la 403 - pierre dabernat - E-Book

la 403 E-Book

Pierre Dabernat

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Beschreibung

Michel vit un drame familial et tente de se reconstruire. Pour cela il décide de partir en vacances au Maroc. Sur le bateau il rencontre une jeune femme Yasmine qui est en rupture avec les traditions de ses origines. A Fès Michel achète une antique 403. La même que possédait son père lorsqu'ils habitaient en Provence. Par une après-midi de forte chaleur, garée sur une colline qui domine la vieille ville, la 403 le propulse en 1963 dans le village où il vécut autrefois. Et il se retrouve confronté à un petit garçon. Ce môme c'est lui-même...

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Veröffentlichungsjahr: 2017

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Une peur sourde et mystérieuse

M'étreint et sans raison sérieuse.

Dis-moi petit quel est ton nom ?

Mais je m'appelle comme vous

Monsieur puisque je suis vous.

Sommaire

Je suis en reconstruction

La sirène donne le signal

Je croise le regard de la danseuse

Tout le monde désire une autre vie

C’est à cet instant précis

Je rêve que je suis en 1963

La nature est en désaccord

Il est temps de repartir

C’est plus facile d’obéir au curé

Nous avons une heure

Un signe du zodiac

Je viens du futur

Le stylo vole sur les lignes

La mer s’est réveillée

J’habite un petit collectif

Une tempête se déchaîne dans mon crâne

C’est lui qui commence

Je ne savais pas que tu avais un frère jumeau

Elle est un peu moqueuse

Étonnement

Je suis en reconstruction

Ce qui m’est arrivé est à peine croyable… Cela s’est passé l’été 1996. Je suis resté bien trop longtemps hésitant quant à la façon de raconter mon histoire : me taire, me confier à un ami, ou à un inconnu. A la longue j’ai opté pour cette dernière mais avec une nuance : je vais écrire ma mystérieuse aventure au stylo, dans un cahier relié en cuir que j’abandonnerai sur le premier banc. Livrer ma confidence à la rue. Afin que ce livre voyageur circule de mains en mains jusqu’au jour où quelqu’un l’oubliera dans un coin ou le jettera à la poubelle. Mais avant d'écrire ce qui s’est passé je dois remonter le temps, expliquer ce que j’ai été, ce que je suis devenu aujourd’hui. Si j’écris cette histoire ce n’est pas pour thésauriser le passé, le mettre en boite pour le livrer au futur. C’est pour exorciser ce que j’ai vécu. Pour enfin essayer de comprendre ce qui m’est arrivé.

Je suis en reconstruction. Il y a bientôt onze ans ma vie a cessé d’être une vie.

Le hall froid de l’hôpital grouillait de monde. C’était l’heure du déjeuner. Le self-service avalait et recrachait ceux et celles à qui la maladie ou la mort n’avait pas coupé l’appétit. Moi je n’avais pas faim. Plutôt envie de vomir. Mon épouse et mon fils étaient en salle d’urgence, chacun dans un profond coma. Leur pronostic vital était enclenché à tous deux. Un accident banal de la route sur la rocade sud. Banal pour toute la ville. Pour les centaines de voitures qui étaient restées bloquées. Banal pour le personnel de l'immense hôpital qui côtoyait le malheur chaque jour. Banal pour ces gens qui me croisaient sans remarquer ma profonde détresse. On avait coutume de dire que cela n’arrivait qu’aux autres. Mais ce jour-là, ça m’était arrivé. A moi. A ma femme. A mon gosse.

Il y avait quelques années une jeune femme de vingt-sept ans, une amie d’une nièce, était morte d’une rupture d’anévrisme au cours d’une promenade à cheval. Je me souviens alors d’avoir stupidement débité à ma nièce hébétée, en pleurs, lors de la descente dans le trou d’où on ne remonte pas, un monologue que j’avais cru consolateur. Je ne crois pas qu’elle avait entendu ces mots métaphoriques. Curieusement, ils m’étaient revenus, ce jour-là, en pleine gueule. Je lui avais dit à cette gamine pliée de douleur que la mort c’était pour moi une image. Celle des humains, riches et pauvres, jeunes et vieux, en rangs serrés, comme autrefois les fantassins qui, à pas mesurés, au son des tambours, allaient au combat sous le feu tendu de l’ennemi. La mitraille, les boulets tombent et la faucheuse frappe dans le tas au hasard. Nous sommes comme ces soldats, lui avais-je dit. Nous progressons dans la vie comme l’on peut, lentement, et la faucheuse frappe sans cesse autour de nous. A gauche, à droite, devant, derrière, jusqu’au jour où le plomb nous atteint et nous couche dans la poussière.

