Histoire de la divination dans l'Antiquité - Ligaran - E-Book

Histoire de la divination dans l'Antiquité E-Book

Ligaran

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  • Herausgeber: Ligaran
  • Kategorie: Ratgeber
  • Sprache: Französisch
  • Veröffentlichungsjahr: 2016
Beschreibung

Extrait : "Il nous faut maintenant aborder le terrain de la pratique, mettre des hommes à la place des idées et des sacerdoces à la place des théories. Toutes ces manières de sonder le mystère de l'avenir ont été inventées, perfectionnées, adaptées aux cas spéciaux par des hommes, légendaires ou réels, qui ont leur physionomie et leur histoire ; ou mieux encore, par des corporations qui ont voulu soustraire la science prophétique aux caprices de l'initiative individuelle".

À PROPOS DES ÉDITIONS Ligaran :

Les éditions Ligaran proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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À LA MÉMOIRE VÉNÉRÉE DE MA MÈRE

MARIE-JOSÉPHINE LECLERCQ

† 1879

Παρὰ τῆς μητρός · τὸ ἐφεϰτιὸν οὐ μὅνον τοῠ ϰαϰοποιεĩν, ἀλλὰ και τοῠ ἐπὶ ἐννοίας γίνεσΟαι τοιαύτης.

(MARC. AUREL.Comment. I, 3.)

DEUXIÈME PARTIELes sacerdoces divinatoires

Les méthodes divinatoires analysées dans la première partie de ce travail et les principes généraux sur lesquels elles reposent n’ont pu être ainsi groupés dans un ordre intelligible que par une synthèse artificielle, allégée de tout ce qui constitue le tissu complexe de la réalité historique. Il nous faut maintenant aborder le terrain de la pratique, mettre des hommes à la place des idées et des sacerdoces à la place des théories. Toutes ces manières de sonder le mystère de l’avenir ont été inventées, perfectionnées, adaptées aux cas spéciaux par des hommes, légendaires ou réels, qui ont leur physionomie et leur histoire ; ou mieux encore, par des corporations qui ont voulu soustraire la science prophétique aux caprices de l’initiative individuelle et la fixer dans une tradition perpétuellement démontrée par une pratique constante. Des individus exerçant, dans la plénitude de leur liberté, le privilège qu’ils ont reçu des dieux ; puis, des associations religieuses groupées autour d’un foyer de révélation ; en d’autres termes, des devins libres et des oracles, la transition des uns aux autres étant ménagée par l’hérédité de la prescience chez les descendants des premiers prophètes, telle est la succession historique et la filiation réelle des sacerdoces divinatoires en Grèce. Ce n’est pas que les devins aient disparu devant la vogue croissante des oracles et que la forme collective du sacerdoce soit exclusive de l’autre. Les devins libres, indispensables à la vie quotidienne des sociétés helléniques, ont préexisté aux oracles et leur ont survécu, collaborant avec eux, mais sans accepter de subordination immédiate, à la direction des consciences et des volontés. Seulement, la supériorité des oracles sur les devins libres rendit inégal entre eux le partage de l’autorité surnaturelle. Une fois institués, les sacerdoces collectifs se créèrent une histoire rétrospective dans laquelle les grands prophètes de l’âge héroïque eux-mêmes, ceux qui ont précédé les oracles, n’apparaissent plus guère que comme les délégués, les pourvoyeurs et les exégètes de ces mêmes oracles. On voit, dans mainte légende héroïque, le plan général de l’avenir révélé par « un oracle » et les devins, si illustres qu’ils soient, réduits aux consultations de détail, sans autre ambition que de pressentir l’accomplissement de l’infaillible prophétie formulée par une science supérieure à la leur. À plus forte raison, les devins de l’âge historique, sans mission surnaturelle, dépouillés de l’héritage des plus grands d’entre leurs devanciers par les oracles héroïques, et confinés dans la divination inductive, ne furent-ils plus que les juges des petites causes. S’ils exerçaient souvent encore une influence décisive sur les actions des individus, les sociétés ne leur demandaient plus généralement que de fixer le moment opportun pour l’exécution des mesures prescrites par les usages, les gouvernements ou les révélations des oracles. Leur rôle consiste d’ordinaire à inspecter les entrailles des victimes ou la flamme de l’autel dans les sacrifices publics ou privés, à interpréter les songes et à présager ainsi l’issue des entreprises projetées ou l’opportunité des actes commencés. Mais, d’autre part, cette condition modeste des devins les rapprocha du peuple. Tandis que la consultation des oracles exigeait un pèlerinage, c’est-à-dire de l’argent et des loisirs, le devin défrayait à bon marché cette curiosité de l’avenir qui n’est nulle part plus ardente que dans les classes populaires. À ce contact permanent avec le vulgaire, l’art de la divination perdit son antique gravité, il se surchargea de pratiques grossières empruntées aux superstitions courantes et aux religions étrangères et se rapprocha, par une dégénérescence progressive, de la sorcellerie ou magie. La divination nationale n’eut plus alors d’autre refuge que les oracles, et encore ne put-elle s’y défendre absolument contre l’invasion des prestiges exotiques. Le courant des rites étrangers, appelé en Grèce par les devins populaires, se fraya une voie au milieu des oracles indigènes, en suscitant à côté d’eux des instituts analogues, inspirés par des dieux nouveaux. Ainsi les devins, déshérités par les oracles helléniques, avaient, sans le savoir, travaillé à prendre leur revanche. Lorsque, épuisés par un long exercice et un long abus de leurs privilèges, par leur multiplication même, et traités en ennemis par le christianisme triomphant, les oracles disparurent l’un après l’autre, les devins restèrent seuls pour représenter la science divinatoire abâtardie, qui, désormais sans traditions et sans règles, se dispersait en une multitude de recettes empiriques et se glissait, à la faveur de ses métamorphoses, jusque dans les sanctuaires chrétiens.

Les sacerdoces individuels ont ainsi inauguré et clos la série des formes qu’a revêtues en Grèce le ministère prophétique. Les oracles ont été pour la divination un instrument plus parfait, plus complet, et d’une efficacité plus sûre, mais, en somme, moins durable. Il faut donc passer en revue d’abord les figures isolées dont la légende ou l’histoire a conservé le souvenir et n’étudier qu’ensuite ces personnalités collectives que les Grecs désignaient sous le nom de mantéions et que nous appelons, après les Latins, des oracles.

LIVRE PREMIERLes sacerdoces individuels

En employant, pour désigner l’office et la dignité propre des devins, le terme de sacerdoce, faute d’une expression mieux appropriée, on s’expose à tomber dans une équivoque qu’il faut tout d’abord prévenir. L’exercice de la divination est un art et non pas un culte ; il n’est même pas nécessairement lié aux rites d’un culte quelconque. Les méthodes les plus anciennes, comme l’ornithomancie, et, d’une manière générale, l’interprétation des prodiges sont indépendantes du sacrifice dont l’oblation est, au contraire, la fonction spéciale du prêtre. Les devins peuvent être considérés comme des esprits d’élite, investis d’un privilège spécial, ou comme des savants guidés par une tradition expérimentale, mais non comme attachés par des devoirs précis et consacrés dans leur personne à des divinités déterminées. Homère distingue très nettement les devins (μάντες) des prêtres (ἱερεῖς) et la distinction qu’il fait dans les termes est d’autant plus probante qu’il considère les devins et les prêtres comme pouvant remplir également l’office d’interprètes de la volonté divine.

Ainsi, dès les temps homériques, l’art divinatoire et le sacerdoce sont choses distinctes et pourtant rapprochées par des affinités qui tendent à les confondre. C’est qu’en effet le sacerdoce chez les Hellènes n’est pas resté, comme ailleurs, à l’état de privilège héréditaire et incommunicable. Il n’a pas gardé davantage les attributions bien définies qui établissent entre les cultes et les familles hiératiques une solidarité nécessaire. Les religions de la Grèce avaient de bonne heure livré au public le secret de leurs rites, et, à l’époque historique, il ne reste plus qu’un bien petit nombre de familles sacerdotales, vouées à des cultes spéciaux. Encore ces familles n’ont-elles pas été investies par la société d’un privilège analogue à celui que possédait, chez les Égyptiens, les Hébreux, les Chaldéens ou les Hindous, une caste chargée du soin de conserver la religion nationale : ce sont simplement des familles qui ont fait accepter, comme étant d’intérêt général, leur culte domestique. Les chefs d’État, rois ou magistrats, sont, en Grèce, les véritables prêtres du culte public. Il n’y a plus, à côté d’eux, que des hommes de métier, maîtres de cérémonies et sacrificateurs, chargés de veiller à la parfaite application des règles liturgiques. Ce sont là les prêtres qui ont suivi devant Troie l’armée des Achéens, personnages subalternes qu’il ne faudrait pas confondre, en dépit de l’identité de leur titre, avec un Chrysès, prêtre d’Apollon.

