Fictions bibliques - Michel Théron - E-Book

Fictions bibliques E-Book

Michel Théron

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Beschreibung

Ce livre propose des libres lectures de passages bibliques, présentées sous forme de petites fictions. Elles servent parfois l'intention du texte initial, mais parfois aussi en problématisent le contenu, quand il n'a plus semblé admissible pour un esprit indépendant. L'appel à la sensibilité, propre à la littérature, permet de corriger ce que la théologie traditionnelle peut avoir de dogmatique.

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Seitenzahl: 218

Veröffentlichungsjahr: 2024

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Les textes sont comme les désirs ou les trains : chacun peut en cacher un autre.

TABLE

Avant-propos

Anorexie

Aux échelles du temps...

Avoir, ou pas...

Capitale

Ce n’est pas le moment !

Chute

Colère et Pitié

Comme c’est pas permis…

Confession d’un traître

Confiance

D’où viennent les choses…

Découragement

De gré ou de force...

Dépaysement

Devant tout le monde…

Dieu lui-même...

Division

Doute et Présence

Famille

Genèse d’un fasciste

Jalousie

La Petite voix

L’Avorton belliqueux

La Lampe de ton corps

La Pensée humiliée

Le Démon de Midi

Le Misanthrope confondu

Le Moment présent

Le Pas de côté

Le Silence de l’Agneau

Le Touriste théologien

Le Voleur justifié

Les Deux enfants

Les Massacres ordinaires

Les Oiseaux du ciel

Les Précautions inutiles

Miracles

Modernisme

Morts

Murs

Nom de baptême

Obéissance

On ne répond pas à son père…

Oui ou non

Pas de ce monde

Pas seulement de pain

Paternité

Petite

Portes

Proies pour la hache

Pudeur

Qui était-il ?

Responsable ?

Résurrection

Retour

Rêve

Royaumes

Séparations

Si loin, si proche...

Si tu sais...

Souffles

Sous le soleil

Talent

Tentation

Tiédeur

Tout est permis, mais…

Transfiguration

Une surprise

Un repas

Un souvenir

Va vers toi-même...

Du même auteur

AVANT-PROPOS

Vivre est se souvenir. En particulier des livres qu’on a lus, des tableaux et des films qu’on a vus, des musiques et des chansons qu’on a entendues, etc. Tout cela nous constitue et nous institue, modèle et modélise notre présent, qui autrement serait d’une extrême pauvreté. Sans les romans par exemple, comment pourrait-on s’y prendre pour faire sa cour à une femme ? Ce sont là Miroirs instituants, qui nous font vivre. On voile les miroirs dans les chambres des morts, et un vampire, un mort-vivant, ne se reflète dans aucun miroir.

Écrire est dans le même cas. C’est se mettre à l’écoute, non seulement des sensations actuelles singulières (ou qu’on croit telles), mais aussi, et surtout dirai-je, d’anciennes paroles déjà entendues ou lues. Où ? On ne le sait peut-être pas. Mais elles sont là, qui nous précèdent et nous visitent, comme les langues de feu un jour (quel jour ?) descendues sur les Apôtres, en une Pentecôte laïque. Écrivant cela, on voit que je ne fais que me remémorer. Mais bien naïf qui croit, s’il le fait, ne pas être personnel…

Nous parlons, mais en nous s’incarne une Parole qui nous est antérieure et au service de laquelle nous nous mettons. Sans nous, elle n’existe pas. Mais sans elle, nous ne sommes pas. Elle est plus importante que nous, même si c’est nous qui la proférons. En fait, nous succédons à d’autres, qui avant nous aussi ont parlé. Qui fut le premier à le faire, nous ne le savons pas. « Comme dit l’autre… », entend-on souvent. Quel Autre ? Version agnostique de la voix de Dieu…

Les textes qu’on va lire ont rencontré une voix de ce type. Chaque livre est une réécriture, un palimpseste ou un midrash : il s’écrit dans les marges d’un autre, ou d’autres. Celui-ci s’inscrit en marge du Livre par excellence, en l’occurrence celui qui, avec d’autres bien sûr mais aussi de façon essentielle, m’a modelé : la Bible. C’est un réservoir de scénarios de vie, que nous pouvons revivre à bien de nos moments.