Les joues mouillées de larmes j’avais senti que j’étais au bord d’un gouffre. Je réalisais que ces deux êtres chers étaient mon seul univers et qu’ils risquaient de mourir. Dans ce genre de situation on est désarmé, désemparé. Mais jusqu’à cet instant, on a beau le savoir, ce n’est que de la théorie. On ne le ressent pas. On n’a pas cette douleur dans le ventre. Ce galet dans la gorge. Cette eau salée dans les yeux. Ce plomb dans les jambes. Cette angoisse qui monte et qui vous fait réciter un « Notre père qui êtes aux cieux » alors que l’on a craché sur Dieu et l’Église durant des années. J’étais dehors, sur le parking et sous une pluie fine. Je fixais une voiture garée. Une voiture noire qui appartenait à un toubib. Une voiture identique à la notre. Celle que ce matin-là ma femme avait prise pour accompagner le petit à son école. On ne sait pour quelle raison, il y avait eu un bouchon et elle n’avait pas pu freiner à temps. Le capot s’était encastré sous le cul d’une semi-remorque et il avait fallu plus d’une demi-heure aux pompiers pour les extraire de la ferraille. En regardant le lustre de cette voiture, flambante neuve, je n’arrivais pas à m’imaginer comment un tel objet pouvait en moins d'une seconde se transformer en une broyeuse de vie. La propriétaire me sortit de ma léthargie. Elle fumait, était grande, couverte d’un imper beige et tenait une serviette en cuir. Elle me regarda un bref instant puis ouvrit la portière et démarra. Je regardais la voiture s’en aller et dans mon esprit embrouillé je me souviens que je me fis bêtement le reproche d’avoir acheté ce modèle. Si j’avais opté pour une autre marque, peut-être la carrosserie aurait été plus résistante ? Ou bien le moteur moins puissant aurait-il permis d’arriver moins vite sur le camion ? Autant de questions qui m’empêchaient de penser à cette salle, là-haut, où le chirurgien pouvait à tout moment m’annoncer la fin du monde.

L’être humain est lâche mais il arrive qu’il n’ait plus le choix. Je devais remonter, affronter la suite. Quand je débouchais à l’étage il n’y avait personne. Je me réfugiais aussitôt dans la salle d’attente vide et m’écroulais sur une chaise. Mes jambes ne me tenaient plus. La pendule égrenait le temps, augmentait ma peur. Chaque bruit de pas dans le couloir explosait mon cœur. Quand une infirmière passait devant le seuil de la porte je scrutais brièvement son visage dans l’espoir d’y trouver une réponse. Chaque claquement de porte me faisait sursauter. Mais quand la silhouette du chirurgien se profila je crus défaillir. Je ne l’avais pas entendu venir.

Immédiatement je compris aux traits durs de son faciès que je devais m’attendre au pire. Mais le pire ce n’était rien. Aucun n’avait survécu. La mère et le fils étaient partis ensemble pour une autre destination. L’infini... le néant. Comment pouvais-je penser qu’il y avait une autre vie derrière la mort ? Ceux qui croyaient en l’existence d’un dieu se raccrochaient à cette lueur d’espoir. Moi je n’avais rien. Que ma haine contre moi-même qui avait acheté cette voiture. Je ne sais pas comment j’ai fait pour m’en retourner dans ma luxueuse villa. J’étais détruit et je crois me souvenir que j’ai bu le contenu d’une bouteille de whisky pour me saouler. Le lendemain matin, hagard, le foie défoncé, j’ai appelé un ami, le plus proche. Il est venu à mon secours et il s’est occupé de moi. De tout. De l’enterrement. De la merde administrative. J’ai veillé comme j’ai pu ma famille que l’on avait mis en bière dans notre chambre conjugale et le jour fatidique de l’enterrement j’ai refusé d’aller au cimetière, assister à l’incinération. Pour le dernier acte je me suis réfugié dans mon atelier de bricolage où je savais qu’il y avait une autre bouteille et personne, non personne, n’a pu m’obliger à bouger. Ce n’est que le lendemain que je suis allé, seul, me recueillir devant un tiroir de granit à l’intérieur duquel il y avait deux urnes avec un peu de poussière. C'est-à-dire plus rien.

