Fleur des pierres - Tome 2 - Rémy Lasource - E-Book

Fleur des pierres - Tome 2 E-Book

Rémy Lasource

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Beschreibung

De retour pour ses vacances à St-Même-les-Carrières, Lucille découvre son petit ami Alexandru trop secret. Quand, en le suivant à de mystérieux rendez-vous, elle comprend qu’il est embarqué dans un trafic de stupéfiants à cause de son père toxicomane, elle décide de sauver le jeune homme des trafiquants et le drogué de ses démons. Ne cessant de croiser un renard dans la lande, sous le vieux dolmen et sur le toit des carrières, Lucille, qui se découvre d’étranges dons, se demande s’il s’agit d’un animal ou d’un esprit. Tandis qu’Alexandru recherche un légendaire casque d’or caché dans les carrières, censé pouvoir guérir son père, Lucille, plus pragmatique, veut s’opposer aux dealers.
Chacun dans leur quête, les adolescents s’engageront dans une lutte dont ils ignorent les enjeux, à la découverte de leur personnalité dans l’adversité.
Lectorat :
Ados, à partir de 13 ans


À PROPOS DE L'AUTEUR


Rémy Lasource a grandi au milieu des vignes et des ruisseaux où il jouait dans des moulins en ruines. Aujourd’hui commandant de police, il vit en Limousin. Son univers littéraire se partage entre le fantastique et le thriller ; son roman Du crépitement sous les néons est adapté au cinéma. Membre du jury du prix Zadig de la nouvelle policière, il signe ici son vingtième livre publié aux éditions Ex Aequo.

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Rémy Lasource

Le Renard des Caves noires

Fleur des Pierres (II)

Roman

ISBN : 979-10-388-0305-3

Collection Passerelle

ISSN : 2729-2843

Dépôt légal : mars 2022

©Couverture François Cheminade pour Ex Aequo

©2022 Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction intégrale ou partielle, réservés pour tous pays. Toute modification interdite.

Dans l’affolement, ma cheville se tord dans un trou d’herbe ; où suis-je ? Un cœur désorienté frappe à mes oreilles comme un tambour qui a perdu son rythme, réclamant toujours plus d’air à ma respiration rauque. Les rares étoiles s’ensablent dans un banc de nuages alors que les cris des hommes s’approchent. Je touche entre le pouce et l’index le sang qui colle à ma main. Se cacher, trouver où se terrer. Mais une liane de ronce s’enroule autour de mon bras me retenant dans ma fuite, les épines griffant ma chair, et je réalise juste où je me trouve quand la pierre blanche des falaises de calcaire surgit, me laissant au bord du vide. Je suis donc arrivée sur le dos des caves noires. Dans la panique, les images se télescopent, et la topographie des lieux se révèle comme le squelette géant d’un titan brisé par les ans, où je serais arrivée épuisée sur l’arête pierreuse d’une épaule, le bord de la falaise dévoilant la bouche d’un abîme de trente mètres où m’écraser. En bas, on voit la tête des arbres à papillons bouger dans le vent nocturne. Trouver une issue. Après cette course éperdue mon cœur ne redescend pas, même si le mélange de peur et d’envie de vivre me maintiennent en alerte. Ne pas céder à la panique, ni se laisser tétaniser, il faut s’appliquer à respirer alors que mes mains comme mes jambes tremblent. Je touche entre le pouce et l’index le sang qui colle à ma main.

Les croyances d’Alex me reviennent au sujet de ces démons qui habiteraient certains hommes pour s’opposer aux bonnes âmes selon une vieille lutte éternelle. Mes poursuivants semblent monstrueux. Ne sois pas émotive, c’est du folklore de bonnes femmes toutes ces superstitions. C’est là que le renard surgit sans bruit, un long serpent noir luisant dans sa mâchoire. Le souvenir du canidé qui tue le reptile juste avant qu’il me morde me rappelle à l’urgence de la situation. Que penserait Alex ? Que le renard m’a sauvée d’une embuscade du malin ? Que mon visage griffé et mes bras lacérés de ronces font de moi une disciple du Christ, avec une couronne d’épines depuis que j’ai voulu sauver mes proches dans cette fuite qui ressemble de plus en plus à un sacrifice ? Mais je veux vivre. Pas me sacrifier pour les erreurs de mes proches. Alex est-il seulement en sécurité à présent ? Je touche entre le pouce et l’index son sang qui colle toujours à ma main. Je soutenais sa tête, sa tempe complètement ouverte baignant mes doigts de sang chaud. Alex est-il encore en danger de mort ? Ma fuite a-t-elle un sens ?

