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Extrait: "L'ABBESSE: Sara ! le minuit de Noël va sonner, remplissant nos âmes d'allégresse ! L'autel va s'illuminer, tout à l'heure, comme une arche d'alliance ! nos prières vont s'envoler sur l'aile des cantiques ! Avant que cette heure passe dans les cieux, il importe que je vous notifie la résolution sacrée que j'ai prise touchant votre avenir..."

À PROPOS DES ÉDITIONS Ligaran :

Les éditions Ligaran proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

● Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
● Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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Personnages

AXËL D’AUËRSPERG.

L’ARCHIDIACRE.

Maître JANUS.

Le commandeur KASPAR D’AUËRSPERG.

UKKO, page d’Axël d’Auërsperg.

Herr ZACHARIAS.

GOTTHOLD.

HARTWIG.

MIKLAUS.

LE DESSERVANT DE L’OFFICE DES MORTS.

ÈVE SARA EMMANUÈLE DE MAUPERS.

L’ABBESSE.

Sœur ALOYSE.

Sœur LAUDATION, tourière.

Sœur CALIXTE, économe.

Religieuses du cloître de Sainte-Apollodora.

Chœur des vieux Serviteurs-militaires d’Auërsperg.

Chœur des Bûcherons.

L’action se passe en ce siècle ; vers l’an 1828.

La première partie, en un monastère de Religieuses-trinitaires, le cloître de Sainte-Apollodora, situé sur les confins du littoral de l’ancienne Flandre française.

Les trois autres parties, dans l’est de l’Allemagne septentrionale, en un très vieux château fort, le burg des margraves d’Auërsperg, isolé au milieu du Schwartzwald.

PREMIÈRE PARTIE Le monde religieux

Cœurs tendres, approchez : ici l’on aime encore

Mais l’amour, épuré, s’allume sur l’autel :

Tout ce qu’il a d’humain a ce feu s’évapore.

Tout ce qui reste est immortel.

LAMARTINE.

§ 1… et forcez-les d’entrer !

Le chœur claustral dans la chapelle d’une vieille abbaye.

Au fond, grande fenêtre à vitrail. – À gauche, les quatre rangs des stalles. Elles s’élèvent insensiblement, en hémicycle, contre la haute grille circulaire fermée et voilée de draperies. Au fond, près de la grille, porte basse, aux degrés de pierre, communiquant au cloître.

À droite, faisant face aux stalles, les sept marches et le parvis du maître-autel invisible. – Le tapis se prolonge jusqu’au milieu du chœur, au bord des dalles tumulaires. Sur la deuxième marche, clochette et encensoirs d’or. Plus haut, corbeilles de fleurs. La lampe du sanctuaire éclaire seule l’édifice, entre les grands piliers, chargés d’ex-voto, qui supportent l’abside principale : là, s’élève, sur des ailes, la chaire de marbre blanc.

Une forme humaine, long voilé et les pieds nus sur des sandales, se tient debout sous la lampe. – Entrent, au fond, l’Abbesse et l’Archidiacre en habits sacerdotaux.

Le prêtre s’agenouille devant l’autel et demeure en prière : l’Abbesse s’approche de l’être voilé dont elle découvre la tête, brusquement.

Un visage d’une beauté mystérieuse apparaît ; c’est une femme. Elle est immobile, les bras croisés, les paupières baissées. L’Abbesse la regarde pendant quelques instants, en silence.

Scène première

Sara, l’Abbesse, l’Archidiacre, puis sœur Aloyse.

L’ABBESSE

Sara ! le minuit de Noël va sonner, remplissant nos âmes d’allégresse ! L’autel va s’illuminer, tout à l’heure, comme une arche d’alliance ! nos prières vont s’envoler sur l’aile des cantiques ! Avant que cette heure passe dans les cieux, il importe que je vous notifie la résolution sacrée que j’ai prise touchant votre avenir.

Souvenez-vous, Sara. Votre père et votre mère, aux approches de la mort, me mandèrent en leur manoir pour vous confier à moi. Depuis sept ans vous vivez en ce cloître, libre comme une enfant dans un jardin. Cependant, les jeux des enfants vous furent toujours étrangers et je ne vous ai jamais vue sourire. Que peut signifier une nature aussi studieuse et aussi solitaire ? – Est-ce de relire sans cesse tous nos vieux livres qui vous humiliera l’esprit ?