Ensuite ce fut une longue et pénible dégringolade. Je me suis mis à boire de plus en plus pour retenir un sommeil qui fuyait. J’ai accumulé conneries sur conneries et j’ai fini par perdre mon boulot. Ingénieur en informatique je dirigeais un service dans une boite qui travaillait pour l’aérospatiale. La crise était passée par là. Mon patron et ami, par la force des événements, s’est assis sur ses scrupules. Je dois préciser que je ne lui ai pas laissé le choix. Je ne venais presque plus à l’usine... Et quand j’étais présent je tenais à peine debout. Puis j’ai vendu ma villa. Ou plutôt l’on est venu la saisir. Et j’ai fini par avaler la boite à pharmacie. Mais je me suis loupé et j’ai fini en psychiatrie.

J’avais mis trois ans pour parvenir à ce stade. J’avais maigri de quinze kilos et je m’étais attrapé un ulcère. J’ai enchaîné cure de sommeil et cure de désintoxication pendant vingt-deux mois. Puis je suis sorti du tunnel grâce à une association qui m’a trouvé un job et une piaule avec un lit à une place et une télé. Peu à peu je suis remonté. J’ai réussi à décrocher un véritable boulot, grâce à un ancien collègue qui s’est souvenu quel genre de type j’étais avant.

Au fil des jours j’ai réappris la vie. J'ai acheté une voiture. Une petite voiture sans prétention. Pour me déplacer. Je vis dans un appartement en proche banlieue et pour la première fois depuis des lustres je boucle une valise. Demain je m’embarque pour un voyage pour deux semaines de vacances. Je réalise soudain que les collègues de travail vont me manquer ainsi que ceux de la salle de sport où je m’échine à soulever du fer pour ne pas avoir à rester trop longtemps seul, devant ma télé. J’ai décidé d’aller au Maroc. Un retour aux sources en quelque sorte. Mon père y avait fait une partie de sa carrière.

Pour cette espèce de pèlerinage je vais prendre le bateau. Avec deux nuits à bord. Après tout je ne suis pas pressé et j’avoue que l’avion m’angoisse. C’est nouveau.

Autrefois je n’étais pas comme ça. Mais depuis l’accident c’est à peine si j’ose conduire ma voiture. Les transports mécaniques m’inspirent maintenant de la crainte.

La sirène donne le signal

C’est la fin de l’après-midi quand je franchis à Sète le péage de l’autoroute. Je me fraye un chemin jusqu’au port et prends ma place dans la file étirée des voitures en attente du chargement. Le ferry, aussi haut qu’un immeuble du centre-ville, attend bien sagement, qu’on lui enfile dans sa gueule cette longue saucisse de véhicules. Malgré un air de pagaille évident c’est une sacrée organisation pour arriver à faire pénétrer toutes ces voitures, à les aligner, pare-chocs contre pare-chocs, sans perdre un seul mètre d’espace.

Au cœur du bateau j’hésite avant de trouver la porte qui donne accès aux différents ponts. L’odeur du cambouis, du métal, de l’essence et du goudron m'ont pris le nez. Nous grimpons tous avec difficulté dans cet escalier étroit et très pentu. Il y a huit ponts. Dans tous les couloirs c’est la bousculade. Les marins, appuyés nonchalamment contre les cloisons, indifférents à ce flot bruyant, discutent et regardent d’un œil blasé ces familles exubérantes entourées par des enfants livrés à eux-mêmes.

Un employé me conduit à ma cabine. C’est le numéro 314, pont sept ; ma surprise est à l’inverse de l’exiguïté du lieu. Elle est minuscule. J’avais oublié que nous sommes sur un ferry et non sur un paquebot de luxe où les chambres sont plus grandes et le prix du billet plus conséquent. Deux mètres sur trois environ mais cela est suffisant pour passer les deux nuits. Je partage la cabine avec quelqu'un qui n’est pas encore arrivé et j’en profite pour choisir ma couchette. Ce sera celle de dessus. Un lavabo minuscule et deux gilets de sauvetage complètent le décor. Je suis dans l’ambiance.

