La génération de verre - Bruno Humbeeck - E-Book

La génération de verre E-Book

Bruno Humbeeck

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Beschreibung

Les enfants nés après 2010 forment la génération alpha ou "La génération de verre", faisant référence aux écrans, à la transparence et à la fragilité du verre. 

Comment appréhender cette nouvelle génération née dans un monde entièrement digitalisé et confrontée quotidiennement aux guerres, à l'urgence climatique et aux pandémies ? Comment les éduquer aux réseaux sociaux et à la surinformation ? Comment gérer leur anxiété ? 

Bruno Humbeeck offre dans ce livre les clés pour décoder nos enfants, les enjeux auxquels ils sont confrontés et propose des outils et conseils concrets pour les guider sereinement dans leur développement. 

Cet ouvrage s'adresse aux parents, grands-parents, éducateurs et enseignants qui ont à cœur de comprendre nos adolescents d'aujourd'hui et souhaitent les accompagner à devenir des adultes bien dans leurs baskets et des citoyens responsables, critiques et conscients. 

Décrypter nos ados pour mieux les accompagner ! 




À PROPOS DE L'AUTEUR 

Bruno Humbeeck est psychopédagogue et directeur de recherche au sein du service des Sciences de la famille de l'université de Mons (Belgique). Titulaire d'un master européen de recherche en Sciences de l'éducation et d'un doctorat en Sciences de l'éducation de l'université de Rouen, il est l'auteur de nombreux ouvrages sur la pédagogie, l'éducation et la parentalité. 

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La génération de verre

ENFANTS NÉS APRÈS 2010

Bruno Humbeeck

La génération de verre

ENFANTS NÉS APRÈS 2010

Comprendre et accompagner les adolescents d’aujourd’hui

Introduction

1. Quoi-Cou-Beh : le cri de ralliement d’une toute nouvelle génération

Les générations Z et Y ne se reconnaissent plus dans la génération actuelle. Il suffit pour s’en convaincre d’écouter un jeune de vingt ans parler de ceux, à peine plus jeunes que lui, qui abordent leur douzième année. Il parlera probablement d’eux en les distinguant nettement de ce qui caractérise sa propre génération et en leur prêtant des tendances particulières dans lesquelles lui-même ne se reconnaît absolument pas.

Et si on veut prendre la mesure du fossé générationnel qui s’est déjà creusé entre les jeunes (de 14 à 20 ans) et les moins jeunes (entre 12 et 14 ans), il suffit d’observer le sort qui est réservé à un « Quoicoubeh ». Ceux qui se demandent ce qu’est un Quoicoubeh ont assurément plus de quatorze ans. Tous les autres connaissent en effet le sens de ce néologisme juvénile propagé par le réseau social TikTok. Le Quoicoubeh représente un jeu de langage particulièrement populaire dans les cours d’école et les classes fréquentées par les ados et préados. Il permet de tendre un piège verbal à son interlocuteur, un ami ou mieux encore un adulte, et si possible en étant filmé, afin de diffuser la séquence sur les réseaux sociaux.

Pour réaliser un Quoicoubeh efficace, la recette est simple. Il faut d’abord que l’initiateur de ce petit jeu s’adresse à sa victime en terminant sa phrase par des propos volontairement incompréhensibles, par exemple avec le désormais classique : « T’as les carapteurs ? ». L’objectif est dans un deuxième temps de pousser la cible qui, naturellement n’a pas compris la question à demander : « Quoi ? ». Le troisième temps du jeu verbal, consiste alors à lui répondre en le gratifiant d’un très sonore « Quoicoubeh ! ». Restera ensuite, couronnement de la démarche Quoicoubeh, à diffuser la scène sur TikTok et le tour sera joué...

Le mot ou plutôt le son ne signifie évidemment absolument rien. Il n’a aucun sens et c’est précisément cette absurdité qui lui donne une signification dès lors qu’elle permet de tendre un piège à son interlocuteur.

Jeu verbal gratuit mais qui sert néanmoins de marqueur linguistique auquel s’identifie toute une génération, notamment par rapport à celle qui l’a précédée. Le Quoicoubeh est, et ce n’est pas un hasard, une onomatopée née sur TikTok, lieu virtuel emblématique de naissance de la génération de verre. Elle semble dénuée de sens mais l’absurde en lui-même, on le sait depuis Camus, n’est jamais dénué de signification.

