Contes industriels - Ligaran - E-Book

Contes industriels E-Book

Ligaran

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Extrait : "Je ne sais pas au juste, et le saurais-je, il ne m'appartiendrait pas à moi, journaliste, de dire quelle valeur on attache généralement à un journal tout frais éclos, tout humide encore du labeur de la presse, mais ce que je sais bien, hélas ! c'est le peu de cas que l'on fait d'un journal de la veille, et, à plus forte raison, de celui qui porte une date déjà vieille de plus d'un jour."

À PROPOS DES ÉDITIONS Ligaran :

Les éditions Ligaran proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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IHistoire d’une robe de mousseline

Un désir nous obsédait depuis longtemps. Nous voulions publiquement honorer l’industrie cotonnière, qui est une de nos gloires nationales ; nous voulions raconter ses luttes, ses courageux efforts, dire les miracles qu’elle a accomplis, citer les noms des industriels habiles, des mécaniciens ingénieux qui ont créé et perfectionné cette production devenue une des sources les plus fécondes de notre richesse, l’aliment le plus puissant de notre activité. Pour cela, il fallait feuilleter des livres, compulser des documents officiels, grouper des chiffres, toutes choses fort intéressantes sans doute, mais peu récréatives, nous n’avions cependant pas reculé devant cette tâche, et déjà nous étions en mesure de dire très exactement combien la France recevait, il y a un quart de siècle, de balles de coton d’Alexandrie et des États-Unis ; combien elle en reçoit aujourd’hui ; combien d’usines se sont élevées ; combien d’ouvriers elles occupent. Nous aurions pu même, au besoin, vous faire la description des machines à l’aide desquelles on obtient ces fils d’une ténuité fabuleuse, « ces tissus plus légers que des ailes d’abeilles, » suivant l’expression du grand poète proscrit, ces impressions que le monde entier admire, etc.

Mais, il faut bien le dire, ces récits didactiques, très instructifs d’ailleurs, n’auraient pas été amusants. Nous reculions donc lâchement devant notre projet, quand une heureuse rencontre nous a tirés de peine. Une vieille robe de mousseline fanée, frangée, souillée, couverte de blessures, nous a raconté ses jours de gloire et de malheur, sa grandeur et sa décadence. L’infortunée était tristement suspendue au crochet d’un magasin de la rue Joquelet, chez une marchande à la toilette, entre un habit brodé qui, lui aussi, avait eu ses jours de splendeur et un chapeau de satin à plumes ébarbées qui avait sans doute fait les délices d’une merveilleuse il y a quelque vingt ans.

Nous nous intéressâmes au sort de cette robe coquette encore, malgré sa vétusté, avec son corsage échancré, ses petits volants écourtés, ses agréments poncifs. Cette pauvre vieille robe avait été sensible dans son jeune âge ; mes attentions parurent la toucher ; ses souvenirs s’éveillèrent en foule, et, à travers le vitrage, elle nous raconta jour par jour son histoire. La malheureuse ! que de passions, que d’aventures, que d’intrigues, que de revers !

Il nous a semblé que l’histoire de cette robe édentée pouvait parfaitement suppléer à toutes nos recherches, à toutes nos descriptions techniques, et que nos lecteurs, nos lectrices surtout pourraient y trouver quelque charme. Nous laisserons parler la pauvre vieille elle-même ; nous supprimerons seulement toute la partie graveleuse et galante de son récit, à laquelle un roman suffirait à peine.

 

« Monsieur, nous dit-elle de sa voix tremblante et cassée, j’ai été jeune et belle, brillante et enviée ; j’ai figuré, telle que vous me voyez, dans la corbeille de noces de madame Tallien. – Quelle femme, monsieur ! – Mais avant d’en venir là, j’avais bien souffert, plus que je ne souffre maintenant de mon abjection, et mon enfance avait été rude.

J’étais une petite graine à gousse luisante, et je me souviens que je servais de hochet, là-bas ! là-bas ! bien loin, en Amérique, à de petits négrillons qui s’amusaient de moi et me faisaient bondir dans leurs jeux.

Un jour le maître vint dans la case : c’était un homme sec, froid, impérieux, il m’aperçut et il ordonna à un esclave de m’emporter et de me mettre enterre. L’esclave s’empara de moi malgré les pleurs des petits enfants qui ne voulaient pas me quitter, et il me mit d’abord dans un sac où je me trouvai en compagnie de plusieurs milliers de mes sœurs, simples graines comme moi.