Mon colocataire arrive puis, après un échange de politesse, je le laisse le nez dans ses affaires et file aussitôt à la découverte du bâtiment. Je tombe sur une mosquée aménagée sommairement avec des tapis à l’arrière du bâtiment. Il n’y a encore personne et je tente de m’orienter en déchiffrant un plan placardé sur un mur. Quand je débouche dans le salon, l’ambiance me plonge aussitôt dans l’insouciance des vacances, dans la gaieté de ce voyage qui s’annonce sous les meilleurs hospices. Un homme, la trentaine environ chante en arabe, transpire devant le micro. Une danseuse se tortille au son de la musique orientale. Dans l’assourdissement des décibels je regarde avec plaisir la foule qui se presse autour des tables et qui déguste des gâteaux et du thé à la menthe. Sur le pont arrière, une jeune fille reçoit sur son portable un appel de son petit ami et reste en conversation. Ayant fait le tour du bateau, n’ayant plus rien à découvrir, je rejoins ma cabine. J’ai du mal car les coursives, les escaliers, les couloirs qui se croisent et se recroisent, me désorientent quelque peu.

A l’heure du départ le temps a changé. Le ciel s'est couvert. La ville blanche et les collines verdoyantes se découpent dans un dessin aux couleurs ternes. Deux gigantesques grues sur le quai surveillent le port. Comme d' énormes robots, ou des sauterelles de métal et de boulons, elles paraissent prêtes à s’élancer dans d’immenses enjambées vers ces hommes, fourmis apeurées qui se déplacent entre leurs pieds.

Le bateau, dans un bouillonnement d’écumes, accompagné du ronronnement des moteurs diesels, s’écarte du quai. Je me suis positionné sur le pont supérieur pour profiter du spectacle. J’en profite pour prendre des photographies. Les mains accrochées au bastingage je coule un regard discret vers ma voisine. C’est la danseuse en tenue de scène avec un châle jeté sur les épaules. Je devine à l’expression de son beau visage qu’elle est heureuse d’être là.

La sirène donne le signal et nous longeons la digue qui nous mène vers le large et la nuit profonde et affronter la charge des vagues. Les mouettes, par dizaines, à l’abri du vent, nichées dans les rochers, fixent ce gigantesque animal blanc qui vomit de longues traînées dans le ciel. Certaines jouent avec le vent et frôlent dans des vols planés gracieux la grande cheminée du bateau.

L’horizon est tombé comme le lourd rideau d’une scène de théâtre. Le décor de la mer a remplacé celui d’opérette du port qui a disparu. La fumée nauséabonde me pique les yeux, et elle m’oblige à trouver refuge sur un autre pont inférieur, à l’arrière, à l’abri du vent.

Je m’installe confortablement sur les sièges en plastique et je m’abandonne. Je suis en vacances et pour la première fois l’air que je respire me gonfle de plaisir. A côté, une mère, avec un bébé sur les genoux, explique à un autre enfant plus grand ce qui les attend là-bas, au bled. Sur le bateau il n’y a que des familles qui retournent au pays pour le temps des vacances. Sur les visages on ne lit que futures retrouvailles, fêtes, émotions. C’est comme un livre sur les sourires.

A l’heure de l’apéritif, je file au bar. Sur toutes les tables il n’y a que des verres de thé à la menthe. Je commande au barman une bière car le whisky c'est terminé pour moi. Il me regarde avec des yeux ronds et étonnés. Me voilà beau ! Je n’avais pas prévu ça. Écœuré je me tourne vers la scène. La danseuse est là mais elle est assise sagement à côté des guitaristes. Le snackbar est ouvert et une foule affamée se presse déjà à l’autre bout du salon. Dès l’ouverture, avec cette manière qui est universelle quand il s’agit de remplir l’estomac, la majorité s’est agglutinée par cet instinct grégaire de manquer, de ne pas avoir sa part, de ne point obtenir ce auquel on a droit. De quoi me couper l’appétit. Heureusement j’ai un billet de première et j’ai une place au restaurant et je peux même avoir du vin.

Il est vingt-et-une heures. La journée a été éprouvante et dès le café avalé, je ressens la fatigue, baille, m’étire, puis me ravisant je commande au bar un thé à la menthe. L’orchestre s’est remis à jouer. La danseuse se déhanche et malgré quelques rondeurs je la trouve sublime.

