Jean qui grogne et Jean qui rit - Comtesse de Ségur - E-Book

Jean qui grogne et Jean qui rit E-Book

Comtesse de Ségur

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Beschreibung

Jean et Jeannot sont cousins. Ils sont pauvres tous les deux, mais l'un est riche de confiance et d'espoir tandis que l'autre ressasse sans trêve sa malchance. Vient le moment où les deux garçons doivent quitter leur modeste Bretagne pour la bonne ou mauvaise fortune de la vie parisienne...

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Jean qui grogne et Jean qui rit

Pages de titreSÉGURI – LE DÉPARTII – LA RENCONTREIII – LE VOLEUR SE DÉVOILEIV – LA CARRIOLE ET KERSACV – L’ACCIDENTVI – JEAN ESCULAPEVII – VISITE À KÉRANTRÉVIII – RÉUNION DES FRÈRESDE M. ABELXI – LE CONCERTXII – LA LEÇON DE DANSEXIII – LES HABITS NEUFSXV – FRIPONNERIE DE JEANNOTXIX – M. ABEL PLACE JEANNOTXX – JEAN CHEZ LE PETIT ROGERXXII – JEAN SE FORMEXXIII – KERSAC À PARISXXIV – KERSAC ET M. ABEL FONTJEANNOTXXVI – EMPLETTES DE KERSACXXVII – LA NOCEXXVIII – ABEL, CAÏN ET SETHXXIX – LE MARTEAU MAGIQUEXXX – L’EXPOSITIONXXXI – MORT DU PETIT ROGERXXXII – DEUX MARIAGESXXXIII – TROISIÈME MARIAGEXXXIV – ET JEANNOT ?Page de copyright

Jean qui grogne et Jean qui

rit

Comtesse de Ségur

SÉGUR

Chère petite, tu as longtemps attendu ton livre ; c’est qu’il y avait

bien des frères, des cousins, des cousines, d’un âge plus respectable

que le tien. Mais enfin, voici ton tour. JEAN QUI RIT te fera rire, je

l’espère ; je ne crains pas que JEAN QUI GROGNE te fasse grogner.

Ta grand’mère qui t’aime bien,

COMTESSE DE SÉGUR,

née ROSTOPCHINE

I – LE DÉPART

HÉLÈNE : – Voilà ton paquet presque fini, mon petit Jean, il ne

reste plus à y mettre que tes livres.

JEAN : – Et ce ne sera pas lourd, maman ; les voici.

La mère prend les livres que lui présente Jean et lit : Manuel du

Chrétien ; Conseils pratiques aux Enfants.

HÉLÈNE : – Il n’y en a guère, il est vrai, mon ami ; mais ils sont

bons.

JEAN : – Maman, quand je serai à Paris, je tâcherai de voir le bon

prêtre qui a fait ces livres.

HÉLÈNE : – Et tu feras bien, mon ami ; il doit être bon, cela se

voit dans ses livres. Et il aime les enfants, cela se voit bien aussi.

JEAN : – Une fois arrivé à Paris et chez Simon, je n’aurai plus

peur.

HÉLÈNE : – Il ne faut pas avoir peur non plus sur la route, mon

ami. Qu’est­ce qui te ferait du mal ? Et pourquoi te causerait­on du

chagrin ?

JEAN : – C’est qu’il y a des gens qui ne sont pas bons, maman ; et

il y en a d’autres qui sont même mauvais.

HÉLÈNE : – Je ne dis pas non ; mais tu ne seras pas le premier du

pays qui auras été chercher ton pain et la fortune à Paris ; il ne leur

est pas arrivé malheur ; pas vrai ? Le bon Dieu et la sainte Vierge ne

sont­ils pas là pour te protéger ?

JEAN :   – Aussi   je   ne   dis   pas   que   j’aie   peur,   allez ;   je   dis

seulement qu’il y a des gens qui ne sont pas bons ; c’est­il pas une

vérité, ça ?

HÉLÈNE : – Oui, oui, tout le monde la connaît, cette vérité. Mais

tu ne veux pas pleurer en partant, tout de même ! Je ne veux pas que

tu pleures.

JEAN : – Soyez tranquille, mère ; je m’en irai bravement comme

mon frère Simon, qui est parti sans seulement tourner la tête pour

nous regarder. Voilà que j’ai bientôt quatorze ans. Je sais bien ce que

c’est que le courage, allez. Je ferai comme Simon.

HÉLÈNE :   – C’est   bien,   mon   enfant ;   tu   es   un   bon   et   brave

garçon !   Et   le   cousin   Jeannot ?   Va­t­il   venir   ce   soir   ou   demain

matin ?

JEAN : – Je ne sais pas, maman ; je ne l’ai guère vu ces trois

derniers jours.

HÉLÈNE : – Va donc voir chez sa tante s’il est prêt pour partir

demain de grand matin.

Jean   partit   lestement.   Hélène   resta   à   la   porte   et   le   regarda

marcher : quand elle ne le vit plus, elle rentra, joignit les mains avec

un   geste   de   désespoir,   tomba   à   genoux   et   s’écria   d’une   voix

entrecoupée par ses larmes :

« Mon enfant, mon petit Jean chéri ? Lui aussi doit partir, me

quitter ! Lui aussi va courir mille dangers dans ce long voyage ! mon

enfant, mon cher enfant !… Et je dois lui cacher mon chagrin et mes

larmes pour ranimer son courage. Je dois paraître insensible à son

absence, quand mon cœur frémit d’inquiétude et de douleur ! Pauvre,

pauvre enfant ! La misère m’oblige à l’envoyer à son frère. Dieu de

bonté,   protégez­le !  Marie,  mère  de  miséricorde,   ne  l’abandonnez

pas, veillez sur lui ! »

La   pauvre   femme   pleura   quelque   temps   encore ;   puis   elle   se

releva, lava ses yeux rougis par les larmes, et s’efforça de paraître

calme et tranquille pour le retour de Jean.

Jean avait marché lestement jusqu’au détour du chemin et tant que

sa mère pouvait l’apercevoir.

Mais quand il se sentit hors de vue, il s’arrêta, jeta un regard

douloureux sur la route qu’il venait de parcourir, sur tous les objets

environnants,   et   il   pensa   que,   le   lendemain   de   grand   matin,   il

passerait par les mêmes endroits, mais pour ne plus les revoir ; et lui

aussi pleura.