Le renard lève un regard attentif sur moi, comme s’il comprenait mes pensées. J’ai l’impression, non enfin la certitude à présent, qu’il me protège. Des rires gras explosent tout près. Les trois hommes se sont déployés pour m’encercler. Ne pas sentir leurs mains aux ongles noirs sur ma peau, ni leur souffle dans mon cou, ou leurs yeux enflammés me lacérer encore. Qu’est-ce que je peux faire ? Maman m’a dit que l’adulte est celui qui s’adapte, me rappelant sans cesse cette règle de Darwin selon laquelle ce n’est pas le plus fort qui s’en sort, mais celui qui a analysé son environnement pour survivre. Qu’est-ce que tu ferais toi, Maman, à ma place ici et maintenant ? Comment faire, ici au bord des falaises, sur le dos de ce géant de pierre renversé depuis le début du monde, et dont le cadavre de pierre a été rogné par les carriers ? Respire, Lucille. Je touche le sang d’Alex entre le pouce et l’index qui colle à ma main. Il est encore chaud et épais, il roule bien sous mes doigts, comme le dernier lien qui me relie à lui.

Le découragement arrive comme une vague et je suis soudain frigorifiée, en pleine chute d’adrénaline. Tout ce que je suis, c’est une adolescente amoureuse, forte d’un amour pour Alex qui brûle comme un soleil dans ma poitrine, habitée par un volcan qui m’aide à rester encore sur mes deux jambes pour protéger celui que j’aime.

Soudain les étoiles tombent du ciel dans de grandes guirlandes de lumière, évanouies, mourant en s’effilochant en douceur et comme épuisées, puis ça y est, tout est noir. Le monde devient mutique, silencieux, l’air est lourd, oppressant, comme si quelque chose d’énorme s’était réveillé dont la seule présence contribuerait à nous faire suffoquer. Comme une bouche de ténèbres ouverte sur le village. Seule, la blancheur calcaire des pierres luit comme d’étranges flambeaux incertains. Des lumières palpitent derrière le voile des ténèbres, comme des éclairs qui se forgent avant d’éclater. Comment les étoiles peuvent-elles se décrocher des cieux, et tomber comme des anges en feu ? qu’arrive-t-il ? mes frissons grandissent pour frôler la crise de nerfs.

Alors un signe d’encouragement arrive quand je ne l’attendais pas, un renfort inattendu qui m’incite à garder espoir. Le renard lâche le cadavre du long serpent à mes pieds, puis il jappe en direction des poursuivants qui se taisent aussitôt. Dans ce silence de mort, la bête se révolte en glapissant de cris aigus et sauvages, déchirant cette emprise lourde autour et affirmant aux agresseurs qu’elle est là, à mes côtés, et bien décidée. Les hurlements stridents du renard remplissent l’écho des carrières en dessous et se répercutent longtemps, comme les cris féroces d’une mise à mort dans une nuit sans lumière. Ces grognements venus du monde sauvage qui se répètent et se démultiplient dans les galeries, et comme sortant des entrailles du monde vous saisissent littéralement. Mes poursuivants doivent être terrifiés. Ce canidé vient probablement de me rendre le courage que je venais de perdre. J’en ai la chair de poule, à éviter de lui montrer quand même. Mais l’animal me regarde de ses yeux doux et se faufile sans bruit dans les fourrés en s’assurant que je le suis bien. Je touche entre le pouce et l’index le sang d’Alex qui colle à ma main.