• Le Quoicoubeh peut ainsi être vu comme un cri de ralliement de l’âge bête ou plus exactement de l’âge qui « fait la bête » pour s’offrir un sursis par rapport à l’anxiété qui la gangrène.

• Le Quoicoubeh est aussi un moyen de détourner la fonction du langage pour en saper ironiquement l’autorité. Cepetit jeu plonge en effet l’interlocuteur dans une situation d’attente, il cherche à comprendre. Sauf qu’une fois qu’il a compris qu’il n’y a rien d’autre à comprendre, il est déjà tombé dans un piège et son image déjà capturée dans un « reel » prêt à être diffusé sur les réseaux sociaux.

• LeQuoicoubeh peut ainsi également être considérécomme une mini-victoire de la jeune génération qui diminue le sentiment de fragilité qui, davantage que chez celleà laquelle elle succède, parasite son développement.

Voilà pourquoi plutôt que de prendre un « Quoicoubeh » pour un indice de dégénérescence mentale, il vaut mieux prendre le temps d’en comprendre le sens ou plutôt le non-sens de façon à essayer de mieux connaître sans la disqualifier cette passionnante génération qu’on appelle la « génération de verre ».

2. Une toute nouvelle génération : la génération de verre

Évoquer l’adolescence actuelle, celle des enfants nés après 2010, c’est une façon de décrire cette « génération de verre » qui (comme le verre) se caractérise par uneplus grande transparence mais aussi davantage de fragilité que celles qui l’ont précédée.

Pourquoi la métaphore du verre ?

Le verre est à la fois solide et fragile puisqu’il est obtenu par refroidissement d’un liquide et qu’il se présente sous une forme dure mais se brise néanmoins au moindre choc en se révélant particulièrement « cassant ». Le verre est également à la fois opaque et transparent. En effet, à son origine industrielle au XIXe siècle, la majorité des verres étaient, il faut s’en souvenir, opaques et ils ne sont devenus transparents, dans le sens commun qu’on leur reconnaît aujourd’hui, que dans un second temps après avoir été soumis à un traitement biochimique particulier... Avant le XXe siècle les verres en silicate étaient pratiquement les seuls matériaux transparents que l’on savait produire industriellement, mais aujourd’hui ce sont les verres qui sont produits dans la plus grande quantité (vitrages, vaisselle et verrerie de laboratoire, notamment). Cette définition est porteuse de toute la symbolique désormais établie de la transparence présentée par le verre qui en se laissant totalement traverser par la lumière ne cache en définitive strictement rien. L’image paradoxale du verre convient dès lors particulièrement bien pour désigner les traits essentiels des adolescents contemporains. Ceux-ci sont en effet « solides » à première vue et donnent l’impression que l’enfance, fluide, insouciante et légère a soudainement gagné en consistance en rendant l’armature de leur personnalité plus dure, plus intransigeante et mieux affirmée. Mais cette dureté n’est, on s’en rend vite compte, qu’une solidité de surface et elle se révèle, comme le verre, particulièrement fragile et cassante à l’usage. Une parole blessante et c’est l’édifice qui s’écroule. Un échec mal vécu et c’est l’estime de soi qui s’effondre. Un lien affectif brisé et c’est tout l’équilibre qui est rompu. De la même façon, l’adolescence a longtemps été une période de développement opaque, trouble et traversée de secrets. Le « crime majeur » d’un adulte était alors de prendre connaissance, en cachette de l’adolescent, de son « journal intime » ou d’interférer avec l’une ou l’autre de ses relations amicales en observant en catimini leurs activités communes...

De nos jours, les réseaux sociaux comme TikTok, et la tendance exacerbée à la mise en scène de soi sont passés par là et l’opacité a désormais cédé la place à une transparence sans limites. Les parents sont complètement désemparés face à cette nouvelle façon qu’ont les adolescents de se mettre en scène et de rendre publiques ces parts d’eux-mêmes qui, auparavant, demeuraient strictement confinés dans des territoires intimes.

Faut-il se ranger parmi les spectateurs ? Comment réagir quand l’image véhiculée par l’adolescent nous heurte ou crée un malaise ? Où mettre des limites ? Comment mettre ces limites ? Faut-il interdire, au risque de priver ? Cautionner, au risque de paraître encourager ? Intervenir au risque de paraître intrusif ? Critiquer au risque de sembler méprisant ? Bref, que faire et comment faire quand le journal intime de l’adolescent s’étale désormais sur la voie publique et se déballe aux yeux de tous, du proche à l’intime en passant par le parfait inconnu.