Écoutez, Sara, vous êtes une âme obscure. Sur votre visage toujours pâle brille le reflet d’on ne sait quel orgueil ancien. Il sommeille en vous… – oh ! les harmonies que vous tirez de l’orgue vous ont trahie !… Elles sont tellement sombres que j’ai dû prier sœur Aloyse de le tenir à votre place. – Malgré la réserve et la simplicité de vos rares paroles et de tous vos actes, je vous ai méditée longtemps et attentivement. Je sens que je ne vous connais pas. Vous vous soumettez avec une sorte d’indifférence taciturne aux pratiques de notre obédience. – Prenez garde à l’endurcissement du cœur !

Ma fille, vous êtes une lampe dans un tombeau : je veux vous raviver pour l’Espérance. Vanité que la vie sans la prière ! La vingt-troisième année de vos jours s’est accomplie ; ce qu’il faut, pour vous secourir, c’est l’onction, – c’est l’onction ! et que vous soyez toute à Dieu, qui pacifie les cœurs inquiets. Certes, selon les hommes, je devrais admettre que vous êtes libre de nous quitter ; mais, selon Dieu, moi, qui ai charge de votre âme, puis-je vous laisser rentrer dans le monde, seule, riche et aussi belle, au milieu de ces tentations (dont je n’ignore pas les séduisantes violences, non plus que le désenchantement mortel) ? – Ai-je le droit, alors que vous m’avez été confiée, de ne pas agir, en cette circonstance, pour le mieux de votre bonheur réel, incapable que vous êtes de le discerner ? – L’expérience des voluptés conduit au désespoir : plus tard, malgré votre volonté, vous seriez sans force pour revenir ; je dois le prévoir pour vous. Quoi ! le vertige vous guette au bord du gouffre et je n’aurais pas le droit de vous préserver de son attirance ! Mon abstention serait une faiblesse proditoire dont vous sauriez me demander compte au dernier jour. – Ne point vous retenir quand vous voulez plonger dans les ténèbres ! sans directeur, ni famille ! et avec l’esprit ardent que je devine sous vos paupières baissées ? Non ! non. Vous ne sauriez-vous conduire, là-bas, selon Dieu. – Je vais donc vous offrir à Lui ce soir même. Oui cette nuit.

Un silence.

Ma fille, lorsqu’il y a trois mois je vous fis des ouvertures à ce sujet, j’essuyai, de votre part, un refus. J’eus recours à l’in-pace, aux privations sévères, aux mortifications… Et pendant que vous subissiez, résignée d’ailleurs, votre pénitence, je faisais prier pour vous et j’intercédais moi-même avec ferveur, offrant mes larmes à Celui qui est tout pardon.

Ne me forcez donc plus à recourir à des rigueurs pour vous faire rentrer en vous-même et vous pousser, pour ainsi dire, vers le Ciel. Aujourd’hui, en ce beau soir de fête, je vous ai tirée de votre cachot ; j’ai choisi cette nuit bienheureuse pour vous consacrer au Seigneur, au milieu des fleurs, des lumières et de l’encens. Vous serez la fiancée amère de ce soir nuptial.

Ainsi la grâce descendra sur vous ; l’oubli vous rendra l’esprit moins inquiet ; vous sentirez bientôt le poids de l’amour divin ; et, un jour (il n’est pas loin, peut-être !) tressaillant au souvenir de cette heure sainte, vous m’embrasserez, les joues baignées de pleurs d’extase et de joie. – Et ce sera le touchant, l’édifiant spectacle, réservé aux vierges qui demeurent à l’ombre de cet autel. Et vous comprendrez, alors, ce que j’ai osé faire, ce que j’ai pris sur moi d’accomplir. – Allons, soyez en paix.

Elle se détourne.

– Sœur Laudation, allumez les cierges.

L’autel s’illumine peu à peu durant la fin de la scène.

Maintenant, ma sœur et ma fille, je vous l’ai dit : – vous êtes une riche de ce monde. Ici l’on entre en se dépouillant de tout orgueil et de toute richesse. Nous sommes pauvres ; mais ce que nous avons, nous le donnons, la pauvreté ne s’ennoblissant que par la charité. On vous a légué châteaux, palais, forêts et plaines. Voici le parchemin dans lequel vous faites abandon de tous vos biens à la communauté. Voici une plume. Signez.

Sara décroise les bras, prend la plume et signe impassiblement.

Bien. C’est cela même.

Elle regarde Sara qui est rentrée dans son immobilité.

Merci. À elle-même en se dirigeant vers l’Archidiacre : Que Dieu me voie – et me juge !

Arrivée auprès du vieux prêtre, elle lui touche l’épaule et, inclinée, chuchote quelques paroles.

L’ARCHIDIACRE, se levant et à voix basse.