Alors un coup de tonnerre ébranle les portes des cieux dans une effroyable sentence, puis s’ensuit un éclair terrible, comme une cicatrice lumineuse déchirant l’harmonie d’un monde à jamais brisée, en éblouissant d’une lumière blême la scène de cette tragique poursuite. Ma fuite ne pouvait donc pas être aussi simple, elle est devenue une débâcle. Est-ce que les croyances d’Alex sont fondées ? Est-ce que quelque chose d’invisible me donne la chasse ? Parce que là j’attends figée dans un flash incandescent, la vue emprisonnée dans cette photo dévoilée par l’éclair qui me brûle encore la rétine, et je cède au désespoir désormais, parce que cette image révèle à chacun la position des autres. Durant des secondes longues comme des siècles, je reste immobile au milieu de cette odeur d’ozone et de soufre, toujours frappée de cécité, et comme pétrifiée par ce cliché du visage haineux de mes poursuivants, là tout près, désormais collé à mon regard mort. Moi qui avais dissimulé ma fuite comme je pouvais, tous mes efforts viennent d’être réduits à néant. J’attends de retrouver la vue, mais elle ne revient pas. Je sens mon allié le renard me pousser de son museau, me faisant comprendre que c’est maintenant que tout va se jouer. Pourtant quelque chose tout près me fait sentir que c’est déjà trop tard. Je suis lasse et fatiguée. Je touche entre le pouce et l’index le sang d’Alex qui colle à ma main. Mais il a séché, alors je regarde mes doigts, surprise que le sang n’ait plus de texture, et je pleure.

***

Des mois ont passé avant mon retour dans le village de Saint-Même-les-Carrières, et j’ai hâte de retrouver Alexandru, mon flirt des précédentes vacances. Plus qu’une amourette à vrai dire, une relation énorme pour ma petite personne, quelque chose dont je ne soupçonnais ni la force ni l’impact dans mon âme ; mais voilà, éprouve-il la même chose que moi ? Parce que depuis quelques semaines ses nouvelles se sont faites plus rares. S’est-il lassé de mes photos ? A-t-il rencontré une autre fille ? Aussi, c’est avec une pointe d’appréhension que je vois défiler le panneau du village par la fenêtre de la voiture.

En arrivant sur la place principale, j’ai l’impression de revivre un souvenir irréel. La dernière fois, des choses étranges se sont déroulées ici, j’ai failli mourir de froid et noyée dans un puits de carrière, j’ai eu des hallucinations, pendant qu’en même temps, ma mère, flic à l’époque, intervenait sur un féminicide quand l’époux tueur lui assénait un coup de hachoir à la gorge, juste après avoir tué sa femme. Un mauvais alignement des planètes, ce jour-là. Depuis, Iris, ma maman, a quitté la police, elle s’est « mise en disponibilité », une décision temporaire pour monter une épicerie de produits de Martinique, d’où elle est originaire. Elle a gardé une cicatrice blanche sur sa peau noire à la base de son cou, comme l’éclair d’une mort qui l’a frôlée de près. Mais je sais qu’au fond d’elle, si elle avait besoin de faire une pause, le métier de flic lui manque, et qu’elle peut mettre un terme à sa disponibilité pour reprendre son flingue et son insigne ; il faut dire que Maman est une femme volcanique, sportive, et qu’elle n’a pas du tout le tempérament d’une commerçante, même si elle est sacrément sexy, ce qui, paraît-il, pousse à la consommation. Moi, je suis métisse, moitié caraïbéenne, moitié métropolitaine, et comme dit Laurent Voulzy « je suis né(e) dans le gris par accident », à Paris, et pas sur une plage de sable fin comme je l’aurais voulu.

Retour à Saint-Même-les-Carrières, le bled paumé d’où est originaire la famille de mon vieux, un grand type calme, qui bosse dans la banque. Il faut dire que j’ai passé dans ce village des vacances qui ont littéralement bouleversé ma vie. Là, dans ce petit coin paisible, j’ai tout de même réussi à me faire harceler par un dealer raciste, je me suis découvert un tempérament de révoltée et finalement, je me suis montrée assez forte, une vraie mini maman, genre fille de flic et graine de justicière ; mais j’ignore si cette énergie est encore en moi. Bon, Alex ne répond toujours pas à mes textos. #Soupir #Angoisse.

