Deux jeunes dans la vie - Jean-Pierre Wenger - E-Book

Deux jeunes dans la vie E-Book

Jean-Pierre Wenger

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Beschreibung

Un jeune couple, Sandra et Alain, s'élance dans la vie avec des projets plein la tête. Mais très vite, leurs métiers, leurs choix, les contraintes quotidiennes mettent leurs relations et leur amour à l'épreuve. Les naissances, les décès, les joies s'enchaînent avec leurs lots de disputes et d'incompréhensions. Le temps passe, la tendresse et l'émotion s'amenuisent, creusant des fossés entre eux. De quel côté penchera la balance des décisions et des choix ? Comment vont-ils réagir ? Parviendront-ils à inverser cette tendance ? Sauront-ils retrouver un équilibre juste et vital ? Comment la vie va-t-elle les transformer et nous les rendre ? Comme nous le dévoile ce roman, les réponses ne vont jamais de soi...

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Veröffentlichungsjahr: 2021

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Du même auteur :

LE DESTIN, BOD,

QUESTIONS FONDAMENTALES, BOD

TABLE DES MATIÈRES

L’engagement

Un fleuve tranquille

Le tempo journalier

Le partage

La tentation

La vie

La désillusion

Le rejet

L’accusation, la chute

Jusqu’au bout ?

L’appel du miroir

La raison du plus fort

L’ENGAGEMENT

L’après-midi s’écoulait. Sandra jugea le travail à achever et se crispa ; après un long moment, elle se leva de son bureau observant l’heure avancée. Elle prit sa veste, passa devant la porte de son directeur en lui signalant qu’elle partait chercher sa fille. Machinalement il leva les yeux, sourit et se replongea dans ses dossiers.

En pressant le pas, Sandra se disait : « Décidément je n’avance pas dans mon projet et j’ai de plus en plus de difficultés à en concevoir les points cruciaux, je suis fatiguée ou je sature. Je ne m’étais pas trop mal sortie du précédent, mais là je cale. N’ai-je pas mis la barre trop haut ? Il faut respecter les cadrages chiffrés des comptables, les fiches des notaires, concilier les aspirations de chaque sociétaire et surtout les aménagements des bureaux, les impératifs et les limites qu’ils réclament : autant d’exigences à considérer. »

Prise par ses réflexions, elle freina sèchement pour éviter la voiture devant elle. « Il faut que je me reprenne, pensa-telle, cette étude me captive, me ronge et accapare mon attention, je dois me concentrer davantage. » Sa fille était son soleil, sa raison de vivre, elle aimait l’attendre devant son école, la guetter et profiter de son sourire, observer ce petit visage qui s’illuminait aussi loin qu’elle l’apercevait et entamait un dialogue riche de sentiments. Une autre vie commençait, elle adorait écouter l’enfant se confier et se livrer franchement sur ce qui l’avait captivée dans la journée. Surgissaient des impressions pures et fragiles, sans contraintes, auxquelles se mêlaient ses propres souvenirs lorsqu’elle-même était enfant, et les deux entamaient une conversation expressive chargée d’émotions où les ressentis se mélangeaient et se parlaient. Elle la laissait jouer, puis lui faisait faire ses devoirs. Elle aimait regarder sa fillette se concentrer, se crisper, sourire selon ce qu’elle comprenait. L’observation de son attention révélait ce qu’elle ressentait et comprenait intérieurement. Elle suivait la pensée de l’enfant sur les mimiques de son visage, elle y lisait comme dans un livre ouvert. Sa bouche répétait, ses sourcils marquaient le tempo selon le texte, les hésitations, les arrêts et les interrogations. Les silences précédaient les questions enfantines.

Ce soir-là, elle devait réviser des mots afférents aux transports et dessiner des objets en rapport : une voiture, un train, un camion… Puis vint la préparation du repas et de l’arrivée du papa. En l’attendant, elle laissa sa fille jouer et reprit ses affaires de bureau pour avancer un peu dans la conception de son ouvrage : « Comment vais-je installer ces deux médecins au dernier étage dans des appartements de standing sans trop dépenser d’argent et en respectant leur cahier des charges ? Le cabinet médical en haut, en dessous le cabinet d’avocats, et au rez-de-chaussée la pharmacie et le cabinet d’infirmières… ce n’est pas logique il faudrait que je fasse l’inverse. Tous ces gens veulent des prestations haut de gamme sans trop vouloir investir... »

Le soir tard, son mari Alain, commercial, arriva fatigué en déposant sa serviette à côté du portemanteau. Pour les deux le tumulte de la vie trépidante s’estompait, « enfin, voici notre temps », pensa-t-elle.

— Tu es encore dans ton travail, lui reprocha-t-il alors, tu pourrais penser à nous au lieu de t’enfermer dans tes projets.

— C’est mon idée et il serait malvenu de ne pas la développer, tu comprends ?

— Que veux-tu qu’ils te disent ? Si tu es en retard, ils t’aideront.

— Je veux être à la hauteur de mes idées, j’ai lancé les grandes lignes de ce projet et par fierté je tiens à les mener jusqu’au bout, sinon pour qui vais-je passer ?

— Oh, tu sais, l’orgueil, il faut parfois s’asseoir dessus ! Qu’est-ce que tu te tracasses ?

Sandra décida de se taire, car elle voyait que son mari ne la suivait pas dans la préoccupation ou l’intérêt de son travail.

Voulait-il lui-même se détendre, avait-il des ennuis ou considérait-il que sa femme ne devait ou ne pouvait pas être aussi attentive que lui, avoir le même sérieux dans ses conceptions ?

Mais pourquoi une femme ne pourrait-elle pas s’investir dans un projet de qualité et fournir un résultat abouti mûrement réfléchi ? Pourquoi encore ne pourrait-elle pas se consacrer à une entreprise de qualité ?

— Tu as eu des ennuis dans ta journée ? lui demanda-t-elle.

— Qui n’en a pas ? J’en ai assez de tous ces gens qui te demandent des documentations et qui ne s’engagent jamais sur rien, suivent leur banquier et les grandes publicités comme si elles faisaient tout. Et notre travail d’explication ?

— Tu comprends donc mon acharnement à bien monter mon projet, à m’imposer au bureau.

— Oh, tu sais pour une femme, c’est différent…

— Que veux-tu dire, Alain ? C’est justement parce que nous sommes femmes que les hommes nous regardent de travers et ont surtout d’autres idées en tête ; nous devons montrer nos capacités à mener à bien des études sérieuses que nous tenons à achever correctement, qui plus est si c’est moi qui ai lancé les premières initiatives et que le patron m’a répondu : « Si ce projet vous intéresse, je vois que vous l’avez démarré, je vous le confie, à vous de le mener à bien. »

— Il fallait réfléchir avant ! Si maintenant tu ne t’en sens pas capable, que veux-tu que je te dise ? Il faut toujours faire attention à ne pas se découvrir avant de passer pour une incapable.