De son côté, l’art divinatoire, entraîné par le même mouvement, échappait aussi aux familles qui en avaient reçu le dépôt de leurs ancêtres directement instruits par les dieux, et se répandait par le monde, sans contrôle et sans garantie, accessible à quiconque voulait s’en emparer. On s’aperçoit, à la façon irrégulière dont se transmet la faculté prophétique dans les plus anciennes familles, que le principe de l’hérédité n’a jamais dû être pleinement reconnu et garanti par les coutumes. Devins et prêtres, émancipés des traditions héréditaires, se rencontraient ainsi dans les camps et partout où on avait besoin de leurs services, investis d’un sacerdoce banal et vénal qui les assimilait, ou peu s’en faut, à des artisans travaillant pour le public. Homère appelle les devins des démiurges, au même titre que les médecins, les charpentiers, les chanteurs et les hérauts, et il faut avouer qu’on les traite souvent comme tels. Polydamas, qui leur emprunte des arguments pour retenir Hector, s’attire une verte réponse. « Tu veux, s’écrie le héros, que j’obéisse à des oiseaux qui étendent leurs ailes. Je ne m’inquiète point s’ils volent à ma droite, du côté de l’aurore et du soleil, ou à ma gauche, vers les ténèbres immenses… Le meilleur des présages est de combattre pour sa patrie. » Priam se montre aussi dédaigneux. « Ne me retiens pas lorsque je veux partir, dit-il à Hécube ; ne sois pas toi-même dans mon palais un sinistre présage : tu ne me persuaderas pas. Si la défense m’était faite par un mortel, devin, sacrificateur ou prêtre, nous penserions qu’il nous trompe et nous aurions pour lui d’autant plus d’éloignement. » Télémaque lui-même laisse aux femmes ces consultations vulgaires : « Je ne m’occupe guère, dit-il, des prédictions obtenues par ma mère d’un devin qu’elle a appelé dans son appartement. » La divination solennelle, issue de la tradition hiératique, n’est plus représentée que par de rares et illustres personnages, comme Calchas ou Hélénos, qui légueront leur gloire, non pas aux devins vulgaires, mais aux oracles. À l’âge suivant, en effet, le privilège de la prescience héréditaire se trouve exploité, à de rares exceptions près, par les oracles ou corporations sacerdotales fixées en un lieu déterminé et consacrées au service d’une divinité particulière.

Le caractère comme les destinées de l’art divinatoire et du sacerdoce proprement dit sont donc toujours restés comparables et se sont modifiés sous l’influence des mêmes causes ; de sorte que l’on peut, sans trop d’inexactitude, appeler du nom de sacerdoce la profession des devins. La popularité des rites empyromantiques, et plus tard, de l’extispicine, contribua à supprimer toute différence entre les devins et les sacrificateurs, la divination s’exerçant en ce cas au moyen du sacrifice et devenant le complément des fonctions sacerdotales. Enfin, la préoccupation constante du sacerdoce apollinien, servi par l’immense influence de ses oracles, fut d’assurer à son dieu le monopole de la prescience surnaturelle et de faire ainsi de tous les devins les protégés et surtout les obligés d’Apollon. Dans cette théorie, les devins ont réellement un caractère sacerdotal qui les approche de la divinité et les constitue à l’état d’intermédiaires entre les dieux et les hommes.

Nous allons faire un rapide inventaire de ce que la légende et l’histoire nous apprennent sur les devins, en commençant par les représentants de la méthode inductive, la plus ancienne connue en Grèce et la plus conforme au génie national. Après les devins viendront, de divers points de l’horizon, les prophètes ou chresmologues, au-dessus desquels plane la vaporeuse image des Sibylles. Nous irons ainsi, passant de la légende à l’histoire, et de l’histoire à la rêverie mystique, pour retrouver, après ce long détour, le terrain des réalités, le sol où se sont édifiées les officines de révélation qu’il nous faudra répartir entre leurs propriétaires divins.

CHAPITRE PREMIERLes représentants de la divination inductive ou devins

Le classement des méthodes, dans le premier volume de cet ouvrage, a déjà indiqué, et les analyses biographiques qui vont suivre mettront suffisamment en lumière la distance qui sépare les devins des chresmologues, l’interprétation conjecturale, s’exerçant sur des signes extérieurs, de l’intuition prophétique. Ce n’est pas que les mythographes n’aient fait de leur mieux pour effacer cette distinction originelle et pour unifier à leur manière la science divinatoire. Il n’est presque pas un des anciens devins héroïques qui, en un temps où l’enthousiasme prophétique paraissait la forme la plus noble de la révélation, n’ait été pourvu de facultés intuitives ou même d’une sorte de prescience immanente. Il y aura donc partout un triage à faire entre les diverses traditions, et, là où, pour éviter des répétitions inutiles, ce travail de critique aura été omis, on reconnaîtra sans peine les retouches qui ont dénaturé le type primordial des devins transformés en prophètes inspirés, en magiciens et en thaumaturges. La seule distinction qu’il faille élucider au préalable, pour n’avoir plus besoin d’y revenir, est celle des termes employés pour désigner les représentants des deux grandes méthodes divinatoires.

De même que μϰντική désigne l’art mantique tout entier, de même μάντις est le terme générique appliqué à tous les intermédiaires, conscients et inconscients, de la révélation. C’est un mot qui n’a pas d’équivalent exact en latin et que nous traduisons par l’expression aussi peu précise de devin. Les plus anciens devins ayant été étrangers à la révélation délirante qui fut en vogue plus tard, le terme de μάντις désigna proprement, en dépit de l’étymologie, les interprètes des signes ou symboles fatidiques perçus par les sens extérieurs. De plus, comme la méthode la plus anciennement arrivée à l’état de science régulière était l’ornithoscopie, les puristes prétendaient que, au moins dans la langue d’Homère, μάντις avait le sens restreint d’οἰωνιστής, le poète employant des termes spéciaux pour désigner les autres méthodes. En fait, le sens du mot, loin de se restreindre, s’élargit assez pour comprendre toutes les innovations introduites dans l’art divinatoire. C’est ainsi que les chresmologues ou prophètes inspirés purent être appelés, sans violence faite à la langue, μάντεις. « Chresmologue » n’est même qu’un adjectif accolé à ce nom sous-entendu.

Lorsque les études philosophiques eurent rendu familière la distinction établie en dernier lieu par les stoïciens entre la divination inductive et la divination intuitive, on sentit sans doute le besoin de désignations plus précises, mais le mot μάντις qui, de par l’usage, s’appliquait dans son sens propre aux tenants de la divination inductive, se trouvait convenir également bien, de par l’étymologie reçue, aux prophètes inspirés. On eut donc, dans le langage précis, la ressource des termes techniques, désignant les méthodes particulières ; mais la langue courante se refusa à créer deux expressions distinctes pour désigner les deux aspects généraux de la divination. Elle employait bien des mots qui ne convenaient qu’à l’intuition, ou même à une partie de la méthode intuitive : elle n’en avait pas qui caractérisât l’induction divinatoire. L’usage permet de donner le titre de μάντις au prophète qui sert d’instrument à l’esprit divin, comme au devin qui raisonne ses conjectures.

Ce n’est donc pas sur des distinctions de mots relevées dans les auteurs, mais sur l’origine et la nature des légendes ou des renseignements historiques, que repose la séparation établie ici entre les devins proprement dits et les prophètes inspirés.

§ 1 – Devins de l’âge héroïque

MÉLAMPUS ET LES MÉLAMPODIDES.– Biographie de Mélampus. – Origine chthonienne de ses facultés divinatoires. – Mélampus et Apollon. – Mélampus prophète et médecin : les Bœufs d’Iphiclos : guérison des Prœtides. – Les Mélampodides. – Mantios. – Polyphides. – Théoclymenos. – Polyidos, héros corinthien et mégarien. – Polyidos et Bellérophon. – Polyidos devin et magicien : résurrection de Glaucos. – Amphiaraos. – Rivalité des Mélampodides et des Biantides. – Amphiaraos et Apollon. – Alcmæon et Amphilochos. – Mélampodides acarnaniens.