On emprunte la petite allée qui mène chez les cousins Agnès et François. Papa éteint la voiture, Maman son smartphone, et je souffle contre la vitre pour dessiner furtivement un cœur du bout de mon doigt, que j’efface aussitôt.

— Si Alexandru t’a oubliée après ce que vous avez vécu, c’est que ce type a un cerveau aussi gros que sa… enfin tu vois, quoi ! me balance ma grosse brute de mère.

Je rougis et lui en veux en même temps, tout en décidant de ne pas l’affronter tout de suite.

— Iris, s’il te plaît, temporise mon père sur un ton doux.

À croire que mon père a plus d’instinct maternel que ma mère, non mais quel couple ils font ceux-là. Mais Iris doit toujours la ramener :

— Quoi ? J’y peux rien si ce gosse a les yeux bouchés quand même. T’as vu comme elle est belle ?

— Maman, arrête ! dis-je excédée.

Mais ma brute de mère hausse les épaules, ignorant formidablement ma gêne, et sûre de son analyse idiote. Parfois, elle m’insupporte !

Agnès, une grande rousse aux cheveux courts et bouclés, nous accueille en me demandant comment s’est passé le voyage et si je vais bien, avec une pointe d’accent du Lot et Garonne dans la voix qui chasse ma mauvaise humeur. Elle porte déjà ma valise, fait la bise à Papa, et nous adresse à tous un sourire bienveillant. Mes parents vont passer le week-end et me laisser plusieurs jours ici. La maison qu’ils occupent est une bâtisse en pierre de taille, cachée dans un jardin fleuri où trône un tilleul accueillant une balançoire sur une de ses branches. Les murets d’enceinte de la cour sont recouverts de mousse et tout piquetés de fleurs. Nos valises débarrassées, arrive François sur sa moto, une ROYAL ENFIELD. C’est un grand bonhomme aux larges épaules, avec un sourire de beau gosse et un regard doux, qui ouvre son blouson de cuir et qui nous embrasse ; je suis ravie de voir ce cousin que j’ai appris à découvrir aux dernières vacances, un homme généreux sans faux-semblants.

Un peu plus tard, je profite que nous sommes tous en en train de donner un coup de main en cuisine ou à mettre la table pour demander discrètement à François s’il a des nouvelles d’Alexandru.

— Pas terribles les nouvelles, si tu veux savoir, commence-t-il, ses cheveux poivre et sel tombant sur son front, encore aplatis par la moto. Vasile, le père d’Alex est tombé malade, il a dû arrêter de travailler pour Sylvain Lascaux. Alors il ne pouvait plus être logé au domaine, et il a pris un petit appartement tout près de la place centrale. Alexandru profite de travailler lui, comme il peut, comme stagiaire agricole, mais ça doit pas être facile les fins de mois. Le père a beaucoup maigri, je ne sais pas ce qu’il a comme maladie. Et Alex s’est beaucoup renfermé. Il a une mauvaise mine, ça fait de la peine. Il s’est assombri.

J’essaie de m’intéresser en vain aux conversations à table alors que mes pensées me ramènent sans cesse à Alex. Je réponds aux questions poliment et sans réfléchir, en mode automatique :

— Oui, en ce qui me concerne l’année s’est bien passée, j’ai cartonné au Bac de français, et je rentre en terminale. Pour le sport, avec la pandémie j’ai découvert les joies de la course à pied, plutôt course de fond qu’athlétisme, je fais dans le dix kilomètres. À présent, je cours le dix en descendant sous la barre des cinquante minutes.