Sur le pont supérieur la fraîcheur du large me fait du bien. La nuit est bien avancée. Le vent me siffle aux oreilles. Il fouette les quelques téméraires qui sont là. Les embruns jaillissent sous les projecteurs qui illuminent le coin où je me suis réfugié. Du côté bâbord, les fumées mazoutées sont rabattues par les rafales et l’air demeure irrespirable.

En regagnant ma cabine, je traverse des salons où s’entassent des passagers. Beaucoup se sont enroulés dans des couvertures bariolées fournies par le personnel et tentent de trouver ainsi le sommeil. D’autres sont carrément allongés sur la moquette. Des familles plus organisées ont apporté des tapis, des coussins, des thermos. Elles se sont installées dans des lieux plus tranquilles, dans des coins oubliés du bateau, et peu fréquentés, ou sous les escaliers qui relient les divers ponts. En réalité, pas un mètre carré des salons et des couloirs intérieurs n’est resté inutilisé. Cette nuit me fait penser à la traversée, il y a plusieurs années, d’Athènes à l’île de Paros. Bien du temps s’est écoulé depuis et je pense soudain avec tristesse à cette époque révolue, à ma femme, à ces vacances lors de ce voyage dans les Cyclades.

Ma balade terminée, les cheveux mouillés par l’humidité, il est temps de vérifier si cette couchette minuscule qui m’attend est aussi inconfortable qu’elle en a l’air.

Je m’enfonce rapidement dans un sommeil réparateur bercé par le seul mouvement du ferry qui glisse puissamment sur l’eau en avalant les miles qui longent les côtes espagnoles.

Je croise le regard de la danseuse

Le lendemain le soleil est au rendez-vous. Le plancher tangue imperceptiblement. C’est bien la preuve de notre présence en mer.

Il fait déjà chaud. A quelques pas de là, un mari, certainement un musulman très pratiquant au vu de sa barbe fournie, de son couvre-chef, surveille ses quatre enfants et sa femme qui est masquée par un voile noir. On n’aperçoit que ses yeux. Elle est la seule sur le bateau à l’avoir. Elle attire le regard, surtout celui des femmes qui semblent la plaindre.

Comme le soleil tape, que le besoin d’un café se fait sentir, je prends la direction du bar. Avisant alors un fauteuil libre je m’y installe.

La scène est vide. Il n’y a que le micro qui trône au milieu et les trois chaises des musiciens. Je me demande où se trouve la danseuse. Comme je n’ai rien de particulier à faire, après avoir échangé des euros en dirhams au guichet de change, je m’en vais à sa recherche. Dehors le soleil est toujours aussi chaud. La mer ondule et se brise sur la coque, à peine griffée par le sillage blanc de la gigantesque hélice qui nous propulse. Le ciel est azur. Penché sur le bastingage je me perds dans le foncé du fond marin, fasciné par tant de profondeur mystérieuse. Qu’y a-t-il sous cette couverture infinie d’eau ? Mon imagination est là pour me répondre. Vraisemblablement des tas d'êtres vivants, des poissons énormes, mais aussi des cavernes englouties, des épaves, des trésors, et des milliers de matelots, des voyageurs intrépides, des soldats, des esclaves, qui ont disparu à jamais làdessous.

Je n’ai pas aperçu ma danseuse. Aussi je regagne l’intérieur. Le guichet de la douane est déjà ouvert et une longue file patiente devant. Comme je ne peux pas échapper à la corvée je prends quand même mon tour pour faire tamponner mon passeport. Un vieux bonhomme m’explique où se trouve Nador. J’en profite pour lui demander où est la gare routière car je dois prendre le bus pour aller à Fez. Enfin mon passeport est visé et je peux rejoindre le restaurant. Derrière moi, un employé annonce que c’est l’heure du repas. Le préposé au tampon quitte aussitôt sa table. Les modalités ne reprendront qu’à seize heures. Personne ne râle. J’en suis étonné car j'avais oublié un instant le fatalisme oriental. Ceux qui ont attendu pour rien ont tranquillement fait demi-tour.

