L'intelligence émotionnelle chez l'enfant - Bruno Humbeeck - E-Book

L'intelligence émotionnelle chez l'enfant E-Book

Bruno Humbeeck

0,0

Beschreibung

Comment développer l’intelligence émotionnelle chez les enfants? Comment les accompagner dans la découverte de leurs émotions et de celles des autres ? Comment leur permettre de faire de leurs émotions un moteur de réussite et d’épanouissement ?

L’intelligence émotionnelle est aujourd’hui reconnue et valorisée dans toutes les sphères (scolaire, professionnelle, familiale et amicale). Pour qu’elle soit maîtrisée à l’âge adulte, il est important de s’y pencher dès l’enfance. Développer son empathie, faire preuve de bienveillance, éviter de refouler une émotion négative… cela s’apprend ! Bruno Humbeeck, psychopédagogue de renom, accompagne les parents et enseignants qui souhaitent maîtriser la nature et le fonctionnement de l’intelligence émotionnelle. Dans un guide pratique truffé d’outils simples et d’exemples concrets, il permet à chacun de comprendre l’intelligence émotionnelle pour être capable de la stimuler chez son enfant.

Un guide indispensable pour accompagner enfants et adolescents dans la compréhension de leurs émotions au quotidien !

À PROPOS DE L'AUTEUR 

Bruno Humbeeck est psychopédagogue, docteur en Sciences de l’éducation de l’Université de Rouen et directeur de recherches au sein du service des Sciences de la famille de l’université de Mons (Belgique). Il est aussi l’auteur de nombreux ouvrages dont, chez Mardaga, Quelles pédagogies pour mon enfant ? et L’hyper-parentalité.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 185

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



L’intelligence émotionnelle

chez l’enfant

Bruno Humbeeck

L’intelligence émotionnelle

chez l’enfant

Accompagner les émotions en famille et à l’école

Note de l’auteur :Dans cet ouvrage, le genre masculin est utilisé dans le seul but d’alléger le texte, et ce, sans préjudice pour la forme féminine.

Ce livre est dédié à mon oncle, Victor Humbeeck, qui a consacré sa vie à la pédagogie et m’a montré qu’une réflexion sur l’éducation familiale et scolaire n’avait jamais de sens chez un adulte que s’il peut avoir le courage de se mettre à genoux pour se tenir véritablement à hauteur d’enfants…

Introduction

Les émotions représentent une affaire de sensibilité intemporelle, une histoire de sensiblerie et la question très contemporaine de l’hypersensibilité. La sensibilité, à l’origine (en 1314), désignait la propriété qu’a un être vivant, ou un de ses organes, de prendre en considération les modifications du milieu extérieur et d’y réagir de façon adéquate. La sensibilité est donc une affaire de sens et une question d’adaptation. Ce mécanisme d’adaptation par lequel un être vivant assure sa survie en se tenant au courant de tout ce qui, dans son environnement, change son intensité, modifie sa forme, augmente son attractivité ou gagne en dangerosité. Ce n’est que bien plus tard, vers 1559, qu’il a été question de définir l’être sensible comme une personne dont la vie affective est intense, apte à ressentir les impressions et à y intéresser sa personne tout entière. Notons que d’emblée, sur ses fonts baptismaux affectifs, le terme a été associé à une personnalité émotive et impressionnable. Le terme contenait une nuance péjorative qui manifestait clairement l’inconsistance de celui qu’elle désignait.

Il suffit de prêter l’oreille à Jean-Jacques Rousseau et de l’entendre décrire la sensibilité de Julie (le pendant féminin de l’Émile, une sorte d’alter ego dévalué par la misogynie affichée du chantre de l’éducation sensible au genre qu’était Rousseau) pour comprendre que cette sensibilité n’était, à l’origine, pasvéritablement perçue comme une qualité :

Ô Julie, que c’est un fatal présent du ciel qu’une âme sensible ! Celui qui l’a reçu ne doit s’attendre qu’à n’avoir que peine et douleur sur la terre. Vil jouet de l’air et des saisons, le soleil ou les brouillards, l’air couvert ou serein régleront sa destinée, et il sera content ou triste au gré des vents1.