— Merci pour tes encouragements et ton soutien !

— Ce n’est pas ce que je voulais dire, ou tu es capable ou pas !

Sandra évita toute discussion profonde et attendit que son mari aille se coucher.

— Tu ne viens pas ?

— Je voudrais réfléchir sur mon projet avant de dormir, dit-elle.

— Tu as toute la journée de demain et les autres jours, tu ne crois pas qu’il y a mieux à faire ?

— Tu es fatigué, penses-tu que faire l’amour comme cela serait intelligent pour nous deux ?

— Au moins, nous changerions de discussion et cela pourrait nous apporter un peu de bonheur et de tendresse.

— Tu parles de moi préoccupée, et toi fatigué, comment veux-tu que ça donne une relation réussie ?

Au bout d’un moment, l’esprit animé de plusieurs réflexions, Sandra arrêta son travail et rejoignit son mari.

Le lendemain, elle accompagna sa fille à l’école, puis se rendit à son travail, tendue, assaillie de mille idées à considérer. Dans le couloir elle rencontra son patron qui lui demanda où elle en était :

— J’avance difficilement, lui dit-elle, car je pense qu’il vaut mieux changer la disposition des appartements pour le bien des propriétaires. Que diriez-vous si nous mettions les médecins au-dessus de la pharmacie ensuite les notaires et les avocats en remontant le niveau de gamme des appartements ?

— Attention, vous devez respecter les fiches programmes et surtout ne pas dépasser les enveloppes financières imparties. Voyez avec votre collègue du bâtiment, et surtout il faudra avertir les propriétaires et recueillir leurs consentements, car il est difficile de changer les rêves et les anticipations des gens.

Sa collègue fut peu enthousiaste pour modifier l’avant-projet et trouvait mille prétextes pour en prouver l’impossibilité, car il fallait inverser les implantations, refaire travailler les bureaux d’études et surtout obtenir le consentement des professionnels.

« Je suis idiote, tu n’as qu’à faire la décoration en fonction de ce qu’ils veulent, et on verra bien. »

Sandra ne pouvait pas monopoliser le temps de sa collaboratrice. Elle reprit les différentes enveloppes financières et commença à planifier les travaux. Concentrée sur son travail, certaines idées étranges survenaient dans son esprit au sujet de son mari : « Il ne s’intéresse pas trop à mon projet, à ce que je fais, à ce que je pense. Pour lui une femme n’a pas besoin de s’investir de la sorte, je suis un objet de désir. » En souriant, elle pensa : « Ce n’est déjà pas si mal, mais je voudrais être autre chose. Je vois qu’il est préoccupé, il oublie ce qui se passe autour de lui… »

Le soir, elle en eut la confirmation. Alain lui demanda à peine ce qu'il s’était passé dans sa journée, et comment allait sa fille, mais parla beaucoup de ses contraintes à son bureau, de ses attentes et inquiétudes. Il devait préparer une campagne de publicité, choisir les documentations, ses clients, ses prospects et tous les collaborateurs qui y participeraient, commencer les envois le lendemain matin.

Sandra en profita pour lui annoncer :

— Ça tombe bien, je dois avancer dans mon propre projet, c’est parfait, chacun pourra travailler de son côté.

— Oui, bien sûr, ça te permet de te refermer sur toi, sans t’occuper de moi.

— Ce n’est pas ça, tu as ton travail, j’ai le mien, parfois c’est très bien comme cela.

— Qu’est-ce que tu as à faire ? Chaque soir tu me parles de ce projet d’aménagement d’immeubles où tu dois faire respecter les budgets prévus ; ce n’est pas si mortel, ton emploi n’en dépend pas, alors que moi, si je ne vais pas au travail, si je ne réalise pas un chiffre, c’est mon poste qui est en balance, c’est quand même plus grave !

— Je ne t’en fais pas le reproche, mais tu pourrais me considérer un peu plus dans ce que j’essaie de créer, ça compte aussi pour mon équilibre et ma réalisation, mon caractère, donc dans l'entente de notre couple.

— Ça fait quinze jours que tu es bloquée sur ton projet ; tu n’as qu’à dire à ton patron que tu ne t’en sors pas, il le confiera à quelqu’un d’autre.

— Te rends-tu compte de ce que tu dis et me demandes, ça ne va pas non ? J’ai besoin dans ma vie d’être écoutée, considérée et reconnue, non pas comme objet d’amour, mais comme une personne dans le travail, dans la société comme tout le monde ; à mes yeux je dois avoir une valeur, au moins celle pour laquelle on me paie et celle qui relève de ma tête.

— Tout de suite, les grands mots, les grandes analyses, les grandes considérations pour ne rien dire ; réussir dans des entreprises diverses d’accord, mais oublier son mari et sa famille, je trouve ça curieux.

— Que veux-tu dire ?

— Tu rentres, tu t’occupes de notre fille, puis tu te renfermes sur toi, sur ton projet, plus rien n’a d’intérêt à tes yeux.

— Qu’est-ce que tu veux, faire l’amour ? C’est l’acte qui t’intéresse, mais ce n’est pas tout ! J’attends aussi des caresses, de la tendresse. Si je comprends bien, pour toi les femmes se résument à cela, ce sont des objets d’amour. Peux-tu penser dans ton orgueil de mâle obtus et borné qu’elles sont aussi bonnes à autre chose ?

— Si je voulais t’ennuyer, je te répondrais : « Ah bon ? » Il n’y a pas que ça, bien sûr, mais une grande partie y contribue au vu des mentalités, et puis il y a l’art et la manière...

— Nous sommes tous les deux d’accord ; quand est-ce que tu t’intéresses à moi avec douceur ?

« Si je comprends bien, je lui reproche ce qu’il me fait, ce n’est pas bien malin, ça peut durer longtemps une querelle de gamins ; il faut changer cela, chacun attend les mêmes élans… », pensa-t-elle.

— Comme moi, tu travailles pour avoir une paie, non pour une considération, un rôle, une affirmation dans la vie !

Ce soir-là elle put avancer dans sa réalisation, puis alla se coucher. Il ne vint la rejoindre que très tard après minuit.

Le lendemain, ils partirent précipitamment à leur bureau, chacun dans ses préoccupations, sans échanger de paroles.

Sandra n’arrivait pas à trancher les choix de son projet, elle trouvait certaines répartitions et distributions des pièces non fonctionnelles, qui répondaient surtout à d’anciens schémas. Un peu de modernisme ne ferait pas de mal, mais elle s’approchait trop des limites financières et des marges souhaitées par son patron.

