Histoire du Roi de Bohême et de ses Sept Châteaux - Ligaran - E-Book

Histoire du Roi de Bohême et de ses Sept Châteaux E-Book

Ligaran

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Beschreibung

Charles Nodier, conservateur à la bibliothèque de l'Arsenal a imaginé un livre illustré étonnant. Très graphique et donnant une place importante aux jeux de mots, cette édition électronique va tenter de conserver l'intérêt graphique.

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EAN : 9782335016864

©Ligaran 2015

Introduction

Oui ! quand je n’aurais pour monture que l’âne sophiste et pédant qui argumenta contre Balaam !…

Quand je serais réduit à enfourcher la rosse chatouilleuse qui fit un autre Absalon de F. Jean des Entommeures – ou la mule rétive dont l’opiniâtreté infernale compromit un jour le salut de l’abbesse des Andouillettes et de la douce Marguerite !…

Quand il me serait prescrit par une loi de l’état – ou par un canon de l’Église – de ne jamais courir une poste que sur la haquenée fantastique de Lénore – ou sur le cheval pâle de l’Apocalypse qui portait un cavalier nommé LA MORT !… Hélas ! celui-là piaffe à ma porte…

Mais qui diable pourra me dire ce que c’est qu’un cheval pâle ?

Quand je devrais emprunter (pour y aller) l’essor aventureux de l’hippogriffe, me suspendre comme Montgolfier à une vessie de toile gommée, chassée par le vent, ou me jucher comme Sindbad le marin sur les épaules d’un afrite maudit… J’irai !

Funeste ambition, où prétends-tu me conduire ? est-ce à Corinthe ?… – Non, Théodore, c’est en Bohême.

J’ouvrirai les dyptiques, j’épellerai les diplômes, je collationnerai les chartes – je saurai dans quel temps vivait ce roi de Bohême, et je marquerai la place de ses sept châteaux avec une précision digne de Pausanias, d’Antonin, de Rutilius – de manière à faire mourir de dépit l’exact, ponctuel et soigneux Dodwell, s’il n’était mort en 1711, ce bon Henri Dodwell, quelques jours avant Pâques fleuries.

D’ailleurs, du temps de Dodwell, on s’occupait si peu du roi de Bohême et de ses sept châteaux !

Et voilà pourquoi les sociétés marchent lentement. Chaque siècle a ses besoins.

Le besoin le plus pressant de notre époque pour un homme raisonnable qui apprécie le monde et la vie à leur valeur, c’est de savoir la fin de l’histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux.

Moi, je n’ai besoin que d’un cheval : soit nécessité, soit caprice, je n’irai pas en Bohême sans cheval. Une entreprise comme celle-ci vaut bien les frais d’un cheval, et cependant j’ai vu passer vingt souscriptions sans qu’il fût question d’un cheval pour aller en Bohême !

Un cheval ! un cheval !

A horse ! a horse ! my kingdom for a horse !

Rétractation

Que ferais-je au reste d’un cheval ? je n’en donnerais pas la coquille univalve – je ne sais si c’est un cône ou un fuseau, une olive ou un sabot, une hélice ou un buccin – je crois que c’est une porcelaine – non, – je ne donnerais pas un fragment de cette petite monnaie du sauvage que la mer roule sur tes plages, pauvre et heureux insulaire, pour le cheval d’Alexandre qui avait la tête du bœuf, et pour celui de César qui avait le pied du bélier.

Ne puis-je voyager sans cheval dans tous les espaces que Dieu a ouverts à l’imagination de l’homme ? N’ai-je pas à mon service la voiture commode et obéissante dont il me fit présent, pour toute part de mon céleste héritage, et que j’ai préférée quelquefois aux chars de Pharaon ?

Je ne vous dirai pas précisément comment votre carrossier l’appellerait. Ce n’est pas la désobligeante solitaire de M. Dessein ; ce n’est pas le tilbury présomptueux du petit maître. Ce n’est ni la sédiole rapide de l’Italien qui fuit sur deux roues brûlantes, ni le traîneau fumant du Lapon qui glisse en sifflant sur la neige, et disparait au milieu d’un nuage de poussière glacée.

C’est une voiture à moi, où je dors paisiblement sur les quatre coins, quelquefois seul, souvent accompagné, et que je dirige à mon gré vers tous les points de l’univers.