Le lendemain, les esclaves se réunirent sous les ordres d’un blanc armé d’un grand fouet ; chacun d’eux portant son sac de graines sur le dos, ils partirent, et sous les feux de l’ardent soleil des tropiques, ils creusèrent des sillons où nous fûmes déposées. Je vous le demande, monsieur, que faire en un sillon et sous la terre, à moins que d’y germer ? Quelques graines, animées d’un esprit anarchique, voulurent s’obstiner, mais nous avions hâte de revoir le jour, de prendre notre part des joies de la vie, et nous nous décidâmes à percer la couche qui pesait sur nous.

Lorsque nous arrivâmes à fleur de terre, le blanc qui commandait les esclaves poussa un cri de joie. Les voilà ! dit-il, et dès ce moment les esclaves ne furent plus occupés qu’à nous arroser, à arracher les herbes parasites qui nous entouraient. Grâce à ces soins infatigables, je grandis, je devins une plante assez coquette, souriant au soleil, à la nature splendide qui m’entourait, à la vie en un mot. J’étais jeune, j’étais belle et sensible ; que vous dirai-je, monsieur, je fus aimée. Vous ne savez pas ce que c’est que les mystérieuses amours des plantes ; leurs passions ignorées, leurs muets tressaillements. Je devins mère, et mère très féconde. Je donnai le jour à une foule de graines qui, elles-mêmes, ne résistèrent pas à l’amoureuse ivresse, qui ouvrirent leur sein au pollen que la brise, douce messagère d’amour, leur apportait chaque matin, et, au bout de quelques mois, elles laissèrent échapper de leurs flancs des flocons soyeux ; j’avais fait du coton sans m’en douter, et j’étais devenue coton moi-même.

Les nègres, ruisselants de sueur, épuisés de fatigue, me cueillirent assez brutalement ; ils me portèrent dans un vaste hangar, où, sous prétexte de m’épurer, on me battit avec rudesse à l’aide d’une machine destinée à me séparer du grain auquel j’étais attachée. Je n’insisterai pas sur les douleurs de cette séparation cruelle, monsieur, car elle est longue la liste de mes peines de cœur ! »

 

En disant ces mots, la vieille robe regarda du coin de l’œil, comme si elle se fût défiée d’eux, ses voisins de droite et de gauche ; mais l’habit de préfet et le chapeau de satin rose n’ayant pas l’air d’écouter, la vieille reprit en ces termes ou à peu près :

 

« Quand cette première séparation fut accomplie, mon odyssée commença. On me serra dans une balle, et de quelle façon ! Ah ! monsieur, dans ma vie mondaine, j’ai été serrée de très près, et notamment un soir, en revenant du bal, par un ami intime de ma belle maîtresse, mais jamais à ce point. C’est à peine si je pouvais respirer dans cet affreux ballot. Les esclaves me transportèrent au bord du fleuve le plus voisin. Là je fus embarquée, puis débarquée, puis rembarquée par des matelots de toutes les nations, sur de grands navires qui traversèrent l’Océan, bravèrent des tempêtes horribles, à ce point que l’équipage délibéra un jour pour savoir si, pour se débarrasser de moi, on ne me jetterait pas à la mer.

À travers tant de vicissitudes j’arrivai enfin à Marseille. Je traversai honteusement la France, non pas en chemin de fer, monsieur, – on n’y songeait pas alors, – mais sur une voiture de roulage, couchant toutes les nuits dans des auberges où mes conducteurs plaisantaient lourdement avec de grosses maritornes. Ah ! qu’il y avait loin de là, à mes amours de plante, à ces hymnes de tendresse que nous murmurions pendant nos nuits des tropiques ! »

 

Ici la vieille poussa un profond soupir, et, prenant un de ses volants, elle essuya une larme qui ruisselait sur son corsage, puis elle continua :

 

« Achetée, vendue, revendue, ayant déjà enrichi, indépendamment de mon planteur américain, des négociants, des courtiers, des armateurs, des capitaines de navire, des rouliers, etc., j’arrivai enfin à destination. On ouvrit la balle qui me renfermait, on me donna de l’air. J’étais alors dans une des premières filatures que la France possédât.