DEVINS CADMÉENS.– Tirésias, descendant des Spartes cadméens. – Tirésias rendu aveugle par Athêna. – Métamorphoses de Tirésias. – Tirésias pendant la guerre des Sept contre Thèbes. – Mort de Tirésias. – Tirésias prophète d’outre-tombe. – Manto hiérodule d’Apollon. – Manto à Klaros. – Mopsos fils de Manto. – Mopsos et Calchas. – Le devin Échinos.

DEVINS ARGONAUTES.– Légende des Argonautes. – Mopsos, fils d’Ampycos. – Embarquement des Argonautes. – Mort de Mopsos en Libye. – Idmon, fils d’Abas ou d’Apollon, aïeul de Calchas. – Mort d’Idmon chez les Mariandyniens. – Thestor, fils d’Idmon. – Phineus, roi de Salmydessos.

DEVINS DU CYCLE TROYEN.– Calchas, fils de Thestor, petit-fils du devin argonaute Idmon. – Rôle de Calchas dans la légende de la guerre de Troie. – Aventures et mort de Calchas. – Lampousa et Chalkèdon. – Hélénos, fils de Priam. – Hélénos pendant la guerre de Troie. – Hélénos en Épire. – Cassandra, sœur d’Hélénos. – Cassandra et Apollon. – Cassandra-Alexandra à Mykenæ et dans le Péloponnèse. – Cassandra transformée en prophétesse chresmologue et en sibylle. – Eurydamas l’oniroscope. – Mérops de Percote. – Æsacos, fils de Priam. – Œnone et la déesse Rhea. – Ennomos de Mysie. – Télémos le cyclope. – Halithersès d’Ithaque. – Prylis de Lesbos. – Télégonos, fils d’Ulysse. – Pantheus, Polydamas, Laocoon, Anchise. – Décadence prématurée de la divination inductive.

Les devins de l’âge héroïque sont tous modelés d’après un type sensiblement uniforme, ce qui tient à l’extrême simplicité des théories relatives à la divination dans les siècles qui virent naître leurs légendes. Le devin est partout un héros qui a reçu de quelque divinité la faculté de lire, dans des signes inintelligibles pour les autres hommes, les arrêts de la destinée, et qui en use à son gré, sans dépendre d’aucune méthode scientifique arrêtée avant lui. Cette faculté n’est pas encore une science qui puisse se transmettre par l’enseignement : elle est, avant tout, un privilège conféré à une personne déterminée et qui peut disparaître avec elle ou devenir héréditaire dans sa descendance. Aussi le nombre des devins est-il très borné ; l’investiture divine ne se prodigue pas à tout venant et souvent la légende aime mieux, comme elle l’a fait pour Tirésias, prolonger à travers plusieurs générations la vie d’un prophète illustre que de lui donner des successeurs.

Le don surnaturel et gratuit de la faculté prophétique à quelques héros choisis entre tous explique suffisamment, aux yeux des Grecs, la création de la mantique. À cette période initiale succéda naturellement un âge qui commença à fonder sur les exemples antérieurs une science traditionnelle. La science ainsi ébauchée n’avait pas encore le caractère des connaissances purement humaines et ne pouvait qu’aider au développement d’une faculté héréditaire. Les devins de cet âge, que l’on pourrait appeler l’âge des Épigones, échappent presque tous à notre curiosité. Lorsque nous voyons reparaître quelques noms, nous sommes déjà dans les temps historiques. À cette époque, les devins nationaux ne sont plus des voyants, mais des savants, et ceux qui se prévalent d’une faculté surnaturelle viennent de loin ; preuve infaillible que le sol hellénique se refuse désormais à produire de nouveaux initiateurs.

En comptant les générations des Mélampodides, et notant la place qu’ils occupent dans les légendes épiques, on constate que Mélampus, « l’homme aux pieds noirs, » doit être considéré comme le plus ancien des devins mythiques. C’est une raison pour que sa biographie ait été surchargée, par les mythographes et les scoliastes, de contes bizarres et de détails incohérents à travers lesquels on voit percer l’intention de faire remonter aussi haut que possible les origines des superstitions postérieures. Il fallut que Mélampus devînt un purificateur des âmes, un médecin incomparable, un magicien prestigieux, ou même un astrologue, à mesure que la cathartique, l’iatromantique, la magie et l’astrologie s’emparaient de la faveur publique. L’histoire de Mélampus ne peut plus être restituée sous sa forme primitive, à moins que l’on ne se contente de l’esquisse tracée par Homère au XVe chant de l’Odyssée. La Mélampodie attribuée à Hésiode est perdue, mais elle a dû servir de point de départ aux travaux d’Acusilaos et de Phérécyde, qu’Apollodore a mis à contribution pour sa Bibliothèque. Déjà la biographie du héros n’a plus, dans Apollodore, le caractère de simplicité archaïque qu’on retrouve facilement dans la légende de Tirésias.

Mélampus est un Éolide, descendant de Krétheus par son père Amythaon. Sa mère est appelée tantôt Idoméné ou Aglaïa, tantôt Rhodope ou encore Dorippe. Son enfance s’écoula à Pylos, et, comme il vivait aux champs, le soleil lui avait noirci les pieds de façon à lui mériter le nom de Mélampus. On racontait aussi que sa mère Rhodope l’avait exposé, en ne laissant à découvert que ses pieds. La manière dont lui fut conféré le don de divination est plus compliquée. On distingue, dans le récit accommodant d’Apollodore, les traces de deux ou trois traditions différentes qui appartiennent à des théories religieuses disparates.

Le fait qui s’en dégage tout d’abord, c’est que la légende de Mélampus s’est formée en dehors de la religion apollinienne et que celle-ci a fait effort pour subordonner, après coup, à son dieu révélateur, le prophète pylien. Mélampus paraît avoir été, comme le dit expressément Hérodote, un apôtre du culte de Dionysos, conçu comme divinité chthonienne. Ce caractère dionysiaque se révèle avec éclat dans la légende des Prœtides, sur laquelle nous reviendrons tout à l’heure. Il est inutile ici de suivre jusqu’au bout l’idée d’Hérodote et de s’égarer avec Creuzer à la recherche d’un Dionysos éthiopien dont les prêtres auraient été, au propre comme au figuré, des « Pieds noirs, » ou d’admettre plusieurs Mélampus. La parenté de Dionysos avec les divinités chthoniennes suffit à expliquer, non seulement le nom du prophète, ce qui est de médiocre importance, mais l’origine de ses facultés divinatoires. C’est de la terre, réceptacle de toute vérité et de toute science parce qu’elle est la raison d’être de tout ce qui existe, que Mélampus a tiré sa prescience. La révélation chthonienne se serait incarnée, suivant la légende, dans le corps de ces animaux qui représentent d’ordinaire la génération spontanée et autochtone, dragons ou serpents. Un jour que Mélampus était chez lui, à la campagne, il découvrit, dans le tronc du chêne qui ombrageait sa porte, un nid de serpents. Mélampus brûla les serpents adultes, que ses serviteurs avaient tués, mais il éleva les petits. Ceux-ci, devenus grands, le surprirent une fois pendant son sommeil : ils s’enroulèrent autour de ses épaules et lui léchèrent les oreilles. Mélampus se réveilla tout effrayé et s’aperçut qu’il comprenait le langage des oiseaux, lequel fut désormais pour lui une source intarissable de révélations. À cette science ornithoscopique, aussi poétiquement définie, il ajouta de lui-même (προσέλαϭε) l’art de l’extispicine, et plus tard, la thérapeutique spirituelle et corporelle « par drogues et par formules lustrales. » Comme on le voit, il n’est pas question jusqu’ici de révélation apollinienne et Hérodote lui-même, si complaisant pour les oracles d’Apollon, pense « que Mélampus a été un homme sage, ayant de lui-même institué l’art divinatoire. »

