unes de ces divinités, qui recevaient d’un air distrait et enfantin les éloges de quelques jeunes gens, fades adorateurs de leurs attraits postiches. Celle-ci s’enflait à perdre la respiration pour constater l’évidence d’une gorge reteinte et étayée, et qui, parfois par sa docilité naturelle, trahissait l’intention de sa maîtresse dès qu’elle cessait d’être un moment sur ses gardes. Celle-là, feignant de repasser un pas de ballet, cherchait à mettre au jour une jambe et même quelque chose de plus, pour dédommager l’assistance de la tournure hideuse de son buste. Telle enfin se voyait fêtée, et à l’enchère, dans ce pays d’enchantement, qui, peu de temps auparavant, plongée dans la crapule la plus indigne, avait servi de plastron et de pis-aller à la plus basse débauche. Le théâtre retentissait, longtemps avant le commencement de la pièce, de plusieurs fredonnements différents, par où ces Sirènes plâtrées tâchaient d’attirer les sots dans leurs filets. Surtout l’encens des étrangers fumait assidûment sur leurs autels : elles leur pardonnaient volontiers, en faveur de leurs Truchements sterling, ce qui leur manquait du côté de la politesse et de l’esprit. Dès qu’elles virent Angola elles désirèrent de faire cette prise ; mais bientôt informées de son rang, et le voyant accompagné d’Almaïr, un des plus sanglants caustiques de la Cour, elles désespérèrent d’y réussir.

Le Prince, pour être en règle et par les avis d’Almaïr, rôda beaucoup dans les coulisses, se montra par la fente du milieu de la toile et ensuite par les deux côtés du balcon, fut aperçu par la Reine, qui le reconnut et le lorgna après par bienséance, ensuite lui fit des mines avec son éventail, auxquelles il répondit de son mieux avec un bouquet qu’il avait dans la main. Mais Almaïr, s’apercevant tout à coup qu’il n’avait point de lorgnette, le lui fit remarquer comme une furieuse incongruité. Il n’y avait rien de si bourgeois et de si plat que d’avoir la vue bonne : tous les gens d’une certaine façon clignotaient et ne voyaient pas à quatre pas, et sans cela il n’y aurait pas eu moyen d’y tenir, il aurait fallu saluer tout le genre humain.

Le Prince, au désespoir de cette faute, appela un de ses gens pour lui en apporter une au plus tôt : et, en attendant, Almaïr lui montra la façon de s’en servir. L’orchestre, qui commença alors à préluder, les interrompit. Ils furent se placer dans les balcons ; ou jouait X… et A… L’ouverture la plus brillante et la plus harmonieuse annonçait le talent supérieur du grand maître qui l’a composée. En vain les partisans de la musique antique, plus radoteurs que respectables, s’efforçaient de trouver des défauts dans un morceau si excellent, tantôt en disant que la musique ne flattait point l’oreille, ou que le génie de notre langue ne lui convenait pas ; forcés de lui rendre justice, ils étaient obligés de convenir, en enrageant, que cet homme divin était maître de la nature comme de l’art, qu’il excellait dans les morceaux simples et touchants, comme dans les plus travaillés. Les plus raisonnables se rendaient, et on renvoyait les plus entêtés se désennuyer avec les ponts-neufs du siècle passe.

Le Prince fut quelque temps hors de lui-même par la nouveauté et le brillant enchanteur de ce spectacle : peu à peu il reprit ses esprits et fut en état d’examiner plus de sang-froid les talents supérieurs qui parurent à ses yeux. Il écoutait bourgeoisement l’opéra, c’est-à-dire qu’il y donnait toute son attention, tandis qu’Almaïr, plus usagé que lui, minaudait, braquait sa lorgnette impitoyablement sur toutes les femmes, changeait à tout moment sa posture, était couché et non assis sur le balcon et chantait à demi-voix ce que l’acteur chantait sur le théâtre. Le Prince, désolé de ce mouvement perpétuel, lui dit :

« Je croyais qu’on venait au spectacle pour l’entendre ; mais apparemment que ce n’est pas la mode, car vous êtes d’une distraction qui ne vous permet pas sûrement d’en remarquer les beautés ni les défauts.

–Fi donc ! Vous moquez-vous ? reprit Almaïr. On a sa réputation à garder, et rien n’est si maussade que d’écouter une pièce comme le marchand du coin ou comme un provincial qui débarque ; nous autres gens d’une certaine façon, nous sommes censés tout savoir. On vient ici pour voir les femmes, pour en être vu ; on entend tout au plus deux ou trois morceaux consacrés par la mode, et à la fin on loue à l’excès, ou l’on blâme hardiment toute la pièce. C’est l’affaire des auteurs de gagner d’avance notre suffrage, puis que c’est nous qui décidons de leur sort, et qu’il est bien constant qu’ils ne peuvent avoir aucun mérite quand ils n’ont pas le bonheur de nous plaire.

– De cette façon, dit le Prince, puisque nous n’avez point d’attention à leur prêter, vous m’obligerez beaucoup de m’instruire sur les principaux sujets qui brillent ici.