Bigre, il ne faisait pas bon d’être sensible du temps de Rousseau ! Outre qu’elle prédispose aux passions tristes, la sensibilité était aussi, selon lui, un signe de frivolité et un indice de versatilité qui expliquent que, au moindre coup de vent, l’humeur est susceptible de se muer en tout et son contraire.

Et pourtant, vers 1739, on note déjà un frémissement du mot qui désigne alors plus positivement la faculté d’éprouver de la compassion et de la sympathie. Ce n’est que sous l’effet du romantisme notamment que la sensibilité désigna la capacité d’éprouver des sentiments d’amour, de pitié et d’humanité, et la promptitude à compatir à la souffrance d’autrui. Le terme s’est alors solidement implanté dans le champ émotionnel en étant utilisé pour évoquer l’aptitude à ressentir vivement les affects.

Tout cela a conduit Marcel Proust, cet écrivain visionnaire, à anticiper la découverte des neurones miroirs, ces mini-capteurs d’informations qui nous rendent sensibles à ce que vivent les autres, en affirmant dans une phrase géniale : « Il y a des sensibles pour qui la vue dans les yeux des autres des larmes qu’eux-mêmes retiennent est exaspérante2. » On ne pourrait mieux dire. Ni mieux décrire le chaos émotionnel provoqué par les larmes de l’un qui engendre l’irritation de l’autre parce que le premier a préféré comprimer sa tristesse tandis que le second, en laissant s’écouler ses pleurs, l’a pleinement assumée. Ce faisant, la contagion émotionnelle qu’il produit réveille l’émotion refoulée mais, comme il n’est pas encore question d’accepter pleinement l’état émotif, une vague d’agacement apparaît, qui,en s’accumulant, crée l’exaspération. Évidemment, ce phénomène, quand il est décrit par Proust, a davantage d’allure. C’est le propre des grands écrivains de dépeindre les mouvements de l’âme avec élégance et poésie, là où les scientifiques s’appliquent àexpliquer des mécanismes psychologiques de manière un peu besogneuse en utilisant des mots aussi secs que des concepts.

Il n’en reste pas moins que ce petit tour dans l’histoire du mot « sensibilité » nous permet à présent de concevoir pourquoi il est essentiellement question d’évoquer à travers lui un mécanisme adaptatif qui, par le jeu des neurones miroirs, exacerbe l’empathie, stimule la sympathie et manifeste l’intelligenceémotionnelle de ceux qui ont la capacité d’identifier leurs propres émotions et celles de ceux qui les entourent. L’intelligenceémotionnelle peut alors être considérée comme une façon réfléchie et raisonnée de gérer ses propres états affectifs et de concevoir ceux des autres pour agir en conséquence. Évidemment, le fonctionnement n’est pas toujours optimal et la machine à traiter les émotions à laquelle s’apparente un cerveau humain connaît parfois, par excès ou par défaut de fonctionnement, de nombreux ratés.

La sensiblerie en est un exemple. Elle définit une forme de sensibilité extrême dans sa forme et dépassée dans ses fondements… Une forme de compassion qui, par l’affectation excessive qui l’accompagne, passe pour ridicule aux yeux de ceux qui la trouvent démesurée. Il n’y a pas si longtemps encore, toute sensibilité un peu démonstrative était assimilée à de la sensiblerie et considérée dès lors comme une épouvantable tare. Le livre que vous tenez dans les mains, destiné aux parents et aux enseignants pour qu’ils se montrent sensibles aux émotions de leurs enfants et de leurs élèves, aurait dès lors été suspecté de la provoquer de façon inopportune, inutile, voire dangereuse. Mais l’eau a coulé dans le fleuve « pédagogie » depuis cette époque qui considérait la sen­siblerie comme un écueil éducatif sur lequel venaient s’échouer les sentimentaux, victimes de leurs excès d’attention aux émotions de ceux qu’ils prétendaient éduquer. De nos jours, ce ne sont plus ni les parents ni les éducateurs quis’exposent au risque d’être victimes de leur sentimentalité excessive mais les émotifs eux-mêmes, qui, lorsqu’ils sont sous la menace d’un « trop », risquent, en ne parvenant pas à maîtriser leurs émotions, de perdre pied, d’échouer et de se noyer, victimes d’un trop-plein d’émotions qui les aurait littéralement anéantis.