« Pauvre mère ! se dit­il. Elle croit que je la quitte sans regret ;

elle n’a ni inquiétude ni chagrin. Ma tranquillité la rassure et soutient

son courage. Ce serait mal et cruel à moi de lui laisser voir combien

je suis malheureux de la quitter ! et pour si longtemps ! Mon bon

Dieu,   donnez­moi   du   courage   jusqu’à   la   fin !   Ma   bonne   sainte

Vierge, je me mets sous votre protection. Vous veillerez sur moi et

vous me ferez revenir près de maman ! »

Jean essuya ses yeux, chercha à se distraire par la pensée de son

frère qu’il aimait tendrement, et arriva assez gaiement à la demeure

de sa tante Marine. Au moment d’entrer, il s’arrêta effrayé et surpris.

Il   entendait   des   cris   étouffés,   des   gémissements,   des   sanglots.   Il

poussa   vivement   la   porte ;   sa   tante   était   seule   et   paraissait

mécontente, mais ce n’était certainement pas elle qui avait poussé les

cris et les gémissements qu’il venait d’entendre.

« Te voilà, petit Jean ? dit­elle ; que veux­tu ?

JEAN : – Maman m’a envoyé savoir si Jeannot était prêt pour

demain, ma tante, et s’il allait venir à la maison ce soir ou demain de

grand matin pour partir ensemble.

LA TANTE : – Je ne peux pas venir à bout de ce garçon­là ; il est

là qui hurle depuis une heure ; il ne veut pas m’obéir ; je lui ai dit

plus de dix fois d’aller te rejoindre chez ta mère. Il ne bouge pas plus

qu’une pierre. L’entends­tu gémir et pleurer ?

JEAN : – Où est­il donc, ma tante ?

LA TANTE : – Il est dehors, derrière la maison. Va le trouver,

mon petit Jean, et vois si tu peux l’emmener. »

Jean sortit, fit le tour le la maison, ne vit personne, n’entendit plus

rien. Il appela :

« Jeannot ! »

Mais Jeannot ne répondit pas.

Il rentra une seconde fois chez sa tante.

LA TANTE : – Eh bien, l’as­tu décide à te suivre ? Il est calmé,

car je n’entends plus rien.

JEAN : – Je ne l’ai pas vu, ma tante ; j’ai regardé de tous côtés,

mais je ne l’ai pas trouvé.

LA TANTE : – Tiens ! où s’est­il donc caché ? »

La   tante   sortit   elle­même,   fit   le   tour   de   la   maison,   appela   et,

comme Jean, ne trouva personne.

« Se   serait­il   sauvé,   par   hasard,   pour   ne   pas   t’accompagner

demain ? »

Jean frémit un instant à la pensée de devoir faire seul un si long

voyage et d’entrer seul dans Paris la grande ville, si grande, avait

écrit son frère, qu’il ne pouvait pas en faire le tour dans une seule

journée. Mais il se rassura bien vite et résolut de le trouver, quand il

devrait chercher toute la nuit.

Lui et sa tante continuèrent leurs recherches sans plus de succès.

« Mauvais   garçon !   murmurait­elle.   Détestable   enfant !…   Si   tu

pars sans lui, mon petit Jean, et qu’il me revienne après ton départ, je

ne le garderai pas, il peut en être sûr.

JEAN : – Où le mettriez­vous donc, ma tante ?

LA TANTE : – Je le donnerais à ta mère.

JEAN : – Oh ! ma tante ! Ma pauvre maman qui ne peut pas me

garder, moi, son enfant !

LA TANTE : – Eh bien, n’est­elle pas comme moi la tante de ce

Jeannot, la sœur de sa mère ? Chacun son tour ; voilà bientôt trois

ans que je l’ai ; il m’a assez ennuyée. Au tour de ta mère, elle s’en

fera obéir mieux que moi. »

Pendant que la tante parlait, Jean, qui furetait partout, eut l’idée de

regarder dans une vieille niche à chien, et il vit Jeannot blotti tout au

fond.

« Le voilà, le voilà ! s’écria Jean. Voyons, Jeannot, viens, puisque

te voilà trouvé. »

Jeannot ne bougeait pas.

« Attends, je  vais l’aider  à sortir  de sa cachette », dit  la  tante

enchantée de la découverte de Jean.

Se baissant, elle saisit les jambes de Jeannot et tira jusqu’à ce

qu’elle l’eût ramené au grand jour.

À peine Jeannot fut­il dehors, qu’il recommença ses cris et ses

gémissements.

JEAN : – Voyons, Jeannot, sois raisonnable ! Je pars comme toi ;

est­ce que je crie, est­ce que je pleure comme toi ! Puisqu’il faut

partir, à quoi ça sert de pleurer ? Que fais­tu de bon ici ? rien du tout.

Et à Paris, nous allons retrouver Simon, et il nous aura du pain et du

fricot. Et il nous trouvera de l’ouvrage pour que nous ne soyons pas

des fainéants, des propres à rien. Et ici, qu’est­ce que nous faisons ?

Nous mangeons la moitié du pain de maman et de ma tante. Tu vois

bien ! Sois gentil : dis adieu à ma tante, et viens avec moi. Le voisin

Grégoire a donné à maman une bonne galette et un pot de cidre pour

nous faire un bon souper, et puis Daniel nous a donné un lapin qu’il

venait de tuer. »

Le   visage   de   Jeannot   s’anima,   ses   larmes   se   tarirent   et   il

s’approcha de son cousin en disant :

« Je veux bien venir avec toi, moi. »

La tante profita de cette bonne disposition pour lui donner son

petit paquet accroché au bout du bâton de voyage.

« Va, mon garçon, dit­elle en l’embrassant, que Dieu te conduise

et te ramène les poches bien remplies de pièces blanches ; tiens, en

voilà deux de vingt sous chacune ; c’est M. le curé qui me les a

données pour toi ; c’est pour faire le voyage. Adieu, Jeannot ; adieu,

petit Jean.

JEAN : – Nous serons bien heureux, va ! D’abord, nous ferons

comme nous voudrons ; personne pour nous contrarier.

JEANNOT : – Ma tante Hélène ne te contrarie pas trop, toi ; mais

ma tante Marine ! Est­elle contredisante ! et exigeante ! et méchante !