On me soumit à l’action de machines fort ingénieuses et on me fila, affreux supplice ! Je frémis encore en y songeant. Vous figurez-vous, monsieur, ce que c’est que d’être filé et tordu ? »

 

Ici, mon interlocutrice se livra à une foule de jeux de mots et d’allusions aux évènements politiques, à nos crises révolutionnaires.

Je fus stupéfait, et l’habit brodé lui-même tressaillit. Je fis remarquer à la vieille que ces inconvenances de langage et ces calembours d’un goût douteux pouvaient la compromettre ; elle me promit d’être plus prudente désormais et elle poursuivit :

 

« On me fila donc, et avec une ténuité telle qu’une araignée eût pu être jalouse. On me roula ensuite sur des bobines, et après avoir contribué encore à enrichir des filateurs, des mécaniciens, des marchands de bois, de fer, que sais-je ! on me transporta à Tarare, où je fus tissée avec soin ; puis on m’envoya à l’impression, d’où, grâce aux découvertes des chimistes, je revins ornée de ces petites fleurs roses et vertes que vous me voyez et qui faisaient les délices des femmes de mon temps. Cela fait, on me soumit à la pression des machines hydrauliques qui me donnèrent un apprêt que j’ai perdu depuis, avec tant d’autres choses, hélas ? Les apprêteurs, les teinturiers, les tisserands, les marchands de couleur, tout ce monde s’enrichit à mes dépens.

Un marchand de la rue Saint-Honoré vint alors, me vit, s’éprit de moi et m’acheta, le monstre ? Il m’étala dans sa boutique, il exigea de moi un prix fou, car j’étais à la mode, je faisais fureur dans ce temps-là ; je fus caressée par les plus blanches mains, admirée par les plus beaux yeux de Paris et du Directoire. On m’acheta enfin, et je fus placée dans la corbeille de noces de Mme Tallien, mais non sans avoir subi d’éclatantes transformations. Les plus habiles couturières furent appelées ; l’art des fleuristes fut mis à contribution ; Saint-Étienne et Lyon envoyèrent leurs plus beaux rubans pour orner mon corsage. Ce furent mes jours de triomphe ; j’entendis des déclarations d’amour bien ardentes ; je fus chiffonnée en mainte occasion délicate. Et maintenant, après tant de pérégrinations et de vicissitudes, après avoir fait vivre des milliers de travailleurs, alimenté d’innombrables industries dont la France est fière, après avoir suscité le génie de Jacquart, je suis réduite à la triste condition où vous me voyez. »

 

Une sorte de frémissement agita le corsage fané de la pauvre vieille robe, et pendant que je m’apitoyais moi-même sur cette décadence venant à la suite de tant de grandeurs, j’entendis deux éclats de rire sardoniques. C’étaient les deux voisins de la vieille, l’habit brodé et le chapeau de satin, qui, ayant entendu ce long récit, se moquaient de la malheureuse robe.

 

« Monsieur, me dit gravement l’habit brodé, tout ce que vous venez d’entendre n’est rien à côté de ma lamentable histoire. La vieille vous a parlé de l’industrie du coton ; qu’est-ce que cela auprès de mon tissu de drap et de mes broderies jadis si éclatantes ?…

– Laissez donc ! reprit d’un air dégagé le chapeau de satin, qu’est-ce que votre grossier tissu de laine auprès de ma soyeuse étoffe, et de mes plumes et de mes rubans ? C’est un roman que mon existence… »

 

Et tous deux, s’interrompant à l’envi, me racontèrent les choses les plus édifiantes sur la double industrie de la laine et de la soie, sur celle des broderies et sur celle des rubans. Rentré chez moi, je mis en ordre ces récits assez piquants et je vais vous les raconter.

IIMémoires d’un habit brodé

Ce vieil habit avait un aspect étrange ; il était aussi grave et aussi guindé que lorsqu’il recouvrait les épaules d’un fonctionnaire public. Un œil exercé eût pu reconnaître dans les diverses tensions que le drap avait subies, aussi bien que dans les reprises des broderies, toutes les vicissitudes de cette existence tourmentée. Après avoir jeté un regard de dédain sur la robe de mousseline et s’être convenablement rengorgé dans son collet chargé de broderies d’argent, l’habit recueillit ses souvenirs, et, d’un ton rogue et pédant, il me parla ainsi :

« Monsieur, je n’imiterai pas cette vieille folle,– et du bout de la manche il désignait la robe de mousseline, – qui ne vous a guère parlé que de ses amours, je sais que vous autres, écrivains, vous êtes friands de scandale, mais je ne seconderai pas ce funeste penchant. »

 

Il me semblait entendre Henri Monnier dans M. Prudhomme ; je fis un geste d’assentiment, et mon grave interlocuteur reprit d’un ton sentencieux :

C’était en 1757 ; M. le président de Latour-d’Aigues, qui possédait en Provence de vastes domaines, voulut faire pour notre pays ce que Varon avait fait pour l’Espagne.