Elle s’opposa à sa collègue du bâti en concevant un projet moderne. Elle pensait à des reproches du genre : « Ah, si nous avions su, si nous avions été mieux conseillés, nous aurions été plus modernes. »

Son patron finit par lui suggérer :

— Il y a de l’idée, il faudra me dire vos sources d’inspiration, mais il n’est pas question de revoir toute l’implantation ; après tout ils sont d’accord pour venir et signer, ils n’auront qu’à emménager comme ils veulent.

Sandra trouva une bonne répartie et répondit :

— Si nous réaménageons en plus fonctionnel et plus futuriste, nous pourrons augmenter les prix pour le service et les prestations, à condition bien sûr de recueillir leur accord.

Son patron esquissa un sourire et repartit rapidement.

Les jours passaient, chacun était absorbé par ses problèmes, mais elle s’étonna de son attention à ne pas laisser l’indifférence s’immiscer dans leur relation. Alain allait lui en faire le reproche, si bien qu’au bout de quelques jours, c’est elle qui vint vers lui.

Quelle ne fut pas sa surprise quand il la rabroua en lui disant qu’il avait du travail à préparer, qu’il était en retard !

— Tu dois comprendre ça Sandra, c’est toujours ce que tu me dis.

Elle s’éloigna un peu vexée en pensant : « Il croit que c’était une attitude volontaire et provocatrice alors que réellement j’étais en retard dans le travail, je ne savais pas quoi faire et il me retourne le reproche. »

Le soir elle tenta de le lui expliquer, mais il se borna dans son attitude.

Même en se montrant attentionnée et amoureuse ensuite, il resta plusieurs jours figé, distant. Elle finit par penser : « Qu’est-ce qu’il me fait, il boude ? Qu’est-ce qu’il veut me faire comprendre ? Que c’est lui qui décide quand on doit faire l’amour ou s’attendrir ? Il veut tout commander, être à l’initiative de tout, ça passera. »

Mais le samedi suivant, elle vit son mari en grande conversation avec sa voisine. « Je connais ces attitudes et ce sourire, se dit-elle, attention danger, d’autant plus qu’elle est belle, n’est pas mariée, est connue pour avoir eu un certain nombre d’aventures et être totalement libre avec les hommes. »

Quand il revint, elle lui demanda sans attendre :

— Quelles sont les nouvelles ?

— J’ai discuté avec la voisine.

— Tu t’intéresses à elle maintenant ?

— Je l’ai croisée, je ne vais quand même pas l’ignorer ?

— Oui, mais de là à parler vingt minutes ?

— Pourquoi, tu as chronométré ?

— Non, mais tu oublies qu’il y a une horloge dans la cuisine !

Durant l’après-midi, ils firent quelques emplettes dans les magasins avec leur fille et chacun put par la suite se replonger dans les impératifs de son travail.

Sandra demanda à son mari ce qu’il pensait de certaines idées. Il lui fit quelques réponses évasives ; il avait du mal à concevoir des dispositions de locaux professionnels, par contre il lui parla de ses projets de relances commerciales sur ses produits boursiers. Il devait si possible trouver une trentaine de nouveaux clients à partir de son listing d’acquits fidèles. Ce n’était pas gagné, car beaucoup par le passé avaient refusé de jouer les intermédiaires commerciaux, les indicateurs. Chacun restait enfermé dans son domaine.

— C’est sûr, lui dit-elle, je ne me vois pas te conseiller d’aller voir mon patron ni mes collègues de bureau.

— Justement j’allais te le demander : pourquoi ne me donnerais-tu pas des renseignements sur eux pour que j’aille les voir de ta part ? Que risques-tu ? Tout le monde le fait, sauf toi !

— Il n’en est pas question !

— Pourquoi ? C’est courant dans le commerce, c’est un monde d’entraide, de recommandations mutuelles, ce n’est pas humiliant, nous sommes formés à cela.

— Eh bien pas moi ! Il n’est pas question que nous mélangions les lieux de travail. Je ne me vois pas dire à mon patron d’ouvrir ses comptes boursiers chez toi.

— Mais il n’est pas question de divulguer les revenus, les dépôts et les ventes, moi je n’ai rien à faire des enveloppes financières pour tes immeubles…

— C’est non !

— Eh bien, c’est puéril. Tu ne sais pas ce qu’est le commerce, l’esprit commercial.

Elle changea finalement de sujet.

— J’ai reçu un appel de mon père qui entre en clinique demain je ne pourrai pas aller chercher la gosse à l'école, peux-tu t’en occuper ?

— Non, je ne peux pas, nous avons une réunion tard avec le patron sur le nombre d’ouvertures des nouveaux comptes boursiers, et comme je ne suis pas en tête, pour une fois je ne voudrais pas me faire remarquer.

— À quelle heure commence ta réunion ?

— Sûrement vers dix-sept heures, dix-huit heures, et se terminera vers vingt heures, mais à la suite il y a le repas de direction et de motivation comme d’habitude. Comment veux-tu que je n’y sois pas ?

— Mais ça empiète sur notre vie privée !

— Et toi, les préoccupations de ton travail n’accaparent-elles pas notre vie ? Tous les soirs tu me bassines avec tes blocages et problèmes d’aménagement, tu ne crois pas que ça nous casse aussi ?

— Vraiment ? Ça fait plaisir à entendre.

— Ce n’est pas contre toi, mais ça devrait rester en dehors de chez nous !

— Mais c’est pareil pour tes repas d’animation, tu en as chaque semaine.

— Tu savais qu’en vivant avec un commercial, tu avais des mois concours, des lancements pour chaque produit, des réunions de formation, des repas d’animation, des repas de direction…

— Oui Alain, mais toi c’est chaque semaine, voire deux ou trois fois par semaine…

— Eh oui, c’est comme cela, je suis obligé d’y être ! Tu veux que je fasse comme Jérôme ? Le patron lui a dit que s’il ne se sentait pas concerné, il pouvait prendre la porte et que c’était le chemin qu’il prendrait dans quelque temps si ses absences continuaient ; tu veux que je me mette à le suivre ?

— Je le comprends, mais pour une fois tu pourrais quand même tenter de comprendre que mon père est malade, que tu dois aller chercher la gosse…

— Et je fais comme Michel : ça fait deux fois qu’il enterre sa tante. Non, je ne veux pas me faire remarquer, je travaille assez bien et ne veux surtout pas avoir la moindre réflexion.

— Bon, je vais voir avec la voisine, si elle peut nous aider.

— Marilyne, celle qui a de la poitrine et qui porte toujours des tenues moulantes ?

