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Renaud est un photographe trentenaire, célibataire, endurci et fragile. Lors d'une escapade dans le sud marocain, dans un coin oublié de la très belle palmeraie de Tinerghir, il rencontre mystérieusement une très jeune femme qui semble l'attendre depuis toujours. Elle est assise, immobile, sagement sur le bord d'une piscine. Elle est nue... Interloqué, maladroit, il lui demande son nom. Elle répond qu'elle n'en a pas. Ce nigaud de photographe veut faire alors de l'humour et va donc l'affubler d'un prénom qui va bouleverser son destin. Ce prénom c'est celui de "Surprise'.
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Seitenzahl: 305
Veröffentlichungsjahr: 2018
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La blancheur éclatante
La cohue de la foule
L'ivresse des orangers
Le mendiant qui accroche
Le soleil qui assomme
Le gosse qui s'enfuit
Les fleurs éblouissantes
L'épicier qui attend
La fontaine en céramique
La gamine qui tisse
Le moelleux du gazon
Le cul de jatte en chariot
Le lézard qui paresse
Le vieux qui mendie
La servante qui travaille
Les pieds nus sur la route
Le boxer qui s'étire
La tannerie qui empeste
Le sable de la plage
Les mioches en guenilles
Les virées dans le sud
Le plat de tajine
L'achat des souvenirs
La femme voilée
La visite en médina
La saleté, les bagarres
La piscine de l'hôtel
Le muezzin, le ramadan
Les verres d'orangeade
L'odeur de la friture
Les filles bronzées
Le flic et sa mitraillette
Les boites à la mode
Les babouches jaunes
Voilà
mon
Maroc !
Voilà
le
Maroc !
Le rêve est indispensable pour vivre ? Mais vous est-il arrivé de penser qu’il pouvait être dangereux ?
Imaginez un cauchemar tortueux, aux carrefours impitoyables, qui se réaliserait. Un cauchemar qui débuterait avec la douceur trompeuse d’un rêve idéal. Ensuite ce serait l’enfer. Mais il y a pire ! Lorsqu’un individu a saisi le pourquoi de sa punition il sait que son chemin sera celui de la souffrance. Mais ne pas savoir ? Le passage de la passerelle qui mène de la normale à la folie paraît sans danger alors qu'il est périlleux. N'importe qui ayant une vie simple, monotone, peut s’y engager un jour sans raison.
Il y a dix minutes qu’il la fixe. Dix minutes qu’il ne la voit pas. Songeries... Pourtant, sous la clarté de l’aube rougeoyante, la palmeraie, jardin merveilleux au milieu d’une terre brûlante et aride, resplendit de sa lumière verte. Bientôt, l’astre aux mille feux s'élèvera dans un ciel gris plomb. Sa fièvre torride écrasera tout. Inexorablement.
Renaud referme la fenêtre. Il enfile son pantalon de toile beige puis jette sur son dos un tee-shirt propre. En prévision d’une canicule difficilement supportable.
L’hôtel domine l’oasis. L’architecture est provocante de laideur. Elle accentue l’austérité de l’établissement. Rien ne fonctionne. La climatisation de la pièce ne refroidit l’air ambiant que dans un rayon de trente centimètres. Le ronronnement intempestif l’a empêché de dormir. Il a soif, la gorge sèche. L’eau plate qu’il avale à grandes gorgées atténue l’effet de sa soirée alcoolisée.
Le réveil indique six heures quand le chaouch frappe à la porte. Vêtu d’un sarouel rouge vif et d’une tunique en tissu marron, il apporte le petit-déjeuner. Les croissants ne ressemblent à leurs frères parisiens que par la forme. Mais il n’est pas venu ici pour faire des comparaisons culinaires. Il boit son café et néglige le plateau pour s’accouder à la fenêtre.
Le panorama est sublime. L’aube digne d’être photographiée.
Cinq jours ! Il ne reste que cinq jours avant de retourner à Paris. Il se souvient de la foule à Orly, le jour de son départ, de cet aéroport déversant son pur jus de touristes comme une orange pressée toujours et indéfiniment juteuse.
Le soleil pointe davantage. S’il ne se dépêche pas, il ratera le moment crucial pour faire sa photo. Son grand angle est prêt.
Un besoin de mitrailler la quiétude de la palmeraie l’assaille.