Je suis bien content de ne plus l’entendre gronder et crier après moi.

JEAN : – Écoute, Jeannot, tu n’as pas raison de dire que ma tante

Marine est méchante ! Elle crie après toi un peu trop et trop fort,

c’est vrai ; mais aussi tu la contrariais bien, et puis, tu ne lui obéissais

pas.

JEANNOT :   – Je   crois   bien,   elle   voulait   m’envoyer   faire   des

commissions au tomber du jour : j’avais peur !

JEAN : – Peur ! d’aller à cent pas chercher du pain, ou bien d’aller

au bout du jardin chercher du bois !

JEANNOT : – Écoute donc ! Moi, je n’aime pas à sortir seul à la

nuit. C’est plus fort que moi : j’ai peur !

JEAN :  – Et  pourquoi  pleurais­tu  tout   à  l’heure,  puisque  tu  es

content de t’en aller ? Et pourquoi t’étais­tu si bien caché, que c’est

pas un pur hasard si je t’ai trouvé ?

JEANNOT : – Parce que j’ai peur de ce que je ne connais pas,

moi ; j’ai peur de ce grand Paris.

JEAN : – Ah bien ! si tu as peur de tout, il n’y a plus de plaisir ?

Puisque tu dis toi­même que tu étais mal chez ma tante, et que tu es

content de t’en aller ?

JEANNOT : – C’est égal, j’aime mieux être mal au pays et savoir

comment et pourquoi je suis mal, que de courir les grandes routes et

ne pas savoir où je vais, et avec qui et comment je dois souffrir.

JEAN :   – Que   tu   es   nigaud,   va !   Pourquoi   penses­tu   avoir   à

souffrir ?

JEANNOT : – Parce que, quoi qu’on fasse, où qu’on aille, avec

qui qu’on vive, on souffre toujours ! Je le sais bien, moi.

JEAN, riant : – Alors tu es plus savant que moi ; j’ai du bon dans

ma vie, moi ; je suis plus souvent heureux que malheureux, content

que mécontent, et je me sens du courage pour la route et pour Paris.

JEANNOT : – Je crois bien ! tu as une mère, toi ! Je n’ai qu’une

tante !

JEAN :   – Raison   de   plus   pour   que   ce   soit   moi   qui   pleure   en

quittant maman et que ce soit toi qui ries, puisque ta tante ne te tient

pas au cœur ; mais tu grognes et pleures toujours, toi. Entre les deux,

j’aime mieux rire que pleurer. »

Jeannot ne répondit que par un soupir et une larme, Jean ne dit

plus   rien.   Ils   marchèrent   en   silence   et   ils   arrivèrent   à   la   porte

d’Hélène ;   en  l’ouvrant,   Jeannot  se  sentit  surmonté   par  une  forte

odeur de lapin et de galette.

HÉLÈNE :   – Te   voilà   enfin   de   retour,   mon   petit   Jean !   Je

m’inquiétais de ne pas te voir revenir. Et voici Jeannot que tu me

ramènes. Eh bien ! eh bien ! quelle figure consternée, mon pauvre

Jeannot ! Qu’est­ce que tu as ? Dis­le­moi… Voyons, parle ; n’aie

pas peur. »

Jeannot baisse la tête et pleure.

JEAN : – Il n’a rien du tout, maman, que du chagrin de partir. Et

pourtant il disait lui­même tout à l’heure que ça ne le chagrinait pas

de quitter ma tante ! Alors, pourquoi qu’il pleure ?

HÉLÈNE : – Certainement ; pourquoi pleures­tu ? Et devant un

lapin   qui   cuit   et   une   galette   qui   chauffe ?   C’est­il   raisonnable,

Jeannot ? Voyons, plus de ça, et venez tous deux m’aider à préparer

le souper ; et un fameux souper !

JEANNOT, soupirant : – Et le dernier que je ferai ici, ma tante !

HÉLÈNE : – Le dernier ! Laisse donc ! Vous reviendrez tous deux

avec des galettes et des lapins plein vos poches ; et tu en mangeras

chez moi avec mon petit Jean. Il est courageux, lui. Regarde sa bonne

figure réjouie… Tiens ! tu as les yeux rouges, petit Jean. Qu’est­ce

que tu as donc ? Une bête entrée dans l’œil ? »

Jean   regarda   sa   mère ;   ses   yeux   étaient   remplis   de   larmes ;   il

voulut sourire et parler, mais le sourire était une grimace, et la voix

ne pouvait sortir du gosier. La mère se pencha vers lui, l’embrassa, se

détourna et sortit pour aller chercher du bois, dit­elle. Quand elle

rentra,   sa   bouche   souriait,   mais   ses   yeux   avaient   pleuré ;   ils

s’arrêtèrent un instant seulement, avec douleur et inquiétude, sur le

visage de son enfant.

Le   petit   Jean   l’examinait   aussi   avec   tristesse ;   leur   regard   se

rencontra ; tous deux comprirent la peine qu’ils ressentaient, l’effort

qu’ils   faisaient   pour   la   dissimuler,   et   la   nécessité   de   se   donner

mutuellement du courage.

« Le bon Dieu est bon, maman ; il nous protégera ! dit Jean avec

émotion. Et quel bonheur que vous m’ayez appris à écrire ! Je vous

écrirai toutes les fois que j’aurai de quoi affranchir une lettre !

HÉLÈNE : – Et moi, mon petit Jean, M. le curé m’a promis un

timbre­poste tous les mois… En attendant, voici notre lapin cuit à

point, qui ne demande qu’à être mangé. »

Les   enfants   ne   se   le   firent   pas   répéter ;   ils   s’assirent   sur   des

escabeaux ; chacun prit un débris de plat ou de terrine, ouvrit son

couteau et attendit, en passant sa langue sur ses lèvres, qu’Hélène eût

coupé le lapin et eût donné à chacun sa part.

Pendant un quart d’heure on n’entendit d’autre bruit dans la salle

du festin que celui des mâchoires qui broyaient leur nourriture, des

couteaux qui glissaient sur les débris d’assiette, du cidre qui passait

du broc dans le verre unique servant à tour de rôle à la mère et aux

enfants.

Après le lapin vint la galette ; mais les appétits devenaient plus

modérés ; la conversation recommença, lente d’abord, puis animée

ensuite.

« Fameux lapin, dit Jean, avalant la dernière bouchée.