— Non, idiot ! Notre voisine. Au fait, pourquoi as-tu pensé à celle avec qui tu discutais l’autre jour près de la boîte aux lettres ?

— Remarque, elle est belle ; je ne serais pas avec toi, j’irais bien avec elle…

— Ça, je n’en doute pas…

— Qu’est-ce que ça veut dire, à quoi rime ce sous-entendu ?

— Rien.

Sans en dire davantage, Sandra quitta la pièce.

Le soir elle rendit visite à son père, Jean, qui se trouvait à l’hôpital pour des examens. Triste, il lui avoua après un long moment, que les médecins lui avaient diagnostiqué une tumeur aux intestins et qu’ils devaient l’opérer. Jean avait beaucoup changé, il se retrouvait seul avec sa grande fille Sandra, sa femme étant décédée dans un accident de voiture. Il avait partagé son temps entre le magasin et sa fille. Pour ne pas l’inquiéter, Jean avait attendu le plus tard possible pour lui révéler la situation. C’était, disait-il, une opération simple, il fallait enlever un bout d’intestin.

Sandra pensait : « Il n’y a pas d’opération simple, chaque fois que l’on ouvre le corps c’est dangereux. »

Quand elle rentra chez elle le soir fatiguée, son mari n’était pas encore présent, elle ne pouvait pas réfléchir et se mit au lit l’esprit occupé par l’état de santé de son père. Elle adorait cet homme qui avait pris sur lui les difficultés de la vie, qui avait élevé sa fille dans la dignité et la droiture. Brave homme qui aimait la vie, il avait fait le choix de s’occuper d’elle et de son commerce et s’était renfermé sur lui-même. Il avait bien eu quelques aventures de temps en temps, mais ne voulait pas, semble-t-il, refaire sa vie pour ne pas changer ses habitudes et faire de la peine à sa grande fille. Il aurait été peut-être normal qu’ils en parlent, mais ni l’un ni l’autre n’osait s’aventurer sur ce délicat sujet.

Le temps filait, les émois, les chagrins, les souvenirs, les non-dits s’étaient accumulés, maintenant la vie les rattrapait tous les deux et les contraignait à s’épancher sur d’autres craintes. Elle avait peur de le perdre et se raisonnait : il faut attendre, voir… Elle se souvenait quand, petite fille, elle jouait avec lui et s’amusait à le contrarier, à tester sa patience et voir quand il allait perdre son calme… Si elle avait su… elle ne l’aurait pas poussé à bout, n’aurait pas pratiqué ce jeu de gamine ; mais c’est toujours après que l’on se juge et que l’on se reprend. Elle voudrait maintenant prendre ce père dans ses bras, lui dire son amour ; elle avait les larmes aux yeux. Allons, ne pas s’inquiéter pour rien, il ne fallait pas voir le pire, tout irait bien ; pourquoi les événements tourneraient-ils mal, la chance existe. Il ne faut pas tout exagérer !

Elle fut réveillée quand son mari rentra et vint se coucher. Il sentait l’alcool et avait du mal à s’exprimer.

Le lendemain, le petit-déjeuner fut assez bref :

— Ta réunion s’est bien passée ? lui demanda-t-elle.

— Oui, surtout le repas ; le patron était en forme et nous a plusieurs fois offert l’apéritif, un bon vin et le digestif, avec ça nous étions blindés, juste assez pour rentrer, d’autant plus qu’il a remis ça et qu’il n’a pas lésiné.

— C’est dangereux pour conduire !

— Tu veux que je refuse et me distingue alors qu’il a dit publiquement qu’il était content de mon travail ?

Ils partirent chacun de leur côté. « Il pourrait me demander comment va mon père, se dit-elle vexée et peinée, il ne pense qu’à lui ! »

À son travail, elle fut retenue par son patron qui la fit venir dans son bureau et lui demanda où elle en était de la réalisation de son projet. Il fallait maintenant le soumettre aux propriétaires et aux architectes pour validation et il voulait savoir si elle persistait dans ses choix.

— Si vous ne vous en sortez pas, je vais le donner à votre collègue et vous dessaisir du dossier, lui laissa-t-il entendre au bout d’un moment, voyant ses hésitations.

— J’ai terminé, je mets au propre et vérifie les coûts, répondit-elle, je suis revenue à des conceptions plus simples, plus classiques.

— À la bonne heure, lui rétorqua-t-il.

En vérité, Sandra n’avait pas avancé d’un pouce sur son dossier. Elle se dit qu’après tout elle allait le laisser à peu près comme il était en faisant quelques aménagements auxquels elle avait pensé au début et que ça suffirait comme cela, car tout le monde paraissait trop pressé.

Sortant du bureau de son patron, elle alla prendre les avis de ses collègues du département des architectes, des matériaux, des poseurs. « Je vais ainsi respecter toutes les grandes obligations et tendances », se dit-elle. Elle se mit au travail et emporta ses dossiers chez elle. Elle était en pleine réflexion quand son mari rentra.

Découvrant ses affaires étalées autour d’elle, il remarqua :

— Encore dans ton travail ? C’est pénible, c’est chaque soir pareil, j’en ai assez, change de métier ! Si j’ai épousé une femme, c’est pour vivre avec elle, ce n’est pas pour me farcir son travail et son bureau à la maison. Tu as fait à manger au moins ?

— D’abord, tu pourrais me dire bonsoir et venir m’embrasser. Oui, j’ai préparé à manger ; regarde, tout est sur la cuisinière, il me faut trente secondes pour débarrasser. Mais tu pourrais m’aider à mettre la table au lieu de me faire des reproches, et en premier lieu me demander des nouvelles de mon père, il est à la clinique depuis deux jours, et tu n’y penses même pas.

— Oui, c’est vrai, comment va-t-il au fait ? Comment s’est passée sa journée ? Excuse-moi, j’étais dans mes pensées.

— Il est inquiet, on attend l’avis des chirurgiens et les résultats des prélèvements, mais il faut opérer. Et ta journée ?

— Mal, la presse a descendu et beaucoup critiqué le nouveau plan du gouvernement et les choix financiers des banques, alors le démarrage est assez mou et notre directeur n’est pas content.

— Tu n’es pas le seul !

— Je m’en moque, ce qui m’intéresse c’est notre équipe, le patron veut des résultats et moi, du reste, je n’avance pas, je suis dans le lot. Il me faut faire une dizaine de ventes pour réussir et passer en tête.

— Repose-toi et concentre-toi sur ce que tu dois faire et entame tes démarches dès demain.