Le jeûne, le cachot et le silence font de la lumière en ces âmes orgueilleuses : il fallait cela ! il faut cela. Haut, s’approchant de Sara : Sara, sœur Emmanuèle en Dieu ! les quelques doutes se sont dissipés qui nous faisaient appréhender autour de vous la présence du malin esprit. Bien est-il vrai qu’en un tel jour nous eussions écarté de nos pensées, à votre sujet, toute supposition inquiète : mais l’aumône que Dieu vous a donné de pouvoir nous faire achève de vous purifier, à nos yeux, de tout soupçon de tiédeur. Elle militera pour vous dans les abandonnements et dans les dérélictions. Je vais vous recevoir dans un instant parmi celles qui, dorénavant, sont vos sœurs. Dès longtemps vous fûtes considérée par elles, et par nous, comme une appelée et comme une élue. Votre noviciat est fini.

L’ABBESSE

Ma fille, nous allons vous revêtir de la robe nuptiale et ceindre ce front de la couronne des vierges sacrées, en symbole des noces futures. Puis, vous viendrez ici, à cette place, au milieu des cantiques. Là, vous vous étendrez, en signe de mort : et sur vous sera jeté le drap de nos trépassées. Sous cette dalle, repose la Bienheureuse qui fonda ce monastère, et que vous prierez particulièrement avant l’offertoire. Une fois les vœux prononcés, votre chevelure mondaine tombera sous le ciseau de notre règle. Puis, on vous revêtira du saint habit que vous garderez, jusqu’à la fin de vos jours d’épreuve, ici-bas.

Une jeune religieuse, une enfant, d’une figure charmante, en vêtements blancs et bleus, apparaît derrière l’autel. Elle semble un peu pâlie. Elle regarde Sara.

Moi, je partirai bientôt pour mon éternité ; vous hériterez de ma crosse d’ivoire et vous ferez, à votre tour… ce que je fais.

Se détournant

Venez, sœur Aloyse !

La religieuse s’approche.

Scène II

Les mêmes, sœur Aloyse.

L’ABBESSE, continuant

Sœur Aloyse, voici la compagne, la sœur préférée que vous aimez avec tendresse et qui est notre fille chérie. Votre voix lui sera plus douce que la mienne et je compte sur vos bonnes paroles pour dissiper les tentations qui pourraient s’élever en son cœur à cette heure suprême.

Un silence.

– Vous l’aimez beaucoup, n’est-ce pas ?

SŒUR ALOYSE, grave

Oui, ma mère.

L’ABBESSE

Je la confie à votre dilection. Vous veillerez et prierez avec elle, dans l’oratoire, jusqu’à l’avant-quart de minuit.

L’Abbesse remonte vers le soubassement de la chaire où se tient l’Archidiacre. Le prêtre parcourt, maintenant, des parchemins et des papiers, auprès d’une lampe que vient de poser, sur l’un des bras d’une stalle, sœur Laudation.

SŒUR ALOYSE, à part, s’approchant de Sara

Mon Dieu ! Joignant les mains sur l’épaule de Sara, et d’une voix très basse, presque indistincte : Sara, souviens-toi de nos roses, dans l’allée des sépultures ! Tu m’es apparue comme une sœur inespérée. Après Dieu, c’est toi. Si tu veux que je meure, je mourrai. Rappelle-toi mon front appuyé sur tes mains pâles, le soir, au tomber du soleil. Je suis inconsolable de t’avoir vue. Hélas ! tu es la bien-aimée !… J’ai la mélancolie de toi. Je n’ai de force que vers toi. Un silence. Cède ; deviens comme nous, sous un voile ! Partage l’épreuve d’un instant. Tu sais bien que nous ne pouvons pas vivre ! – Si vite nous serions ensemble, au même Ciel, avec une seule âme !… Sara, vois le ciel étoilé au fond de mes yeux : – là, s’éloignent des cieux toujours étoilés ! – Laisse-toi venir ! Je veux te parer moi-même comme une fiancée divine, une épouse ineffable, un être céleste. La douleur m’a rendue charmante et tu ne me repousseras plus avec tristesse, si tu me regardes. Quelles paroles trouver pour te fléchir ? Sara, Sara !

Taciturne, Sara décroise les bras : son front s’incline sur celui de la novice. Celle-ci lui prend la main. Toutes deux traversent le sanctuaire.

D’une voix oppressée, plus basse encore et soudaine : Oh ! n’appuie pas ton front !… mes genoux chancellent !