– Quel dommage qu’il n’en reste plus, dit Jeannot en soupirant.

– Et avec quel plaisir vous mangerez demain ce qui en reste ! dit

Hélène en souriant.

JEAN : – Ce qui en reste ? Comment, mère, il en reste ?

HÉLÈNE : – Je crois bien qu’il en reste, et un bon morceau ; les

deux cuisses, une pour chacun de vous.

JEAN : – Mais… comment se fait­il ?… Vous n’en avez donc pas

mangé, maman ?

HÉLÈNE : – Si fait, si fait, mon ami ! Pas si bête que de ne pas

goûter un pareil morceau. »

Elle disait vrai, elle en avait réellement goûté, car elle s’était servi

la tête et les pattes. Jean voulut encore lui faire expliquer quelle était

la portion du lapin qu’elle avait mangée, mais elle l’interrompit.

« Assez mangé et assez parlé mangeaille, mes enfants ; à présent,

rangeons tout et préparons le coucher ; ce ne sera pas long. Jeannot

couchera avec toi dans ton lit, mon petit Jean. Avant de commencer

notre nuit, enfants, allons faire une petite prière dans notre chère

église ; nous demanderons au bon Dieu et à notre bonne mère de

bénir votre voyage.

JEAN : – Et puis nous irons dire adieu à M. le curé, maman !

HÉLÈNE : – Oui, mon ami ; c’est une bonne idée que tu as là, et

qui me fait plaisir. »

Le jour commençait à baisser, mais ils n’avaient pas loin à aller ;

l’église et le presbytère étaient à cent pas. Ils marchèrent tous les

trois en silence ; la mère se sentait le cœur brisé du départ de son

enfant ; Jean s’affligeait de la solitude de sa mère, et Jeannot songeait

avec effroi aux dangers du voyage et au tumulte de Paris.

Ils arrivèrent devant l’église ; la porte était ouverte, Hélène entra

suivie des enfants, et tous trois se mirent à genoux devant l’autel de

la sainte Vierge. Hélène et Jean priaient et pleuraient, mais tout bas,

en silence, afin d’avoir l’air calme et content. Jeannot soupirait et

demandait   du   pain   et   un   voyage   heureux,   suivi   d’une   heureuse

arrivée chez Simon.

Pendant que la mère priait, elle se sentit serrer doucement le bras,

et une voix enfantine lui dire tout bas :

« Assez, maman, assez : j’ai faim. »

Hélène se retourna vivement et vit une petite fille ; l’obscurité

croissante l’empêcha de distinguer ses traits ! Elle se pencha vers

elle.

« Je ne suis pas ta maman, ma petite », lui dit­elle.

La petite fille recula avec frayeur et se mit à crier :

« Maman, maman, au secours ! »

Jean et Jeannot se levèrent fort surpris, presque effrayés. Hélène

prit la petite fille par la main, et ils sortirent tous de l’église.

HÉLÈNE :   – Où   est   ta   maman,   ma   chère   petite ?   Je   vais   te

ramener à elle.

LA PETITE FILLE : – Je ne sais pas ; elle était là !

HÉLÈNE : – Sais­tu où elle est allée ?

LA PETITE FILLE : – Je ne sais pas ; elle m’a dit : « Attends

moi ». J’attendais.

HÉLÈNE :   – Elle   est   peut­être   chez   M.   le   curé.   Allons   l’y

chercher. »

La petite fille se laissa conduire ; en deux minutes ils furent chez

M. le curé, qui interrogea Hélène sur la petite fille qu’elle amenait.

HÉLÈNE : – Je ne sais pas qui elle est, monsieur le curé. Je viens

de la trouver dans l’église ; elle cherchait sa maman, que je pensais

trouver chez vous.

LE CURÉ : – Je n’ai vu personne ; c’est singulier tout de même.

Comment t’appelle­tu, ma petite ? ajouta­t­il en caressant la joue de

la petite.

LA PETITE FILLE : – J’ai faim ! Je voudrais manger. »

Le curé alla chercher du pain, du raisiné et un verre de cidre ; la

petite mangea et but avec avidité.

Pendant qu’elle se rassasiait, Hélène expliquait au curé qu’elle

était venue lui demander une dernière bénédiction pour le voyage

qu’allaient entreprendre les enfants.

LE CURÉ : – « Quand donc partent­ils ?

HÉLÈNE : – Demain matin de bonne heure, monsieur le curé.

LE CURÉ : – Demain, déjà ! Je vous bénis de tout mon cœur et du

fond du cœur, mes enfants. N’oubliez pas de prier le bon Dieu et la

sainte Vierge de vous venir en aide dans tous vos embarras, dans vos

privations, dans vos dangers, dans vos peines. Ce sont vos plus sûrs

et   vos   plus   puissants   protecteurs…   Et   quant   à   cette   petite,   mère

Hélène, emmenez­la chez vous jusqu’à ce que sa mère revienne la

chercher. Je vous l’enverrai si elle vient chez moi.

« Et vous, mes enfants, continua­t­il en ouvrant un tiroir, voici un

souvenir de moi qui vous sera une protection pendant votre voyage et

pendant votre vie. »

Il retira du tiroir deux cordons noirs avec des médailles de la

sainte  Vierge  et  les passa  au  cou de  Jean  et  de  Jeannot,  qui les

reçurent à genoux et baisèrent la main du bon curé.

La petite fille avait fini de manger ; elle recommença à demander

sa maman. Hélène l’emmena après avoir pris congé de M. le curé ;

Jean et Jeannot la suivirent. Hélène espérait trouver la mère de la

petite aux environs de l’église, devant laquelle ils devaient passez

pour rentrer chez eux ; mais, ni dans l’église ni à l’entour de l’église,

elle ne vit personne qui réclamât l’enfant.

La petite pleurait ; Hélène soupirait.

« Que vais­je faire de cette enfant ? pensa­t­elle. Je n’ai pas les

moyens de la garder. Je ne me suis pas séparée de mon pauvre petit

Jean pour prendre la charge d’une étrangère. Mais je suis bien sotte

de m’inquiéter ; le bon Dieu me l’a remise entre les mains, le bon

Dieu   me   donnera   de   quoi   la   nourrir,   si   sa   mère   ne   vient   pas   la

rechercher. »

Rassurée par cette pensée, Hélène ne s’en inquiéta plus ; elle la

coucha au pied de son lit, la couvrit de quelques vieilles hardes ; le

printemps était avancé, on était au mois de juin ; il faisait beau et

chaud. Les petits garçons se couchèrent ; Jeannot s’établit dans le lit

de son cousin, et Jean s’étendit près de lui.