— Je sais ce que j’ai à faire, mais les clients ne sont pas au rendez-vous avec ces journaux pseudo-spécialisés qui en fonction de l’intérêt de deux ou trois groupes de presse, ne débitent que des âneries ; c’est de la magouille organisée à tous les niveaux, ils ne peuvent aller dans leurs pages contre les annonceurs et les publicités qui les font vivre quand ils créent des tableaux de mérite. C’est tellement évident que les gens ne soupçonnent rien. Ils prennent leurs avis pour argent comptant. Entre ceux qui croient les journaux et ceux qui doutent de tout, va faire ton métier, ils te rétorquent : « Oui, vous essayez de vendre quelque chose », comme si la vente était un déshonneur ! Et comme ils n’ont pas d’instructions financières, ils font n’importe quoi et génèrent des pertes et des considérations négatives.

— Ils n’ont pas votre formation ni tous les éléments pour juger. Vous, vous êtes du côté de la machinerie des produits, vous voyez les pièges, et même vous êtes formés à les débusquer ; qu’est-ce que tu veux qu’ils en sachent, ils sont englués dans leur métier et dans la vie de tous les jours…

— Fiche-moi la paix à la fin, tu ne sais même pas te sortir d’une dizaine de chiffres, comment peux-tu juger ?

— Pourquoi t’emportes-tu contre moi Alain, je disais cela pour te soutenir, car je peux comprendre et juger à partir des informations et de ce que tu me dis !

— Je n’ai pas besoin de soutien ni d’encouragements.

— Je sais que je suis bête et tout juste bonne à faire le ménage, mais je raisonne et j’ai un bon jugement, car on me confie des responsabilités. Tu deviens bien acariâtre en ce moment, que t’arrive-t-il ?

— Nous ne réussissons pas comme espéré, je suis dans le lot des passables et ça m’énerve ; mais toi, où en es-tu ?

— Je rends mon projet demain.

— Ce n’est pas trop tôt, au bout de deux mois, tu t’es endormie sur tes feuilles ou quoi ?

— Je ne suis pas toute seule à travailler dessus, chacun a un secteur…

— En plus !

— C’est ridicule… Tu veux me dire pourquoi au lieu de nous confier nos problèmes, les reproches et les silences s’installent entre nous ?

— Parce que tu mets les tiens au même niveau que les miens, alors que moi je dois apporter la paie principale. Ce n’est pas pour quatre traits de dessins à conserver dans des enveloppes financières que tu as le même niveau de responsabilités. Moi, je dois créer le travail, recevoir ou vendre et assurer l’administratif et le service après-vente. C’est plus dur et plus long, ton travail n’a rien à voir avec le mien ; même quand je suis au guichet et que les gens viennent, il faut faire attention, car de plus en plus ils sont autant renseignés que nous et ont fait le tour de toute la concurrence.

— Je comprends très bien ta difficulté et ce que tu dois entièrement concevoir, mais je ne vois pas pourquoi le mien, même si on me l’apporte sur mon bureau, serait dévalorisé. Pour moi c’est important.

— Oui, mais toi c’est un revenu complémentaire ; pour moi ce n’est pas la même chose.

— Je ne vois pas pourquoi ? J’ai besoin de travailler, d’apporter ma contribution et de me sentir utile.

— Moi, ce que je voudrais Sandra, c’est avoir une femme au lit, pas un cumul de problèmes !

— Merci pour ta considération, il n’y en a que pour toi, je n’existe pas ! Il faut servir et être à la disposition de monsieur.

— Ce n’est pas exactement cela, n’exagère pas !

— Ah bon, et pourquoi ? La réussite dans mon métier ne compte pas, la femme on s’en fout, du moment qu’elle écarte les cuisses. Tu ne crois pas qu’il y a aussi autre chose ? La vie, c’est un tout ; il y a l’amour, mais aussi tout le reste.

— Oh, toujours les grands mots ! Qu’y a-t-il : les courses, la gosse, la cuisine, le lit ? Moi, toute la journée il faut que je construise chaque moment ; toi, le tien arrive tout seul sur ton bureau, ou tu prends ou tu ne prends pas, c’est un de tes collègues qui s’en charge, tu n’as rien d’autre à faire que poser tes fesses sur une chaise et analyser ou prendre une machine à calculer. De plus, combien êtes-vous pour la même fonction ? Vous êtes plusieurs sur un seul projet tandis que nous c’est chacun pour soi, nous sommes tous concurrents. La société nous donne des produits, des documentations, nous forme et comme ça coûte de l’argent, nous devons rapporter tant par mois sinon nous ne faisons pas de vieux os. Nous voyons tellement de jeunes et de moins jeunes qui défilent parce que le travail ne leur plaît pas ou qui sont mis à la porte pour insuffisance de résultats, que ça finit par nous ronger. Nous travaillons dans une crainte et une crispation permanente, c’est pour cela que je dis que pour toi ce n’est pas pareil, nous avons un stress énorme que tu ne peux pas connaître…

— Je comprends cela, mais tu pourrais avoir un peu plus d’attention et de considération pour moi tout de même !

Son mari se contenta d’un léger signe de la tête puis sans réagir davantage, emporta les assiettes et les couverts. Ce soir quelque chose n’allait pas et ils allèrent au lit sans trop se parler.

De son côté, Sandra se demanda : « Va-t-il s’apercevoir qu’il m’a tout juste demandé des nouvelles de mon père ? »

Une semaine plus tard, elle l’avertit avec une certaine gravité à son sujet :

— Tu sais, mon père se fait opérer demain matin. J’irai le voir le soir, je rentrerai tard. Tu pourras aller chercher la gosse et l’attendre devant l’école ?

— Ce sera juste, car j’ai un rendez-vous juste avant ; je vais essayer de l’expédier, mais préviens Chloé que je serai peut-être en retard, et qu’elle se prépare pour ne pas me faire attendre à l’école.

Mais quand elle rentra ce soir-là, Chloé était furieuse :

— Papa m’a fait attendre deux heures devant l’école, j’étais seule et j’avais peur en ville.

— Ne prends pas les choses comme cela, il a fait ce qu’il a pu, il avait un rendez-vous de travail. J’étais avec grand-père qui va se faire opérer demain matin. J’ai prévenu mon patron que j’irai le voir dans l’après-midi, je pourrai venir te chercher ensuite.

— C’est grave ?

— Je ne sais pas... mais tu le reverras bientôt.

— Nous pourrons aller le voir samedi ou dimanche ?

— Sans problème ; tu l’aimes bien ton papi ?

— Oui, j’aime bien être avec lui.

Au bureau, le lendemain matin, son patron l’appela dès son arrivée. En feuilletant son dossier, il lui demanda :

— Vous êtes revenue sur certains de vos choix, vous avez pris des options plus classiques. Je vois… vous êtes dans les clous ; je vais l’étudier la semaine prochaine, je vous dirai ce que j’en pense. J’ai mis un autre dossier sur votre table.