Il apparaît essentiel de répondre à ces questions parce que l’adolescence est souvent, sous son apparence solide, terriblement fragile et qu’il tend en sus à mettre un peu trop facilementen danger l’image qu’il a de lui-même en la rendant transparente même dans ces parties intimes de son existence, où l’opacité convient tellement mieux.

Fragile et transparente... Rendue plus fragile encore par la transparence à laquelle elle s’oblige du fait même de sa fragilité, la génération de verre se trouve littéralement entraînée dans un cercle vicieux qu’elle ne maîtrise plus, au sein duquel l’impression de fragilité et le besoin de transparence se renforcent mutuellement. C’est pour cela que, davantage que les autres sans doute, cette génération réclame de faire preuve avec elle d’attention, de prévenance et de précaution... exactement comme peuvent le faire des vitriers qui connaissent la fragilité de ce qu’ils manipulent et considèrent la transparence de leur matériau comme son véritable atout.

Voilà pourquoi il vaut mieux, en tant qu’adulte, se donner les moyens d’accompagner l’adolescent avec prévenance et précaution.

3. Connaître, analyser et comprendre la génération de verre pour mieux l’accompagner

L’analyse et la compréhension de cette double caractéristique (la fragilité et la transparence), de ses origines et de ses conséquences n’est pas une fin en soi. Elles ne se révèlent véritablement utiles que si elles permettent de déboucher sur des pistes concrètes qui tant pour les parents que les enseignants et les éducateurs invitent à moduler les pratiques éducatives familiales et scolaires de façon à mieux les adapter à cette génération toute nouvelle née dans le monde digital, saturée d’informations et immergée dans une réalité sociale à la fois inédite (pandémie, guerre aux portes de l’Europe, incertitude sociale et économique, signes tangibles d’essoufflement de la Terre, etc.) et particulièrement anxiogène.

Ce livre s’adresse donc aux parents contemporains qui cherchent à comprendre l’adolescence, mais encore davantage dans le contexte actuel, à se rassurer face à une génération dont ils ne comprennent pas toujours l’attitude, dont ils ne conçoivent pas toujours les comportements et dont ils ne savent pas toujours comment interpréter les conduites.

Cet ouvrage s’adresse aussi aux enseignants confrontés à une génération mieux informée mais sans doute moins érudite qui ne se mobilise que dans des conditions particulières et semble parfois peu concernée par les contenus scolaires « traditionnels » et la manière dont ils leur sont présentés.

D’une façon plus générale, cet ouvrage a été écrit pour permettre à l’ensemble des adultes-éducateurs désorientés par les formes nouvelles d’une « crise adolescente » qui ne peut plus être abordée avec la grille d’analyse périmée qui cadrait les interventions réalisées auprès des générations précédentes, de trouver des réponses aux questions qu’ils se posent.

La problématique adolescente apparaît déjà préoccupante d’un point de vue éducatif dans la mesure où la triple métamorphose de l’adolescent (physiologique, identitaire et sociale) dont nous analyserons dans un premier chapitre chacune des composantes, semble avoir sur l’éducation l’effet de la levure dans la mesure où elle « gonfle tout ». Les tests diagnostiques qui seront fournis au terme de ce premier chapitre doivent permettre à l’adulte d’identifier la manière dont ces indicateurs de crise se manifestent chez lui ou chez l’adolescent dans les trois domaines majeurs de métamorphoses.

L’ouvrage aborde ensuite plus spécifiquement dans un deuxième chapitre, les caractéristiques de l’adolescence contemporaine en expliquant comment cette triple métamorphose en se réalisant dans un contexte de transparence et de fragilité inédites, met au monde une génération tout à fait particulière dans son fonctionnement. À la fin de cette partie, le lecteur disposera d’un double test permettant à la fois d’évaluer le niveau d’anxiété de son adolescent et la tendance que celui-ci manifeste à gérer plus ou moins efficacement l’image publique, sociale et intime qu’il donne de lui-même.

Le troisième chapitre, plus concret encore que les précédents, détaillera les attitudes éducatives les mieux appropriées pour s’adapter à cette adolescence « nouvelle génération » :

– pouvoir être disponible sans être envahissant ;

– se montrer présent sans se révéler intrusif ;

– être capable d’accepter les prises de risque en évitant la mise en danger ;

– se révéler apte à se mettre à la place sans prendre la place ;

– manifester une contenance affective suffisante pour partager les émotions sans les exacerber ;

– donner envie de grandir en dépit des incertitudes du monde.