C’est la volonté de donner un nom à cet écueil possible qui explique l’apparition récente d’un mot nouveau, terriblement ambigu : l’hypersensibilité. Ce terme un peu flottant est utilisé pour désigner, dans un registre négatif, un état à la limite de la pathologie et, de manière plus positive, un potentiel émotionnel supérieur à la moyenne. « Hyper » est un préfixe dérivé du grec huper, qui signifie à la fois « au-delà » et « au-dessus ». Par « au-delà », il suggère l’idée d’une exagération, d’un excès ou d’un abus, alors que par « au-dessus », il prend davantage la signification d’une supériorité d’un plus haut degré de fonctionnement. Indicateur d’excès ou indice de supériorité, le préfixe a d’abordstrictement limité son usage au vocabulaire scientifique. Onparlait ainsi d’hyperacousie, d’hyper­algie, d’hyperaphrodisie pour évoquer, respectivement, l’exagération de l’acuité auditive, de sensibilité accrue à la douleur ou d’exaltation pathologique des désirs sexuels. Dans ce cadre scientifique, le mot« hyper »demeure clairement associé à l’idée d’un « au-delà » qui gagne à être corrigé. Letermes’est ensuite répandu dans le langage courant pour s’associer à des mots comme « hyper-chouette », « hyper-sympa » et « hyper-cool » qui signalaient clairement, non pas un abus ou un excès, mais une excellence, une supériorité recherchée… Le préfixe a alors clairement affirmé qu’il était question non pas d’être« au-dessus », mais plutôt d’être merveilleusement sympa, superbement chouette ou parti­culièrement cool… On a même vu apparaître le préfixe « hyper-méga » qui suggérait que l’accroissement était clairement de qualité.

C’est sans doute cette double signification associée au préfixe « hyper » qui explique l’ambiguïté du terme « hyper­sensibilité », utilisé à la fois pour suggérer un trouble, une difficulté, voire une maladie associée à un fonctionnement excessif du système émotionnel, et pour évoquer un accroissement de la sensibilité qui améliorerait de façon positive le capital d’empathie de celui qui la manifesterait, ou lui permettrait de ressentir mieux que les autres les émotions qui circulent en eux et autour d’eux…

Quoi qu’il en soit, l’apparition d’un mot nouveau signe aussi la mise en mouvement de nouvelles préoccupations d’un monde qui, de toute évidence, tant à l’école que dans la famille, fait de la gestion des émotions par l’enfant un objet d’apprentissage essentiel. Nous analyserons dans cet ouvrage l’origine de la dynamique de ce mouvement. Nous examinerons à la suite de ce rappel historique comment un parent, un enseignant ou un éducateur peut désormais aborder les émotions de l’enfant ou de l’élève pour en faire des vecteurs d’apprentissage, des objets d’apprentissage et des supports d’apprentissage. Nous leur donnerons ensuite les moyens dedécomposer les états émotionnels pour en faciliter la gestion par l’enfant ou l’adolescent. Nous terminerons enfin par la partie la plus importante, celle qui permet de diffuser des outils concrets et des instruments pratiques à travers lesquels il ne sera plus question d’aborder les émotions de son enfant, à main nue, mais en étant équipé de techniques qui permettent de les approcher lucidement pour les apprivoiser de façon qu’elles ne se comportent plus comme des chevaux fous qui emportent tout sur leur passage, mais comme des montures dociles sur lesquelles nos enfants peuvent, sans danger, prendre leurs appuis pour avancer dans leurs existences chaque fois que l’éducation les amène à se transformer un peu plus chaque jour en adultes responsables d’eux-mêmes et soucieux des autres.