Sandra ne se sentait pas à l’aise, son patron avait tout de suite vu qu’elle n’avait pas voulu prendre trop de risques. « Nous verrons bien », pensa-t-elle, sans être vraiment satisfaite d’elle-même.

Le jour suivant, elle se rendit auprès de son père qui se remettait difficilement de son opération, les chirurgiens ne pouvaient pas encore la renseigner sur la tumeur qu’ils avaient opérée, il fallait encore attendre les analyses. Sandra resta un moment au chevet de son père ; il parlait peu, esquissa un bref sourire quand il la vit, étant encore sous l’emprise de l’anesthésie. Elle l’aida à boire, lui humecta délicatement les lèvres et épongea son front. Inquiète, elle regagna son foyer plus tard ce soir-là.

Son mari était en train de regarder la télévision, rien n’était prêt et elle dut préparer le repas. Elle pria Chloé de mettre la table. Son mari lui demanda comment allait son père, puis s’enferma dans un mutisme curieux. C’est Chloé qui fit la conversation sur ce qu’elle avait appris à l’école et les leçons qu’elle devait réciter à sa mère après le repas.

— Tu aurais pu faire réciter les leçons à Chloé, quand même, s’exclama Sandra !

— Je lui ai demandé de les apprendre, elle sait ce qu’elle a à faire, il ne faut pas toujours être derrière elle et tout lui mâcher.

— C’est une enfant, il faut l’aider ; regarde, elle a relu ses leçons, mais est-ce qu’elle les sait ? Il faut s’intéresser un peu plus à elle, la contrôler et la cadrer... Tu vois, elle ne sait pas ses leçons, et tu as vu l’heure qu’il est ? Au lieu de regarder la télévision, tu aurais pu t’en occuper.

— Comment ? Si j’ai envie de regarder la télévision, je la regarde. La gosse n’a qu’à apprendre ses leçons. Comment l’as-tu éduquée ? Elle devrait maintenant se débrouiller toute seule ? Qu’elle soit avec moi ou non, elle doit savoir les lire et les relire, phrase par phrase, jusqu’à les connaître par cœur. C’est incroyable que tu ne le lui aies pas appris. À quoi ça sert que tu sois tous les soirs avec elle, si à son âge il faut tout lui mâcher, la suivre pas à pas ; on ne va quand même pas lui dire qu’il faut prendre un stylo pour l’école demain ? Comment se fait-il qu’elle ne sache pas travailler toute seule ? Nous ne serons pas toujours derrière elle !

— Avec moi elle le fait, avec toi je constate qu’elle n’a pas cette présence d’esprit.

— C’est ça, c’est ma faute maintenant ! Écoute, j’ai bien d’autres impératifs en tête au travail pour performer, et ce mois-ci ça n’en prend pas la tournure.

— Une nouvelle fois, je ne te reproche rien de méchant, mais au lieu de regarder la télévision, tu aurais pu vérifier ses leçons, tu as vu l’heure ? N’oublie pas que demain elle part tôt à l’école.

— Ça lui fera les pieds si elle a une mauvaise note, il faut qu’elle comprenne qu’elle travaille pour elle et qu’avant de s’amuser il faut apprendre ses leçons, c’est-à-dire les bonnes manières.

— Tu parles comme à une adulte alors que c’est une enfant... Tu sais que mon père s’est fait opérer aujourd’hui ; demain je vais chercher les résultats et voir quand il sort.

— Oui je sais, mais demain je ne pense pas pouvoir aller chercher Chloé, je vais vérifier mon agenda… Non, j’ai un rendez-vous à dix-sept heures ; si le client est là, je ne pourrai pas être à l’heure, elle n’aura qu’à m’attendre…

— Oui, comme tu as fait la dernière fois en la laissant deux heures seule, ce n’est quand même pas malin… C’est une enfant, il faut rester prudent avec tout ce que l’on raconte.

— Oh, toi avec tes peurs !

— Il est vrai que je ne suis pas tranquille, d’autres mamans s’inquiètent comme moi ; nous ne savons pas ce qui peut arriver de nos jours avec tous ces pervers qui sont en liberté, ça n’arrive pas qu’aux autres.

— Écoute, tu m’ennuies, tu es toujours angoissée ; je te laisse, j’ai du courrier à rédiger pour mes clients.

Quand elle le rejoignit au lit assez tard, il était déjà endormi et elle se fit cette réflexion : « Il aurait pu attendre, il nous entendait réviser, lui qui veut des câlins tous les soirs, il est pris à son propre piège… »

Le lendemain, quand elle revit son père et les médecins, l’ambiance était mauvaise et les craintes s’étaient installées. Les chirurgiens attendaient toujours les comptes rendus d’analyse. Jean avait l’autorisation de rentrer chez lui pour revenir plus tard, dans un autre service, en cas de tests positifs.

Elle revint à son domicile démoralisée et dès qu’elle déposa sa veste, des larmes lui vinrent aux yeux. Sa fille l’embrassa et enserra sa taille de ses bras en posant sa tête contre son ventre et elles se mirent à parler de papi. Le calme revint doucement et elle se sentit mieux. Les bises et les questions de sa fille la consolèrent un peu et elle savoura cet instant de tendresse et de communion.

— Tu t’inquiètes pour rien, commenta Alain, tu penses toujours aux catastrophes. Nous verrons bien dans deux ou trois jours. Pourquoi veux-tu que les médecins se trompent ?

— Il n’en va pas des humains comme des réalités financières, là il ne s’agit pas d’aligner avec froideur des chiffres…

— Encore et toujours tes grands mots !

Le matin suivant, Sandra se rendit triste à son travail. Elle voyait bien qu’Alain changeait, qu’ils ne s’aimaient plus comme avant. Elle était aussi inquiète pour son père, pour la scolarité de sa fille et sentait bien que son mari se focalisait sur son métier, s’éloignait d’elle, écartant tous les tracas et complications extérieurs. Rien ne devenait facile, il se réfugiait dans le pessimisme, ce qui la mettait en colère et l’amenait à penser : « Qui nous aide ? Nous devons tout créer ! » Et quand certains affirmaient : « Vous les jeunes, vous vous plaignez, mais la vie vous est facile, vous avez tout et en plus vous n’êtes pas contents et vous ne réussissez pas » Elle se faisait la réponse suivante : « Oui, les jeunes ont tout, et quoi d’autre ? Et après, il manque le savoir, l’expérience, les conseils, le dialogue avec les parents. Ah ! les parents, où sont-ils ? Ma mère est morte et mon père est à l’hôpital, avec ça c’est l’opulence… Je suis seule chez moi, dans ma vie, avec un mari qui me pose encore plus de problèmes. »