Il se procura à grands frais un bélier d’Afrique, dans le but d’opérer des croisements avec les races ovines de nos provinces méridionales. Ce bélier fut un de mes aïeux ; il fit merveille d’abord, et alluma des passions incendiaires dans le cœur des brebis provençales. Mais la transition de climat n’avait pas été assez habilement ménagée, et les produits de ce premier croisement ne répondirent pas à l’attente de M. de Latour-d’Aigues, qui se proposait de doter la France des laines soyeuses connues sous le nom de laines mérinos.

Le président fit alors acheter des béliers en Espagne ; ces fiers animaux, que je m’honore de compter parmi mes ancêtres, perfectionnèrent en effet la race ovine, et ces perfectionnements attirèrent l’attention publique, si bien qu’en 1776, S.M. le roi Louis XVI – (ici, par un reste d’habitude, mon interlocuteur s’inclina profondément) – obtint de son frère le roi d’Espagne la faculté d’exporter deux cents brebis et béliers de race pure de Léon et de Ségovie.

S.M. confia ce troupeau au célèbre naturaliste Daubenton, qui, depuis dix ans, s’occupait aussi avec ardeur de l’amélioration de nos races indigènes. Les bêtes espagnoles, bien que Louis XIV eût dit depuis longtemps qu’il n’y avait plus de Pyrénées, curent quelque peine à s’acclimater parmi nous ; elles donnèrent le jour à des fils dégénérés. En 1786, l’Espagne, par un traité spécial, nous céda de nouveau 367 béliers et brebis de ses plus belles races, et ce fut avec ce noyau que nous formâmes notre célèbre bergerie de Rambouillet. Plus tard, en 1799, la France stipula, dans le traité de Bâle, que le gouvernement espagnol lui céderait 5 500 bêtes à laines choisies dans ses plus magnifiques troupeaux de la Castille. On distribua quelques couples à des propriétaires intelligents qui, de concert avec l’administration, poursuivirent la régénération de nos races ; et bientôt notre pays fut doté d’une grande et puissante industrie.

Ces détails ne paraissent pas vous amuser, monsieur, dit l’habit brodé en s’interrompant tout à coup, et vous venez d’étouffer à grand-peine un bâillement que je ne me permettrai pas de qualifier. Ah ! je vous reconnais bien là ! Vous êtes un de ces idéologues pour lesquels l’empereur, mon auguste maître, professait un juste et souverain mépris. Mais pouvais-je passer sous silence ces efforts persévérants sans lesquels votre paletot aurait encore une origine étrangère ?

Je naquis avec le siècle, à la suite de la mémorable importation de 1799, d’un bélier espagnol et d’une jeune brebis berrichonne, qui elle-même descendait du bélier d’Afrique introduit en France par M. de Latour-d’Aigues pendant l’année 1757.

Mon père était un bel animal vigoureusement constitué, portant fièrement ses cornes, doué d’une riche toison digne de tenter le courage de nouveaux Argonautes.

Ma mère était modeste autant que belle, et d’une inépuisable fécondité.

J’étais à cette époque un petit agneau d’une blancheur immaculée. Je bondissais avec toute l’insouciance de mon âge dans les belles plaines du Berry, que votre George Sand a chantées ; je remplissais l’air de mes bêlements plaintifs, et comme j’avais sucé avec le lait maternel les principes de soumission à l’autorité, principes que je n’ai cessé de pratiquer pendant le cours de ma longue carrière, j’étais renommé de bonne heure pour mon obéissance à la vois du berger et à la dent de son chien, un terrible chien que mon père lui-même redoutait !

Je grandis ainsi, broutant l’herbe fraîche, adoré des jeunes filles qui me caressaient de la main. Ces innocentes joies furent de courte durée ; le maître du troupeau décida que je mourrais sans postérité. Hélas ! monsieur, faut-il le dire ? je devins un simple mouton, mais je conservai au fond de mon cœur un profond respect pour le principe d’autorité. Mon maître aurait voulu pour tout au monde pouvoir revenir sur sa décision lorsqu’il apprit que Napoléon avait dit en plein conseil d’État : « L’Espagne a 25 millions de mérinos, je veux que la France en ait 100 millions ! » Mais il n’était plus temps ; le mal était irréparable, j’étais mouton !