Je ne le vois que comme tel. Mon approche n’est pas théologique ou exégétique, mais littéraire, c’est-à-dire immédiatement sensible. On ne trouvera ici aucun catéchisme, mais des incarnations, illustrations, actualisations comme on dit parfois, du texte biblique, en marge duquel ils ont été écrits. Ce dernier d’ailleurs ne fait pas exception à la règle de l’intertextualité : beaucoup de ses passages sont eux-mêmes constitués d’une sédimentation ou d’un assemblage de textes antérieurs.

En somme, et de mon point de vue, ces fictions sont écrites sur un texte fait lui-même de fictions. Ce sont récits se nourrissant de récits, incarnant ce que Bergson appelait la fonction fabulatrice, caractéristique de tout être humain.

Si donc le texte biblique est inspiré, comme on dit, je ne sais : l’essentiel est qu’il nous inspire, et qu’il éclaire, tout en l’enrichissant, tel ou tel moment qu’en simple humanité nous avons vécu.

Les actualisations contenues dans cet ouvrage servent parfois la lettre du texte biblique, et parfois s’en éloignent en l’adaptant à d’autres contextes, mais toujours en suivant son esprit – ce qui est une façon de lui rendre hommage. Mais parfois aussi elles en problématisent le contenu, quand il ne m’a plus semblé indiscutable pour un esprit indépendant. C’est la rançon de toute liberté.

*

Je remercie enfin l’artiste Stéphane Pahon, qui a illustré certaines fictions de cet ouvrage. On peut le retrouver sur sa page Facebook : PAHONCRÉATION.

ANOREXIE

EUX – Mais qu’a-t-elle donc ? Vraiment nous ne comprenons pas. Nous la choyons le plus que nous pouvons. Elle ne manque de rien, elle a tous les atouts pour elle. À l’école elle réussit très bien, elle est en tête de sa classe. Mais aussi, pourquoi se tient-elle à l’écart de ses camarades, pourquoi cherche-t-elle ainsi la solitude ? Apparemment elle n’est pas comme les autres, elle n’est pas d’ici. Mais surtout, pourquoi refuse-t-elle de manger ? Peut-être fait-elle un régime, pour ressembler à ces modèles sur papier glacé qui fascinent ces adolescentes. Pourtant elle n’a jamais été grosse. Pourquoi aussi ce mutisme avec nous, ce refus de la table familiale ? Elle a une mine cadavérique. Oui, c’est ainsi : c’est un lent suicide, une mort programmée. Si un miracle ne vient de la médecine, elle mourra, sûrement. Nous ne verrons plus la charmante petite fille que nous avons tant aimée, si pleine de promesses. Mais que lui avons-nous fait ?

ELLE – Ils n’ont rien fait que d’être devant moi toujours. Et ce qu’ils sont, je ne peux l’admettre. Lui, il va tous les jours à son travail, en revient fourbu, mange ou plutôt bâfre, et puis regarde la télévision. Cet avachissement, est-il possible que j’en provienne ? Et quant à elle, satisfaite dans son rôle de mère-poule, elle me dégoûte parce que je suis en train de lui ressembler. Mon corps s’est modifié, et me promet aussi à un destin de mère-pondeuse. Je n’en veux à aucun prix. Quelle bêtise que de penser que je fais un régime minceur ! Comme si je n’en voyais pas la vanité ! Et quelle absurdité, quelle inconséquence à vouloir que je réussisse si bien à l’école, que j’y comprenne ce qu’on m’y apprend, et que je ne comprenne pas certaines choses à la maison ! On ne peut faire deux poids, deux mesures. Ou l’on reste aveuglé, ou l’on devient lucide. Ce monde qu’on me promet, il me tue d’avance. Je ne veux pas être comme eux, je ne veux pas être le tombeau de mes rêves. Je n’ai pas leur faim, c’est d’autre chose que j’ai faim. La médecine n’y pourra rien, sinon simplement me torturer. Maintenant je veux la mort comme un long sommeil, enfin...