Sara s’est redressée et, soutenant, d’une main, sœur Aloyse devenue blanche comme son voile, toutes deux sortent, lentement, par l’abside latérale.

L’ABBESSE, debout, adossée à un pilier, pensive et les suivant des yeux

C’en est fait ! l’enfant éprouve déjà les ravissements et les enivrances de l’Enfer ! Séduction des anges de ténèbres ! L’excessive, la dangereuse beauté de Sara trouble et inquiète de son scandale ce cœur élu. Réfléchissant : Sœur Aloyse lui coupera les cheveux cette nuit ; elle restera sans voile, et ainsi dénudée, jusqu’à l’Épiphanie.

L’ARCHIDIACRE, venant vers elle

Ma sœur, voici les titres patrimoniaux de Sara de Maupers et les actes qui la concernent ; ils vont devenir la propriété du couvent ; les richesses qu’ils représentent suppléeront à la modicité de notre mense ; recevez-les ; vous les enverrez demain à l’économat.

Scène III

L’Abbesse, l’Archidiacre, puis sœur Laudation.

L’ABBESSE, prenant les parchemins, indifféremment

Je vous rends grâces, mon père.

Au moment de les rouler et de les lier ensemble, son regard devient plus attentif :

Ces armoiries !… Je les ai vues, déjà ? – L’écusson oriental, que supportent ces insolites sphinx d’or… Et ce cimier ducal…

Elle se penche, près de la lampe, sur les titres :

D’azur, – à la Tête-de-Mort ailée, d’argent ; sur un septénaire d’étoiles de même, en abyme ; avec la devise courant sur les lettres du nom :

MACTE ANIMO ! ULTIMA PERFULGET SOLA.

Paroles prophétiques, si Dieu le permet : Sara n’est-elle pas la dernière fille des princes de Maupers ?… – Mais… ces pierreries, ou gemmes, d’émaux divers, encerclant, au chef, la Tête-de-Mort, sont illisibles, en héraldique : et je ne puis comprendre…

L’ARCHIDIACRE, se rapprochant

Vous voulez déchiffrer le blason plus qu’étrange, en effet, mais sept fois séculaire, de cette maison ? J’en parcourais précisément la légende tout à l’heure. Ceci est bien l’écusson de Maupers, – qui le partage, même, de la façon la plus surprenante, avec certaine branche allemande d’une haute maison austro-hongroise, les comtes d’Auërsperg, – une souche illustre, aux rameaux nombreux !

L’ABBESSE, après un mouvement

Auërsperg !… Et… rien, dans cette histoire, ne peut devenir important au sujet du patrimoine de Sara ?

L’ARCHIDIACRE, souriant

Point ne le suppose : il s’agit simplement d’un récit de chevalerie et de croisades où le merveilleux l’emporte sur le réel. Voici : les chefs de ces deux familles furent, en même temps, paraît-il, ambassadeurs, l’un de France, l’autre d’Allemagne, près d’un soudan le soudan El Kalab, dit la chronique de l’époque. – Or, un « mage », qui assistait le conseil secret du prince égyptien, sut convaincre les deux chevaliers de substituer ces mystérieux sphinx d’or aux deux lions qui supportaient leur écusson commun. La devise d’Auërsperg est plus incompréhensible :

ALTIUS RESURGERE SPERO GEMMATUS !

Laissons là ces traditions vaines. – La récipiendaire doit s’apprêter pour la prise du voile, n’est-ce pas ? Vous l’avez bien mise au fait du rituel de notre liturgie, pour sa consécration ?

L’ABBESSE, soucieuse, l’interrompant

Mademoiselle de Maupers se prépare pour la cérémonie, oui, mon père. Un silence ; puis, comme cédant, tout à coup, à une obsession intérieure : Avant l’office divin, laissez-moi réclamer vos lumières sur un ensemble de circonstances spéciales dont le souvenir vient encore de me préoccuper l’esprit. – Ces circonstances m’ont suggéré une supposition… d’un ordre tellement extraordinaire… que j’hésite à prendre ici, de mon chef, le pressentiment pour la certitude : j’ai besoin de votre avis. Il s’agit de Sara. – Mon père, cette jeune fille, haute et blanche comme un cierge pascal, nous est un cœur fermé qui sait beaucoup de choses.

L’ARCHIDIACRE

Je me méfie aussi de la brebis rétive. Toutefois, je pense qu’à la longue le régime conventuel réduira, – nous ramènera, veux-je dire, – cette sauvage enfant ; oui, j’espère qu’avec la grâce et la direction vers Dieu, tout ira bien. – Voyons, sa conduite est-elle essentiellement délictueuse ?