Quand elle arriva à son bureau, son patron lui fit signe de la rejoindre :

— Fermez la porte Sandra. Dites-moi, vous avez vu votre dossier, vous vous moquez du monde ? Vous avez mis deux mois pour me le rendre et il est presque vide ! Vous êtes revenue bien en dessous des idées que vous m’aviez exposées au début quand vous m’avez fait comprendre que celui-ci vous intéressait, que vous aviez des arguments plus approfondis et techniques. Là, c’est d’une généralité, d’une simplicité déconcertante, n’importe qui aurait pu le réaliser. Dorénavant, je ne vous donnerai que des dossiers simples, élémentaires, comme le réaménagement des quartiers populaires par exemple. Tenez, en voilà un qui devrait vous convenir. Quant à l’autre, je l’adresse directement à votre collègue qui saura l’améliorer, j’en suis sûr ! Elle n’aura pas beaucoup de mal d’ailleurs, car vous n’avez vraiment pas avancé, je suis profondément déçu.

Sandra sortit liquéfiée, elle savait qu’elle n’avait pas agi selon ses idées en voulant simplifier à outrance son travail. Les larmes aux yeux, elle regagna son bureau, se sachant observée par tous ses collègues. « Je suis à côté de la plaque », pensa-t-elle amèrement, piquée au vif.

La journée fut un calvaire, elle travailla lentement, les idées ne venaient pas, elle relisait ses travaux sans comprendre, elle se répétait intérieurement les mêmes phrases, les mêmes propos : « Mais qu’est-ce que j’en ai à faire de ces idioties ? Mais non, mais non, attention, c’est ton travail, tu dois te reprendre ! J’ai envie de tout plaquer, de me lever, d’aller marcher, de sortir d’ici… et ces visages qui me regardent à travers la vitre, mais qu’est-ce qu’ils ont à me dévisager, à m’observer ? »

Le repas de midi avec ses partenaires n’arrangea rien. Tous lui demandaient : « Alors, tu as remis ton dossier, que t’a dit le patron ? Il n’avait pas l’air content, tu as fait des erreurs ? »

Au bout d’un moment, elle finit par leur confier :

— Je n’ai pas voulu aller aussi loin que ce que j’avais laissé entendre, et en effectuant une synthèse simple pour satisfaire tout le monde, j’ai commis une erreur ! Il a donc été déçu par mon travail et m’a repris le dossier.

— Oui, c’est d’ailleurs à moi qu’il l’a donné, répondit une de ses collègues, c’est vrai aussi que tu n’as pas beaucoup progressé depuis la première réunion, je dirais même que tu as gommé plusieurs idées que tu avais avancées, comme la distribution des entrées, des appartements, en fonction de la clientèle, des métiers, des salles d’attente. Celles des médecins devraient être plus spacieuses que celles des avocats ou des notaires. Des salles de documentation, d’archives, de bibliothèque, de recherches, tu avais eu de bonnes inspirations, je ne vois pas pourquoi tu n’as pas poursuivi ; moi, je vais les reprendre…

Sandra réalisa soudain : « Si ma collègue s’en sert je ne suis pas si idiote, mais hélas je n’ai pas cru en moi, je vais passer pour une incapable. »

Son travail terminé, Sandra passa à la clinique. Les analyses étant bonnes elle aida son père à sortir. Il n’y avait rien de préoccupant, les médecins souhaitaient simplement qu’il fasse tous les ans des contrôles pour voir si la maladie n’évoluait pas. Mais pour le moment, tout allait bien. Enfin une joie. Elle alla chercher Chloé à l’école et sa « petite frimousse » fut très heureuse des nouvelles et des rires de sa mère et elles purent partager de véritables moments de tendresse.

Plus tard, dans la soirée, Sandra prépara le repas, Chloé mit la table, mais Alain ne rentrait pas. Sandra regarda alors sur son téléphone s’il n’avait pas laissé de messages, mais rien. Les minutes, puis les heures passèrent. Sandra fit manger sa fille, pour qu’elle puisse se coucher, et elle attendit son mari pour le repas. Il rentra très tard, il avait bu et lui expliqua qu’il avait eu un dîner avec son équipe et le directeur qui était assez satisfait d’eux.

— Tu aurais pu m’avertir, je me suis inquiétée, Chloé aussi ; elle est contente quand elle peut embrasser son père avant de dormir.

— Je n’ai pas téléphoné, car tu devais aller chercher ton père et les résultats ; au fait, comment va-t-il ?

— Très bien, les résultats sont négatifs, il va pouvoir reprendre son métier.

— Tu vois, ça ne servait à rien de t’en faire, d’alarmer tout le monde, et de voir plus mal que le mal.

Sandra était heureuse, elle avait eu peur pour son père et avait envie de sourire. Elle se rapprocha de son mari, mais en l’embrassant, elle sentit sur lui un parfum féminin. Il s’en aperçut aussitôt et s’empressa de préciser :

— C’est celui d’Orlane, tu sais, celle de notre équipe ; elle embrasse facilement elle m’a fait la bise en partant. Elle a partagé le repas avec nous et nous a bien fait rire avec ses histoires. Cette fille est drôle et n’en loupe pas une, si bien que le patron est parfois obligé de la reprendre et de la calmer, mais c’est naturel chez elle…

Sandra se contenta de lui répondre :

— Le mien n’était pas satisfait de mon travail et m’a confié un autre dossier, sur de simples aménagements sociaux.

— Comment as-tu fait ? C’est impossible ; en deux mois tu n’as pas trouvé à te distinguer dans tes réalisations ? Mais qu’est-ce que tu as ? Concentre-toi davantage, arrête d’avoir du vide dans ta tête, remue-toi ! Il faut s’accrocher dans la vie ! Tu es payée pour un travail, tu dois le faire le mieux possible, où tu es ? Tu vois tout ce que j’endure, tu peux enfin juger, tu n’as qu’à faire pareil, la vie est un combat permanent, une bataille ; je n’arrive pas à te comprendre, reprends-toi !

Sandra mit la tête sur l’épaule de son mari, ce n’était pas tellement les mots ni les sentiments qu’elle attendait, mais elle recherchait la tendresse et une certaine évasion.

Après une nuit bien occupée, ils se réveillèrent en retard et prirent leur petit-déjeuner sur le pouce en riant comme autrefois. « C’est bon d’être ainsi, pensa Sandra, il y a bien longtemps que cela ne m’était plus arrivé ! »

Au bureau, elle enchaîna sa journée au pas de charge et rien ne vint la contrarier. Sa collègue l’arrêta dans le couloir et lui demanda pourquoi elle avait transmis un dossier aussi insipide après les idées qu’elle avait révélées en réunion.