L’ÉTRANGER – L’enfant n’est pas morte, mais elle dort. Qu’on lui donne à manger...1

1 Marc 5/35-43 : Comme il parlait encore, il vient des gens de chez le chef de synagogue, disant : « Ta fille est morte ; pourquoi tourmentes-tu encore le maître ? » Et Jésus, ayant entendu la parole qui avait été dite, dit aussitôt au chef de synagogue : « Ne crains pas, crois seulement. » Et il ne permit à personne de le suivre, sinon à Pierre et à Jacques et à Jean le frère de Jacques. Et il vient à la maison du chef de synagogue ; et il voit le tumulte, et ceux qui pleuraient et jetaient de grands cris. Et étant entré, il leur dit : « Pourquoi faites-vous ce tumulte, et pourquoi pleurez-vous ? L’enfant n’est pas morte, mais elle dort. » Et ils se riaient de lui. Mais les ayant tous mis dehors, il prend le père de l’enfant et la mère, et ceux qui étaient avec lui, et entre là où l’enfant était couchée. Et ayant pris la main de l’enfant, il lui dit, « Talitha coumi » ; ce qui, interprété, est : « Jeune fille, je te dis, lève-toi »’ Et aussitôt la jeune fille se leva et marcha, car elle avait douze ans ; et ils furent transportés d’une grande admiration. Et il leur enjoignit fort que personne ne le sût ; et il dit qu’on lui donnât à manger.

AUX ÉCHELLES DU TEMPS...

Et tout au long de l’existence Il marcha le long des chemins. Moins fut de sens que de présences, Semblables sont nos lendemains...

Du berceau à la tombe, toute la vie se consacre à en chercher le sens. On s’y croit promis. Mais on s’y épuise en vains efforts. Et la vie n’est qu’un perpétuel recommencement. Sommeil, toilette, repas, travail... Mettre, poser, ôter, remettre... Gestes dérisoires, identiques et sans fin. On tourne en rond. Vie de cheval de manège. Si le sel perd sa saveur, comment le lui redonnera-ton ? 2

Peut-on trouver secours, refuge où la vie serait pleine ? Mais la raison est là qui nous en décourage. Toutes choses sont toujours pareilles.

De temps en temps on cherche l’oubli, dans le Divertissement. Mais envierait-on le bétail heureux des hommes, couché dans sa litière, que soi-même on ne pourrait s’y résoudre. Peut-on aimer un anéantissement ?

... Bien moroses sont ces pensées, songe le marcheur. Et il hâte le pas.

Devant lui, un vieux couple. L’homme, voûté, s’appuyant sur une canne. Et elle, le soutenant, tenant sa main dans la sienne.

Quelle déchéance !, pense-t-il. Vraiment le Temps n’épargne personne dans son travail de mort. C’est un Ogre dévorant ses enfants, comme dans le tableau de Goya. Que n’avons-nous toujours devant ses yeux la beauté de jeunes gens ! Au moins enchantent-ils nos yeux...

Au lieu de cela, le dégoût le prend à voir cette décrépitude à quoi il est lui-même promis.

... Par la différence de leurs allures, il va les rattraper.

Arrivé à leur hauteur, il les salue d’un machinal « Bonjour ! » Mais alors le « Bonjour ! » qu’il obtient du vieux monsieur en réponse au sien le désarçonne et fait taire toutes ses précédentes pensées. Il est si proche, si chaleureux, si bienveillant, si jeune au fond.... Si inattendu en tout cas et si désarmant... Ton et musique en restent au fond de lui.

Maintenant les nuages ont disparu. Vieillesse et mort, absurdité ne sont pas toujours les derniers mots. Bientôt amplifiés par la mémoire, viatiques pour l’avenir, en lui se font un calme, une paix, et la vie n’est plus insipide. L’élan, le sel qu’on croyait perdus peuvent s’y retrouver. 3

Est-ce le sens ? Sûrement pas. Mais au moins une présence, qui a existé, qui existe. Tutélaire et salvatrice, pour un temps. Ce sont barreaux qui permettent de s’agripper aux échelles du temps.