Or, pour pouvoir adopter ces différentes postures qui réclament souvent, il faut bien l’admettre, de fameuses qualités d’équilibriste, il faut que les adultes qui se préoccupent de l’éducation des adolescents ne soient plus décontenancés par les caractéristiques particulières de sa forme contemporaine et qu’ils ne se montrent pas non plus effrayés par les indices de souffrance mentale que manifeste, davantage que la précédente, la génération actuelle.

Les adultes ont par ailleurs généralement trop souvent tendance à stigmatiser toutes les générations en les évaluant à l’aune de ce qu’était la leur. Il convient évidemment d’en finir avec cette posture dès lors qu’il est question de distinguer, sans les hiérarchiser entre elles, les caractéristiques propres à une nouvelle génération. Ce sera l’objet du quatrième chapitre.

Le fait de mieux comprendre les caractéristiques propres à la génération adolescente actuelle, de mieux discerner ce qui la différencie de la génération précédente et de mieux identifier les signes de souffrance psychique qui s’y associent doit permettre aux adultes d’adopter une attitude moins stigmatisante et de soutenir de façon mieux appropriée le développement psychosocial de leur adolescent, de leur élève ou de l’adolescent dont ils se préoccupent.

Quoi qu’il en soit, il apparaît dans tous les cas urgent d’en finir avec cette posture arrogante qui, à travers un titre simplificateur ou par un slogan révélateur d’une vision étriquée, permet de disqualifier toute une génération en la considérant comme décérébrée1, irresponsable ou psychologiquement faible.

Si les pages qui suivent aident un peu à permettre à chacun de s’entendre de manière positive sur les caractéristiques de cette génération, de façon à mettre en place des formes pédagogiques réellement adaptées à ce qu’elle attend et à ce que l’on attend d’elle, elles n’auront pas été écrites en vain...

1. Cf. Desmurget, M. (2019). La Fabrique du crétin digital. Paris : Le Seuil.

Chapitre 1 L’adolescence intemporelle : pourquoi l’adolescence ? Crise, épreuves, rituels et métamorphose

1. Pourquoi l’adolescence ?

L’adolescence a sans doute, sous toutes les latitudes et à toutes les époques, comme fonction principale de mettre en scène une période de développement qui permet de réaliser la transition entre l’état d’enfant et celui d’adulte.

Variable dans sa longueur, ce passage apparaît socialement codifié dans les sociétés traditionnelles et, individuellement, bricolé dans les sociétés complexes contemporaines. Dans les deux cas cependant, que ce soit dans sa version abrégée et codifiée ou dans sa version plus longue et individuellement « bidouillée », la crise adolescente prend souvent la forme d’une épreuve ou d’une série d’épreuves encadrées par un ensemble de rituels plus ou moins figés.

Ainsi envisagée, l’adolescence se révèle être un invariant culturel dont les trois constituants essentiels sont semblables partout – une crise et des épreuves encadrées par des rituels – même si les formes varient par contre extrêmement fort en fonction du contexte culturel particulier de son apparition.

• La crise apparaît ainsi plus ou moins aiguë et plus ou moins spectaculaire en fonction des époques.

• Les épreuves prennent elles aussi des formes terriblement variables qui vont de la conduite ordalique susceptible de mettre virtuellement la vie en danger, au bizutage potache qui n’est pas autre chose qu’une mise en scène absurde de soi.

• Quant aux rituels, ils n’ont sans doute pas grand-chose en commun dans leur forme quand ils sont socialementcodifiés et similaires pour chacun ou quand ils sont l’objet d’une initiative individuelle ou d’une initiation particulière (première cigarette, première sortie sans les parents, etc.).

Avant d’évoquer la manière particulière dont ces trois composantes (crises, épreuves et rituels) sont envisagées dans le contexte particulier de la génération de verre, nous proposons dans un premier temps de vérifier comment ces trois ingrédients majeurs de cette période particulière de développement se manifestent d’une manière générale pour donner forme à l’adolescence, indépendamment de l’époque et du contexte social à l’intérieur desquels elle se réalise.

L’adolescence suppose-t-elle toujours une crise ? Y est-il toujours question d’épreuves ? Quels rôles peuvent y jouer les rituels ?