Il me suffit de faire claquer le pouce contre le médius, ou de frapper trois fois la langue contre le palais, pour la mener de Delhi à Tobolsk, ou pour la renvoyer des Orcades à Chandernagor – et si j’ai mâché quelques feuilles de ce grand convolvulus qui donne le bétel ; si le suc du pavot, transformé en pastilles solides et parfumées, réveille dans mes esprits la riante famille des songes ; si j’ai aspiré dans un long verre le gaz spiritueux et spirituel qui émane des tonnes d’Épernay, ou si j’ai tiré à fréquentes reprises de ma jolie tabatière de Lumloch cette poudre enivrante et poétique dont un mince diplomate du seizième siècle a doté la France… oh ! combien je vous laisse loin de moi, timide Vesta, grave et modeste Pallas ! que j’ai franchi de fois, Jupiter, l’orbe où roulent tes satellites ! que j’ai de fois rompu ton anneau pâlissant, sombre et silencieux Saturne ! je me souviens d’avoir touché à une barrière où on lisait en lettres d’une forme et d’une couleur inconnues sur la terre :

OCTROI D’URANUS

Dieu ! qu’il y faisait froid !

Ce qu’il y a de commode dans ma voiture, c’est qu’elle est toujours prête. Madame, voulez-vous monter ? Il n’y a pas un moyen à graisser, pas une clavette à serrer. Il ne manque pas un boulon. Ne craignez pas les accidents du chemin. Si l’équipage de Cervantès ou de Rabelais, si celui du bénéficiaire de Sutton ou du doyen de Saint-Patrick a passé par ici – j’ai suivi l’ornière avec tant de soin – ou je m’en suis écarté avec tant d’adresse ! Les fossés sont en vérité profonds comme l’espace. Ils donneraient le vertige à un aigle ! Mais la voie est large comme le canal de la Manche, multiplié par toutes les gouttes d’eau de l’Océan. Je verse quelquefois, mais seulement quand je le veux – ou quand vous le voulez – et c’est sur un sable si doux, sur un gazon si souple, si élastique et si frais, que vous n’y regretteriez, je le jure, ni l’édredon moelleux de votre lit de repos, ni la bourre de soie qui enfle vos canapés.

Hier encore, Fanny, les yeux fixés sur cette petite mouche fauve qui domine ton sourcil noir, car il y a trop de danger pour moi à regarder plus bas… – Pas plus tard que ce matin, Victorine, les doigts liés aux boucles d’or de tes cheveux flottants… – Dis-moi, traîtresse, qui t’a ainsi décoiffée ?

Ô Victorine, ô Fanny, que de chemin vous avez fait avec moi sans le savoir !

Mais il s’agit aujourd’hui de choses plus sérieuses. Pour la première fois de ma vie, je me suis avisé d’avoir une volonté fixe, un but déterminé. Je pars. Je suis parti.

– Où allez-vous donc, Théodore ?

– En Bohême, vous dis-je ! Fouette, cocher !

Convention

Seulement je n’irai pas sans eux. J’ai de si bonnes raisons pour cela !

L’un, c’est don Pic de Fanferluchio !

L’autre, c’est mon fidèle Breloque.

Le premier m’entretient en secret de ces études de peu de valeur avec lesquelles on oublie doucement de vivre. Il fut le plus assidu des amis de ma jeunesse. À vingt-cinq ans, je n’avais jamais recherché d’autre conversation que la sienne, et quelle conversation !

L’homme le plus long, le plus mince, le plus étroit, le plus géométriquement abstrait dans toutes ses dimensions – le plus frotté de grec, de latin, d’étymologies, d’onomatopées, de thèses, de diathèses, d’hypothèses, de métathèses – de tropes, de syncopes et d’apocopes – la tête qui contient le plus de mots contre une idée, de sophismes contre un raisonnement, de paradoxes contre une opinion – de noms, de prénoms, de surnoms – de titres oubliés et de dates inutiles – de niaiseries biologiques, de balivernes bibliologiques, de billevesées philologiques – la table vivante des matières du Mithridate d’Adelung et de l’Onomasticon de Saxius !…

Le second, créature bizarre et capricieuse – jeu singulier de la Providence qui s’amuse, après avoir moulé un génie sous la forme d’Achille ou d’Apollon, à bâtir avec les rognures échappées à son ciseau sublime un monstre difforme et grotesque – mélange fortuit d’éléments que l’on croirait incompatibles – accident passager mais unique dans les modes innombrables de l’être – ébauche ridicule de l’homme qui ne sera jamais achevée – être sans nom, sans but, sans destinée, qu’on voit toujours riant, toujours chantant, toujours moquant, toujours gabant, toujours gambadant, toujours disposé à rien faire ou à faire des riens –

Hélas ! mon cher Victor, je n’ai pas ta plume d’or et ton encre aux mille couleurs ; je n’ai pas, mon cher Tony, la palette plus riche que l’arc-en-ciel où tu charges tes pinceaux – et j’essaierais de peindre un nain !