2 Luc 14/34 : « Oui, c’est une bonne chose que le sel. Mais si le sel lui-même perd sa saveur, avec quoi la lui rendra-ton ? »

3 Marc 9/50 : « Ayez du sel en vous-mêmes et soyez en paix les uns avec les autres. »

AVOIR, OU PAS...

Elle l’avait rencontré au bal, et immédiatement elle avait été séduite. Il était si brillant, si disert, éclaboussant de son image tous ceux qui l’entouraient ! Tous les regards étaient fixés sur lui, et de sa prestance dans le monde elle tira une raison de plus pour lui céder. Bien vite fut oublié son ami d’enfance, si pâle et terne à côté. Comme le plein soleil éclipse la nuit.

À ses côtés, elle fut heureuse d’être admirée par les autres, de susciter des jalousies. Son amour-propre s’en trouvait flatté, et ces satisfactions l’accompagnèrent quelque temps.

Cependant, seule avec lui, elle le découvrit peu à peu. Et surtout quand elle se rendit compte qu’il ne désirait pas nécessairement de rester seul avec elle. Il avait besoin des autres, il se nourrissait de l’impression qu’il faisait sur eux. Comme une pieuvre prend sa substance en ingurgitant ce qui l’environne, il n’était vraiment lui qu’en société, dans un théâtre qui lui rendait hommage. Aussi mettait-il constamment des tiers entre elle et lui, pour mieux parader en grand acteur qu’il était. Ils furent de moins en moins seuls, en tête-à-tête. Pour lui, il n’y pouvait briller personnellement. Et il ne comprenait pas qu’il pût en être différemment pour elle.

Elle vit alors les dangers de l’extraversion : une dépendance constitutive au regard des autres, une personnalité qui n’en était que l’émanation, la création. Elle en jugea peu à peu la facticité. Pour elle, les premiers emballements passés, elle eût voulu tout de même autre chose : qu’il fût attentionné principalement pour elle, et aussi qu’il pensât à un nous-deux, au lieu de ne voir que lui seul. Elle en souffrait, ne pensant plus que ce qu’elle vivait était un vrai amour.

Un jour, lors d’un dîner en ville, comme il paradait à son habitude en dissertant avec assurance sur tous sujets, il fut impitoyablement contredit par un spécialiste de la question dont il parlait. Alors elle comprit que beaucoup de ses discours étaient creux, ne visaient qu’à faire bonne impression, à briller sans éclairer en aucune façon. Ils n’avaient pas plus de substance réelle et de durée que les fusées qu’un feu d’artifice. Son estime pour lui tomba. Elle eût voulu plus de réalité et de fond dans son langage.

En somme, même éblouissant les autres, il était vide à l’intérieur. Coquille creuse, bulle de savon, irisée mais crevable au moindre toucher. Il n’avait rien pour lui, en lui. – Il n’avait pas...

*

Le téléphone sonna. C’était son ami d’enfance. Elle fut heureuse de cet appel inattendu, interrompant ses pensées moroses. Ils promirent de se revoir le lendemain.

Alors à nouveau, et petit à petit, ils se ré-apprivoisèrent. Et au contact d’une personnalité si différente de celle qui l’avait séduite, elle en vit la richesse et la profondeur. Certes sa vie introvertie était cachée et obscure aux autres, mais combien riche ! Faite de méditations et de rêves, d’imagination féconde et créatrice, originale, vraiment personnelle. Un silence habité, comme aussi un langage vrai étaient possibles entre eux, loin de la foire aux vanités du monde. Elle vit que le désir immédiat et irréfléchi n’est pas tout, que seuls langage authentique et respect des attentes de l’autre permettent à deux êtres de s’entendre, et que l’amour-propre n’est pas l’amour.