Après le repas, j’aide à débarrasser, fais la vaisselle, et profite que Papa et Maman partent acheter du pineau et du cognac au logis du Renfermis pour aller me balader. Enfin, me promener est faux, j’erre comme une âme en peine ou un chien égaré près de l’appartement d’Alex. Des vitres aux rideaux mal tirés laissent entrevoir des pièces en désordre. Et puis mince. Rester devant les fenêtres dans un petit village n’est pas discret. Alex ne répond pas à mes messages ? Il a le Blues, pas de problème, je lui envoie un programme espion pour géolocaliser son smartphone. Spyfer est mon ami, ou comment surveiller les gens gratuitement… Quelques réglages sont nécessaires pour m’assurer d’être alertée des déplacements d’Alex ; ainsi je pourrai tomber sur lui « par hasard ». Même pas honte, je suis toute fière. Puis je rentre discuter avec Agnès. En fin d’après-midi, je reçois une alerte sur mon smartphone pour me prévenir de la sortie d’Alex de chez lui. Il se dirige vers le bas du village. J’enfourche mon vélo, et hop.

La géolocalisation signale Alex dans l’église. Allons, bon. Je gare mon vélo, et entre dans l’édifice. Après tout, j’ai le droit de faire du tourisme. J’ouvre la lourde porte de bois. Les murs blancs ont verdi par endroit, et le chœur en arrondi reçoit une lumière douce du jour, filtrée par des vitraux ; il n’y a qu’un seul occupant que je reconnais de dos. Alors je tente le tout pour le tout, je n’ai pas à me cacher. J’avance dans la nef, mes pas résonnant dans le silence, annonçant malgré moi quelque chose de solennel. Mon cœur s’accélère et j’essaie de maîtriser ma respiration. Pourquoi ai-je l’impression de jouer un moment important dans ma vie, là dans cette église, en venant chercher le garçon que j’ai le plus aimé au monde ? Mes mains tremblent un peu et s’il y a un bon dieu quelque part, il est témoin de mon émotion comme des mes mains moites. Alex est surpris quand je m’assois à côté de lui, et ses joues rougissent, ce qui me regonfle d’espoir.

— Je te dérange ?

— Non, me répond-il, encore plus rougissant.

J’esquisse un sourire carnassier.

— Tu n’as pas reçu mes messages, dis-je d’un ton que j’espère pas trop agressif.

— Si, rassure-toi, ça tombe bien que tu sois là.

— Qu’est-ce qu’il se passe ? T’as une mauvaise mine. Tu ne voulais plus me voir ?

— Oui, enfin non, mince. Oui, j’ai envie de te voir mais je pense que ce n’est pas bien qu’on se fréquente, enfin pour l’instant.

Mon cœur s’arrête puis redémarre lourdement. Je dois blêmir.

— Mon père est malade, commence-t-il gêné.

Je vois bien qu’il me cache quelque chose, en plus de cette information, quelque chose qui le ronge.

— C’est grave ?

— Plutôt, oui. Il a attrapé ce virus qui l’a mis KO une semaine.

— La COVID ?

— Oui.

— Il a été hospitalisé ?

— Non. Il était surveillé à distance en piquant son doigt. Mais ensuite il a beaucoup maigri. Et il n’a pas pu reprendre son travail. C’est là que les ennuis ont commencé.

— Il pouvait toucher le chômage, non ?

— Oui, mais rester seul ne l’a pas arrangé. En réalité, il a fait une sorte de dépression.

— Comme un COVID long ?

— Peut-être. C’est comme s’il n’avait plus envie de rien.

— Il faut lui donner de la viande rouge, et lui faire écouter du rock.

— Je t’en prie, Lucille, je suis sérieux.

— Moi aussi. Tu es dans tes bondieuseries, tu traines à l’église, mais moi je suis matérialiste, je ne crois pas en tous ces trucs. Ton père est affaibli ? Il faut lui redonner le goût des choses. Réveiller ses instincts, lui rendre sa faim en la vie.

— Le traîner à la salle de muscu et lui montrer des films d’action ? C’est ça ton plan, Docteur ? Je ne sais jamais si t’es sérieuse ou affligeante.

Il déglutit puis me souffle :

— Excuse-moi, je suis tout le temps tendu.