Sur la terrasse, l’architecte a planté un minaret d’une dizaine de mètres. De forme carrée à l’instar de la célèbre tour Hassan à Rabat, cela lui donne un aspect royal et pompeux. Pour accéder au sommet une échelle en fer, noire, scellée à même le mur, est l’unique chemin. Aussi, rares sont ceux qui tentent l’aventure.
Renaud ne se considère pas touriste. S’il est nécessaire qu’il se définisse, sa petite vanité préfère opter avec un brin d’humour pour une étiquette d’aventurier profitant au maximum de son congé payé.
Le chaouch au visage huileux est l’homme à tout faire. L’hôtel est trop isolé et pas suffisamment riche pour employer plusieurs personnes. Sans y être invité, il est revenu frapper à la porte.
- L’aube ici, Monsieur, est la plus belle du monde.
Renaud n’a pas le temps de lui expliquer avec diplomatie qu’il désire être seul que déjà l’autre le précède dans l’escalier. Les touristes dorment encore. Ils préfèrent généralement acheter les frémissements de l’aube directement sur carte postale.
Les babouches du drôle de bonhomme raclent le sol. Renaud derrière lui, observe ses talons poussiéreux. Il l’imagine enfant courant pieds nus dans les rocailles à la poursuite de quelques chèvres. Sa livrée d’employé représente la promotion de sa vie.
Et son zèle à servir le client démontre que son travail lui plaît.
Au bas de la tour, Renaud extirpe une poignée de dirhams de son porte-monnaie et montre l’échelle qui accède au sommet.
- Je vais là-haut tout seul ! Je vais prendre des photos. Tu peux me laisser !
Il est convaincu que le chaouch n’a rien compris. Désinvolte, avec un soupçon de moquerie, il brandit son appareil sous son nez afin de lui faire mieux saisir.
La réponse est cinglante. Dans un français parfait le marocain lui répond qu’il n’est pas plus bête qu’un autre. Avec son attirail qui le gêne, Renaud lui retourne alors un sourire embarrassé de niaiserie. Celle du client qui paye et qui se croit tout permis.
Cette remarque est bien envoyée. Il le reconnaît. Il ne sait plus s’il doit le tutoyer ou le vouvoyer…
- J’en aurais pour longtemps ! C’est inutile que tu… que vous m’attendiez.
Comme cela est étrange !
Il suffit qu’un simple employé, et arabe de surcroît, qui vous paraît antipathique, vous regarde d’une certaine façon pour que l’on réalise combien les films qui ont jalonné votre enfance, où le blanc rudoie paternellement le brave indigène, sont périmés, bons pour la poubelle.
Il a mauvaise conscience. Il n’a réellement fait la connaissance de personne. Et il est en train de passer complètement à côté de ce pays féerique. Pourquoi ne cesse-t-il donc pas de jouer au guignol ? Oublier cette putain de boite à souvenirs sur papier brillant.
Là-dessus, au troisième échelon il arrête. Renaud lève la tête et il se traite d'imbécile. Au dixième c’est définitif. Il redescend lentement. Le chaouch qui le fixe au bas de l'échelle ne semble nullement étonné. Les touristes sont des gens bizarres en ce qui le concerne. Il y a longtemps qu'il ne cherche pas à comprendre leurs agissements débiles. Fataliste il lui emboîte le pas, sans poser la moindre question.
Cinq minutes plus tard, les mains dans les poches, le truc à faire coucou plié dans la chambre, Renaud dévale la pente à travers les taillis de l’autre côté de la route. Il est rempli d’allégresse.
C’est la première fois depuis son arrivée au Maroc qu’il utilise ses jambes. L’aventurier du mois d’août prenait ses photos du toit ouvrant de sa voiture de location.
Il se sent revivre. Et gonflé par cette résurrection il s’arrête. Un mur à demi-démoli sur lequel il se hisse lui permet d’observer plus à son aise la vallée verte.
Les montagnes rouges qui la tiennent prisonnière ne possèdent aucune herbe. L’unique fraîcheur à laquelle ces pentes ont droit est l’ombre fugitive et immense des nuages qui passent. Lourds de toute cette eau que jamais ils n’offrent…
Renaud respire à fond et l’odeur du blé le surprend. A quelques mètres au-dessous de lui, un grand pieu en bois se dresse au milieu d’une aire à blé. Des brindilles sont restées dans le sable malgré les mains usées et attentives de la femme qui vient de remplir ses sacs.
Sur sa poitrine, les jumelles commencent à peser. Sa conscience lui répète qu’elles sont encore un luxe inutile. Qu’il pourrait s’en passer ! Mais il passe outre.