L’après-midi, n’est pour moi qu’une incessante ronde. Je vais d’un siège à un autre, d’un pont à l’autre, une fois côté soleil, puis côté ombre, le temps ainsi partagé entre la lecture, un café, un thé, un bout de discussion avec un voisin, sans oublier et surtout en ce qui me concerne, la contemplation de la grande bleue.

Mais toujours pas de danseuse dans les parages. Dommage !

Quand la côte espagnole se découpe à l’horizon je crois que nous sommes en face des îles Baléares mais un passager averti me précise qu’elles ne sont qu’à quatre heures de Nador. Nous ne les doublerons dans la nuit, me dit-il. Nous croisons aussi des cargos, des pétroliers, quelques navires de plaisance mais nous ne voyons ni baleine, ni dauphin. Il est vrai, que mes souvenirs datent d’un temps où la mer était beaucoup moins polluée. C’était l’époque de mon adolescence à Rabat.

Vers vingt heures, c’est de nouveau le rendez-vous avec le bar, avant d’aller dîner. A l’avant du salon, autour d’une table, des jeunes gens disputent avec acharnement une partie d’échecs. Le chanteur est encore là et donne de la voix. Je m’apprête à battre en retraite quand je croise le regard de la danseuse. Elle est assise seule, à une table, près de la sortie. J’ose lui sourire et elle me répond. Je suis d’un naturel timide et dois me forcer pour profiter de cette situation. Je m’avance et lui dis en guise d’entame :

- Vous ne dansez pas ?

- Non ! Tout à l’heure. Après le repas.

Je suis surpris car elle n’a aucun accent. Comme un idiot je poursuis :

- Vous êtes marocaine ?

- Je suis française, dit-elle, amusé.

- Excusez-moi. C'est idiot. La danse c'est votre profession ?

- Non ! Je danse parce que j’aime ça mais je ne fais pas partie du groupe. Dès le débarquement nos chemins se sépareront.

- Et quand vous ne dansez pas que faites-vous ?

- Vous êtes bien curieux ? dit-elle en se penchant sur son verre de thé.

J’ai une vue plongeante sur le décolleté de son chemisier et je détourne les yeux. Je ne dis rien et la contemple tandis qu’elle porte son verre à ses lèvres. C’est une femme qui affiche une trentaine d’années mais ses mains la trahissent. Elle doit être plus âgée. Son visage est soigné. Même si ce soir elle est trop maquillée. Je subodore que c’est pour sa prestation artistique. La veille j’ai pu constater qu’elle possédait un corps superbe, musclé, à peine enrobé. Elle reprend :

- Vous ne dites plus rien. Je vous fais peur ?

- Non ! Pas du tout. Je vous admirais

Cette phrase la fait rire.

- Vous êtes bien français.

- Pourquoi vous dites ça ?

- Par ce côté de dire les choses sans détour.

- Ne me dites pas que je suis le seul homme à vous avoir fait un compliment depuis le départ

- Curieusement vous êtes le premier à oser m’aborder.

- Le plus étonnant c'est que ce soit un type comme moi qui vous aborde. Si vous saviez combien j’ai du mal à lier connaissance avec une jolie femme.

- Vous avez peut-être des difficultés à faire le premier pas mais après on ne vous arrête plus…

Ce coup-ci c’est à moi de sourire. Elle reprend :

- Pour la plupart des hommes musulmans, sur ce bateau, je ne suis pas très recommandable. Mon costume ne cache pas grandchose, vous avez remarqué ?

- Il est assez sexy, dis-je en riant.

- Justement ! Pour vous c’est plutôt bien et cela vous plaît… Mais pour eux je ne suis qu’une provocatrice. Pour ne pas dire autre chose…

- Puisque vous ne faites pas partie de l’orchestre alors qu’est-ce qui vous pousse à danser ?

- Comme je vous l’ai dit j’aime ça et je connais le chanteur. Il me rémunère aussi et cela m’aide à payer mon billet. Et puis je n’en ai rien à fiche du regard des autres. Malgré les apparences. Je suis française. Je m’habille comme je veux. Si je ressemblais à une française suivant les clichés, avec un beau visage pâle et de grands yeux bleus ils se ficheraient complètement de ma jupe courte et de mes chemisiers transparents. Mais je ne peux pas cacher mon visage et mes origines. Pour tous ces machos une fille du pays ne doit pas s’afficher.