« C’est   notre   dernière   nuit   heureuse,   maman,   dit   Jean   en

l’embrassant avant de se coucher.

– Non, mon enfant, pas la dernière ; laissons marcher le temps, qui

passe bien vite, et nous nous retrouverons. Dors, mon petit Jean : il

faudra se lever de bonne heure demain. »

La   petite   fille   dormait   déjà,   Jeannot   s’endormait ;   Jean   fut

endormi peu d’instants après ; la mère seule veilla, pleura et pria.

II – LA RENCONTRE

Le lendemain au petit jour, Hélène se leva, fit deux petits paquets

de   provisions,   les   enveloppa   avec   le   linge   et   les   vêtements   des

enfants, et s’occupa de leur déjeuner ; au lieu du pain sec, qui était

leur déjeuner accoutumé, elle y ajouta une tasse de lait chaud. Aussi,

quand ils furent éveillés, lavés et habillés, ce repas splendide dissipa

la   tristesse   de   Jean   et   les   inquiétudes   de   Jeannot.   La   petite   fille

dormait encore.

Le moment de la séparation arriva : Hélène embrassa dix fois,

cent fois son cher petit Jean ; elle embrassa Jeannot, les bénit tous

deux, et fit voir à Jean plusieurs pièces d’argent qui se trouvaient

dans la poche de sa veste.

« Ce sont les braves gens, nos bons amis de Kérantré, qui t’ont fait

ce petit magot, pour reconnaître les petits services que tu leur as

rendus, mon petit Jean. M. le curé y a mis aussi sa pièce. »

Jean voulut remercier, mais les paroles ne sortaient pas de son

gosier ; il embrassa sa mère plus  étroitement encore, sanglota un

instant, s’arracha de ses bras, essuya ses yeux, et se mit en route

comme son frère le sourire sur les lèvres, et sans tourner la tête pour

jeter un dernier regard sur sa mère et sur sa demeure.

« Je comprends, se dit­il, pourquoi Simon marchait si vite et ne se

retournait pas pour nous regarder et nous sourire. Il pleurait et il

voulait cacher ses larmes à maman. Pauvre mère ! elle ne pleure pas ;

elle croit que je ne pleure pas non plus, que j’ai du courage, que j’ai

le cœur joyeux, tout comme pour Simon. C’est mieux comme ça ; le

courage des autres vous en donne : je serais triste et malheureux si je

pensais que maman eût du chagrin de mon départ. Elle croit que je

serai heureux loin d’elle… Calme, gai même, c’est possible ; mais

heureux, non. Sa tendresse et ses baisers me manqueront trop. »

Pendant   que   Jean  marchait   au  pas   accéléré,   qu’il   réfléchissait,

qu’il se donnait du courage et qu’il s’éloignait rapidement de tout ce

que   son   cœur   aimait   et   regrettait,   Jeannot   le   suivait   avec   peine,

pleurnichait, appelait Jean qui ne l’entendait pas, tremblait de rester

en arrière et se désolait de quitter une famille qu’il n’aimait pas, une

patrie qu’il ne regrettait pas, pour aller dans une ville qu’il craignait,

à cause de son étendue, près d’un cousin qu’il connaissait peu et qu’il

n’aimait guère.

« Je   suis   sûr   que   Simon   ne   va   pas   vouloir   s’occuper   de   moi,

pensa­t­il ; il ne songera qu’à Jean, il ne se rendra utile qu’à Jean, et

moi   je   resterai   dans   un   coin,   sans   que   personne   veuille   bien   se

charger   de   me   placer…   Que   je   suis   donc   malheureux !   Et   j’ai

toujours été malheureux ? À deux ans je perds papa en Algérie ; à dix

ans je perds maman. C’est ma tante qui me prend chez elle, la plus

grondeuse, la plus maussade de toutes mes tantes. Et ne voilà­t­il pas,

à présent, qu’elle m’envoie me perdre à Paris, au lieu de me garder

chez elle.

« Jean  est  bien   plus  heureux,  lui ;  il   est  toujours  gai,   toujours

content ; tout le monde l’aime ; chacun lui dit un mot aimable. Et

moi ! personne ne me regarde seulement ; et quand par hasard on me

parle, c’est pour m’appeler pleurard, maussade, ennuyeux, et d’autres

mots aussi peu aimables.

« Et on veut que je sois gai ? Il y a de quoi, vraiment ! Ma bourse

est bien garnie ! Deux francs que le curé m’a donnés ! Et Jean qui ne

sait seulement pas son compte, tant il en a ! Tout le monde y a mis

quelque chose, a dit ma tante… Je suis bien malheureux ! rien ne me

réussit ! »

Tout en réfléchissant et en s’affligeant, Jeannot avait ralenti le pas

sans y songer. Quand le souvenir de sa position lui revint, il leva les

yeux, regarda devant, derrière, à droite, à gauche ; il ne vit plus son

cousin Jean. La frayeur qu’il ressentit fut si vive que ses jambes

tremblèrent sous lui ; il fut obligé de s’arrêter, et il n’eut même pas la

force d’appeler.

Après   quelques   instants   de   cette   grande   émotion,   il   retrouva

l’usage de ses jambes, et il se mit à courir pour rattraper Jean. La

route était étroite, bordée de bois taillis : elle serpentait beaucoup

dans le bois ; Jean pouvait donc ne pas être très éloigné sans que

Jeannot pût l’apercevoir. Dans un des tournants du chemin, il vit

confusément   une   petite   chapelle,   et   il   allait   la   dépasser,   toujours

courant, soufflant et suant, lorsqu’il s’entendit appeler.

Il reconnut la voix de Jean, s’arrêta joyeux, mais surpris, car il ne

le voyait pas.

« Jeannot, répéta la voix de Jean, viens, je suis ici.

JEANNOT : – Où donc es­tu ? Je ne te vois pas.

JEAN : – Dans la chapelle de Notre­Dame consolatrice.

– Tiens, dit Jeannot en entrant, que fais­tu donc là ?