Le lien artificiel qui rattache Mélampus à la divination apollinienne est établi par une troisième phase de l’éducation surnaturelle de Mélampus. Le prophète, « ayant rencontré Apollon près de l’Alphée, fut dès lors expert dans tout le reste. » Sur les bords de l’Alphée, où cette tradition nous renvoie, nous rencontrons, en effet, des souvenirs laissés par la présence d’Apollon, c’est-à-dire des légendes analogues semées par la religion apollinienne sur un sol qu’elle disputait à d’autres cultes. Là était le berceau d’une famille prophétique qui grandit à l’ombre des autels de Zeus, mais que l’histoire mythologique, retouchée par les hagiographes de Pytho, faisait descendre d’Apollon. Les Iamides et les Mélampodides se trouvèrent ainsi rapprochés par leurs ancêtres, qui, à titre, l’un de fils, l’autre de disciple d’Apollon, auraient reçu, de la même divinité et dans les mêmes lieux, le dépôt de la science mantique. Par ce point de contact établi entre les traditions des deux familles, la religion apollinienne, qui avait dû commencer par conquérir les Iamides, entraîna du même coup les Mélampodides dans le système qui gravite autour de son dieu révélateur. Mélampus est appelé ami d’Apollon, et les Klytiades d’Élis, qu’Hérodote considère comme une branche des Iamides, étaient apparentés aux Mélampodides. Seulement, les légendes qui attribuaient à la prescience de Mélampus une origine chthonienne ne purent être assez bien fondues avec celle qui la dérivait de l’enseignement d’Apollon, pour qu’il ne subsistât dans la synthèse aucune inconséquence. L’inconséquence consiste à amener Mélampus, pour apprendre autre chose que l’art augurai et l’extispicine, en un lieu où Apollon n’a enseigné à son propre fils Iamos que l’extispicine, méthode traditionnelle des Iamides.

L’usage que fit Mélampus de son nouveau pouvoir fournit une ample matière aux fictions épiques. L’histoire des bœufs d’Iphiclos est déjà connue de l’auteur de l’Odyssée.

Pour procurer à son frère Bias la main de Péro, fille de Néleus, le devin s’offrit à ravir les bœufs d’Iphiclos, convoités par Néleus et qu’il fallait aller chercher à Phylake, en Thessalie, où régnait Phylacos, père d’Iphiclos. Surpris, comme il l’avait prévu, et jeté en prison, il entendit les vers qui rongeaient une poutre se dire qu’ils en auraient bientôt fini et s’arrangea de façon à faire écraser par la chute de la poutre une servante qui le maltraitait. Phylacos reconnut à ce trait le don surnaturel de Mélampus et le pria de lui dire pour quelle cause son fils unique Iphiclos n’avait point d’enfants. Mélampus tua deux bœufs, appela les oiseaux de proie, et un vautour lui révéla que l’impuissance d’Iphiclos tenait à un péché commis par son père, lequel avait un jour planté la lame d’un couteau souillée de sang dans l’écorce d’un chêne sacré. Ayant ordonné les cérémonies expiatoires nécessaires et guéri Iphiclos avec la rouille même du couteau retrouvé, le prophète reçut pour récompense les bœufs qui faisaient envie à Néleus, tandis que Bias devenait l’époux de la belle Péro.

Toujours désintéressé pour lui-même, mais dévoué aux intérêts de son frère, Mélampus mit à haut prix les services que lui demanda ensuite le roi de Tirynthe, Prœtos, dont les filles avaient été frappées de folie par une divinité personnellement offensée, Dionysos ou Hêra. Le devin demandait pour son frère Bias le tiers du royaume de Prœtos. Il porta encore plus haut ses exigences lorsque les hésitations de Prœtos eurent laissé le mal s’aggraver au point que la folie gagnait peu à peu toutes les femmes de la région et les poussait aux excès les plus sauvages. Prœtos dut céder à Mélampus et à Bias les deux tiers de ses possessions, avec Argos pour capitale. Le pacte une fois stipulé, Mélampus traita les malades à la façon bachique, en les poursuivant, avec une bande de jeunes gens robustes et force vacarme, jusqu’à Sikyone, où le culte de Dionysos était en grand honneur. Des bains ou des fumigations, avec cérémonies et formules expiatoires, achevèrent la guérison de celles qui n’étaient pas mortes en route. Diverses traditions plaçaient en quatre ou cinq endroits différents la cure des Prœtides par Mélampus.

Ce conte ouvre l’histoire d’une iatromantique indépendante d’Apollon et d’Asklêpios. Dans cette branche spéciale de l’art divinatoire, Mélampus est donné expressément comme un initiateur dont le nom est souvent rapproché, tantôt de celui d’Asklêpios, et tantôt de celui de Chiron. Mais le prophète-médecin ou vétérinaire n’apparaît plus au mythographe qu’à travers les idées des siècles infectés de superstitions magiques, et sa thérapeutique rappelle trop les recettes des sorciers. Cependant, on croyait aussi qu’il avait usé de la divination pour découvrir les remèdes naturels, car on lui attribuait l’usage du μελαμπóδιoν, une espèce d’ellébore dont il avait expérimenté l’effet sur les Prœtides.

Du mariage de Mélampus, désormais établi à Argos, avec Iphianassa, fille de Prœtos, naquirent les Mélampodides, au sein desquels se manifeste, avec la dernière évidence, l’hérédité du privilège prophétique. Mantios à la première génération, Polyphides à la seconde, Amphiaraos, Théoclyménos et Polyidos à la troisième, Amphilochos et Alcmæon à la quatrième, représentent le legs surnaturel transmis par Mélampus à ses descendants. Il y aurait quelque naïveté à traiter l’hérédité mythologique comme l’hérédité physiologique et à chercher des lois là où il n’y a que le caprice de la fiction. Nous allons, sans insister davantage sur la question généalogique, passer en revue les Mélampodides de l’âge héroïque.

Mantios et Antiphates, fils de Mélampus, ne sont guère que des anneaux intermédiaires, sans valeur personnelle, qui rattachent à Mélampus les générations suivantes. Il n’y a pas de sacerdoce divinatoire derrière ce nom, pourtant assez significatif, de Mantios.

Polyphides, fils de Mantios, est signalé, par l’auteur de l’Odyssée, comme devin et comme tenant sa science d’Apollon. À prendre à la lettre le texte homérique, il semblerait que les facultés divinatoires aient sommeillé chez Polyphides jusqu’au jour où le dieu le chargea de remplacer Amphiaraos, enlevé par une mort prématurée. « Apollon, après la mort d’Amphiaraos, voulut que le superbe Polyphides fût, de tous les humains, le devin le plus infaillible, et ce héros, irrité contre son père, émigra dans Hypérésia, qu’il habita en interprétant à tous les mortels les signes des dieux. » Hypérésia, appelée plus tard Ægira en Achaïe, possédait en effet un culte très ancien d’Apollon. Polyphides y fut donc le prophète d’Apollon et, avec lui, les Mélampodides acceptent pleinement la suzeraineté de ce dieu.

Théoclyménos est plus connu que son père Polyphides, à cause de la place qui lui est faite dans l’Odyssée. Il vient trouver Télémaque à Pylos, et lui demande un asile dans son navire, parce que, à Argos, où il était revenu peut-être pour venger son père, il avait tué un citoyen de grande famille, « dont les nombreux frères ont un grand pouvoir parmi les Achéens. » Si Homère avait mieux connu les exigences de la cathartique postérieure, il n’eût pas manqué de tenir Théoclymène, souillé d’un meurtre, loin des sacrifices et des communications divines jusqu’à ce qu’il fût purifié de cette tache : mais le poète n’a pas encore de ces scrupules. À peine débarqué à Ithaque, Théoclymène reconnaît à un présage, aussitôt interprété, que la race d’Ulysse doit triompher des prétendants. Comme Télémaque venait de parler, « un oiseau vole à sa droite ; c’est l’épervier rapide, messager d’Apollon. Il déchire dans ses serres une colombe et répand ses plumes à terre, entre Télémaque et le navire. À cette vue, Théoclymène entraîne le héros à l’écart, le prend par la main et lui dit : Télémaque, ce n’est pas sans la volonté d’un dieu que cet oiseau vole à ta droite : en le regardant avec attention je le reconnais pour auspice. Non, il n’est point, dans Ithaque, de race plus royale que la vôtre et vous serez toujours les plus puissants. »

Ce n’est pas tout : deux jours après, il étend par induction le sens de ce prodige et annonce à Pénélope qu’Ulysse est déjà dans sa patrie. On le retrouve au milieu des prétendants, assistant à ce banquet fatal qui devait être pour eux le dernier. Il avait pu voir, comme eux, apparaître à leur gauche « un aigle au vol altier, tenant une tremblante colombe. » Le jour de la vengeance était arrivé. Aussi, au milieu du festin, Théoclymène, saisi d’une sorte de transport prophétique, voit à l’avance la terrible scène qui se prépare et s’écrie : « Infortunés ! quelle calamité tombe sur vous ! Quelles ténèbres vous enveloppent de la tête aux pieds ! Vos sanglots éclatent ; vos joues sont baignées de larmes ; ces murs, ces colonnes ruissellent de sang ; ces cours, ces portiques se remplissent de fantômes entraînés dans l’obscurité de l’Érèbe. Le soleil au ciel périt et une affreuse nuit se précipite. » Nous avons déjà signalé l’importance de ce magnifique passage qui est le premier texte écrit constatant l’apparition de la divination intuitive en Grèce, et qui la rattache d’une façon si naturelle à la mantique inductive.