Étendue auprès de lui, elle n’en finissait pas de se remémorer toutes ces qualités, qui ne pourraient que grandir encore dans sa pensée. Et elle retirait à l’autre toutes celles qu’elle lui avait données. – Car si l’autre n’avait pas, lui, il avait...4

4 Matthieu 13/12 : « Car à celui qui a, il sera donné, et il sera dans la surabondance ; mais à celui qui n’a pas, même ce qu’il a lui sera retiré. »

> Évangile selon Thomas, logion 70 : Jésus a dit : « Quand vous engendrez cela en vous, ceci que vous avez vous sauvera ; s’il vous arrive de n’avoir pas cela en vous, ceci que vous n’avez pas en vous vous tuera. »

CAPITALE

Je te ferai perdre la tête… Tu ne sauras rien me refuser. Tu crieras, tu te débattras. Cela ne te servira de rien. Tu auras peur. De toute façon tu as toujours eu peur. Depuis le début, maintenant et toujours. Tu gémiras. Tu te débattras. Tu ne pourras pas m’échapper. Je te ferai tout oublier. Tu t’anéantiras. Tu me demanderas grâce. Ta paralysie j’en triompherai. Je t’en délivrerai. Délivrance que tu désires…

Aussi tu doutes de tout. Toujours. Et tu juges, tu condamnes. « Il ne t’est pas permis de… ». Professeur de morale. Prêcheur névrosé. C’est facile. En fait, tu ne veux pas prendre de risques. Précaution-neux, trop d’égards à tout. Le plus grand risque en tout est de ne pas en prendre.

Tu penses trop. Trop de tête en toi. Où ton corps ?

Lâche-toi, abandonne-toi. Ouvre tes mains. Laisse tomber ta garde.

Serpentine je suis pour les hommes, pour tout homme, pour toi. Et quand tu te tordras sous mes caresses, que tu expireras ton dernier râle, je te ferai sentir, jusqu’à l’ivresse, tout mon pouvoir. Tu adhèreras à n’être plus rien entre mes mains, contre ma bouche. Je caresserai les cheveux de ta tête perdue, coupée, boirai en ton centre le suc de ta mort heureuse. Putain contre puritain. Tu me remercieras.

– Je ne veux pas mourir…

– Mais jusqu’à présent, est-ce que tu vis ?

… Ta tête, Jean, on me l’apportera sur un plat. 5

5 Matthieu, 14/3-9 : … Hérode, qui avait fait arrêter Jean, l’avait lié et mis en prison, à cause d’Hérodias, femme de Philippe, son frère, parce que Jean lui disait : « Il ne t’est pas permis de l’avoir pour femme. » Il voulait le faire mourir, mais il craignait la foule, parce qu’elle regardait Jean comme un prophète. Or, lorsqu’on célébra l’anniversaire de la naissance d’Hérode, la fille d’Hérodias dansa au milieu des convives, et plut à Hérode, de sorte qu’il promit avec serment de lui donner ce qu’elle demanderait. À l’instigation de sa mère, elle dit : « Donne-moi ici, sur un plat, la tête de Jean-Baptiste. » Le roi fut attristé ; mais, à cause de ses serments et des convives, il commanda qu’on la lui donnât, et il envoya décapiter Jean dans la prison. Sa tête fut apportée sur un plat, et donnée à la jeune fille, qui la porta à sa mère…

CE N’EST PAS LE MOMENT !

I

Papa, dis-moi...

– Tais-toi, tu m’embêtes !

– Mais je voudrais savoir...

– Tout à l’heure. Maintenant tu vois bien que je suis occupé.

– Pourtant, j’aurais voulu...

– Les enfants ne doivent pas déranger leurs parents. Maintenant, ce n’est pas le moment !

II

– Je voudrais retirer...

– Le guichet est fermé, Monsieur. Revenez demain.

– Mais il reste encore un instant ! Vérifiez vous-même.

– Il faut quelque temps pour fermer la caisse. Fiez-vous aux horaires affichés.

– Si je n’ai pas cet argent, je ne pourrai honorer ma dette. Ce peut être très grave pour moi. Je risque gros. Je vous en prie...

– Tant pis pour vous. Je ferme, et je m’en vais. Maintenant, ce n’est pas le moment !

III

– Tout de même, dis-moi...

– Je suis pressée, j’ai un important rendez-vous.

– Mais enfin, on peut prendre quelques minutes pour s’expliquer.

– On s’est déjà tout dit. De toute façon parler davantage ne sert à rien.