– Je prie,… répondit Jean. J’ai prié et je me sens consolé. Je sens

comme  si Notre­Dame  envoyait   à  maman  des consolations  et  du

bonheur…   Je   vois   des   traces   de   larmes   dans   tes   yeux,   pauvre

Jeannot ; viens prier, tu seras consolé et fortifié comme moi.

JEANNOT : – Pour qui veux­tu que je prie ? je n’ai pas de mère.

JEAN : – Prie pour ta tante, qui t’a gardé trois ans.

JEANNOT : – Bah ! ma tante ! ce n’est pas la peine.

JEAN : – Ce n’est pas bien ce que tu dis là, Jeannot. Prie alors

pour toi­même, si tu ne veux pas prier pour les autres.

JEANNOT : – Pour moi ? c’est bien inutile. Je suis malheureux,

et, quoi que je fasse, je serai toujours malheureux. D’ailleurs tout

m’est égal.

JEAN :   – Tu   n’es   malheureux   que   parce   que   tu   veux   l’être.

Excepté   que   j’ai   maman   et   que   tu   as   ma   tante,   nous   sommes

absolument de même pour tout. Je me trouve heureux, et toi tu te

plains de tout.

JEANNOT : – Nous ne sommes pas de même ; ainsi tu as je ne

sais combien d’argent, et moi je n’ai que deux francs.

JEAN : – Si ton malheur ne tient qu’à ça, je vais bien vite te le

faire passer, car je vais partager avec toi.

JEANNOT, un peu honteux : – Non, non, je ne dis pas cela ; ce

n’est pas ce que je te demande ni ce que je voulais.

JEAN : – Mais, moi, c’est ce que je demande et c’est ce que je

veux.   Nous  faisons  route  ensemble ;   nous  arriverons  ensemble   et

nous resterons ensemble : il est juste que nous profitions ensemble de

la bonté de nos amis. »

Et, sans plus attendre, Jean tira de sa poche la vieille bourse en

cuir toute rapiécée qu’y avait mise sa mère, s’assit à la porte de la

chapelle, fit asseoir Jeannot près de lui, vida la bourse dans sa main

et commença le partage.

« Un franc pour toi, un franc pour moi. »

Il  continua  ainsi   jusqu’à  ce   qu’il  eût   versé  dans  les  mains  de

Jeannot la moitié de son trésor, qui montait à huit francs vingt­cinq

centimes pour chacun d’eux.

Jeannot remercia son cousin avec un peu de confusion ; il prit

l’argent, le mit dans sa poche.

« J’ai deux francs de plus que toi, dit­il.

JEAN : – Comment cela ? J’ai partagé bien exactement.

JEANNOT : – Parce que j’avais deux francs que m’a donnés le

curé.

JEAN : – Ah ! c’est vrai ! Te voilà donc plus riche que moi. Tu

vois bien que tu n’es pas si malheureux que tu le disais.

JEANNOT :   – Je   n’en   sais   rien.   J’ai   du   guignon.   Un   voleur

viendra peut­être m’enlever tout ce que j’ai.

– Tu ne croyais pas être si bon prophète », dit une grosse voix

derrière les enfants.

Les enfants se retournèrent et virent un homme jeune, de grande

taille, aux robustes épaules, à la barbe et aux favoris noirs et touffus ;

il les examinait attentivement.

Jean sauta sur ses pieds et se trouva en face de l’étranger.

JEAN : – Je ne crois pas, monsieur, que vous ayez le cœur de

dépouiller deux pauvres garçons obligés de quitter leur mère et leur

pays pour aller chercher du pain à Paris, parce que leurs parents n’en

ont plus à leur donner. »

L’étranger ne répondit pas ; il continuait à examiner les enfants.

JEAN : – Au reste, monsieur, voici tout ce que j’ai : huit francs

vingt­cinq centimes que nos amis m’ont donnés pour mon voyage. »

L’étranger prit l’argent de la main de Jean.

L’ÉTRANGER : – Et avec quoi vivras­tu jusqu’à ton arrivée à

Paris ?

JEAN : – Le bon Dieu me donnera de quoi, monsieur, comme il a

toujours fait.

– Et toi, dit l’étranger en se tournant vers Jeannot, qu’as­tu à me

donner ?

JEANNOT, tombant à genoux et pleurant : – Je n’ai rien que ce

qu’il me faut tout juste pour ne pas mourir de faim, monsieur. Grâce

pour mon pauvre argent ! Grâce, au nom de Dieu !

L’ÉTRANGER : – Pas de grâce pour l’ingrat, le lâche, l’avide, le

jaloux. J’ai tout entendu. Donne vite. »

L’étranger mit sa main dans la poche de Jeannot, et enleva les dix

francs vingt­cinq centimes qui s’y trouvaient. Jeannot se jeta à terre

et pleura.

« Monsieur, dit Jean, touché des larmes de son cousin et un peu

ému lui­même de la perte de sa fortune, ayez pitié de lui ; rendez­lui

son argent.

L’ÉTRANGER : – Pourquoi le rendrais­je à lui et pas à toi ?

JEAN :  – Parce  que  moi  j’ai  du courage,  monsieur ;  et  lui  est

faible. C’est le bon Dieu qui nous a faits comme ça ; ce n’est pas par

orgueil que je le dis.

L’ÉTRANGER : – Tu es un bon et brave petit garçon, et nous en

reparlerons tout à l’heure. Où allez­vous ?

JEAN : – À Paris, monsieur.

L’ÉTRANGER :   – C’est   donc   bien   décidé ?   Et   comment   y

arriverez­vous sans argent ?

– Oh ! monsieur, je n’en suis pas inquiet. De même que nous

avons eu le malheur de vous rencontrer, de même nous pouvons

rencontrer une bonne âme charitable qui nous viendra en aide. »

L’étranger sourit et ne put s’empêcher de donner une petite tape

amicale sur la joue fraîche de Jean.

L’ÉTRANGER :   – Ton   camarade   n’en   dit   pas   autant,   ce   me

semble.

JEAN : – C’est qu’il est terrifié, monsieur. Il a toujours peur, ce

pauvre Jeannot.

L’ÉTRANGER, avec ironie : – Ah ! il s’appelle Jeannot ! Beau

nom ! Bien porté ! Et toi, quel est ton nom ?

JEAN : – C’est Jean, monsieur.