Quand j’eus gagné à la loterie cette principauté d’Allemagne que j’ai perdue ce matin à mon réveil – la peste soit du frotteur ! – je donnai à don Pic de Fanferluchio les sceaux de la chancellerie et les clefs de la bibliothèque.

Breloque eut la trésorerie et les petits appartements.

Ô vous que la fortune a exposés dans un rang élevé aux regards jaloux de la multitude, et qui n’avez pas lu sans fruit la vie d’Alcibiade, vous pouvez vous adresser à Breloque en toute sûreté. Il coupera la queue de vos chiens.

Non… jamais on n’a éprouvé au même degré que moi… –

Non, Cléobis et Biton qui moururent de fatigue en traînant le char triomphal de leur mère… Non, le sire Gontran de Léry qui expira en déposant sa fiancée au sommet de la Côte des deux amants… Non, Euthyme de Locres à qui il n’arriva rien de moins, pour avoir transporté un rocher énorme, destiné à clore les murailles de sa cité – Que dis-je ! ce géant qui soutint le monde – Anthée, Épiméthée, Prométhée, ou Atlas – je serais bien fâché de me tromper sur son nom, mais je n’ai pas même ici un almanach –

Non, personne n’a senti ce que pèse cette vertu compacte et immense, cette idéalité des perfections absolues, cette prototypie de toutes les facultés innées et acquises, morales et rationnelles, ce το χαλον de l’âme et de l’intelligence humaine presque divinisées, dont la supériorité accablante exerce une censure involontaire, mais hostile et perpétuelle, sur la société entière –

À moi, Breloque, m’écriai-je, sauve-moi de mon innocence ! Dépouille, s’il le faut, mon chaste front de cette couronne de pureté timide que les femmes me décernèrent autrefois. – Délivre-moi de cette infaillibilité de mœurs, de cette austérité inflexible, qui finiraient par m’attirer la haine de tout le genre humain. – Danse, Breloque, danse encore. – Donne-moi des défauts qui ne soient pas des vices, des goûts qui ne soient pas des excès, des manies qui ne soient pas des passions. – Danse, Breloque, danse toujours ; – et si tes grelots bruissent jamais dans le formidable concert des trompettes du jugement, ne crains pas qu’ils m’avertissent d’un remords !

Breloque fit le saut périlleux.

Pauvre Breloque ! sans toi que serais-je devenu !

Qu’aurais-je été sans eux, je le demande ? La statue informe du Titan, la poupée de l’idéologue, le monstre anthropomorphe de Godwin ?

Quand l’archange qui coule la figure d’un homme dans les fourneaux de la nature, se fut aperçu de la méprise qui lui avait fait confondre des éléments si divers – don Pic, Breloque et Théodore – son premier mouvement fut de rompre l’image, et d’en jeter les fragments à travers l’espace. –

O povero mi ! Que de siècles n’aurait-il pas fallu pour remettre mes molécules constitutives en harmonie, pour raccrocher mes atomes, pour idiosyncraser mes monades, pour rétablir l’adhérence intime et parfaite de tant de surfaces antipathiques entre le myrmidon Breloque et le patagon filiforme don Pic de Fanferluchio ?

Heureusement l’ange praticien y regarda deux fois, trois fois, y revint encore, s’accoutuma d’abord à tolérer, puis à aimer son modèle. Il alla même jusqu’à lui confier une émanation de ce souffle de bonté dont les anges sont avares, et imprimant fortement le pouce à l’extrémité du nez de son mannequin encore inanimé, pour parvenir à le reconnaître un jour à ce méplat original : – Va, lui dit-il, sois Théodore. – Et mon père pleura de joie sur un berceau.

Démonstration

Si cependant, par hasard, cette fiction ne vous convenait pas… car je ne vois aucune difficulté à déclarer que c’est une fiction…

Si vous êtes du nombre de ces esprits positifs qui ne se contentent que de vérités absolues, et qui ne recevraient pas une idée frappée au coin de Montaigne et de Platon sans lui faire subir l’épreuve du trébuchet…

Si vous faites plus de cas d’une bonne addition que d’une similitude et même que d’une comparaison…

Eh, mon Dieu ! vous n’avez qu’à parler !