À partir de ce moment, Théoclymène rentre dans la foule des comparses dont le poète ne s’occupe pas, et nous le perdons de vue.

L’histoire de Polyidos, arrière-petit-fils de Mélampus par Koiranos et Abas, est un tissu de contes bizarres. Ce héros était revendiqué à la fois par Corinthe qu’habitait son fils Euchénor, et par Mégare où étaient les tombeaux de ses filles Astycratea et Manto, ainsi qu’un temple de Dionysos, bâti par lui et orné d’une statue archaïque. Le caractère du sacerdoce dionysiaque, si accusé dans Mélampus, reparaît ici dans sa postérité. Le séjour de Polyidos à Mégare, où il vint purifier Alcathoos du meurtre de son fils, devait être rattaché, par quelque tradition oubliée, au culte de Mélampus implanté au nord de la Mégaride, à Ægosthènes. Ce culte, assez populaire pour que les noms dérivés de celui de Mélampus fussent communs dans la contrée, était néanmoins absolument dépourvu de rites divinatoires, ce qui en rapporterait l’institution à une époque où la croyance à l’immortalité des âmes des héros et à la persistance de leurs aptitudes dans le royaume d’outre-tombe n’était pas encore générale.

À Corinthe, Polyidos, qualifié par Pindare de « devin indigène » aide Bellérophon à dompter le fougueux Pégase. Il conseille d’abord au jeune héros d’aller dormir près de l’autel de Pallas, sur l’acropole. La déesse apparaît à Bellérophon, tenant en main une bride au frein d’or. « Le songe se transforma en vision ; Pallas s’écria : Tu dors, roi, descendant d’Æolos ? Va, prends ce frein enchanté et montre-le au dompteur, ton père, en lui immolant un taureau superbe. Ainsi, pendant qu’il dormait, semblait lui parler dans l’ombre la Vierge à la noire égide, et, bondissant, il se remit sur pied. Prenant alors le miraculeux objet placé à côté de lui, il alla trouver plein de joie, le devin du pays, et il annonça au fils de Koiranos toute l’issue de l’affaire ; comment, sur son ordre fatidique, il avait reposé la nuit près de l’autel de la déesse et comment la fille de Zeus Tonnant lui avait elle-même apporté le frein d’or. Celui-ci lui ordonna d’obéir sans retard au songe, et lorsqu’il aurait offert le robustipède au puissant Poseidon qui ébranle la terre, d’élever aussitôt un autel à Athênè Hippia. »

Le dernier trait de la biographie de Polyidos touche à une histoire des plus dramatiques qui, après avoir probablement tenu une large place dans l’enseignement allégorique des mystères, avait été mise sur la scène tragique par Eschyle, Sophocle et Euripide, sur la scène comique par Aristophane, et était encore, au temps de Lucien, un des sujets les plus fréquemment représentés dans les ballets. Il s’agit de la résurrection de Glaucos, fils de Minos, retrouvé et rappelé à la vie par Polyidos.

Minos, ne sachant où pouvait être son fils, qui était tombé en jouant dans un tonneau de miel et y avait péri, fut averti par un oracle des Curètes – on dit plus tard, d’Apollon – que le devin qui résoudrait le mieux telle difficulté indiquée retrouverait l’enfant perdu et le lui rendrait vivant. Le roi ouvrit un concours dans lequel Polyidos l’emporta sur les devins indigènes. Le Mélampodide ignorait l’oracle, et ne soupçonnait pas le piège dans lequel il était tombé. Minos exigea de lui qu’il retrouvât son fils. Des observations ornithoscopiques lui apprirent que Glaucos n’était pas tombé, comme on le pensait, dans la mer, et une chouette, devant laquelle volaient des abeilles, lui indiqua que le cadavre était dans le tonneau de miel. Minos, sur la foi de l’oracle, somma alors Polyidos de ressusciter l’enfant, et, comme le prophète jugeait la chose impossible, le roi le fit enfermer dans un caveau avec le mort. Polyidos fut tiré de ce mauvais pas par des serpents, animaux qui reviennent souvent dans l’histoire des Mélampodides, et toujours comme instruments de révélation. Un de ces serpents, qu’il avait tué, fut ressuscité par le contact d’une herbe qu’un autre apporta spontanément. Polyidos jeta de cette herbe sur le corps du jeune Glaucos qui ressuscita immédiatement. Puis, le conte tourne au comique. Minos est assez déraisonnable pour forcer Polyidos à enseigner malgré lui sa science à Glaucos. Le prophète obéit ; mais, au moment de prendre congé de son élève, il engage celui-ci à lui cracher dans la bouche, et le jeune devin en herbe oublie ainsi tout ce qu’il avait appris.

Il est difficile de savoir ce que la légende de Glaucos d’Anthédon, où il est aussi question d’herbes qui ressuscitent les morts et immortalisent les vivants, a prêté à celle du Glaucos crétois. Quant à Polyidos, sa biographie, si accidentée qu’elle soit, est à peu près pure de toute ingérence apollinienne et laisse apparaître en lui le type des servants de Dionysos, le dieu des résurrections. Il est vrai que l’honneur d’avoir ressuscité Glaucos lui fut contesté par une autre tradition qui attribuait le fait à Asklêpios, tradition introduite dans l’histoire mythologique par un des plus anciens logographes, Amélésagoras de Chalkédon. Mais la fondation du culte dionysiaque de Mégare indique assez quelles étaient les attaches religieuses de Polyidos et d’où il tirait la science divinatoire. Polyidos ne laissa point d’héritier de sa science. Son fils Euchénor, qu’il avait laissé partir à regret pour Ilion, succomba sous les coups de Pâris.

Amphiaraos, arrière-petit-fils de Mélampus par son aïeul Antiphate et son père Oïclès, – ou encore, fils d’Apollon, – est, sans contredit, le plus illustre des Mélampodides. La poésie épique lui a fait une large place dans le cycle thébain et un oracle établi sur son tombeau a perpétué son souvenir à travers toute la période historique. Homère l’appelle un héros « sauveur du peuple, que Zeus et Phœbus chérirent en leur cœur d’un amour sans bornes. » Eschyle lui prodigue les épithètes les plus honorifiques ; et Pindare, voulant peindre d’un mot sa vaillance, l’appelle un « nuage de guerre. » Ce n’est plus un prophète de condition privée, comme les autres devins de sa race, qui appartiennent aux branches cadettes de la famille, mais le prophète-roi, héritier du trône que Mélampus a élevé pour sa descendance à côté de celui qu’il avait donné à son frère Bias. La rivalité des Mélampodides et des Biantides à Argos met en évidence la supériorité d’Amphiaraos sur son parent et émule Adrastos, petit-fils de Bias, qui est obligé de s’enfuir à Sikyone et ne peut rentrer à Argos qu’en donnant à Amphiaraos la main de la belle Ériphyle, sa sœur. Mais cette femme vaniteuse et irréfléchie, gagnée par Polynice au moyen du collier d’or d’Harmonia, oblige son époux à prendre part à la guerre contre Thèbes. C’était l’envoyer à la mort, mort d’autant plus funeste qu’Amphiaraos avait prévu sa destinée et celle de ses compagnons d’armes. Le héros partit après avoir prophétisé l’issue fatale de la guerre et remis à ses fils, Alcmæon et Amphilochos, le soin de venger sa mort sur leur mère. Arrivé à Némée, il vit dans la mort du jeune Opheltès, que sa nourrice, distraite par les questions des Sept, avait laissé surprendre par un dragon, un nouveau présage des catastrophes futures, et il donna le nom mélancolique d’Archémoros à l’enfant qui était, en effet, pour tant de braves un « précurseur dans la mort. » Sous les murs de Thèbes, il essaya de retarder le dernier assaut en déclarant que les entrailles des victimes défendaient de traverser l’Isménos. « Tydée, furieux, brûle de combattre comme un dragon qui siffle à l’ardeur de midi ; il accable de ses clameurs, de ses injures, le devin, sage fils d’Oïclès ; il l’accuse d’éviter en lâche et la mort et le combat. » C’est en ce moment peut-être qu’Amphiaraos, livrant son secret, prédit que, de tous les chefs de la ligue, Adrastos reverrait seul ses foyers. Pour lui, il voulait, dit le poète, « non point paraître brave, mais l’être, » et il alla avec résignation à la mort.