Je dis alors un éternel adieu à tous les rêves, à toutes les illusions de ma jeunesse, à l’espoir, que j’avais secrètement caressé, de me faire une famille. On me tondit, et de très près ! Ma laine était magnifique. Savez-vous seulement, monsieur, vous qui avez la prétention de tout enseigner, savez-vous ce que c’est que la laine ? savez-vous par quelles épreuves j’ai passé avant d’arriver aux honneurs ?

Quand ma toison fut coupée et qu’elle eut subi un premier lavage destiné à la débarrasser de la matière huileuse qui m’enveloppait, des savants, des marchands, des industriels, des hommes spéciaux s’emparèrent de moi et me discutèrent. J’appris là que chaque brin de laine est apprécié suivant sa finesse, sa souplesse, sa longueur, son élasticité et sa douceur, qualités que, Dieu merci ! je possédais au plus haut degré et que je tenais de mon père et de mon ancêtre maternel. Ma vie entière était dans ma toison : aussi, quand un boucher m’égorgea, moi pauvre mouton, et me vendit sous forme de gigot et de côtelette aux bourgeois de la ville voisine, je fus peu sensible à ce malheur. Que m’importait de mourir comme mouton, puisque je vivais comme laine et que bientôt j’allais revivre comme drap ! Mais n’anticipons pas sur les évènements ! ajouta gravement l’habit brodé en étouffant un soupir.

Vous savez peut-être, monsieur, que la généralité des laines se divise en trois grandes classes : les laines communes, les métis et les mérinos. J’appartenais, par ma naissance, à la plus noble de ces classes ; mais malheureusement ma mère, la brebis berrichonne, n’ayant pu réunir ses quartiers de noblesse, je fus rejeté parmi les laines métis. Ce fut pour moi une douloureuse humiliation.

On m’expédia à Paris ; là je fus transporté de magasin en magasin, examiné par des marchands, colporté par des courtiers. Bref, un des premiers industriels de Sedan m’acheta et me soumit aux plus pénibles opérations. Je fus d’abord placé dans une chaudière chauffée à 40 degrés Réaumur, mis en contact avec de la potasse, et ce fut ainsi que mon dessuintage s’opéra. Puis, à l’aide de savantes préparations que j’énumérerais si vous ne me paraissiez pas avoir en horreur les explications scientifiques, je fus dégraissé à fond.

Ainsi dégraissé, on me carda. Maintenant vos industriels cardent à la mécanique ; mais, de mon temps, le cardage se faisait à la main. Cette opération a pour objet de mêler entre eux les brins de la laine, de manière à les rendre plus faciles à feutrer ou à fouler. On procéda ensuite au peignage, travail difficile qui a lieu dans des ateliers chauffés à une haute température toujours égale, afin d’augmenter la souplesse et la ductilité des filaments. Le peignage a pour but de rendre le fil de laine uni et formé de brins aussi parallèles que possible.

– Mon cher habit brodé, dis-je en l’interrompant d’un ton familier, si nous passions au déluge ! 

 

Cette interruption fit sourire la robe de mousseline et le chapeau de satin.

 

Monsieur, répliqua l’habit brodé avec amertume, vous ne serez jamais qu’un folliculaire ignorant. Ah ! vous croyez peut-être que le drap de vos vêtements pousse comme le champignon ! Sachez, monsieur, qu’il a fallu, pour faire une aune de drap, plus de génie, plus d’efforts, plus de science qu’on n’en a dépensés, depuis que le monde existe, pour gouverner des États et conquérir des royaumes ! Je ne vous ai encore parlé que de la tonte, du peignage, du lavage, du cardage, et vous vous impatientez ! Mais songez donc que nous ne sommes pas même encore à la filature, opération prodigieuse pour laquelle la France est aujourd’hui sans rivale, et qui représente des siècles de travail accumulé ! Savez-vous que la perfection des machines est telle aujourd’hui que la laine se file aussi fin que le coton, et que quand j’ai été filé, moi qui vous parle, cinquante mille mètres de mon fil pesaient à peine un demi-kilogramme ? Allez dans les ateliers de vos grands industriels, dans la maison Griolet, dans la maison Paturle, et vous trouverez des laines filées à un tel degré de ténuité qu’il faut 80 000 et jusqu’à 90 000 mètres de fil pour faire un demi-kilogramme. Les filateurs anglais et saxons ne font pas de pareils tours de force, si habiles qu’ils soient. Aussi qu’est-il arrivé ? C’est que la France, qui possédait en 1789 dix millions et demi de bêtes à laine donnant environ par toison un kilogramme de laine lavée, en compte aujourd’hui 40 millions, divisées en diverses espèces, et produisant en matière fabriquée pour une valeur de 650 millions de francs environ. Et vous croyez que ce n’est rien, cela ! Et vous ne vouliez pas que je me permisse un haussement d’épaules quand j’entendais cette vieille coquette, pendue à mes côtés, parler de ses mérites !