Les coudes calés sur les genoux, il braque son engin de voyeur de gauche à droite. Méthodiquement. Lentement.
Les maisons en pisé, cubiques, bordent les terres arrosées. Elles s’accrochent aux escarpements, et se confondent avec l’arrière-plan des collines. Ce rouge poussière devenu presque jaune et qui fait cligner les yeux. Malgré cela, il distingue parfaitement les terrasses. La vie quotidienne lui apparaît alors dans toute sa simplicité. Par-ci, par-là, sous des abris de rameaux entrelacés et séchés, des moutons et des chèvres attendent d'être mis au pré.
Et puis, s’étire langoureusement l'oued. Dans ce pays l'eau est la véritable richesse. A proximité de la route goudronnée, à l’ombre du pont, des femmes sont courbées sur leur lessive. Il en dénombre une dizaine. Le linge lavé étendu sur les buissons respire la chlorophylle. Pas besoin d’adoucissant ! se dit-il.
Accroupies sur les pierres plates polies par des générations de genoux et d’étoffes gorgées d’eau, les mères en profitent pour laver leur progéniture. Mais ce petit monde piaille et préfère s’arroser, se poursuivre, plutôt que subir la tendre rudesse de la pierre ponce.
Très doucement Renaud remonte l’oued généreux.
Dans la luzerne il y a d’autres femmes. Elles sont assises sur les talons, avec la faucille à la main et préparent d’immenses fagots qu’elles stockent sur le sentier. Plus tard, elles les hisseront sur leurs têtes, sur leurs dos, pour ensuite, en une procession lente et tout en équilibre, les transporter jusqu’au village.
Un peu plus loin, adossés à l’ombre d’un mur, Renaud déniche des vieillards qui échangent des souvenirs, des vieilles histoires devenues des légendes. Il les laisse à leur grande activité et il pousse son errance visuelle encore plus loin.
Les vannes ouvertes, les seguias regorgent d'eau. C'est la vie qui coule. Une poignée de garnements s'éclaboussent devant un abreuvoir. Sur les hauteurs, à travers les sentiers qui serpentent entre les bâtisses et les cours, entre les bergeries et les potagers, vont et viennent quelques mulets chargés de paille ou de jarres pleines d'eau.
Un homme, drapé dans une djellaba blanche immaculée, donne la main à un enfant débraillé qui courbe la tête. Sans doute une remontrance. Quelques femmes remontent avec leur paquet de linge sous le bras. Celles-ci se sont dépêchées. D'autres tâches les attendent.
Renaud déguste ce paysage et ces scènes champêtres qu’il vole à l’intimité de cette vie qui lui est étrangère.
Les champs sont rectangulaires, d’un ordre strict et délimité par les lauriers et les mimosas. Le rose et le jaune, bijoux naturels, ornent la robe de la vallée. Ils contrastent singulièrement avec la beauté pure du ciel bleu. Bientôt celui-ci dérivera vers le gris.
Le vent au fil des heures se réchauffera et la chaleur retrouvera ses prérogatives perdues durant la nuit.
C'est huit heures à peine à sa montre. Devant lui grouille la vie.
Pour cette population, cela est évident, la journée est largement entamée.
Une honte nouvelle lui tombe dessus. Encore une autre ! C'est celle de sa fainéantise citadine. Ses bras maintenant pèsent plus lourds. Des picotements envahissent ses membres. Sa position d'observateur n'est pas idéale. Aussi, repose-t-il, les jumelles, précautionneusement.
Les musulmans pensent que la destinée existe. Renaud ne s’est jamais posé la question. Les théories compliquées relatives à la pensée humaine ne font pas partie des ses préoccupations. Il l’avoue humblement. Son esprit est tranquille et c'est aussi bien comme ça. Il n'est troublé que par ses fins de mois difficiles ou les mauvais résultats du Paris Saint-Germain. C'est dommage mais il a été programmé ainsi.
C’est pour cette raison qu’il ne replace pas la paire de jumelles dans son étui en cuir. C’est pour cette raison qu’il ne s’aventure pas sur la route pour une promenade bien goudronnée. Et c’est certainement toujours pour cette fameuse raison qu’il repose les jumelles sur son nez pour satisfaire encore une fois cette soif bizarre de beauté.
*
Soudain son instinct lui souffle de diriger son observation dans une autre direction. Les ronds magiques cerclés par les ténèbres du boîtier se fixent alors entre deux rangées de dattiers. Au loin, à la toute extrémité de l'oasis. Ses mains se sont immobilisées.