La fin tragique d’Amphiaraos et des alliés a souvent inspiré la verve des poètes et des artistes. On racontait que Tydée, blessé à mort par Mélanippos, avait, par un suprême effort, tué son meurtrier, puis, s’était fait apporter par Amphiaraos la tête du Thébain et en avait sucé la cervelle. Dante n’a eu qu’à rendre éternel ce paroxysme de rage pour en faire la hideuse vengeance d’Ugolin en enfer. Une terreur surnaturelle planait sur l’armée des Argiens que moissonnait la lance thébaïne. À la fin, il ne resta plus debout qu’Adrastos et Amphiaraos fuyant de toute la vitesse de leurs chevaux, l’un vers l’Attique, l’autre, au hasard, poursuivi par Périclyménos et découragé par la certitude de son inévitable destin. Zeus ne permit pas que son favori succombât, comme Parthenopæos, sous les coups de Périclyménos. Il entrouvrit la terre d’un coup de foudre, et dans le gouffre béant s’engloutit le héros avec son char, ses coursiers Thoas et Dias, et son cocher Baton.

Le lieu où disparut Amphiaraos devint le siège d’un oracle héroïque et nous aurons occasion d’y revenir en traitant des instituts mantiques. Ce qu’il nous importe de remarquer ici, c’est le caractère indécis de la faculté prophétique chez Amphiaraos et sa provenance incertaine. Pour l’auteur de l’Odyssée, Amphiaraos se rattache assez nettement au groupe des prophètes apolliniens, car on voit Phœbus vouer à Amphiaraos une affection sans bornes et reporter ensuite cette faveur, à laquelle est attaché le don de prescience, sur un autre Mélampodide, Polyphides. La légende postérieure qui fit d’Amphiaraos le fils d’Apollon n’est que le développement de cette idée. Eschyle fait reposer la certitude acquise par le héros relativement à sa destinée sur les « oracles de Loxias. » Cependant, si unanimes que soient ces témoignages, ils n’ont pu faire oublier les traditions vraisemblablement antérieures qui tendent à rétablir, entre Amphiaraos et les divinités chthoniennes, les affinités particulières à sa race. On constate d’abord qu’Apollon n’intervient d’aucune façon dans la biographie du héros, à moins que ce ne soit pour faire exécuter ses dernières volontés, en ordonnant à Alcmæon de tuer Ériphyle ; et, d’autre part, l’on trouve à Phliunte une légende qui n’a pas d’explication suffisante dans la théorie apollinienne. Les Phliuntins racontaient qu’Amphiaraos avait acquis chez eux la faculté prophétique, en passant une nuit dans une maison surnommée depuis la « maison mantique. » Or, les plus anciens cultes de la cité, ceux dont on devait nécessairement reporter l’institution aux temps héroïques, étaient ceux de Démêter et de Dionysos. Le culte d’Apollon vint s’accoler à celui de Dionysos et passait évidemment pour moins ancien, car Pausanias, dénombrant les temples de Phliunte, dit : « Près de l’Omphalos, se trouve un temple antique de Dionysos ; il y en a aussi un d’Apollon et un autre d’Isis. » Ainsi, le lieu où Amphiaraos passait pour avoir reçu le privilège surnaturel et la façon dont il lui fut octroyé semblent également exclure de cet enseignement miraculeux l’intervention d’Apollon qui n’apparaît pas davantage dans le fonctionnement ou dans les origines des oracles dédiés au prophète Mélampodide.

La religion apollinienne a mieux réussi à s’emparer du second fils d’Amphiaraos, l’Épigone Amphilochos. Il n’est fait nulle part allusion à l’origine de sa prescience. Cette faculté doit être, par conséquent, rapportée tout entière à l’influence de l’hérédité ; influence dont Pindare veut trouver des traces même chez Alcmæon, frère aîné d’Amphilochos. Le rôle d’Amphilochos comme prophète vivant est assez effacé, soit que sa renommée ait été éclipsée par celle de son père, soit que la faculté prophétique ait paru souillée et suspecte chez un homme qui avait été le complice du meurtre de sa mère. Les poètes cycliques le comprirent parmi les prétendants d’Hélène et le conduisirent ainsi au siège de Troie, après lequel commence pour nous l’intérêt de sa légende. Cette légende, diversifiée par un certain nombre de variantes, se propose avant tout d’expliquer la participation d’Amphilochos au fonctionnement d’un oracle lointain, fondé sur les bords du Pyramos, en Cilicie ; et, à ce titre, elle trouvera sa place dans les origines des oracles héroïques. Elle promène Amphilochos, en la compagnie de Calchas, entre Troie et Mallos. Nous nous contenterons de remarquer dès à présent que, sur la route de Troie à Mallos, se trouve Klaros, un oracle d’Apollon, et que les traditions élaborées en ce lieu firent d’Amphilochos le disciple, l’envoyé, ou tout au moins l’obligé d’Apollon. Comme toujours, du reste, quelque tradition opposée révèle la fragilité de ces constructions mythiques. Même en consentant à distinguer le fils d’Amphiaraos d’un homonyme qui aurait été également un Mélampodide, fils d’Alcmæon et de Manto, on se heurte encore à une variante hésiodique qui fait périr le fils d’Amphiaraos à Soles, en Cilicie, de la main d’Apollon, c’est-à-dire, qui met une fois de plus la divination des Mélampodides en dehors de celle d’Apollon.

La création d’un second Amphilochos, fils d’Alcmæon et de Manto, allégea la biographie du premier. On put attribuer à ce dernier la fondation d’Argos d’Amphilochie, que Thucydide et Éphore rapportaient encore au fils d’Amphiaraos. Par cet Amphilochos ou, suivant le système d’Éphore, par un autre fils, Acarnan, Alcmæon légua le privilège héréditaire des Mélampodides aux devins acarnaniens que nous retrouverons dans l’âge historique, tandis que le souvenir d’Amphiaraos et de son fils Amphilochos restait attaché aux oracles héroïques de Béotie et de Cilicie.

À côté des Mélampodides, et parfois mêlé aux mêmes évènements légendaires, se place l’illustre prophète cadméen Tirésias. Tirésias est, comme Mélampus, un initiateur, qui ne relève pas d’une tradition ou d’une science héréditaire, mais ne doit sa prérogative qu’à la spontanéité de sa nature ou au bienfait des dieux. Ces deux origines ont été indiquées, pour la prescience de Tirésias, par des traditions distinctes. La première, la plus simple et probablement aussi la plus ancienne, racontait que Tirésias, descendant du Sparte autochthone Oudæos par son père Euérès et fils de la nymphe Chariclo, révélait aux hommes des secrets que les dieux voulaient se réserver et avait été, pour cette raison, frappé de cécité à la fleur de l’âge, ou même dès l’enfance. Cette faculté prophétique, si pénétrante et si promptement suspecte aux dieux, est bien évidemment innée chez le fils de la nymphe ; elle est une manifestation spontanée de la puissance mystérieuse qui réside dans l’élément habité par les nymphes. C’est autour d’une fontaine encore, mais à la suite d’autres péripéties que, suivant une autre version attribuée à Phérécyde, Tirésias perd la lumière du jour et reçoit en échange la seconde vue. Comme sa mère Chariclo accompagnait souvent Athêna, le jeune homme eut un jour l’occasion, qu’il ne cherchait pas, de voir la déesse au bain dans un état de nudité complète. En pareille occurrence, Artémis fut sans pitié pour Actæon. Athéna ne prit pas la vie de Tirésias, mais elle toucha du doigt ses yeux qui s’obscurcirent pour toujours. Comme Chariclo la suppliait de rendre la vue à son fils, Athêna compensa un dommage qu’elle ne pouvait plus réparer en « purifiant les oreilles de Tirésias de façon qu’il entendit tout le langage des oiseaux, et en lui faisant cadeau d’un sceptre de couleur sombre avec lequel il marchait comme ceux qui voient. » Ainsi Tirésias dut à Athéna le privilège que les serpents avaient apporté à Mélampus.