Il faut seulement s’entendre sur un point de départ, c’est-à-dire sur le calcul de Dioclès de Smyrne qui représente l’esprit de l’homme par le nombre Mille.

Ci, valeur reçue en compte1 000.Passons à l’analyse :Soit Théodore, ou mon imagination0.Soit don Pic de Fanferluchio, ou ma mémoire1.Soit Breloque, ou mon jugement999.

Je n’ai pas besoin de faire la synthèse devant vous ; mais vous pouvez la vérifier facilement avec votre professeur de mathématiques, avec votre intendant, ou avec votre blanchisseuse. –

Je pose hardiment le total…… 1000.

Ce qui signifie identiquement : l’auteur de l’Histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux ; car l’esprit est tout l’homme, et c’est de ces trois facultés, l’imagination, la mémoire et le jugement, que se compose (à moins qu’on n’y ait changé quelque chose) la mystérieuse trinité de notre intelligence, dans des proportions assez irrégulières, comme vous le voyez, et qui peuvent souffrir des modifications si multiples que la rencontre de deux ménechmes intellectuels sera probablement l’évènement le plus inattendu de l’autre monde, et celui qui ajoutera le plus au charme piquant de notre future Palingénésie.

Quelle incroyable variété de physionomies ! quelle inépuisable source d’harmonies et de contrastes ! que d’âmes qui seront étonnées de n’avoir pas volé l’une à l’autre ! que d’affections qui se révolteront contre le joug que leur a fait subir une trompeuse sympathie ! que d’admirations détrompées ! que de modesties rassurées trop tard ! que de grands hommes j’ai vus, et, il m’en coûte de l’avouer, qui arriveront là, négativement timbrés de trois zéros, à la barbe de Dioclès !

Breloque ne s’est pas réservé d’autre plaisir pour les trente premières myriades de siècles de l’éternité.

Objection

– Eh, monsieur, je vois ce que c’est ! encore un mauvais pastiche des innombrables pastiches de Sterne et de Rabelais… –

Mauvais, cela vous plaît à dire… et puis, que diable vous faut-il si vous ne voulez pas des pastiches ?

Oserais-je vous demander quel livre n’est pas pastiche, quelle idée peut s’enorgueillir aujourd’hui d’éclore première et typique ?…

(Dalgarno réduisait toutes les idées primitives à six, et don Pic de Fanferluchio prétend qu’il y avait du luxe.)

Oserais-je vous demander, dis-je, quel auteur est procédé de lui-même comme Dieu, si ce n’est l’auteur inconnu qui s’avisa le lendemain de l’invention des lettres…

C’était peut-être Énoch ; mais son livre ne s’est pas retrouvé –

C’était peut-être Abraham ; mais le Jezirah est apocryphe, et le Saint-Esprit le balaya, comme les faux évangiles, de la table du concile de Nicée –

C’était peut-être Mercure, autrement Hermès ou Trismégiste ; mais il n’est pas plus question de cette particularité dans Apollodore que dans le père Gautruche.

Qui s’avisa de tracer pour la première fois… sur le sable –

Ou sur un rocher –

Ou sur une brique –

Ou sur une tabella d’ivoire enduite de cire vierge –

Ou sur toute autre surface naturelle ou plastique, mais pénétrable et tenace –

Ou sur une feuille de papyrus –

Ou sur la membrane du placenta d’un quadrupède –

Ou sur de la bouillie de chanvre ou de lin, de coton ou de soie, de paille ou d’ortie, étendue, aplatie et desséchée –

Avec un roseau aiguisé –

Ou un burin pointu –

Ou un crayon de métal friable –

Ou un fragment de pierre colorée –

Ou une plume d’oie –

De tracer (j’en étais là) quelques lignes verticales ou horizontales – de bas en haut ou de haut en bas – de droite à gauche ou bien de gauche à droite – ou même de gauche à droite et de droite à gauche alternativement, comme cela se pratiquait dans le Boustrophédon –

Et de s’écrier dans une langue qui est morte avant le déluge : Exegi monumentum !

Celui-là (écrivain original, je te salue !) n’écrivit cependant, selon toute apparence, que ce qu’on avait dit avant lui ; et, chose merveilleuse ! le premier livre écrit ne fut lui-même qu’un pastiche de la tradition, qu’un plagiat de la parole !