– Mais non : on peut essayer de défaire un noeud au lieu de le trancher. Ne t’en va pas. Je t’en supplie ! Tu ne sais pas ce que je suis capable de faire si tu m’abandonnes...

– Pas de chantage ! Laisse-moi passer. Ne me retiens pas. Maintenant, ce n’est pas le moment ! 6

6 Marc 11/12-14 : Le lendemain, à leur sortie de Béthanie, il eut faim. Voyant de loin un figuier qui avait des feuilles, il alla voir s’il n’y trouverait pas quelque chose. Et s’étant approché, il ne trouva que des feuilles, car ce n’était pas le moment des figues. S’adressant à lui, il dit : « Que jamais plus personne ne mange de tes fruits ! »

CHUTE

Lettre de M., étudiant, à son Professeur

Monsieur le Professeur,

j’ai longtemps hésité à vous écrire, moitié par cause de ma timidité naturelle, moitié par la paralysie où me jetait votre réputation. Je le fais cependant, car je voudrais que vous compreniez l’influence que vous avez exercée sur moi, et que mon exemple, peut-être, puisse servir de témoignage dont d’autres pourraient tirer leur profit pour l’avenir, si vous consentez du moins à y réfléchir et à le prendre en compte.

Dès que je suis entré dans votre classe, et au tout début de votre cours, je vous ai admiré. Je sentais que j’entrais là dans un terrain tout nouveau pour moi, celui de l’intelligence s’exerçant de façon totalement libre, sans aucun préjugé. Vite je me suis conformé à vos façons de penser, car leur originalité même me fascinait, tranchant avec le milieu dont je venais, et qui jusque là m’avait modelé.

On m’y avait appris des normes intangibles, un socle solide où l’on devait s’appuyer, des règles de vie qu’il était hors de question de contester. Dans cette ambiance je me sentais bien. C’était confortable. Là était le bien, et là le mal. Là le bon goût, là le mauvais. Là les lectures substantielles, et là les légères, voire les détestables.

Et voilà que vous avez tout subverti. Bienheureux vertige au début, ivresse délectable ! Je me fis un de vos plus ardents disciples. J’étais fier de tout ce que je recevais de vous.

Et pourtant, à la longue, et à l’occasion aussi de certains cours provocateurs et paradoxaux, je me suis senti ébranlé, vacillant. Peut-être faisiez-vous exprès de provoquer votre classe, et ne pensiez peut-être pas tout ce que vous disiez. Il y avait peut-être ou sans doute en vous de l’humour, de la distance. Mais à l’époque, vu mon jeune âge, je ne les ai pas sentis. Et c’est ainsi que l’ardent néophyte du début entra dans l’indécision et le doute, pour à la fin chuter de tout son haut.

Vous nous montriez que rien n’était respectable qui ne bénéficiait précisément de notre part d’une présomption de respectabilité, que donc c’était nous qui étions à l’origine de toutes nos admirations. Rien qui ne dût son aura à autre chose que nos propres projections. Alors tout le ciel et toutes ses étoiles pouvaient chavirer, puisqu’ils ne prenaient vie et n’existaient que dans notre propre regard et grâce à lui. Il n’y avait plus rien de fixe, d’existant à l’extérieur de soi, à quoi se raccrocher.

Vous n’imaginez pas combien cet écroulement, insidieux au début, fut grand et irrémédiable à la fin. Vous planiez indestructible au milieu des ruines, vous applaudissant (au moins est-ce ainsi que je l’ai ressenti) des destructions que vous faisiez en moi – et sans doute aussi en beaucoup d’autres de mes condisciples.

Car vous avez flétri toutes nos illusions. Certes nous étions petits et jeunes, mais quel droit aviez-vous à nous arracher à cette jeunesse ? Pourquoi aussi ce pessimisme que vous affichiez (je répète que c’est au moins ainsi que nous l’avons ressenti à l’époque) nous a-t-il ainsi pervertis ? Quel plaisir à retransformer nos carrosses en citrouilles ? On pleure parfois ses illusions avec autant de tristesse que les morts. Perdus dans la forêt des doutes, nous les avons semées comme un enfant abandonné ses petits cailloux, mais retrouverons-nous finalement notre chemin ?