Elle s’interrompt. Comme si elle en avait trop dit. L’éclat de ses yeux montre sa colère. Pour aller dans son sens je dis :

- Vous avez vu cette femme parmi les passagers ? Celle habillée de noir et voilée.

Elle reprend :

- Ce genre de chose me révolte. Je fais partie d’une association qui luttent pour l’émancipation des femmes contrôlées par les hommes.

Le mot « contrôlé » c’est la première fois que je l’entend pour définir ce genre de situation. C’est pourtant bien vu.

- Et vous ?

- Vous voulez savoir si un homme me contrôle ?

- Si ce n’est pas indiscret.

- Vous voulez coucher avec moi, n’est-ce pas ? Quand on est une belle femme c’est toujours la même refrain.

- Oui vous me plaisez ! Mais ce n’est pas aussi simple que ça... Quant à faire l’amour je n’en sais rien pour l’instant. Je ne me suis pas posé la question. Je vous ai regardé et vous m’avez souri. D’ailleurs je ne sais pas qui a souri le premier. Voilà c’est tout ! C’est simple. Un regard croisé cela veut dire pas mal de choses. Les yeux se moquent des convenances. Pour moi les sourires sont comme des ponts. Ensuite viennent les mots. Eux ont une aspect chimique. Ils habillent la séduction. Si je dis des conneries vous n’aurez pas envie d’aller avec moi. Et c’est la même chose en ce qui me concerne.

- Et ce que j’ai raconté cela vous plaît-il ?

J’éclate de rire.

- Les femmes émancipées m’attirent et me font peur à la fois. J’ai bougrement envie de vous connaître mais en même temps vous m’intimidez.

Je n’ai pas le temps de poursuivre. Une ombre grise s'interpose soudain entre nous. Je lève les yeux surpris. C’est le chanteur. Il sent la transpiration et il est d’une impolitesse rare.

- Allons dîner, dit-il sans préambule.

- Excusez-moi ! Je dois y aller.

Je me lève précipitamment pour la laisser passer. Elle me tend la main. C’est une main dure, nerveuse et ça me plaît. C’est nouveau. La poignée de main qu’offrait ma femme était douce. L’on aurait dit une feuille d’automne prête à se décrocher de sa branche.

Après avoir dîné je réintègre le salon et m’installe au bar.

L’orchestre accorde ses instruments. Derrière le rideau rouge de la scène j’imagine ma danseuse. Et je me rends compte que je n’ai pas eu le temps de lui demander son nom. Ce n’est qu’à la troisième chanson qu’elle apparaît. C’est le même costume à paillette de la veille. Mais cette fois c’est avec un autre œil que je la regarde.

Je me laisse rêver. De temps en temps nous échangeons un bref coup d’œil complice et je me plais à croire que son sourire est pour moi. Quand elle s’en va sous les applaudissements mon thé à la menthe est froid et je l’avale d’un trait. J’attends patiemment qu’elle veuille bien se manifester. Mais j’en suis pour mes frais… Elle a disparu. Alors déçu, je m’en vais faire un tour sur le pont. Comme la veille l’humidité de la nuit me remet les idées en place. Qu’est-ce que je me suis imaginé ? Je dois accuser dix ans de plus qu’elle. Certes, je ne suis pas un type bedonnant grâce à la fonte mais mon visage porte les rides de mon passé récent et douloureux. Je ne suis pas habillé à la dernière mode et ça fait trois jours que je ne me suis pas rasé. C’est aussi la première femme que je regarde avec intérêt depuis la disparition de ma famille. La première fois qu’un sourire me fait oublier le drame qui recouvre mes souvenirs d’une épaisse poussière grise et morbide. Sans doute cette femme est trop bien pour moi. Si je devais lui faire l’amour je ne suis pas certain que je pourrais. En fait nous avons très peu parlé. Juste un banal échange de politesse sous le ton de la plaisanterie. Demain nous arrivons à destination. Chacun va s’en aller de son côté. Je ne la reverrai plus. Ainsi va la vie. On croise quelqu’un. On se parle un peu. On s’imagine beaucoup. Puis on se tourne le dos. Ensuite le temps efface très vite cette rencontre qui aurait pu être un autre chemin s’il s’était passé quelque chose. C’est vraisemblablement une affaire d’individu. Il y a des gens qui savent transformer leur rêve en réalité. Ils agissent, ne se morfondent pas accoudé au bastingage d’un bateau la nuit. Face à une mer noire et infinie.