Milan Kundera, avec la prescience des grands écrivains, prétendait qu’il existe dans le cerveau une « zone tout à fait spécifique que l’on pourrait appeler la “mémoire poétique” et qui enregistre ce qui nous a charmés, ce qui nous a émus, ce qui donne à notre vie sa beauté3 ». Kundera avait mille fois raison. Il affirmait en réalité la présence d’un centre des émotions qui donne aux perceptions une résonance artistique en attribuant, par la sensibilité qu’elles éveillent, une teinte particulière à tout ce qui est vu, entendu, touché ou éprouvé pour les faire rentrer dans ce petit musée imaginaire que les êtres sensibles aménagent sans fin dans un coin de leur tête de façon à pouvoir les visiter quand ils le souhaitent dès que le temps, en relâchant son étreinte, leur en donne le loisir…

1. Rousseau (J.-J.), Julie ou la Nouvelle Héloïse, Amsterdam, Marc-Michel Rey, 1761, Lettre xxvi, p. 85.

2. Proust (M.), À la recherche du temps perdu, t. V, La Prison­nière, Paris, Gallimard, 1923, p. 134.

3. Kundera (M.), L’insoutenable légèreté de l’être (F. Kérel, Trad.), Paris, Gallimard, 1984, p. 262.

Chapitre 1 Histoire brève des émotions en famille et à l’école

Les émotions sont longtemps restées à la porte de l’école, et en famille, elles n’étaient en réalité envisagées que pour pouvoir être mieux réprimées, compressées ou évacuées. Considérées comme des défauts de fonctionnement de l’esprit humain et stigmatisées pour le déficit de contrôle personnel ou collectif qu’elles supposaient quand il était question de pointer du doigt la réaction hystérique d’une personne, ou la panique qui amène toute une foule à se conduire stupidement, les émotions n’ont pas, c’est le moins que l’on puisse dire, toujours eu bonne presse.

Parmi les états affectifs, seuls les « grands sentiments », notamment sous l’influence du romantisme, ont d’abord semblé dignes d’intérêt. Les émotions, considérées comme futiles et fugaces, étaient envisagées comme des réactions infantiles, terriblement immatures, dont l’éducation scolaire et familiale devait à tout prix venir à bout. Cadenasser une émotion, l’étouffer avant qu’elle ne se manifeste et l’empêcher de nuire en parasitant la réflexion rationnelle de l’esprit réfléchi, voilà en quoi consistait essentiellement l’éducation quand il était question d’émotions. Mais, même refoulées, elles sont demeurées agissantes, tapies dans l’ombre de la conscience. Les murs de l’éducation ont alors lentement cédé dès lors que l’on s’est aperçu que c’était essentiellement quand on les pensait neutralisées, parce que l’on avait dénié leur existence, qu’elles pouvaient s’attaquer avec une force d’autant plus virulente qu’insidieuse, à tout le système de pensée d’un être humain.

Les psychanalystes se sont mis à parler d’affects refoulés, les psychologues cognitivistes ont évoqué, peu ou prou, la même chose en parlant de lucidité émotionnelle, alors que les neuropsychologues se sont attachés à donner corps à tout cela en identifiant un cerveau reptilien et un cerveau limbique en relation étroite avec le cortex. La pédagogie a alors emboîté le pas à la psychologie pour considérer l’émotion et les états affectifs qui s’y associent comme un moteur d’apprentissage dont il faut nécessairement tenir compte. Sous l’effet de cette prise de conscience, l’éducation, tant scolaire que familiale, lui a alors naturellement ouvert toute grande la porte et l’on s’est mis à parler sans réserve d’«intelligence émotionnelle4 » pour démasquer cette force que l’on ne gagnait évidemment pas à maintenir dans l’obscurité et dont il valait sans doute mieux mettre à jour le fonctionnement pour se donner les moyens de l’utiliser à bon escient.