Le scandale que vous avez causé, il a causé notre chute. Je pourrais vous en maudire, comme certains autres. Mais je me contenterai de vous en plaindre. Des hommes comme vous, sans doute il est néces-saire qu’il y en ait, mais malheureux l’homme par qui la chute arrive !7

Certes vous avez éveillé notre intelligence, mais l’intelligence est-elle tout ?

Un Souffle nous portait que vous avez détruit. Certes il avait pour lui la simplicité. Mais il avait l’évidence, tandis que vous avez tout embrouillé en semant en nous l’indécision, et peut-être que ce blasphème-là ne sera point pardonné…8

Bien sûr, vous trouverez bien injuste et ingrate cette lettre. Peut-être y répondrez-vous, ou peut-être pas. Tout ce qui nous sépare maintenant, en tout cas, je vous remercie de m’avoir permis de le voir, et c’est à vous que je dois mon évolution d’aujourd’hui.

Pour cette raison, veuillez croire, Monsieur le Professeur, à toute ma reconnaissance.

M., votre ancien étudiant, année scolaire 19*-19*.

7 Matthieu, 18/6-7 : Quiconque entraîne la chute d’un seul de ces petits qui croient en moi, il est préférable pour lui qu’on lui attache au cou une grosse meule et qu’on le précipite dans l’abîme de la mer. Malheureux le monde qui cause tant de chutes ! Certes il est nécessaire qu’il y en ait, mais malheureux l’homme par qui la chute arrive !

8 Ibid. 12/31 : Tout péché et tout blasphème sera pardonné aux hommes, mais le blasphème contre l’Esprit ne sera point pardonné.

COLÈRE ET PITIÉ

Une pièce, s’il vous plaît. Pour manger...

Sur le trottoir un homme étendu, estropié, tendant la main. À ses pieds, un écriteau : SDF. La foule passe indifférente. Un passant voit l’homme, et s’arrête.

Il sent une grande colère monter en lui. Désancrée, émergeant d’on ne sait quelles profondeurs. Depuis toujours l’injustice l’a révolté. Aujourd’hui, il lui semble qu’il explose, englobant le monde entier dans son ressentiment. Que dire d’une société de nantis, qui laisse de tels spectacles étalés aux yeux de tous, et ne s’en occupe pas ? Ne viendra-t-il pas, le Grand Soir, où ceux qui ont seront punis, et ceux qui n’ont pas, récompensés ? Et que dire de ce ciel vide ?

Dans l’ivresse de sa révolte, rien ne saurait échapper à ses accusations. Il étend la main, touche l’homme, comme s’il voulait le redresser. Son geste est ferme. Je le veux... 9

*

Un autre passant s’arrête. Mais lui n’a pas la même attitude, et manifestement n’est pas dans les mêmes dispositions. Il est plein de sollicitude et de pitié, et d’abord cherche à lui parler. D’où venez-vous ? Où dormez-vous le soir ? De quoi d’autre avez-vous besoin ? En quoi puis-je vous aider ? L’homme est sensible à ces marques d’intérêt, à ces gestes compatissants, quasi caressants. Sans doute préfère-t-il la bienveillance à la colère impérieuse, l’empathie à la révolte, et la douceur au rudoiement, même bien intentionné... Deux paroles et deux moments de vie, peut-être... 10

L’obole faite, les deux passants s’éloignent, et leurs silhouettes se fondent dans le lointain, comme s’ils n’étaient qu’un seul. Et peut-être l’étaient-ils. Qui sait ?

9 Marc 1/40-41 (Codex de Bèze) : Un lépreux vint à lui et, se jetant à genoux, il lui dit d’un ton suppliant : « Si tu le veux, tu peux me rendre pur. » Jésus, pris de colère, étendit la main, le toucha et dit : « Je le veux, sois pur. »

10 Marc 1/40-41 (texte reçu) : Un lépreux vint à lui et, se jetant à genoux, il lui dit d’un ton suppliant : « Si tu le veux, tu peux me rendre pur. » Jésus, ému de pitié, étendit la main, le toucha et dit : « Je le veux, sois pur. »

COMME C’EST PAS PERMIS…

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