Nous allons, du reste, retrouver les inévitables serpents dans une autre légende, de provenance hésiodique. Seulement les serpents sont réduits cette fois au rôle secondaire ; ils ne sont plus l’instrument mais l’occasion éloignée d’une révélation qui vient de Zeus.

Le savant Hésiode, naïvement irrévérencieux, racontait donc que sur le mont Kyllène, d’autres disent sur le Kithéron, Tirésias, ayant deux fois, à sept années d’intervalle, frappé des serpents accouplés et tué tantôt la femelle, tantôt le mâle, avait successivement perdu et recouvré son sexe ; de telle sorte qu’il fut le seul être compétent pour résoudre une question soumise un jour, par Zeus et Hêra, à son arbitrage. Cette question, de nature assez scabreuse, reçut une solution telle que Hêra, humiliée avec son sexe, rendit aveugle le trop clairvoyant arbitre. Zeus, en compensation, accorda à Tirésias le don de prophétie et une vie prolongée à travers sept ou même neuf générations.

Tirésias, depuis lors, apparaît toujours comme un vieillard qui a déjà plusieurs âges d’homme. Les tragiques le font souvent intervenir dans la légende lugubre des Labdakides et toujours avec ce caractère de gravité solennelle qui plane au-dessus des passions humaines. Dégagé de tout intérêt mesquin et sans crainte, comme sans ambition, Tirésias représente bien mieux qu’aucun des Mélampodides le prophète investi d’une mission surnaturelle et servant d’intermédiaire entre les hommes et les dieux. Les menaces ou les insultes d’un Œdipe ou d’un Créon ne troublent pas la sérénité de sa conscience ; il sait que la parole divine doit être parfois méconnue, mais qu’elle a toujours raison des obstinés.

Bien des siècles après les temps héroïques, on montrait encore à Thèbes le lieu où Tirésias observait les oiseaux, lieu qui était, selon l’expression de Sophocle, comme le rendez-vous de tous les présages (πάντος οἰωνοũ λιμήν). S’il ne pouvait plus contempler leur vol, l’aveugle entendait leurs cris et le sifflement de leurs ailes, ou, au besoin, il voyait par les yeux d’autrui, comme dans cette occasion où Sophocle nous le montre vérifiant par l’extispicine les présages tirés du cri des oiseaux.

Pendant la première guerre de Thèbes, il révéla à ses compatriotes la condition à laquelle les destins attachaient le salut de la ville. Il fallait expier le meurtre du dragon jadis tué par Cadmos avec le sang d’un descendant des « Spartes. » Telle était la volonté du farouche Arès, à qui la mort de Menœkeus, le fils de Créon, donna satisfaction. Lorsque les Épigones revinrent assiéger la ville, Tirésias, après quelques engagements désastreux pour les Thébains, conseilla de recourir aux négociations et d’abandonner nuitamment la ville pendant que s’engageraient les pourparlers préliminaires. Les Thébains échappèrent ainsi à l’extermination, mais le vieux Tirésias succomba durant cette retraite nocturne. Arrivé près de la fontaine Telphuse, il y étancha sa soif et mourut en ce lieu où son tombeau se voyait encore dans les temps historiques. On disait aussi qu’il avait été pris par les Argiens, avec sa fille Manto, et que, conduit par eux à Delphes, il était mort en route, près d’Haliarte.

Les générations héroïques ne purent se passer du prophète qui leur avait si longtemps dispensé la révélation divine ; s’adressèrent à son ombre, et l’évocation de Tirésias par Ulysse est le premier exemple de cette irruption de la curiosité humaine dans le monde d’outre-tombe. Le souvenir ainsi immortalisé de Tirésias a dû être un des principaux éléments de la croyance qui a enfanté les oracles héroïques, et l’oracle de Tirésias à Orchomène peut être compté parmi les plus anciens instituts de ce genre.

On a pu remarquer que, jusqu’ici, Tirésias semble ne dépendre à aucun degré de la religion apollinienne. Sa science lui vient ou de la nature ou d’Athêna ou de Zeus, et Pindare l’appelle lui-même un « prophète de Zeus. » Cette dernière conception fait de lui un devin d’une dignité particulière. La révélation lui arrive directement du foyer central qui éclaire tous les dieux olympiens, et il peut passer, à ce titre, pour le collègue, sinon pour l’égal, d’Apollon lui-même.

Mais la religion apollinienne fit effort pour s’emparer de sa gloire. Un certain Sostrate, qui avait écrit sur Tirésias un poème élégiaque, racontait que Tirésias était d’abord une petite fille à qui Apollon enseigna la musique et probablement la mantique. À partir de ce moment, Tirésias change de sexe à chacune de ses nombreuses aventures, est dépouillé une fois du don de seconde vue et va rapprendre la mantique auprès du centaure Chiron. Il finit par être métamorphosé en rat, ce qui explique les aptitudes divinatoires de cet animal. On trouve, dans ce conte inepte, des traces d’un lien mythique établi entre Tirésias et Apollon. En tout cas, la religion d’Apollon ressaisit Tirésias dans la personne de ses descendants. Durant la guerre des Épigones, Tirésias luttait en quelque sorte contre Apollon, qui avait révélé aux assaillants le moyen infaillible de vaincre en leur donnant pour chef Alcmæon. Les Épigones reconnaissants consacrèrent à Delphes les prémices du butin et, parmi ces prémices, se trouvait la fille de Tirésias, Manto, désignée aussi par les noms également symboliques de Daphnè ou Historis.

Chez la fille de Tirésias, l’éducation apollinienne est censée se superposer à la faculté prophétique héréditaire. Manto devient ainsi pour les uns une Pythie, pour les autres une Sibylle enrôlée au service d’Apollon. « Elle ne fut pas moins savante que son père dans la mantique, et elle y fit de grands progrès par son séjour à Delphes ; douée d’un talent merveilleux, elle rédigea un grand nombre d’oracles avec un art tout particulier. » On prétendait même qu’Homère lui avait emprunté quelques-uns de ses plus beaux vers. Ces divagations sont d’une époque où l’évhémérisme, en tuant le merveilleux, avait donné un corps palpable aux personnages légendaires. On pouvait bien faire la part de Manto dans les poèmes homériques quand on attribuait à Tirésias, son père, un traité sur la libanomancie, ou à Mopsos un traité sur la mantique.

Sous sa forme la plus simple, la tradition se contentait d’affirmer que Manto avait été conduite à Delphes et consacrée comme hiérodule à Apollon Pythien. On put même adoucir le caractère brutal de cet asservissement en disant que déjà Manto avait été attachée au culte d’Apollon Isménien à Thèbes. En tout cas, Apollon utilisa le privilège héréditaire de Manto pour fonder l’oracle de Klaros, près de Colophon. Manto, envoyée en ce lieu avec d’autres captifs, y épousa le Crétois Rhakios et y fit souche de prophètes. Le fait est curieux à noter comme indice de certaines préoccupations théologiques dont on trouverait difficilement ailleurs une trace aussi visible. Les Grecs ne s’expliquaient complètement la transmission des facultés divines à l’espèce humaine que par voie de génération. Comme il ne se trouvait pas de fils d’Apollon à l’origine de l’oracle de Colophon, la légende y transporta une aptitude héréditaire empruntée à une autre descendance et adaptée seulement à la divination apollinienne. Encore la légende revint-elle au principe par une retouche banale, qui se retrouve dans presque toutes les biographies de prophètes, en faisant du prophète Mopsos non plus le fils de Rhakios et de Manto, mais de Manto et d’Apollon.