Renaud ressent bizarrement comme une étrange émotion. Dans ce paysage bucolique et immobile il n'y a cependant rien pour provoquer autant d'émoi. Il n'y a rien de suspect, rien ne paraît mystérieux.
Un mur de lauriers roses plus haut et plus fourni que les autres massifs borde un champ. C'est là l'unique singularité. Des fleurs et rien que des fleurs ! Pour la seconde fois il repose la paire de jumelles et se traite de pauvre imbécile. Il s'écoule presque cinq minutes avant qu'il ne retrouve ses esprits.
L'acuité de cette découverte anodine, cette angoisse soudaine, inexplicable, sont autant d'éléments propres à le désorienter.
Renaud observe mieux cet étrange lieu et une chose enfin le frappe. Dans l'oasis tout est cultivé avec soin. Chaque parcelle est irriguée méthodiquement. Au contraire, autour de ce vaste mur dont il ne distingue qu'une partie, l'autre étant cachée par les arbres, il n'y a rien. Ni culture, ni rigole. Mais à la place, un terrain tourmenté, abandonné par la sueur des paysannes. Il fouille intensément à la recherche d'un être vivant. En vain !
Ce périmètre semble désert. Pourtant l'oued coule au pied des palmiers. La terre est-elle malade ? Sceptique, il reporte son attention sur les lauriers.
Ils constituent à vrai dire un véritable obstacle. Y a-t-il caché derrière un autre mur mais de briques ou de terre celui-là ? Il a du mal à évaluer sa hauteur. Mais dans le reste de la vallée il n'y a rien de semblable. Rien d'aussi haut. Pour avoir atteint une telle taille, il lui vient à l'esprit l'idée d'un engrais spécial... Ou alors, s'agit-il d'une espèce différente ? Cependant une évidence s'impose. L’homme est l’architecte de cette oeuvre florale trop uniforme.
Piqué toujours par cette curiosité dévorante, il fixe l'endroit en prenant quelques points de repères. Sur la gauche une bicoque blanche, juchée sur un petit promontoire. Sur la droite une ligne téléphonique qui pique à angle droit comme si cette zone faisait peur. Comme si elle lui était interdite...
Pourquoi a-t-il cette envie subite de s'y rendre ? Bouffonnerie ?
Non ! C'est simplement la suite inévitable résultant de cet état de stupeur mentale dans lequel il est plongé depuis environ dix minutes. Il est conscient de sa soumission. Il sait qu'une raison importante l'oblige à y aller. Avec regret, il s'extirpe de son observatoire et entame la remontée vers l'hôtel. Sa première réaction est de prendre sa voiture pour ce déplacement fortuit.
Y a-t-il seulement une piste ? Il se souvient de sa promesse de marcher. De rencontrer les gens qui vivent ici.
Il se retourne et vérifie la distance qui le sépare des lauriers. Ce décor ne lui est pas familier et il a quelques difficultés pour en évaluer la longueur. Difficile à estimer. Il hausse les épaules.
Après tout, pourquoi pas ! pense-t-il. C'est sans doute moins loin qu'il ne l'imagine. Ici tout semble différent. Sorti de son kilométrage quotidien, du temps chronométré entre les bouches de métro, entre les aéroports et les hôtels, il reste passablement désarmé devant ce petit détail technique d’explorateur.
Saisi d’un enthousiasme neuf, il s’élance donc d’un pas alerte le long d’un sentier qui descend vers l’oued Thodgha.
Il n’a pas l’habitude de l’effort physique. Ses deux pieds dont la besogne est d’appuyer sur les pédales de la voiture, de se ranger sous la table d’un restaurant, souffrent rapidement le martyre.
Au terme d’une heure de marche la torture des ampoules qui gonflent et qui éclatent ridiculise sa démarche. Ses chaussures ont le cuir fragile du chevreau. Elles ne résistent pas aux petits cailloux traîtres, pointus, ainsi qu’à la poussière. Avec effroi il s’aperçoit qu’elles sont toutes éraflées. Il ressent un désespoir profond et citadin. Elles étaient neuves…
Un talweg embarrassé de broussailles épaisses et piquantes le stoppe. Les cactus et les bougainvilliers sont entremêlés comme pour faire corps et défendre le passage qui doit certainement demeurer inviolé. Le sentier contourne l’obstacle et, à première vue, il paraît rallonger pas mal. Apercevant une trouée dans ce fouillis inextricable qui barre son chemin, au détriment du bon sens, Renaud décide de couper court. Par deux fois il se tord la cheville et il a de la chance si elle ne cède pas. Elle n’est pas entraînée à ce genre d’exercice… Les talons de ses bottines ne sont pas conçus pour arpenter le bled. Mais plutôt pour faire le beau sur un trottoir parisien.