L’ÉTRANGER : – Vrai beau nom, celui­là ? Et tu me fais l’effet

de devoir faire honneur à tes saints patrons. Allons, Jean et Jeannot,

marchons ;  je   vais  vous  escorter,  de   peur  d’accident.   Tiens,  mon

brave petit Jean, voici tes huit francs vingt­cinq centimes, auxquels

j’ajoute vingt francs pour payer ton voyage. Et toi, pleurard, poltron,

voici tes dix francs vingt­cinq centimes, auxquels j’ajoute la défense

de rien recevoir de Jean. Si j’apprends que tu as encore accepté un

partage, tu auras affaire à moi. Suivez­moi tous deux ; je veux vous

faire déjeuner à Auray, dont nous ne sommes pas éloignés.

JEAN, les yeux brillants de joie et de reconnaissance : – Vous

avez bien de la bonté, monsieur ; je suis bien reconnaissant ; je ne

sais comment vous remercier, monsieur.

L’ÉTRANGER : – En mangeant de bon appétit le déjeuner que je

vais te donner, mon petit Jean.

JEAN : – Tiens ! vous dites comme maman : petit Jean. »

Et les yeux de petit Jean se mouillèrent de larmes.

III – LE VOLEUR SE DÉVOILE

Les enfants suivirent l’étranger, Jean remerciant le bon Dieu et la

sainte Vierge de la rencontre d’un si bon, si riche et si généreux

voleur, et Jeannot déplorant son guignon et enviant le bonheur de

Jean.

Pendant le trajet d’une lieue qui séparait la chapelle de la ville,

l’étranger chercha à faire causer les enfants, Jean surtout lui plaisait

singulièrement. Jeannot, mécontent de n’avoir pas eu, comme son

cousin, une gratification du voleur, répondait à peine et se plaignait

de la fatigue, de la chaleur, de la longueur de la route.

L’ÉTRANGER : – Je ne t’oblige pas à me suivre, pleurnicheur ;

reste en arrière si tu veux.

JEANNOT :   – Que   je   reste   en   arrière   pour   que   les   loups   me

mangent.

L’ÉTRANGER : – Les loups ! au mois de juin, en plein soleil !

JEANNOT : – Il n’y a pas de soleil qui tienne ! Les loups n’ont

pas peur du soleil. On en a vu deux à Kermadio il n’y a pas déjà si

longtemps.

L’ÉTRANGER : – Tu as pris des chiens pour des loups !

JEANNOT :   – C’est   pas   moi   seul   qui   les   ai   vus !   C’est   bien

d’autres ! Un loup énorme, noir, à tête grise, qui n’est pas farouche,

et qui a regardé déjeuner le garde, M. Daniel, à vingt pas de sa

maison ; et puis une grosse louve grise qui vous regarde en face, qui

vous barre le passage, et qui vous a la mine d’une bête affamée, toute

prête à vous dévorer.

L’ÉTRANGER : – C’est la peur qui t’a fait voir tout cela. Toi,

Jean, as­tu vu ces terribles bêtes ?

JEAN :   – Pas   moi,   monsieur,   mais   Jeannot   dit   vrai ;   bien   des

personnes les ont vues. Un cousin de M. le maire, qui chassait, a vu

le loup et a couru après. L’institutrice de Mademoiselle a vu la louve,

qui l’a suivie longtemps. Et puis Daniel, le garde de Monsieur, a

rencontré le loup, qui a eu peur et qui a traversé à la nage le bras de

mer de Kermadio. »

Après quelques instants de silence et de triomphe pour Jeannot,

l’étranger   se   mit   à   questionner   Jean   sur   sa   mère.   L’intérêt   qu’il

semblait   prendre   à   la   conversation   enhardit   Jean ;   il   lui   dit   avec

quelque hésitation :

« Monsieur, voudriez­vous me rendre service, mais un bien grand

service ?

L’ÉTRANGER :   – Très   volontiers,   si   c’est   possible,   mon   ami.

Mais comment me le demandes­tu, à moi que tu connais à peine ?

JEAN : – Parce que vous avez l’air très bon, monsieur ; et parce

que je vois que vous me portez intérêt et que vous serez bien aise

d’obliger encore un pauvre garçon que vous avez déjà obligé.

L’ÉTRANGER, souriant : – Très bien, mon ami ; je crois que tu

as deviné assez juste. Quel service me demandes­tu ?

JEAN : – Voilà, monsieur ; c’est de reprendre les vingt francs que

vous m’avez donnés, et de les porter à maman ; vous lui direz que

c’est son petit Jean qui les lui envoie, et que c’est vous qui me les

avez donnés. »

Et Jean cherchait sa bourse pour retirer la pièce d’or.

L’ÉTRANGER : – Attends, mon garçon ; laisse tes vingt francs

dans ta bourse, il n’y a pas besoin de te presser. Et d’abord, puisque

je suis un voleur, ne crains­tu pas que je te vole ton argent ?

JEAN : – Oh non ! monsieur ! D’abord vous n’êtes pas un voleur,

puisque vous donnez au lieu de prendre ; et puis, vous seriez un

voleur pour tout le monde, que vous ne le seriez jamais pour moi.

L’ÉTRANGER : – Pourquoi donc ?

JEAN :   – Parce   que   vous   m’avez   fait   du   bien,   monsieur ;   on

s’attache aux gens auxquels on a fait du bien, et il me semble qu’on

n’a plus jamais envie de leur faire du mal.

L’ÉTRANGER : – Écoute, mon brave petit Jean ; je ferais bien

volontiers ta commission, mais je ne sais pas où trouver ta mère.

JEAN :   – À   Kérantré,   monsieur ;   vous   demanderez   la   veuve

Hélène, la mère du petit Jean ; tout le monde vous l’indiquera.

L’ÉTRANGER : – Mais, mon ami, je ne sais pas où est Kérantré.

JEAN : – Comment, vous ne connaissez pas Kérantré ? Demandez

à Kénispère, chacun connaît ça.

L’ÉTRANGER : – Je ne sais pas davantage où est Kénispère.

JEAN : – Vous ne connaissez pas Kénispère, près d’Auray et de

Sainte­Anne ?

L’ÉTRANGER : – Je ne connais rien de tout cela.

JEAN : – Ni le sanctuaire de Mme Sainte­Anne ?

L’ÉTRANGER : – Ni le sanctuaire.