2. La crise

L’adolescence suppose-t-elle toujours une crise ?

Quand on m’annonce en consultation un adolescent en crise, je sais généralement ce que je vais avoir face à moi en ouvrant la porte : un adolescent plutôt goguenard qui se demande ce qu’il fait là, encadré de deux adultes qui, eux, sont clairement en crise et savent pertinemment pourquoi ils sont là. Ce sont d’ailleurs généralement eux qui ont sollicité la consultation. L’adolescent, lui, s’est contenté de suivre et, puisqu’il est l’objet de leur préoccupation... a accepté d’accompagner ses parents.

Il est dès lors symptomatique de constater que ce sont bien plus les adultes qui prennent rendez-vous parce qu’ils ont un problème avec l’adolescence de leurs enfants que les adolescents eux-mêmes qui s’éprouvent comme un problème et demandent à consulter. Est-ce à dire que la crise de l’adolescent est avant tout celle de deux parents qui s’inquiètent de l’avenir de leur enfant et se demandent ce qu’ils vont bien pouvoir faire de lui alors même que l’adolescent lui-même se sentirait plutôt bien et ne percevrait ni le sens ni l’intérêt de la consultation ?

Non sans doute. C’est aller un peu vite en besogne que de penser les choses dans cette perspective d’une part parce que l’adolescent, particulièrement soucieux de son autonomie, ne perçoit pas toujours le besoin qu’il a d’être soutenu et d’autre part parce que l’adolescence, de nos jours, manque plus que jamais de sérénité et que le « je-m’en-foutisme » de façade qu’il arbore résiste rarement à un examen plus approfondi.

Alors l’adolescence est-elle en général associée à une crise ? Que nous dit la recherche à ce propos ?Cette génération semble-t-elle plus exposée que la précédente au risque de crise et surtout, comment faire de la crise un argument de développement plutôt qu’un problème à résoudre ? Voilà les trois questions majeures auxquelles nous pousse à répondre la notion de crise.

On parle de nos jours tellement de crise de l’adolescence qu’il est devenu commun d’associer l’un et l’autre comme s’il ne pouvait pas y avoir d’adolescence sans crise ou comme si l’état de crise était consubstantiellement lié au terme d’adolescence. Cette association systématique des deux termes date en réalité de 1904 quand le pionnier de la psychologie scientifique, Stanley Hall a suggéré pour la première fois l’idée que l’adolescence était principalement caractérisée par une crise émotionnelle intense liée à un jeu de passions contradictoires continu, un tumulte émotionnel incessant et un état de tension permanent.

Cette idée d’associer l’adolescence à une crise a ensuite longtemps perduré au point de dominer l’ensemble des travaux antérieurs à 1970. Jusqu’à cette date, l’idée de crise n’était jamais remise en question et l’objet de la préoccupation de la plupart des travaux ne consistait pas à vérifier si cette crise se manifestait réellement ni d’analyser sous quelle forme elle pouvait se concrétiser mais davantage de s’interroger pour savoir comment on pouvait se donner les moyens de la maîtriser.

Sans doute devait-on voir dans ce paradigme de « contrôle de la crise » le reflet de la préoccupation essentielle du monde social tel qu’il se définissait avant la révolution de Mai 68, celle de savoir par quels moyens plus ou moins autoritaires la génération des plus anciens pouvait se mettre en position de maîtriser l’agitation de celle des plus jeunes. Nous verrons que cette préoccupation ne s’est pas totalement absentée du champ des travaux actuels mais elle ressort sans doute maintenant davantage du champ de la réflexion politique que de celui de l’analyse scientifique.

Par la suite, les recherches scientifiques postérieures à 1970 ont effectivement surtout servi à démontrer que le concept de crise adolescente était en réalité sans fondement véritable. C’est ainsi que la plupart des chercheurs, dans la foulée d’Erikson, ont, depuis 1968, fait de l’adolescence une période essentiellement dominée par la construction progressive de l’identité, par un réaménagement des capacités de jugement moral et par une adaptation sociale davantage soucieuse de l’image laissée de soi-même.

On a continué à parler de crise mais dans le sens positif d’une opportunité de remise en cause de soi à l’intérieur d’un contexte qui provoque une évolution. Étudier la « crise adolescente » suppose, depuis, d’analyser à la fois la façon dont se concrétise cette remise en cause de soi, et de comprendre la manière dont se réalisent les changements dans l’évolution du système social dans laquelle elle se produit et qui, pour une large part, la provoquent et en déterminent la forme.