Les émotions au sein de la famille

Petit inventaire de l’héritage affectif familial

L’essentiel d’un héritage est sans doute affectif. La famille est l’espace privilégié de transmission des façons d’aimer, des manières de s’attacher et des modalités d’expression de l’affec­tivité. Ce que des parents lèguent à leurs enfants, sans se préoccuper pour le coup d’un quelconque ordre de succession, c’est une manière de combiner l’idée que l’on se fait d’un amour inconditionnel (celui qui lie le parent à son enfant) avec celle qu’il faudra se construire tout au long de sa vie, dès lors qu’il sera question de transformer celui-ci en cette forme d’amour conditionnel qui réunit des amis, des amants ou des conjoints. Ceux qui vont devoir sans fin ajuster leurs manières d’être l’un avec l’autre pour faire durer ce lien, le renforcer ou le réparer. Le patrimoine affectif de gestes, d’attitudes et de conduites affectives que chacun reçoit en héritage se constitue à partir de la combinaison :• des marques d’amour que l’on a reçues en étant un objet d’attachement inconditionnel pour ses parents ;• et des manifestations d’affection que l’on a perçues en observant la façon dont nos parents, eux-mêmes, s’aimaient, se désaimaient, se ré-aimaient, se déchiraient, se réconciliaient ou se séparaient en jouant sans fin la partition de leurs amours, davantage soumises aux fluctuations conditionnelles d’un lien choisi. C’est comme cela qu’un enfant se construit une image de l’attachement qui s’impose et de celui qui se construit. C’est comme cela aussi qu’il tisse le scénario de son histoire de l’amour, en apprenant à aimer et à être aimé dans ce territoire affectif à la fois riche, foisonnant et terriblement singulier que représente l’espace familial. Voilà pourquoi un héritage, ce n’est pas seulement une fortune plus ou moins grande, de la vaisselle, des meubles, des bijoux ou même des recettes de cuisine et une culture plus ou moins étendue. C’est d’abord et avant tout un ensemble de marques de tendresse, de manifestation d’affection et de signes de lien dont on fait rarement l’inventaire, alors même qu’ils expriment l’essentiel de ce que nous sommes et fondent la richesse principale de ce qui nous constitue. C’est pour cela sans doute qu’il faut veiller avec un soin particulier à la qualité de l’héritage affectif que l’on laisse : c’est lui qui constitue le véritable patrimoine immatériel de l’humanité de chacun d’entre nous.

Avant d’être mises, comme c’est indiscutablement le cas aujourd’hui, au-devant de la scène, les émotions ont été, pendant très longtemps, maintenues en coulisse. Il n’était, somme toute, question de les prendre en compte que pour éviter qu’elles n’apparaissent sur scène, de façon qu’elles ne jouent aucun rôle dans la pièce et demeurent là où elles devaient être : dans un coin sombre, mal éclairé, à l’abri des regards et destinées à ne jamais être mises sous le feu des projecteurs. Les impérieux « Ne pleure pas ! », « Sèche tes larmes ! » ou les péremptoires « Tu es grand maintenant. Tu n’as plus à avoir peur. » étaient censés éteindre les émotions sans les prendre en charge. La joie, elle-même, gagnait à être contenue et les douleurs étaient censées être muettes. Le dégoût, quand il se manifestait sans retenue, était considéré comme une grave faute de politesse et ne justifiait, en aucun cas, le rejet de la nourriture imposée. Quant à la colère, elle n’avait tout simplement pas lieu d’être et elle était interprétée comme le signe de la mauvaise éducation reçue par un enfant ostensiblement mal élevé.

Il suffit pour s’en convaincre de se replonger dans la lecture des ouvrages de la comtesse de Ségur. Pour une petite fille modèle, il ne pouvait s’agir que de joie contenue ou codifiée, de tristesse réprimée, de peur honteuse, de colère refoulée et de dégoût cadenassé. Une petite fille modèle, ce n’est pas un enfant sans émotion – sans quoi, il n’y aurait pas de récit ou alors ce récit ne susciterait pas l’intérêt des lecteurs –, mais c’est un enfant qui maintient fermé, à double tour, le sac de ses émotions et dépense une énergie folle pour faire en sorte que, en dépit de toutes les mésaventures vécues, aucune ne s’en échappe jamais de façon spectaculaire. Au XIXe siècle, on ne parlait pas d’intelligence émotionnelle mais d’une intelligence rationnelle et d’une attention soutenue à l’image de soi qui imposait de contrôler ses comportements, de modérer ses conduites et de tempérer ses attitudes, non pas en niant l’émotion mais en rendant sa manifestation muette, invisible et imperceptible. En famille, il était surtout question de bien élever les enfants, c’est-à-dire de les faire grandir dans un terreau de valeurs amenées à encadrer leur développement. Or, parmi ces valeurs, on trouvait, généralement dans le tiercé de tête, la tempérance, cette façon de modérer l’expression des émotions et de freiner tout ce qui, à travers elles, pouvait modifier un comportement, influencer une attitude ou altérer une conduite. À l’époque, une émotion ne se gérait pas. Elle se contrôlait ou s’étouffait, l’essentiel étant qu’on n’en perçoive pas, de l’extérieur, les manifestations. Les parents, dans ce type de contexte éducatif, étaient ainsi solidement préservés de toute forme de contagion émotionnelle. Cette protection pouvait par ailleurs se révéler bien utile dans le cas où une « correction » s’imposait et qu’il fallait pouvoir se donner les moyens de punir sans fléchir et même, disons-le, sans réfléchir puisque la punition physique ou humiliante infligée à l’enfant était censée être donnée « pour son bien » et que la leçon serait d’autant mieux apprise si elle était incorporée par l’enfant dans la douleur et dans la contrition.