– Monsieur le préfet ! dit la robe de Mme Tallien avec une dignité superbe.

Cette simple apostrophe suffit pour rappeler à l’habit brodé qu’il était chevalier français, et s’inclinant avec une galanterie surannée, il baisa respectueusement le bout de la manche de sa voisine.

Monsieur, reprit-il avec une tristesse qui me toucha, je vois bien que je n’ai pas le don de vous plaire, aussi vais-je aller droit au but. Après une série innombrable d’opérations qui nécessitèrent le concours de milliers d’intelligences et de bras, l’activité des capitaux et du crédit, les efforts de toutes les sciences, après la teinture, le foulage, le lavage, la tonte, l’apprêt, etc., je devins drap, et le plus beau drap que la France eût encore produit. M. de N…, qui venait d’être nommé préfet des Alpes-Maritimes par S.M. l’empereur et roi, me fit l’honneur de m’acheter. Je fus brodé d’argent sur toutes les coutures, et la première fois que je me présentai à la cour, ce fut pour y prêter serment de fidélité. Je jurai avec enthousiasme. Jugez de ma joie, j’étais préfet ! Je partis pour Nice, chef-lieu de mon département, où Mme la préfète vint me rejoindre plus tard accompagnée par un de ses cousins, jeune et brillant chef d’escadron de la garde. Là nous donnâmes des fêtes, des bals splendides dont le cousin était l’ordonnateur en chef. Mon aïeul, le bélier d’Afrique, devait être fier de moi !

La Restauration arriva ; un pair de France, qui portait un très vif intérêt à ma femme et à moi, me fit donner une autre préfecture. J’en fus quitte pour faire modifier le dessin de mes broderies, changer mes boutons. Je prêtai serment à l’auguste monarque, à Louis XVIII le Désiré ; le cousin de ma femme fut nommé général commandant mon département, et nous vécûmes heureux jusqu’à la révolution de 1830. Au moment où M. de N… mon propriétaire, allait prêter serment de fidélité à Louis-Philippe, il fut frappé d’une attaque d’apoplexie, et sa veuve, l’ingrate ! méconnaissant mes services, me vendit sans pitié à un marchand de bric-à-brac, un vil brocanteur, lequel me céda au directeur d’un théâtre de province. J’ai figuré, depuis lors, dans toutes les pièces du Cirque, et enfin me voici suspendu à ce crochet, attendant la fin de ma triste destinée, vivant de mes souvenirs passés, de ma gloire éteinte sans retour.

« Si vous racontez mon histoire, monsieur, tâchez d’inspirer à quelque jeune sous-préfet l’idée de me faire rentrer dans la vie active. Regardez ! je suis très portable encore ; à part le dos, que l’habitude des courbettes a légèrement fatigué, mon drap est bon, et avec quelques broderies de circonstance, je pourrais prêter encore un nouveau serment. »

« Ce vieil habit est ignoble ! » dit d’un ton léger le chapeau de satin, dont je vais vous raconter aussi l’histoire édifiante.