La biographie de Manto se complique encore d’une autre tradition d’après laquelle la fille de Tirésias aurait eu du Mélampodide Alcmæon, au temps où ce dernier expiait son parricide par une folie furieuse, par conséquent avant la guerre des Épigones, un fils du nom d’Amphilochos. Si l’on identifie Manto avec Historis, son histoire remonte plus haut encore, car on la voit assister à la naissance d’Héraklés et faciliter par un stratagème l’accouchement d’Alcmène. Le nom de Manto, déjà mêlé, par la généalogie d’Amphilochos, à la légende des Mélampodides, s’y dédoubla en créant une nouvelle figure mythique, d’ailleurs inconnue, Manto, fille de Polyidos. Enfin, la mythographie imposa à la légende primitive une dernière surcharge en substituant Manto au dieu chthonien des Étrusques, Mantus, dans les traditions relatives aux origines de Mantoue. Les uns, comprenant que la fille de Tirésias ne pouvait avoir cherché un asile en même temps à l’Orient et à l’Occident, supposaient que Manto, mère de l’œkiste de Mantoue, Ocnus, devait être une fille d’Héraklès ; les autres, méprisant les traditions antérieures, soutenaient que cette Manto, épouse de Tiberis, était bien la fille de Tirésias. De toute manière, Manto restait, au nom de l’étymologie, une devineresse.

Le type primordial de Manto se défigure plus ou moins à travers toutes ces fictions et son souvenir se disperse, partagé ainsi entre Thèbes, Delphes et Klaros, étapes successives d’une existence dont nous ne pouvons suivre plus loin la trace. Nous verrons ailleurs comment les traits les plus sympathiques de cette figure légendaire ont été transportés, par l’imagination populaire et le travail des poètes cycliques, au type postérieur de la Sibylle.

Mopsos, fils de Manto, a son berceau à Colophon, sa tombe et son oracle à Mallos. Le commencement de sa biographie est donc compris dans celle de Manto, la fin dans les légendes qui concernent la fondation de l’oracle cilicien et qui seront analysées dans la revue des oracles héroïques. Entre ces deux points extrêmes, l’existence de Mopsos, si on le distingue de l’Argonaute son homonyme, n’offre qu’un incident, la gageure ou lutte prophétique entre Mopsos et Calchas, lutte qui se termine par l’humiliation et la mort de Calchas. Encore ce détail, qui n’est pas sans valeur comme tendant à démontrer la supériorité des anciennes familles prophétiques sur les nouvelles, sera-t-il mieux apprécié lorsqu’il sera question de Calchas et de sa génération.

Il faudrait encore inscrire parmi les prophètes appartenant à la race cadméenne, ou du moins compris dans le cycle de ses légendes, le devin Échinos, qui accompagna Amphitryon dans son expédition contre les Taphiens et laissa son nom aux îles Échinades. Mais Échinos n’est qu’un devin subalterne, un démiurge dédaigné des poètes et sauvé de l’oubli par la curiosité des mythographes.

En suivant approximativement la chronologie des temps mythiques, nous arrivons aux devins qui figurent, à un titre quelconque, dans l’expédition des Argonautes. Bien que cette équipée fameuse ouvre en quelque sorte l’âge héroïque, la famille des Mélampodides, qui fournit à la troisième génération l’Argonaute Amphiaraos, est plus ancienne encore ; quant à Tirésias, sa vie indéfiniment prolongée le place au-dessus de toute chronologie.

Les Argonautes, en route vers des régions inconnues, avaient besoin, plus que personne, de révélations surnaturelles. Elles ne leur manquèrent pas. Les poètes s’ingénièrent à leur trouver des prophètes et le chêne de Dodone leur fournit une boussole parlante. Le premier et, à l’origine, le seul prophète Argonaute est le Thessalien ou Lapithe Mopsos, fils d’Ampyx ou Ampycos, petit-fils de Pélias et descendant ainsi de Poseidon. Comme cette descendance n’expliquait pas suffisamment le don surnaturel de Mopsos, quelques mythographes postérieurs ont fait de lui, suivant le procédé ordinaire, un fils d’Apollon.

Dans le récit de Pindare, Mopsos donne aux Argonautes le signal de l’embarquement et du départ. « Aussitôt le devin Mopsos, prophétisant d’après les oiseaux et les sorts sacrés, embarqua avec confiance l’armée. Puis, lorsque l’on eut accroché les ancres au-dessus de la proue, le chef, placé à la poupe, ayant pris entre ses mains une coupe d’or, invoque le père des Ouranides, Zeus armé de la foudre, et les courants rapides des flots et des vents, et les jours sereins et le bonheur désiré du retour. Alors, voici que des nuages lui répondit la voix favorable du tonnerre et les rayons brillants de l’éclair jaillirent de leur prison déchirée. Les héros respirèrent, pleins de confiance dans les présages du dieu, et l’interprète des prodiges leur cria de se jeter sur les rames en leur prodiguant les douces espérances. »

Mopsos, au gré des légendes, meurt pendant l’expédition, ou, au contraire, figure dans les jeux funèbres célébrés en l’honneur de Pélias par les Argonautes sur la plage enfin retrouvée d’Iolcos. Cette dernière tradition, figurée sur le célèbre coffre de Kypsélos à Olympie, est évidemment la plus ancienne ; l’autre est née du désir qu’avaient les Grecs établis en Afrique, à Cyrène d’abord, et plus tard à Alexandrie, de se rattacher par des traditions pseudo-archaïques à la mère-patrie. Descendants des Minyens et par conséquent des Argonautes, les Cyrénéens se flattaient de posséder dans le voisinage de leur cité, près d’Ausigda, le tombeau élevé à Mopsos, victime de la morsure d’un serpent, par les Argonautes égarés en Libye.

La mort sur le rivage africain ou la lutte au pugilat avec Admète, à Iolcos, telles sont les deux perspectives au-delà desquelles nous ne pouvons plus suivre le prophète thessalien si nous réservons pour le fils de Manto les traditions de Klaros et de Mallos.

Le devin que les poètes associent le plus souvent à Mopsos dans le groupe des Argonautes, et que certains même confondent en partie avec lui, Idmon d’Argos, eut décidément un sort funeste. Ceux qui faisaient mourir Mopsos en Libye n’avaient guère fait que transporter au prophète thessalien la destinée ou même le genre de mort du prophète argien. Idmon, qui, comme plus tard Amphiaraos à Thèbes, se savait marqué pour la mort, succomba dans le pays des Mariandyniens, aux lieux où s’éleva ensuite Héraclée, soit déchiré par un sanglier, ou piqué par un serpent, ou tout simplement atteint d’une maladie mortelle. C’est pour l’honorer qu’un oracle ordonna aux Mégariens et aux Béotiens, au moment où ils allaient fonder Héraclée, de le prendre pour patron de la ville future, titre que l’Argonaute fut pourtant obligé de partager avec le héros indigène Agamestor ou même de céder à ce rival préféré.

La principale méthode divinatoire attribuée à Idmon, ou du moins la seule dont il soit fait mention, est l’ornithoscopie. La tradition courante, qui faisait de lui un fils d’Abas, descendant de Danaos, ne rendait pas compte de son caractère prophétique, et celle qui le donnait pour fils d’Ampycos ne faisait que le substituer à Mopsos. Aussi les logographes, entre autres Phérécyde et Hérodore d’Héraclée, supposent-ils que le véritable père du fils d’Abas était Apollon lui-même. De cette façon, Idmon, son fils Thestor et, par suite, son petit-fils Calchas, furent enrôlés dans les rangs des prophètes apolliniens. Thestor n’est guère connu que des mythographes, qui font de lui un fils d’Apollon et, comme tel, un devin. Les anecdotes bizarres qui composent sa légende prouvent un manque absolu de pénétration chez un homme qui se désole, par exemple, d’avoir perdu ses deux filles alors qu’elles sont près de lui. La faculté héréditaire sommeille chez lui pour se révéler avec plus d’éclat chez son fils.

Avant d’aborder la biographie de Calchas et des prophètes du cycle troyen, il nous faut épuiser la liste des devins qui jouent un rôle dans l’expédition des Argonautes. Nous ne citerons que pour mémoire Amphiaraos le Mélampodide, dont le nom fut ajouté après coup, comme tant d’autres, à la liste des héros minyens ; le dieu Glaucos, qui apparaît aux navigateurs près du rivage de Mysie, ou le dieu Triton qui sort du lac Tritonis pour leur montrer le chemin. Ces personnages ne tiennent que par un lien artificiel à la légende des Argonautes et ont leur place marquée ailleurs. Il n’en est pas de même de Phineus