À ce titre, La petite maison dans la prairie – cette série qui met en scène les derniers soubresauts de cette forme d’éducation familiale dans laquelle il était de bon ton de punir, par le martinet s’il le fallait, les fautes morales de l’enfant – illustre par­faitement cette évolution. À dix-sept reprises, au cours de la première saison, le brave père de famille, Charles Ingalls, se résout à ouvrir le coffret qui contient le martinet. Il prend, cependant, un air contrit qui indique que cette forme punitive connaît ses premiers frémissements et que la «pédagogie noire5», qui autorisait toutes les formes éducatives répressives au nom d’une finalité positive, vivait sans doute ses derniers jours. La série est d’ailleurs entièrement construite autour des émotions traversées par les enfants et du souci des deux parents de les entendre et d’agir en conséquence. Avec la famille Ingalls, les émotions font tout doucement leur entrée dans la vie des familles pour s’y faire entendre et devenir le creuset d’une forme éducative nouvelle qui s’organise autour des états affectifs de l’enfant. Cette mise en route est néanmoins timide et, dans de nombreuses scènes,la fille Laura, héroïne de la plupart des récits, pleure seule dans son lit en tentant le mieux possible de cacher des émotions qu’elle ne s’autorise pas encore pleinement à révéler. Il n’est pas question, à ce stade de développement de la famille affective, de taire ses émotions pour préserver des parents qui pourraient se sentir émotionnellement submergés de les entendre, mais bien de cacher des états émotifs parce que la petite fille craint que ceux-ci ne traduisent sa faiblesse.

L’émotion, en tant qu’état affectif valorisé, n’a fait son entrée que tardivement, au début des années 1970, dans l’histoire de la pédagogie familiale. Par la suite, toutefois, elle a agi comme un véritable cheval de Troie colonisant tout sur son passage et faisant passer tous ceux qui n’y prêtaient pas suffisamment attention pour des parents indignes et, sous l’influence de la psychanalyse, coupables d’ordonner le refoulement d’affects qui, une fois tapis dans l’ombre de l’inconscient, se mettaient à gouverner les pulsions destructrices en organisant les névroses des enfants. Les émotions sont alors devenues un vecteur d’intelligence, un support par lequel se tissent les relations pour prendreleur consistance et un argument dont il faut nécessairement tenir compte pour révéler la bienveillance de chacun à l’intérieur d’un groupe en général et de la famille en particulier. L’empathie tout comme l’intelligence émotionnelle interpersonnelle et intra­personnelle qu’elle suppose sont alors devenues des aptitudes valorisées par l’éducation parentale et des compétences à installer dans le patrimoine éducatif familial.

Voilà pourquoi le livre que vous tenez dans les mains n’aurait sans doute trouvé aucun lecteur avant que le cheval de Troie des émotions ne réalise son œuvre, en permettant à cet état affectif rudimentaire d’occuper désormais la place centrale qu’elle revendique au sein des familles. C’est assurément une évolution, mais, comme toutes les évolutions, elle possède son revers, celui que nous devrons nécessairement contrôler si nous souhaitons que l’évolution soit réellement une progression. Car une émotion, quand elle est toute-puissante, devient vite, nous le verrons, aliénante. Or, il faut absolument éviter d’en arriver un jour à regretter de l’avoir laissée descendre du cheval de Troie dans lequel elle se nichait parce que toute la vie de famille se trouve dorénavant empêtrée dans l’idée qu’il faut répondre à tout moment et en toutes circonstances à toutes les sollicitations de ces émotions enfantines dont on aurait disproportionné la force et surévaluer la valeur. Sans doute ici se trouve l’enjeu d’une édu