IIIConfidences d’un chapeau de satin rose

Parmi les préjugés que la sottise humaine a marqués de son coin impérissable et que les générations se transmettent l’une à l’autre avec un respect scrupuleux, il en est un que nous n’aurions jamais osé combattre si les confidences que nous allons transcrire ne nous avaient été faites par le chapeau de satin rose, joyeux compagnon de la robe de mousseline et de l’habit brodé dont nous avons déjà raconté la douloureuse odyssée. Ce préjugé consiste à croire que tout ce qui se rattache à la toilette des femmes est futile et indigne d’une sérieuse attention. Erreur funeste, qui a causé la chute d’une multitude d’empires, et qui, de tout temps, a fourvoyé la politique en dehors de ses voies normales ! Nous approfondirons cette grave question en traçant prochainement le tableau des vicissitudes d’un corset de duchesse. Pour le moment, qu’il nous soit permis de poser cet aphorisme : nul n’est homme d’État, philosophe, moraliste, historien ou poète, s’il ne possède à fond le secret de la toilette féminine et ses rapports avec les grands évènements historiques. Le chapeau de satin de la rue Joquelet et le corset de la duchesse me l’ont victorieusement prouvé.

Après avoir secoué la poussière qui ternissait ses tendres couleurs, le vieux chapeau prit son attitude la plus coquette et la plus provocante, puis il me parla à peu près en ces termes :

Je ne sais, monsieur, quelle destinée le ciel me réserve et ce que je deviendrai en sortant de ce pandémonium où je végète depuis bien des années, mais j’ai traversé déjà tant d’existences, ma mémoire remonte si loin à travers les siècles que je ne crois plus à la mort. Que de fois déjà je me suis endormi dans la nuit du tombeau, croyant que ma vie était éteinte sans retour ! et la mort m’a sans cesse préparé à une transformation nouvelle.

Mes ancêtres furent de simples chenilles, des vers à soie laborieux et modestes, vivant paisiblement au fond d’un grand bois peu distant de la ville de Pékin. Ils faisaient de la soie en amateurs et sans se douter de la richesse qu’ils produisaient. Il y a de cela 4453 ans. Un jour, un mandarin de première classe, ayant eu maille à partir avec la mandarine son épouse, vint se promener dans la forêt qu’habitaient mes aïeux. Il remarqua aux branches d’un arbre séculaire quelques cocons ; il les prit, admira le fil soyeux dont ils étaient composés. L’idée lui vint qu’on pouvait peut-être préparer et tisser ces fils si légers, si souples et si brillants, en fabriquer une étoffe merveilleuse pour Mme la mandarine, qui ne résisterait pas à cette galanterie.

De ce jour, l’industrie de la soie fut créée. Le désir de plaire à une Chinoise venait de doter le monde d’une inépuisable source de richesses. L’empereur de la Chine, informé de ce fait, ordonna des fêtes publiques en commémoration de ce grand évènement, et il voulut que le mûrier reçût le nom glorieux d’arbre d’or. Les journaux de ce temps-là répandirent bientôt la grande nouvelle au-delà des limites du Céleste-Empire. Toutes les femmes de l’Asie s’en émurent. L’épouse favorite du shah de Perse déclara à son auguste époux qu’elle le considérerait comme indigne de ses faveurs s’il ne marchait à la conquête de la soie. On leva des armées formidables, des ministres plénipotentiaires se croisèrent dans tous les sens, la diplomatie fit merveille, et bientôt l’Inde, la Perse, l’Asie entière ne furent plus qu’une vaste magnanerie.

Les Phéniciens, qui étaient des négociants fort habiles, organisèrent des caravanes pour faire le commerce des soies et des soieries, mais le monde occidental était tellement barbare encore, qu’il se contentait d’admirer et de payer fort cher les produits de l’Inde, de la Perse et de la Chine, sans se demander s’il pouvait lui-même produire et fabriquer ces tissus pour lesquels les dames romaines commirent bien des fautes, hélas !

Enfin, l’empereur Justinien n’y tint pas. Humilié par les reproches que lui adressa la femme d’un consul pour laquelle il avait quelques attentions, il se décida à envoyer dans l’Inde deux Grecs employés de la préfecture de police, qui parvinrent à se procurer des œufs de vers à soie, qui corrompirent le contremaître d’une des premières usines du pays, et apprirent de lui l’art d’élever les vers, d’employer leurs produits, etc. De retour à Constantinople, l’empereur leur donna de l’avancement, et, peu d’années après, grâce aux encouragements de l’État, des manufactures s’élevèrent à Constantinople, à Thèbes, à Corinthe, en Italie. Les belles étoffes de soie valaient dans ce temps-là cinq à six cents francs le mètre ; aussi les femmes ne portaient-elles pas, comme aujourd’hui, six rangées de volants à leurs robes.

– Faites-moi grâce de ces détails historiques, dis-je au chapeau de satin. Un de mes amis m’a raconté à ce sujet des choses très édifiantes, et je ne…