L’ABBESSE

Elle est trop froidement exemplaire. Je l’ai souvent punie, pour éprouver sa constance. Elle a tout accepté ; mais, je vous le dis, mon père, sa soumission n’est qu’extérieure. Le châtiment s’émousse sur elle et la corrobore en son orgueil. S’interrompant, comme à elle-même : Cette fille est comme l’acier, qui se plie jusqu’à son centre, puis se détend ou se brise ; elle a s’il est permis d’oser une telle expression l’âme des épées. Et, plus d’une fois, sa vue m’a troublée, moi-même, d’une sorte d’angoisse occulte.

L’ARCHIDIACRE

A-t-elle jamais tenté de s’enfuir du prieuré ?

L’ABBESSE, secouant la tête

Elle se sent observée nuit et jour avec vigilance ; une tentative d’évasion l’exposerait à une réclusion plus sévère.

L’ARCHIDIACRE, la regardant, et après un moment

Il faut aussi prendre garde, en ces sortes de jugements, de parler soi-même sous l’empire du Diable ! – Il sera bon d’informer, à titre prémonitoire, sœur Emmanuèle, des mesures dont elle est l’objet, voilà tout.

L’ABBESSE, avec un sourire vague et froid

Sous l’empire du Démon ?… Eh bien ! mon père, jugez vous-même : voici les faits, dans leur succession précise. Je les trouve… sombres.

Elle s’assoit, s’accoude à une stalle, médite quelques moments ; puis, lentement, et levant les yeux sur l’Archidiacre, qui se tient debout en face d’elle :

Vous le savez, une secte très ancienne des Rose-Croix, il y a trois siècles, occupa, durant une guerre, cette abbaye. Ils ont laissé, là-haut, divers ouvrages touchant, disent-ils, les dialectes tyriens, les idiomes oubliés que l’on parlait à Ghéser ou à Tadmor, – que sais-je ?… Nous avons conservé ces documents à titre de curiosités. – Tout d’abord, n’est-il pas merveilleux que j’aie souvent surpris Sara plongée dans une étude patiente de ces ouvrages ? – Ah ! je vous prie, remarquez bien ce point, qui pourra devenir intéressant tout à l’heure.

L’ARCHIDIACRE, souriant d’abord, puis s’assombrissant

Le fait est qu’elle eût mieux agi en méditant ses Laudes. Ensuite, ces livres sont loin d’être sapientiaux… Il faut les anéantir, dès demain, par l’incinération… Les Rose-Croix avaient coutume, pour échapper au bûcher, de dissimuler, sous des prières apparentes, d’abominables formules…

L’ABBESSE

Ces livres sont, à présent, – mais bien tard ! – dans ma cellule. – Or, il y a trois ans, un matin d’hiver, – c’était la veille de la Chandeleur, je m’en souviens, – je descendis d’assez bonne heure dans la bibliothèque ; j’y trouvai cette étonnante jeune fille. Elle y avait passé la nuit, toute seule, et malgré le froid rigoureux. Elle ne me vit pas entrer ; elle ne me vit pas l’observer !… Elle achevait de brûler à sa lampe le premier feuillet d’un poudreux missel, la première feuille de parchemin de ce gothique livre d’Heures, à fermoirs d’émail, qui nous fut envoyé d’Allemagne, autrefois, par un correspondant de Sa Grandeur le patriarche Pol, notre pieux évêque.

L’ARCHIDIACRE

Oui… je me souviens… par un médecin de Hongrie, que le patriarche lui-même ne connaissait pas et n’avait jamais vu : – le docteur… Janus.

Les Sept-flammes, autour de la lampe du sanctuaire, jettent une lueur très vive, puis s’éteignent, toutes à la fois.

L’ABBESSE, appelant

Sœur Laudation !… Vite ! – La lampe ! la lampe… D’où cela peut-il provenir ? – Vous ferez la coulpe, au réfectoire !

Sœur Laudation accourt en joignant les mains.

SŒUR LAUDATION, troublée, avec une sorte d’égarement

Ma mère, j’ai oublié de la remplir, ce soir ! C’est vrai ! Et ceci ne m’est jamais arrivé depuis que j’ai les clefs à ma ceinture.

Elle rallume la lampe, silencieusement ; puis se retire derrière l’autel.

L’ARCHIDIACRE

Vous disiez donc, ma sœur, que Sara détruisait ce parchemin ?

Scène IV

L’Archidiacre, l’Abbesse, seuls.