JEAN : – Ni la fontaine miraculeuse de Mme Sainte­Anne ?

L’ÉTRANGER : – Ni la fontaine, ni rien de Mme Sainte­Anne.

JEAN : – Mais vous n’êtes donc pas du pays, monsieur ?

L’ÉTRANGER :   – Non,  je  ne  suis  arrivé   qu’hier  soir ;   je  suis

descendu à Auray, à l’hôtel, et je me promenais pour voir le pays, qui

m’a semblé joli, lorsque je t’ai vu entrer à la chapelle ; je t’y ai suivi,

et je me suis placé dans un coin obscur. Tu priais avec tant de ferveur

et tu pleurais si amèrement, que j’ai de suite pris intérêt à toi ; tu as

parlé haut en priant, et ce que tu disais a augmenté cet intérêt. Ton

cousin est venu ; j’ai entendu votre conversation. J’ai fait le voleur

pour vous donner une leçon de prudence ; il ne faut jamais compter

son argent sur les grandes routes, ni dans les auberges, ni devant des

inconnus. Je viens dans le pays pour voir l’église de Sainte­Anne qui

va être reconstruite. Je veux voir le vieux sanctuaire avant qu’on le

détruise.

JEAN :   – J’avais  donc  raison !  Vous  n’êtes  pas  un  voleur !  Je

l’avais deviné bien vite à votre mine. Mais, monsieur, puisque vous

restez dans le pays, voulez­vous tout de même donner à maman les

vingt francs que voici. »

Jean lui tendit les vingt francs. L’étranger sembla hésiter ; mais il

les prit, les remit dans sa poche, et serra la main de Jean en disant :

« Ils seront fidèlement remis ; je te le promets.

– Merci, monsieur », répondit Jean tout joyeux.

Ils continuèrent leur route : Jean gaiement ; l’étranger avec une

satisfaction visible, et témoignant une grande complaisance pour son

petit protégé ; Jeannot, triste et ennuyé du guignon qui le poursuivait

et le mettait toujours au­dessous de Jean.

« Voyez, pensa­t­il, cet étranger, qui ne le connaît pas plus qu’il

ne me connaît, se prend de goût pour lui, et moi il ne m’aime pas ; il

appelle   Jean   mon   ami,   mon   brave   garçon,   et   moi,   pleurard,

pleurnicheur,   jaloux !   Il   cause   avec   Jean ;   il   semblerait   qu’ils   se

connaissent depuis des années ! Et moi, il ne me parle pas, il ne me

regarde   seulement   pas.   C’est   tout   de   même   contrariant ;   cela

m’ennuie à la fin. À Paris, je tâcherai de me séparer de Jean, et de me

placer de mon côté. »

Ils arrivèrent à la ville ; il était dix heures. L’étranger les mena à

l’hôtel où il était descendu. Il fit servir un déjeuner bien simple, mais

copieux. Ils mangèrent du gigot à l’ail, une omelette au lard, de la

salade, et ils burent du cidre. Quand le repas fut terminé, l’étranger se

leva.

« Jean, dit­il, quand tu seras à Paris, tu viendras me voir ; je te

laisserai mon adresse ; j’y serai dans huit jours. Où logeras­tu ?

JEAN : – Je n’en sais rien, monsieur ; c’est comme le bon Dieu

voudra.

L’ÉTRANGER : – Où demeure ton frère Simon ?

JEAN : – Rue Saint­Honoré, n°263.

L’ÉTRANGER : – C’est bien, je ne l’oublierai pas… Montre­moi

donc ta bourse, que je voie si ton compte y est. »

Jean la lui présenta sans méfiance.

« Jean, dit l’étranger, veux­tu me faire un présent ?

JEAN : – Bien volontiers, monsieur, si j’avais seulement quelque

chose à vous offrir.

L’ÉTRANGER : – Eh bien, donne­moi ta bourse, je te donnerai

une des miennes.

JEAN : – Très volontiers, monsieur, si cela vous fait plaisir : elle

n’est   malheureusement   pas   très   neuve ;   c’est   M.   le   curé   qui   l’a

donnée à maman pour mon voyage. »

L’étranger prit la bourse après l’avoir vidée.

« Attends­moi, dit­il, je vais revenir. »

Il ne tarda pas à rentrer, tenant une bourse solide en peau grise

avec un fermoir d’acier ; il reprit la monnaie de Jean, la remit dans

un des compartiments de la bourse, mit dans un autre compartiment

le papier sur lequel il avait écrit son nom et son adresse, et la donna à

Jean, en lui disant tout bas, de peur que Jeannot ne l’entendît :

« Tu trouveras tes vingt francs dans un compartiment séparé ; n’en

dis rien à Jeannot, je te le défends.

JEAN :   – Je   vous   obéirai,   monsieur,   pour   vous   témoigner   ma

reconnaissance. Mais j’aurais préféré que vous les eussiez gardés

pour pauvre maman.

– Ta   maman   les   aura ;   soit   tranquille…   Chut !   ne   dis   rien…

Adieu, mon petit Jean ; bon voyage. »

L’étranger serra la main de Jean et fit un signe d’adieu à Jeannot ;

il leur remit encore un petit paquet, et il se sépara d’avec ces deux

enfants, dont l’un ne lui plaisait guère, et l’autre lui inspirait un vif

intérêt.

Quand ils furent partis, l’étranger se mit à réfléchir.

« C’est singulier, dit­il, que cet enfant m’inspire un si vif intérêt ;

sa physionomie ouverte, intelligente, douce, franche et résolue m’a

fait une impression très favorable… Et puis, j’ai des remords de

l’avoir effrayé au premier abord… Ce pauvre enfant !… avec quelle

candeur il m’a offert son petit avoir ! Tout ce qu’il possédait !…

C’était mal à moi !… Et l’autre me déplaît énormément, je suis fâché

qu’ils voyagent ensemble. Je les retrouverai à Paris ; j’irai voir le

frère   Simon ;   je   veux   savoir   ce   qu’il   est,   celui­là.   Et   si   je   le

soupçonne mauvais, je ne lui laisserai pas mon petit Jean. Il gardera

l’autre s’il veut. J’ai fait un échange de bourse qui profitera à Jean ;

la sienne est décousue et déchirée partout ; c’est égal, je veux la

garder ; cette aventure me laissera un bon souvenir. »