Or, comme nous le verrons dans les pages qui suivent, l’environnement actuel évolue particulièrement vite. La remise en cause de soi, dans un tel contexte de turbulence, ne peut se faire sans remous. C’est pour cela que, plus que jamais, nous pouvons parler de crise adolescente non pas parce que l’adolescence est inévitablement une période de difficultés mais parce qu’un système social soumis à de fortes secousses met invariablement sa jeunesse en crise en multipliant les tentatives qu’elle fait pour s’adapter à des temps qui n’en finissent pas de changer.

Les temps changent... Ce n’est évidemment pas nouveau. Déjà en 1964, Bob Dylan écrivait la chanson Times they are a-changin pour exprimer l’état d’esprit de la jeunesse des années 1960 qui allait conduire à un puissant mouvement de contestation de l’ordre établi. Véritable archétype de la chanson de protestation, cet hymne de toute une génération s’appuyait en réalité sur le sentiment muet d’un public qui sentait que quelque chose se préparait sans parvenir néanmoins à mettre des mots dessus. B. Dylan pressentait sans doute que ce sentiment inachevé avait besoin d’une clameur face à des temps occupés à changer tellement fort qu’il est sans doute davantage question d’un bouleversement que d’un simple changement.

À ce propos, le a- du titre de la chanson revêt sans doute toute son importance. Bob Dylan aurait pu se contenter de poser le constat : Times are changing mais il a préféré affirmer Times are a-changingen sachant que ce petita-n’a rien d’insignifiant mais désigne un préfixe archaïque et intensifiant qui exprime que le changement occupé à se réaliser n’a rien d’anodin mais prend la forme d’un véritable bouleversement. Times are a-changing, donc... Et cela semble à nouveau particulièrement le cas dans la mesure où les mutations inédites auxquelles nous confrontent les évolutions numériques et technologiques de notre monde donnent de nos jours l’impression d’un véritable séisme.

Par ailleurs il n’est sans doute pas inutile de souligner à cet endroit que, dans cette même chanson, Bob Dylan, en s’adressant aux parents de la génération qui subissait ces changements adoptait une attitude très similaire à celle qui a guidé l’écriture de ce livre, en leur suggérant de chercher à comprendre avant de se mettre à juger, en leur recommandant de ne pas critiquer ce qu’ils n’étaient pas en mesure de comprendre : Don’t criticize what you can’t understand.

La génération de Mai 68 versus la génération de verre

La génération de Mai 68 à laquelle fait référence Bob Dylan et la génération actuelle se rejoignent sur le fait que l’une et l’autre sont exposées à des sociétés en mutation. Toutefois, la comparaison s’arrête là. En effet, les deux générations n’ont fondamentalement pas les mêmes caractéristiques. La différence entre la jeune génération de Mai 68 et la jeune génération actuelle, est d’abord une affaire de proportion de la population estudiantine. Entre 1958 et 1968, alors que la population croît de 10 %, le nombre d’étudiants augmente lui de… 250 %... Une démographie explosive associée à une tendance forte au prolongement des études explique donc en partie pourquoi la crise de Mai 68 a essentiellement pivoté autour de l’univers estudiantin. Le peuple adolescent a alors pris conscience du poids que signifiait le nombre dans un contexte démocratique et, conscient du pouvoir qu’il représentait, s’est mis à participer activement à la transformation d’un monde dont il percevait la prochaine mutation. C’est donc collectivement que la génération de Mai 68 percevait la puissance qu’elle pouvait virtuellement incarner. Cette révolution qui n’est par ailleurs pas celle des adolescents dans leur ensemble mais essentiellement celle des étudiants s’est réalisée sous l’impulsion d’un engagement de tout un collectif, celui d’une génération qui, par son nombre, se sentait investie d’une véritable puissance de représentation politique. La génération actuelle n’a donc pas grand-chose à voir avec celle de Mai 68 au niveau du moteur qui prédispose à l’engagement. En effet, même s’il est également question d’une société en mutation, la génération contemporaine ne ressent pas le poids que, par le nombre, elle pourrait constituer dans le débat politique. Au contraire, la proportion de jeunes ayant tendance à diminuer, cet argument apparaît lui aussi en net recul... Par ailleurs, la nouvelle génération ne manifeste pas spon­tanément sa tendance à s’engager pour les combats qui la mobilisent (climat, fluidité des identités non binaires, altermondialisme, queer, etc.) mais indique que cette mobilisation collective suppose au préalable que l’adolescent se soit senti individuellement reconnu comme suffisamment consistant aux yeux des adultes. La reconnaissance individuelle constitue dès lors pour l’adolescent contemporain une sorte de condition préalable indispensable à son engagement collectif. Il s’agit en outre moins dans la forme d’engagement qu’il préconise de changer la société comme la jeunesse le proclamait en 1968 que de sauvegarder une démocratie mieux respectueuse des identités singulières de chacun et des différences entre les individus.