L’ABBESSE

Mon père, vous rappelez-vous quelque peu le feuillet dont je vous parle ? il était couvert de caractères d’une forme surprenante, auxquels nous n’accordâmes que peu d’attention, ne pouvant les traduire.

L’ARCHIDIACRE

En effet : une invocation pieuse, sans doute ?

L’ABBESSE, de plus en plus pensive

Ces caractères ressemblaient, très étrangement, à ceux dont la signification est donnée dans les livres des Rose-Croix ! – Le parchemin était surajouté, dans le missel, et timbré du sceau de ces armoiries.

Elle montre les titres.

L’ARCHIDIACRE, après un moment

Je ne distingue pas encore bien votre pensée. Continuez, ma sœur. Comment cette action insignifiante… et même louable, dans une certaine mesure ?…

L’ABBESSE, les yeux fixes et comme se parlant à elle-même

Les traits de Sara brillaient, en ce moment, d’une expression de joie mystérieuse ! d’une joie profonde et terrible. Non, ce qu’elle venait de lire n’était pas une prière !… Son aspect avait quelque chose de solennellement inconnu, d’inoubliable. – Je l’interrogeai, les yeux sur les siens, à l’improviste. – Le regard qu’elle leva lentement sur moi fut si atone, qu’il me causa l’impression d’un danger. Elle me répondit, après un silence et une grande pâleur, qu’elle venait d’anéantir, simplement, un vain souvenir d’orgueil… ses propres armoiries, reconnues sur cette page. – Ferveur suspecte ! – Je relus la lettre du patriarche pour m’assurer de la vérité. Le livre provenait, en effet, de la défunte châtelaine d’Auërsperg, – et ceci semblerait expliquer, aujourd’hui, les paroles de Sara… Cependant, mon père, j’ai gardé, je l’avoue, de cet instant qui a duré un éclair, oui, j’ai gardé certaine pensée… oh ! une pensée confuse, superstitieuse peut-être, – mais dont je ne puis me défendre !… Le soupçon que j’ai sur Sara peut, seul, nous conduire à la clef de cette nature impénétrable, grave et glaçante qui nous apparaît en elle. Ne l’avez-vous pas vue souvent, comme moi, marcher sous les arceaux du cloître, concentrée et comme perdue dans on ne sait quel rêve taciturne ?

L’ARCHIDIACRE, la regardant avec attention

Vous pensez que cette jeune fille ?…

L’ABBESSE, devenue très assombrie

Oui, c’est mon intime conviction, je pense que Sara de Maupers a déchiffré quelque avis ténébreux ; quelque étrange renseignement, – une suggestion… souveraine ! un important secret, oui, mon père ! oui, vous dis-je, un secret considérable, sans doute ! – enseveli dans ce feuillet détruit.

L’ARCHIDIACRE, après un moment

Dites-moi, les portes publiques seront bien fermées ce soir, n’est-ce pas ?

L’ABBESSE

Les barres de fer du portail de l’église sont fixées. La nef restera déserte. Les marins et les gens du hameau entendront à la ville la messe de minuit.

L’ARCHIDIACRE

Bien. Une fois les vœux prononcés, il faudra qu’on exerce une surveillance extrême sur elle.

L’ABBESSE, à demi-voix

Mais, enfin !., je croyais et devais croire que cette âme ne vous était pas aussi inconnue ! Elle ne s’accuse donc pas, celle-ci, lorsqu’en votre tribunal et à genoux…

L’ARCHIDIACRE, l’interrompant

Ici, je ne puis répondre : parlons de ce que nous savons. Les vœux donnent des grâces spéciales, et nous voyons qu’elle en a grand besoin. J’ai bien peur, il est vrai, que les macérations ne lui soient, en quelque sorte, une nécessité…

L’ABBESSE, calme

Certes, il faut la sauver ! d’elle-même ! Et, si elle a dans le cœur quelque ivraie infernale, la lui déraciner pour son salut ! – Et tenez, mon père, voyez jusqu’où va la séductive puissance de cette jeune fille ! J’avais prié la plus jeune de nos converses, sœur Aloyse, qui est un cœur simple et une âme d’ange, de rechercher sa compagnie. – J’espérais surprendre ainsi, tôt ou tard, quelques paroles échappées… touchant l’inquiétante arrière-pensée de Sara. – Qu’est-il arrivé ? une chose inattendue, invraisemblable. – Le visage, l’extraordinaire beauté de mademoiselle de Maupers ont fasciné très profondément sœur Aloyse : elle en est devenue silencieuse et comme éblouie.