– Je vais vous satisfaire, dit Almaïr. Cet acteur que vous voyez arriver, qui fait le rôle du jeune prince, est un de ces sujets que les Dieux n’accordent que rarement aux mortels : son organe divin rassemble en lui les sons les plus harmonieux, l’éclat le plus brillant et les cadences les mieux frappées et les plus touchantes ; maître dans l’art de remuer les cœurs, il nous enlève à nous-mêmes et nous met de moitié de tous les sentiments différents qu’il éprouve ; c’est à cette supériorité de talents que la chronique attribue des aventures qui l’ont mis vis-à-vis des premiers de la Cour ; et quoique peut-être cette concurrence lui ait été fatale, il est toujours glorieux pour quelqu’un de son état d’être entré en lice, d’avoir eu pour lui le cœur des dames et d’avoir débusqué des gens qui ne s’attendaient pas à être réduits à une pareille comparaison. Au reste, sa voix est un de ses moindres talents ; il est aimable, fait pour la bonne compagnie, la voit, et, ce qui est plus étonnant, ne s’y méconnaît pas. »

Le premier acte fini, Almaïr fit remarquer au Prince qu’il était de la bienséance de paraître un instant dans la loge de la Reine ; ils se présentèrent, et Angola fut reçu d’elle avec sa bonté ordinaire, au travers de laquelle perçaient quelques coups d’œil tendres, à qui le Prince n’osa donner que la moitié de leur signification. Angola fut ébloui de sa beauté ; couverte de l’habillement le plus riche et des diamants les plus rares, elle leur prêtait plus d’éclat qu’elle n’en recevait d’eux. Le souvenir de Zobéide s’affaiblit dans l’esprit du Prince pour se livrer tout entier à l’objet présent, dont les tendres regards, malgré le peu de disposition qu’il avait à se flatter, lui laissaient dans l’avenir concevoir quelque espérance. La Fée s’aperçut de l’impression que sa vue faisait sur le Prince, et elle trouva moyen dans la conversation de lui glisser de ces petits mots qui ne peuvent être entendus ni interprétés que par deux personnes qui ont intérêt de se deviner, et entre lesquelles il y a déjà une sympathie d’organes établie qui les éclaire sur leurs sentiments mutuels ; façon d’agir qui deviendrait dangereuse avec un homme expérimenté, en lui donnant trop d’avantage ; mais qui ne sert tout au plus qu’à encourager un novice.

La conversation fut interrompue par l’arrivée de l’actrice fameuse qui réunissait tous les suffrages du public. Cette femme, unique dans son espèce, joignait à l’organe le plus inouï le talent le plus supérieur de la déclamation lyrique ; sa voix d’une étendue immense, forte ou adoucie selon la nécessité, ses inflexions rapides ou flûtées, mais toujours également surprenantes, donnaient l’exemple du plus haut point de perfection où puisse atteindre ce talent : elle joignait à cela l’art de peindre les passions, de quelque espèce qu’elles fussent : une expression vraie, une action vive et passionnée, caractérisaient son chant ; tantôt par un air gai et léger, elle versait la joie dans l’âme des spectateurs ; tantôt dans un morceau tendre et touchant, nous traçant fidèlement les transports d’une amante au désespoir, elle s’emparait de toutes les facultés de l’âme, excitait un doux frémissement dans le cœur, arrachait de ces larmes que les cœurs sensibles versent avec tant de volupté, et qui les affectent davantage que les transports de la joie la plus vive. Son chant fut terminé par une danse exécutée par deux gens inimitables dans leur genre : l’un, d’une taille haute et parfaite, traçait les danses les mieux caractérisées : son agilité dérobait souvent aux regards la perfection et la justesse de ses opérations ; ses pas, ses attitudes avaient un langage muet dont l’éloquence enlevait les cœurs : il peignait au vif les passions, et on les ressentait sans avoir honte d’être affecté par le méchanique.

L’autre, c’était une femme, avec la légèreté d’un oiseau et la précision la plus admirable, exécutait des choses jusqu’alors crues impossibles, s’élevait dans les airs, y paraissait soutenue par les zéphyrs. Ses sauts merveilleux et son agilité incroyable traçaient aux danseuses une route nouvelle qu’aucune d’elles n’est tentée de suivre. Pendant les applaudissements qu’on leur prodiguait à juste titre, Almaïr aperçut dans une petite loge en clavecin, Zobéide avec Aménis, autre dame de la Cour. Il fit faire cette remarque au Prince qui, partagé entre la Fée et elle, ne sut à quoi se déterminer ; mais Zobéide, les ayant aperçus et lorgnés, leur fit signe de son éventail, et Almaïr ayant représenté au Prince qu’il y aurait une impolitesse marquée à n’y pas aller, cela acheva de fixer ses irrésolutions, et ils disparurent de la loge de la Reine.

Arrives au corridor de l’amphithéâtre, ils furent introduits dans le clavecin, où ils y trouvèrent Zobéide et Aménis couchées nonchalamment et occupées à faire des nœuds : elles étaient en robe ouverte et sans panier, enfin dans toutes les règles de l’incognito.

Almaïr, consommé dans l’art du monde et des femmes, avait deviné au premier coup d’œil les prétentions de Zobéide sur le Prince, et les désirs timides du Prince sur Zobéide. Pour épargner à ces deux amants des longueurs qui pourraient impatienter l’une et rebuter l’autre, il avait résolu de leur rendre le service important d’abréger bien des cérémonies, en les mettant vis-à-vis l’un de l’autre et à leur aise