Une idée nouvelle, grand Dieu ! il n’en restait pas une dans la circulation du temps de Salomon – et Salomon n’a fait que le dire d’après Job.

Et vous voulez que moi, plagiaire des plagiaires de Sterne –

Qui fut plagiaire de Swift –

Qui fut plagiaire de Wilkins –

Qui fut plagiaire de Cyrano –

Qui fut plagiaire de Reboul –

Qui fut plagiaire de Guillaume des Autels –

Qui fut plagiaire de Rabelais –

Qui fut plagiaire de Morus –

Qui fut plagiaire d’Érasme –

Qui fut plagiaire de Lucien – ou de Lucius de Patras – ou d’Apulée – car on ne sait lequel des trois a été volé par les deux autres, et je ne me suis jamais soucié de le savoir…

Vous voudriez, je le répète, que j’inventasse la forme et le fond d’un livre ! le ciel me soit en aide ! Condillac dit quelque part qu’il serait plus aisé de créer un monde que de créer une idée.

Et c’est aussi l’opinion de Polydore Virgile et de Bruscambille.

Déclaration

Au reste, on conviendra que je n’ai pas affiché du moins la prétention insensée d’être neuf dans le métier le plus fastidieusement usé qu’on puisse exercer au monde, celui, dirait Rabelais, de sophistiqueur de pensées et de grabeleur de mots.

Vous chercheriez inutilement pendant cent ans un titre qui révélât plus naïvement le plagiat que ces lignes ingénues :

Histoire du roi de Bohème et de ses sept châteaux.

À peine ont-elles frappé vos yeux que trois ou quatre idées subites jaillissent tout armées d’autant de cases de votre mémoire, comme Minerve de la tête de Jupiter, chargées d’insignes, de blazons, de plans, de devis ; ceintes de remparts, de glacis et de contrescarpes ; hérissées d’ouvrages à cornes et de bastions –

Ah ! ah ! dites-vous, j’ai vu cela quelque part, dans Olaüs Magnus, dans Rudbeck, dans Sterne peut-être…

Une dernière case s’ouvre, celle de la réflexion, et il en sort une idée plus intelligente, plus nette, plus lucide, qui vous dit d’un ton sardonique en haussant légèrement les épaules (ô divine Entéléchie, les épaules d’une idée !…)…

« Mais c’est cela, c’est absolument cela ! c’est dans Sterne ! ce n’est qu’un pastiche. » Et puis elle rentre avec dédain… Merci, madame !

Et pourquoi pas un pastiche ?…

Il m’était si aisé de dissimuler cet emprunt d’une imagination épuisée, en disant, par exemple :

HISTOIRE DU ROI DE HONGRIE ET DE SES HUIT FORTERESSES

ou mieux encore :

CHRONIQUE DES EMPEREURS DE TRÉBIZONDE, ET DESCRIPTION DE LEURS QUATORZE PALAIS.

Mais ma candeur naturelle répugne à ces artifices ;

Un pastiche, un vrai pastiche, tout ce qu’il y a de plus pastiche…

Et cela me convient d’autant mieux que je ne savais pas ce que c’était.

Il ne tient même qu’à vous de me faire porter cette abnégation sincère de tout mérite personnel à sa dernière expression –

(Je parle à cette idée hargneuse, qui sort obstinément de sa niche à la fin de toutes mes pages, comme l’automate importun des horloges de Nuremberg.)

Douce et pudibonde Modestie ! inspire-moi une concession si humble, si résignée, qu’elle désarme enfin la colère de mes ennemis !

 

Je l’ai trouvée !… – Je l’ai trouvée ! –

Et je dois rassurer mes jolies lectrices – je n’écris point ceci dans le simple appareil… dans le costume négatif d’Archimède. J’ai un habit bleu barbeau qui ne m’a servi que trois fois.

Ce n’est pas moi d’ailleurs qu’il s’agit de regarder. C’est la page suivante où vous trouverez le titre définitif de ce volume…

Définitif, autant qu’il est permis à l’homme d’attacher à une de ses conceptions cet adjectif téméraire…

Définitif, si Dieu et mon anévrisme le permettent…

Pauvre Théodore !