L’ARCHIDIACRE, après un tressaillement

Prenez garde ! – Ceci tient des envoûtements anciens ! Les immondes fièvres de la Terre et du Sang dégagent de mornes fumées qui épaississent l’air de l’âme et cachent absolument, tout à coup, la face de Dieu. – Le jeûne, la prière, sont quelquefois impuissants !… C’est une chose dangereuse, une chose dangereuse ! Frissonnant : – Horreur !

L’ABBESSE, d’un ton glacé

Mon père, j’ai conjuré d’autres périls. Pendant que cette nuit vous célébrerez sur Sara l’office des Morts, sa caution, à l’Interrogatoire, sera précisément sœur Aloyse : je l’ai choisie pour la Pénitente-interprète. – Quant à votre homélie, vous pourrez parler à Sara, mon père, comme s’il vous fallait frapper le cœur et l’esprit d’une sorte d’incrédule… indéfinissable ! – l’esprit surtout ! Le sien, je le crois des plus abstraits, des plus profonds !… Mon troupeau d’âmes blanches ne vous comprendra pas : le scandale n’est donc pas à craindre. – Elle seule vous suivra, j’en suis sûre, aisément, dans ces abîmes de l’examen mental, qui ne lui sont que trop familiers.

L’ARCHIDIACRE, très surpris et avec un demi-sourire

Comment ! Que dites-vous là ? – Rêvons-nous ?

L’ABBESSE

Ah ! si j’osais révéler… toute ma pensée ! Si j’ajoutais que son très étendu savoir, maintes fois transparu en ses précises et brèves réponses, m’a donné, trop tard, à entendre, – alors que je pensais l’avoir laissée jouer à lire, – que son entendement extraordinaire avait saisi, sans secours, jusqu’aux arcanes de toute cette érudition – cachée, là-haut, en des milliers d’ouvrages si divers !

L’ARCHIDIACRE, devenu pensif

Ténébreuse orpheline, en effet, que tant de livres devaient tenter et séduire !

L’ABBESSE

Prenez au sérieux ce que je dis : je la crois douée du don terrible, l’intelligence.

L’ARCHIDIACRE, grave

Alors, qu’elle tremble, si elle ne devient pas une sainte ! La rêverie a perdu tant d’âmes ! – Surtout en une femme, ce don devient plus souvent une torche qu’un flambeau… Allons, qu’elle ne lise plus, jusqu’à ce que sa foi, bien raffermie, lui éclaire le néant des pages humaines. Vous eussiez dû m’expliquer plus tôt cette particularité. Je dois donc me résigner, ce soir, je le vois, à faire de l’éloquence, en mon prône d’exhortation. Les jeunes esprits assombris par de précoces méditations sont sensibles aux oripeaux des langages mortels. – L’éloquence ! Comme si elle n’était pas sous les pieds de ceux-là qui peuvent dire Notre Père ! Et comme si, par exemple, l’éblouissant mot de saint Paul : Omnis christianus Christus est, avait besoin d’ornements ou de vaine glose, alors qu’il exprime Dieu ! – Hélas ! je comprends le bon Chrysostome et ses larmes de pitié, de honte sans doute, en voyant ses fidèles, au lieu de se pénétrer du sens substantiel que proféraient ses paroles, en admirer plutôt, comme au théâtre, l’harmonie physique, l’écorce brillante, la sensuelle beauté, la phraséologie ! Comme il demandait, alors, pardon à Dieu, pour eux et pour lui, de ce dérisoire scandale ! Misère ! De bons coups de discipline, de longues et humbles prières, de bonnes privations et de bons jeûnes, voilà ce qui donne de la substance à notre foi, voilà ce qui vaut quelque chose, ce qui pèse dans la Mort, voilà ce qui crée un droit et solidifie notre surnaturel. – Enfin ! s’il faut de l’éloquence pour persuader cette âme en péril… Dédaigneusement : j’en aurai ce soir, – oui, le cercle une fois épuisé des pédantes citations d’une scolastique sacrée, j’oserai moi-même combattre, en rhéteur, ses indécisions peccamineuses, – mais en n’oubliant pas cette grande parole voyante du Psalmiste : Quoniam non cognovi litteraturam, introïbo in potentias Dei.

L’ABBESSE

Je devrais la croire bien disposée, cependant ! Peut-être cherche-t-elle à prier ! – Voyez, elle vient de signer, entre mes mains, le renoncement à ses biens terrestres.

L’ARCHIDIACRE, regardant l’acte de donation

Hô ! j’oubliais ! c’est juste. Que de pauvres à nourrir ! par centaines ! Que de pèlerins à soulager !… Oui, peut-être qu’une grâce efficiente l’a touchée ! peut-être sommes-nous tourmentés par une de ces suspicions sans objet, envoyées par les esprits du Mal, dans les circonstances solennelles, pour alarmer notre faiblesse !