— Je ne comprends pas, tu n’avais qu’à les coucher sur le papier en les approfondissant ou en tirant les conséquences ? C’est personnellement ce que je vais faire…

— Eh bien vas-y, profites-en, sers-toi de mes idées puisqu’elles sont bonnes, mais quand je vous en ai parlé, la comptabilité et toi, vous m’aviez avertie du coût, du risque des changements ; même le patron a traîné des pieds. Bref, ce n’était pas la joie ni l’enthousiasme général…

— Il ne fallait pas tout prendre au pied de la lettre ; il y a une manière de présenter le travail en expliquant aux clients les avantages, les inconvénients, puis leur demander leur avis. Il fallait leur expliquer qu’ils allaient être mieux installés, avoir plus de confort, avec des améliorations, ils auraient accepté les augmentations. Au contraire, c’est comme cela qu’il faut faire. Tu t’étais bien lancée, bien avancée et puis tu t’es dégonflée.

Sandra s’était dit la même chose, qu’elle était intervenue spontanément sans calculs en estimant qu’elle pouvait le faire, puis elle s’était reprise en pensant à ce que son père lui disait autrefois : « Fais attention à l’orgueil, respecte les autres ça te retombera toujours dessus. » Voilà ce que c’était que de ne pas croire en soi, cela lui servirait de leçon.

Durant la semaine, Sandra se trouva prise dans un autre conflit et elle se réfugiait beaucoup dans ses pensées : « Tu te rapproches d’Alain comme une gamine qui veut plaire et avoir de la tendresse, mais lui, est-ce qu’il s’occupe de toi ? Est-ce qu’il a de petites attentions ? J’ai l’impression que beaucoup de choses sont terminées pour lui, il va falloir que nous ayons une conversation ou que nous partions quelques jours ; peut-être qu’un week-end prolongé nous ferait du bien à tous les deux et surtout à moi pour me changer les idées. »

Dès lors, elle prépara le terrain, et lui demanda s’il comptait travailler le samedi matin prochain, car en général, c’était le jour où il prenait ses rendez-vous, cumulait les chiffres de son équipe, préparait les comptes rendus pour son directeur, cherchait des documentations pour ses clients, se formait. Alain lui répondit que pour une fois il pourrait prévoir d’effectuer sa préparation le vendredi soir et ils purent partir ensemble sur le bassin d’Arcachon.

Ils furent heureux et tous les trois goûtèrent les joies simples des promenades au bord de l’océan à déguster quelques huîtres ; petite Chloé s’amusait de tout et faisait la joie de ses parents. Elle se mit ainsi à courir après une mouette pour l’attraper comme un animal de compagnie ; hélas, à son grand regret, elle fut moins rapide que l’oiseau qui s’envola sous les rires de ses parents. Ils rentrèrent le soir, enivrés de grand air et de bonheur.

Dans la semaine qui suivit, sa collègue de travail la regarda en souriant et finit par lui confier :

— Tu as été complètement bête, j’ai repris tes idées, et tu verras que le patron sera satisfait.

Et quelque temps plus tard, en effet, en passant dans le couloir, son patron lui fit remarquer :

— Votre collègue a produit un magnifique travail, celui que j’attendais de vous ! Un travail audacieux, réfléchi, aménagé, proposant de gagner plus d’argent ; un projet qui progresse. Je n’ai pas besoin de gens pour aménager des logements populaires, si vous continuez comme ça, je n’aurai plus besoin de vous. Reprenez-vous, je sais très bien qu’au départ ce sont vos idées et c’est ce que vous vouliez faire, je pense que votre esprit a été obstrué par d’autres préoccupations. Justement, comment va votre père ? Vous voyez, je suis au courant.

Sandra fut stupéfaite, elle ne s’attendait pas à cette remarque. Elle répondit qu’il allait mieux puis elle se dit finalement : « Quelle idiote j’ai été ! C’est ma collègue qui tire profit de tout mon travail, mais personne ne m’a soutenue... Mais depuis quand, as-tu besoin que l’on te soutienne ? »

Le week-end suivant, ils se rendirent comme d’habitude dans la famille d’Alain. Ses parents vieillissaient de plus en plus. Un frère vivait dans la maison familiale, l’autre venait les voir de temps en temps. Son père ne pensait qu’à vendre son entreprise en Afrique et ne se passionnait en France que pour son club de bridge. Sa mère les accueillit avec le sourire. Elle avait préparé un gâteau et de bons petits plats pour leur visite. Son visage exprimait la douceur et la tendresse, mais elle semblait parfois absente, triste. Le silence et les souvenirs avaient remplacé le tumulte des enfants. Après tout, profitaient-ils d’un repos bien mérité ? Était-ce cela la leçon de la vie ? S’était-elle vue seule une fois, dans une grande maison, assise toute la journée devant sa télévision ?

Sandra se demanda si les deux mamans n’auraient pas été heureuses de discuter ensemble, ou peut-être même de se critiquer, comme le font certaines femmes âgées, jalouses les unes des autres. C’était principalement aux jeunes de faire des efforts pour venir voir les anciens, de créer les réunions de famille pour leur rendre le plaisir qu’ils nous ont donné. Elle pensa également : « Chaque fois que nous repartons d’ici, nous sommes redynamisés à bloc, prêts à affronter tous les obstacles. Comment se fait-il qu’une dame âgée avec de vieux souvenirs, des meubles d’une autre époque, des tableaux et photos jaunies nous fassent cet effet-là ? A-t-elle conscience de ce qu’elle nous apporte, nous transmet ? En échange, que lui apportons-nous ? Notre présence, quelques cadeaux, de l’affection ; une fois par mois, partager un repas, un thé, un goûter, des paroles douces et feutrées. Mais nous ne sommes pas les seuls ! Si ses autres enfants faisaient pareil, une continuité, une chaîne d’amour, pourrait se créer ! »

De leur côté, Sandra et Alain envisageaient d’avoir un autre enfant, et le moindre prétexte, un regard, un sourire, une allusion, un programme de télévision, tout était bon pour amorcer les caresses et terminer par l’amour.

Des mois passèrent ainsi, portés par l’espoir d’une future naissance, mais rien n’arrivait et ils se mirent à écouter les recommandations et les marchands de plaisanteries comme : « Il faut manger sans sel, sans sucre, espacer les actes d’amour, faire attention à l’alcool, restreindre leur vie, manger certains fruits, certaines racines à la mode, faire attention à tout… », mais rien n’y changea. Sur les conseils d’un médecin, Alain consentit à effectuer un spermogramme et des analyses. Il pensait : «