Les composantes d’une crise

Une crise est un processus dynamique complexe généralement caractérisé par quatre phases : l’incubation, le déclenchement, la phase aiguë et le redressement.

Dans le cadre de l’adolescence, la puberté fait naturellement office de période d’incubation dès lors qu’elle provoque chez l’enfant qui subit les transformations, un inévitable questionnement identitaire qui l’amène à s’interroger, non pas à propos de ce qu’il est, mais à propos de ce qu’il devient.

• La période d’incubation est parfois difficile à identifier précisément tant chez l’adolescent lui-même que chez les adultes qui s’en préoccupent. En effet, les signaux physiologiques ne prennent généralement pas la forme d’événements (comme les règles) qui apparaissent du jour au lendemain mais apparaissent le plus souvent progressivement et insidieusement en suivant un processus lent qui incite parfois, en l’absence de signes tangibles, à parler de pré-adolescence ou d’ado-naissance à partir de la dixième année de l’enfant.

• Le déclenchement de la crise prend la forme d’une confrontation ou d’une mise à l’épreuve qui amène à interroger ce qu’il est par rapport à ses pairs et par rapport à la société des adultes qui ne le considèrent pas encore comme faisant partie des leurs. Ce déclenchement de la crise apparaît, lui aussi, de manière extrêmement variable. Dans certaines formes d’adolescence, l’opposition ne se manifeste qu’à bas bruit ou sans véritable consistance. Elle prend en outre très rarement l’aspect d’une conduite uniforme et unilatérale ou d’une attitude permanente et continue, mais suppose au contraire des allers-retours fréquents sur les sentiers de l’enfance comme si l’adolescent bégayait dans les formes nouvelles d’opposition nécessaires à sa construction identitaire.

• La phase aiguë, plus ou moins longue, prend généralement la forme d’un ensemble de conflits ou de situations de conflit de l’adolescent par rapport à lui-même, par rapport à ses pairs ou vis-à-vis de la génération adulte. Au cours de cette phase aiguë, les parents éprouvent parfois le sentiment que l’adolescent « cherche » les conflits et que les différentes provocations dont il se fait l’acteur jouent effectivement ce rôle.

• La phase de redressement se manifeste généralement à travers un sentiment de stabilisation de l’identité. Quand elle n’est pas « ritualisée » par l’acquisition d’un statut (identité conjugale, parentale ou professionnelle), le redressement se fait inévitablement plus diffus et s’étend aussi généralement sur une plus longue durée.

Une crise essentiellement identitaire

Envisagé comme un sujet en vacance d’identité, l’adolescent est souvent présenté comme quelqu’un qui, empêtré dans un inconfortable présent, serait amené à rompre avec son passé plus sécurisant d’enfant, mais sans pour autant disposer de tous les codes qui lui permettent de faire pleinement son entrée dans le monde des adultes. Ce que Gramsci disait en parlant de l’évolution des sociétés, semble donc applicable pour ce qui relève du développement d’un être humain : « Quand un monde ancien n’existe pas et que le monde nouveau peine à venir, vient la période où l’on voit apparaître les monstres2 ».

Kafka a, avec tout le talent d’un écrivain de génie, mis en scène cette métamorphose dans son célèbre roman éponyme. Cette impression de devenir monstrueux, à ses propres yeux comme vis-à-vis de ceux qui l’entourent et souffrent de ne plus le comprendre dès lors qu’il est question de crise, c’est exactement ce que ressent l’adolescent quand, empêtré dans cet âge autrefois stigmatisé par le terme « âge ingrat », il se défie de sa forme changeante et se met à souffrir de dysmorphophobie parce qu’il s’empêche d’habiter sereinement ce corps trop mouvant auquel il n’a jamais le temps de s’habituer.