Le vent a tourné, ou le cap du navire a changé, ce qui a pour effet de rabattre sur moi les épaisses fumées nauséabondes des cheminées. Il est temps d’aller me coucher. Demain promet d’être une journée chargée.

Tout le monde désire une autre vie

Le réveil est matinal. Je suis en grande forme, le sommeil ayant respecté le pacte d’une nuit entière de repos je me dirige vers le bar et m’assieds à une table basse, derrière la vitre qui donne sur la mer. Je profite de ce moment de tranquillité pour finir mon livre en attendant que la cafétéria ouvre ses portes. Puis, c’est le café et la brioche. Comme la veille je cherche du regard ma danseuse. Je file à sa recherche. Enfin je finis par la trouver sur le pont en train de contempler les côtes marocaines qui approchent. Je m’installe à côté d’elle sur un siège libre.

- Bonjour ! dis-je sur un ton qui se veut désinvolte.

Je n’en mène pas large. Je suis comme un adolescent. C’est la dernière chance. Je dois aller de l’avant. Connaître son nom et son numéro de portable. Mes mains ont la tremblote. Mon cœur s’est accéléré. Et pire que tout je sens mes joues s’empourprer. Heureusement, elle ne m’a regardé que deux secondes, le temps de répondre à mon bonjour, puis elle s’est replongée dans la contemplation du paysage. Elle me dit tout de go sans détourner le regard :

- Vous aviez disparu ?

- Comment ça ?

- Je vous ai cherché hier soir mais vous n’étiez plus au bar.

Je suis stupéfait.

- Pourtant je vous ai attendu.

Elle éclate de rire et se tourne vers moi. Elle est magnifique.

- Vous ne savez pas qu’une femme est longue à se préparer. Le gars du bar m’a dit que vous veniez à peine de partir.

- J’étais sur le pont à prendre le frais.

- Je suis allé faire un tour dehors mais je ne vous ai pas vu. Je dois dire qu’il faisait frais et j’étais en tenue légère.

- Merde ! Je me suis raté ça.

- C’est dommage pour vous. J’avais mis une robe décolletée.

Si ce n’est pas de la provocation cela y ressemble beaucoup. Je me rends compte que j’ai été à deux doigts de coucher avec elle. Cela me rassure et m’épouvante. Paradoxalement cela me calme et mes battements retrouvent un rythme normal.

- Comment vous appelez-vous ?

- Cassandre.

- Ce n’est pas vrai ! réponds-je étonné.

- Mon vrai prénom c’est Yasmine. Lequel préférez-vous ?

- Je ne sais pas… Cassandre c’est bien. C’est surprenant.

- Si vous voulez me donner un autre prénom ne vous gênez pas.

C’est comme si vous m’offriez une autre vie.

Je suis abasourdi.

- Vous voulez une autre vie ?

- Tout le monde désire une autre vie, n’est-ce pas ?

- Ma foi c’est bien vrai.

- Vous voyez. En me donnant un autre prénom c’est comme si j’étais une autre.

- Oui mais cela ne change rien.

- C’est vrai. Mais ça me suffit. Vous me trouvez bizarre ?

- Oui ! Mais j’aime beaucoup.

Je voudrais lui répondre un truc original mais les phrases me manquent. D’autant que j’ai peur que l’escogriffe de la veille se manifeste et vienne encore me l’enlever. Avant cela il me faut son téléphone. Alors je me jette à l’eau.

- Au fait ! Je pourrais avoir votre numéro de téléphone ?

- Pourquoi ?

- Dans le cas où votre petit ami viendrait encore vous enlever. Comme ça je pourrais vous retrouver…

- Ce n’est pas mon petit ami même si j’ai couché avec lui.

A ma mine déconfite elle éclate de rire.

- Mais non ! Je disais ça juste pour plaisanter. J’adore dire des bêtises. Non ! Ce gars je le connais depuis mon enfance. On est du même bled. Nos parents se connaissaient et ils sont venus en France en même temps. Vous voulez vraiment mon numéro de téléphone3,, minaude-t-elle ?

Elle se penche et attrape son sac qu’elle pose sur ses genoux.