Continuation

Quant aux imitateurs sans conscience !…

Quant au singe bateleur qui contrefait sans goût ce qu’il voit sans intelligence, automate vivant dont la physionomie est une caricature et le rire une grimace…

Quant au perroquet maussade qui chante la chanson de Psaphon parce que Psaphon l’a chantée, et qui croit inventer ce qu’il répète…

Quant à la corneille effrontée qui se pare insolemment des dépouilles de quelque paon inconnu, et qui étale dans vos musées et dans vos académies une aigrette de diamants et des plumes d’or aux yeux d’azur qu’elle n’a point portées…

J’aurais plus tôt fait de compter les chèvres de la Toralva, calcul qui épouvanta l’infaillible judiciaire de don Quichotte, et que les mathématiciens infinitésimaux les plus perspicaces, depuis le marquis de l’Hospital jusqu’au rédacteur du dernier Almanach des Muses, ont sagement laissé à part.

Qui oserait se plaindre aujourd’hui qu’il y eût une chèvre, une seule chèvre de trop dans le troupeau de la Toralva, et qu’elle y caracolât, la pauvre bête, à la manière des autres ?…

On n’a jamais trouvé trop nombreux les moutons de Dindenaut – cependant ils se noyaient, tandis que les chèvres de la Toralva ne demandent qu’à sauter.

Et pourvu que ma chèvre passe dans le nombre. – Elle n’est ni vieille, ni difforme, ni maussade – elle est propre, elle est élégante, elle est mouchetée – elle a le sentiment de sa dignité naturelle et des bienséances de son sexe –

… Pourvu, dis-je, qu’elle défile le nez au vent, les narines entrouvertes pour aspirer de loin les fleurs et la rosée, la tête un peu inclinée sur la clavicule droite, parce que cela donne de la grâce…

Fructu capreolus volvitur gestiens croceo

Ou bien que, dressée sur ses jambes de derrière, celles de devant modestement recourbées sur elles-mêmes, le cou tendu, l’œil saillant, la bouche allongée et frémissante, elle puisse briser de temps en temps, au sommet d’un buisson qui n’appartient à personne, un de ces longs bouquets de feuilles ou de fruits parasites qui épuisent l’arbuste et ne l’embellissent pas…

(C’était probablement le corymbe d’un sorbier avant la maturité.) –

Ô critique impitoyable, on ne vous en demande pas davantage…

Messieurs, voulez-vous permettre ? Place à la chèvre de Théocrite !

Protestation

Plagiaire ! moi, plagiaire ! – Quand je voudrais trouver moyen pour me soustraire à ce reproche de disposer les lettres dans un ordre si

N O U V E A U ‚

ou d’assujettir les lignes à des règles

de disposition si bizarres,

ou pour mieux dire

si follement

hétéroclites ! ! !

Quand de si violentes inversions, je voudrais torturer les mots !

Ou marier incompatiblement des idées et des paroles ennemies qui rugiraient de se rencontrer !

Quand je n’aspire qu’à vous emporter sur les ailes du Condor oriental au sommet de quelque montagne qui a bravé, inaccessible, l’invasion du déluge ; –

Ou à vous précipiter avec moi sur un coursier près duquel celui de Mazeppa ne ferait pas meilleure figure que le grison de Sancho, dans des profondeurs creusées cinq cent millions de lieues au-dessous du monde souterrain de Klimius… –

Vous m’accuseriez de vous emprisonner par une lâche impuissance dans ce petit recoin de notre petite terre que l’on appelle la Bohême !…

Hélas ! je n’irai peut-être jamais en Bohême, quoique ce soit, je le jure sur l’honneur, le seul projet dont je m’occupe aujourd’hui – et si j’y vais, j’y arriverai si tard que personne de cette génération et des vingt-deux générations qui la suivront, n’en pourra lire la nouvelle dans les affiches de Prague. – J’ai tant de choses à faire sur le chemin !

D’abord, j’y suis bien décidé : je n’entrerai en Bohême que par l’Autriche…

En Autriche que par la Styrie…

En Styrie que par la Carinthie, où je dois une larme au tombeau vide d’Édouard…

En Carinthie que par la Carniole, ma seconde et chère patrie…

En Carniole que par l’Istrie, où, couchés sur les plages riantes du golphe bleu, nous égarerons à loisir nos yeux ravis des bastides de Trieste à la tour d’Aquilée…

En Istrie que par le pays de Venise –

Voilà Venise, et son port, et ses gondoles, et sa vieille mosquée chrétienne, et ses noirs palais, et les degrés de marbre où vit la trace du sang de Faliéro, rajeunie par les vers de Byron et par les pinceaux de Delacroix –