L’ABBESSE

Que de lits pour les malades ! Que de pain blanc et de vin cordial ! Que de bien à faire, avec cet or arraché à Mammon !

L’ARCHIDIACRE, rêveur

Les armes du Très méchant tourneront, ainsi, contre lui-même ! Donc, la paix soit en nous !

Tous deux s’agenouillent devant l’autel : puis, levant les bras vers les Cieux :

L’ABBESSE ET L’ARCHIDIACRE, ensemble, à pleines voix

Gloire au Dieu des affligés, qui inspira le Samaritain !

Cloches. – L’autel est maintenant illuminé et ses reflets se répandent sur toute l’enceinte.

CHOEUR DES RELIGIEUSES, au-dehors, en marche et psalmodiant
O virgo ! mater alma ! fulgida Cœli porta !
Te nunc flagitant devota corda et ora,
Nostra ut pura pectora sint et corpora !

La porte claustrale s’ouvre ; les religieuses, en vêtements blancs, rayonnantes et recueillies, apparaissent et entrent dans l’hémicycle des stalles. – Un vieillard, en surplis d’acolyte, apparaît, advenu des alentours de l’autel, et vient se placer debout, au coin droit de la première marche.

Scène V

L’Archidiacre, l’Abbesse, sœur Laudation, le Desservant de l’office des morts, les Religieuses.

Orgue. Les quatre rangs des stalles sont maintenant remplis. Deux religieuses, en habits de fête, s’approchent de l’autel, prennent les encensoirs et y jettent de l’encens. D’autres, debout sur les marches et des corbeilles à la main, effeuillent des fleurs, par poignées, sur le parvis ; l’Abbesse, tenant la crosse blanche, s’est assise en sa chaise abbatiale. Elle vient de revêtir une chape étincelante. Un cantique s’élève. L’Archidiacre, revêtu de l’étole noire, s’approche : le Desservant s’agenouille. La clochette d’or résonne. C’est l’Introït.

UNE RELIGIEUSE, seule

In te, Domine, speravi : non confundar in æternum.

LE CHOEUR

Amen.

L’ARCHIDIACRE

Judica me, Deus, et discerne causam meam de gente non sanctâ !…

Après un instant, il monte les degrés vers le Tabernacle. Les préliminaires de la messe lucernaire se continuent à voix basse, en attendant minuit. Bientôt l’offertoire sonne : toutes les nonnes se lèvent.

Scène VI

Les mêmes, Sara et sœur Aloyse.

L’orgue roule. Sara, vêtue d’une longue tunique de moire blanche, apparaît, le collier d’opales sacrées sur la poitrine. Elle appuie sa main sur l’épaule de sœur Aloyse, qui est pâle et souriante. Des fleurs d’orangers entrelacent ses grands cheveux dénoués qui tombent onduleusement, noirs et épars sur sa robe. Son visage est comme sculpté dans la pierre.

À son aspect, des fleurs sont jetées au-devant d’elle : les encensoirs s’élèvent.

Elle vient, devant l’autel, s’agenouiller sur la dalle, silencieusement : puis elle s’étend, le front sur ses bras croisés.

Sœur Aloyse laisse tomber sur elle un vaste drap blanc, chargé de taches d’or figurant de grosses larmes, et l’en recouvre entièrement.

Le cierge mystique brûle au-dessus du front de Sara, sur la première marche de l’autel.

L’ARCHIDIACRE, debout, sur le parvis, se détournant vers l’assistance

Est-il une âme, ici, qui veuille crucifier sa vie mortelle en se liant pour jamais au divin sacrifice que je vais offrir ?

SŒUR ALOYSE, s’avançant

Ego pro defunctâ illâ ! Ego vox ejus !

Debout, près de Sara, et chantant la formule de consécration

Suscipe me, Deus ! secundum eloquium tuum, et vivam !

Le glas tinte un coup.

LE DESSERVANT DE L’OFFICE DES MORTS

Si iniquitates observaveris, Domine, Domine quis sustinebit !

LES RELIGIEUSES, passant processionnellement autour de Sara, cierges allumés à la main

Requiescat, et ei luceat perpetua Lux !

SŒUR ALOYSE, ayant jeté de l’eau bénite sur le drap mortuaire

Resurgam !

LES RELIGIEUSES, voix lointaines dans l’orgue

In excelsis.

LE CHOEUR, sur la scène

Amen.