Je décide d’aller dans son sens :

— Oui, parfois je suis frontale et andouille comme ma mère, je m’en rends compte.

On souffle tous les deux. Des cernes bleus ont creusé ses yeux, et son mauvais sang n’est pas un leurre. Je vois bien qu’il se fait trop de souci.

— Tu as fait beaucoup de progrès en français, tu ne cherches plus du tout tes mots, bravo.

— Merci, être scolarisé m’aide beaucoup. L’an prochain, c’est le Bac, comme toi ?

— Oui. Tu viens prier ici, c’est ça ? Pour parler à ta mère ?

— Elle, enfin je ne la sens plus près de moi. Avant je sentais sa présence. Mais tout a empiré.

— Ouh là, tu nous fais toi aussi une petite dépression.

— Hum, je ne suis pas la personne vertueuse que tu as connue, Lucille, je deviens sombre.

— Tu veux qu’on marche dehors ? dis-je pour nous sortir de cet endroit.

On se lève, il se déplie, fait plus d’un mètre quatre-vingts, a toujours sa silhouette athlétique et son regard bleu ; bon sang que ce garçon est beau !

Je pousse mon vélo à ses côtés tandis que nous remontons le village en passant par le lavoir, l’endroit de notre première rencontre. Il y est comme caché dans d’étroites ruelles et propice aux rencontres romantiques. Il est précédé d’un abreuvoir pour les chevaux, puis deux lavoirs se suivent en enfilade sous une toiture, avec un puits au bout. Tout en pierre blanche. Alex rougit de nouveau.

— Qu’est-ce qu’il y a ? dis-je.

— Tu te rappelles ?

— Ici ? Oui. Comment oublier ?

— Le clair de lune ?

— Oui. Et aussi ce qu’on s’est dit. Le poète roumain que ta mère te récitait.

Mais Alex s’assombrit de nouveau, reprend sa marche. Je le suis. Qu’ai-je fait ? Je me lance à l’eau :

— Tu as une autre fille ?

— Non ! Et il rit franchement, une petite fossette venant décorer chaque côté de ses lèvres.

Alors il prend le temps de me regarder vraiment, sans parler, légèrement désemparé, comme s’il réalisait que je suis réellement là, et qu’il sortait d’un long couloir d’ennuis.

Il hausse les épaules, un sourire béat pour moi et je fonds. On s’assoit au bord du lavoir. Des hirondelles fendent l’air juste au-dessus de nos têtes en poussant des cris de joie, gobant des moucherons. Elles passent et repassent, chantant et criant sous la toiture. On les regarde sans parler. On dirait de grands couteaux noirs volant, filant, découpant le ciel bleu, l’été semble éternel. Alex a pris ma main sans que je m’en rende compte, et je pose ma tête sur son épaule. Sentir sa paume contre la mienne, ses doigts tenir serrés les miens me rend heureuse. Être près de lui m’allège. Lui aussi a retrouvé une forme d’innocence, de légèreté à mes côtés. Il affiche même un sourire. Il doit se reconstruire. Je l’aime, et je pense que lui aussi est amoureux de moi. Le ciel devient mauve. L’écho des chants d’hirondelles remplit les rues. Un premier moustique. Alex regarde l’heure.

— Mince, je dois rentrer préparer le repas. Mon père va hurler.

— Et nous ? On se revoit ?

— J’ai pas tout le temps la tête à ça. Je suis dans une mauvaise passe. J’ai tout juste de quoi payer mon forfait. Parfois, on va aux restos du cœur. Tu comprends ?

— Oui. J’aimerais juste qu’on se revoie.

Je lui prends la main. Il la retire aussitôt.

— Si c’est pour des problèmes d’argent, il faut arrêter avec la honte, c’est de l’orgueil déplacé.

— Tu as raison, mais il n’y a pas que ça, mon père déconne complètement si tu veux savoir, et je veux te tenir en dehors de nos problèmes. Ça vaut mieux, crois-moi.

Et Alex s’enfuit plus qu’il ne s’en va. Il me fait de la peine.

***