Quand il parvient de l’autre côté il est en nage. Son raccourci lui a fait perdre du temps. Et surtout, il a entamé son capital résistance. Il comprend la leçon mais encore une fois trop tard.
L’homme vit ici depuis des siècles. Si le sentier fait une boucle ce n’est pas le fruit du hasard. Bien entendu, un bulldozer serait passé facilement. Il aurait tout nettoyé. Mais pourquoi un engin pareil se donnerait-il la peine de venir oeuvrer dans ce lieu perdu ?
Toutefois, n’étant pas rancunier envers ce décor hostile, il se prend à souhaiter qu’aucun engin de la sorte ne vienne troubler la quiétude de cet endroit. Même si celui-ci revêt l’aspect d’un véritable enfer, soit par la chaleur accablante qui vous écrase, soit par la difficulté que l’on a pour s’y déplacer quand on n’est guère marcheur.
Renaud n’en peut plus et il se repose sous l’ombre légère d’un arbre squelettique. Il se déchausse et se frictionne les orteils.
Trois femmes approchent. Deux jeunes assorties d’une vieille.
L’une transporte un panier. Il reconnaît des figues de barbarie mais il n’en est pas sûr. La plus petite mais aussi la plus jolie a les cheveux passés au henné. Les reflets rouges qui éclatent sous le soleil renforcent sa beauté qui dans cet environnement sera certainement trop vite fanée. Elle lui sourit furtivement et pudiquement détourne la tête. Les autres ont vu le manège et s’esclaffent bruyamment.
Alors que le trio s'éloigne sur le sentier la vieille femme fait demi-tour et vient se planter devant lui. Sa moustache frémit, un chapelet de mots s’ échappe de sa bouche édentée. Injures ou amabilités ? Impossible à savoir ! Elle esquisse une grimace qui semble-t-il est un sourire . Le photographe remercie poliment.
Il enfile ses chaussures et poursuit sa route
Le changement s'opère sans qu'il y prenne garde. Émergeant de cette obstination à vouloir à tout prix progresser, il s’aperçoit qu'il est maintenant seul. A une centaine de mètres de là une ligne téléphonique émet un sifflement curieux. Le vent s'amuse avec les fils. La végétation cache les lauriers mais il n'a pas besoin de les voir pour savoir qu'ils sont là.
Sans explication, son angoisse le reprend et cette fois ne le lâche plus.
Il essaye de se raisonner. Il n’y a rien à faire. Sa raison a peur.
Son instinct par contre est attiré par l’inconnu. Il est le plus fort.
Rare est de se trouver en dehors des sentiers battus, en bordure de l’aventure où souffle un vent de mystère. Une telle rencontre reste exceptionnelle pour le commun des mortels dont il fait partie. Aujourd’hui, il a cette chance. Une occasion pareille ne se présentera pas deux fois. Il ne veut pas manquer ce rendez-vous par couardise. Rassemblant son reste de courage, il se dit, manière d’abattre en flèches ses dernières hésitations, que ce n’est pas la peine d’avoir peiné sous cette chaleur pour ensuite se dégonfler piteusement.
A proximité un être difforme crève soudain l’espace. C’est une femme. Une autre... Mais si vieille celle-ci qu’il est impossible de lui fixer un âge. Renaud se croyait seul et cette apparition l’inquiète. Il n’est pas rassuré. Il est persuadé que quelques secondes auparavant, au même endroit, il n’y avait personne.
Ou est-il à ce point distrait ?
Renaud la salue courtoisement souhaitant que cette sorcière ne lui jette pas un mauvais sort. La vieille femme s'est redressée sur son bâton qui lui tient lieu de canne et lui répond d'une voix caverneuse. Mais comment un parisien de son espèce pourrait-il comprendre le dialecte Tamazirt ou Tachelaeït ?
Alors, avec des signes maladroits, il lui indique la direction des lauriers. Elle agrippe vigoureusement son bras comme pour le retenir. Il comprend à son agitation qu’il ne doit pas s’y rendre.
Ses yeux noirs, perdus dans ce visage ridé, craquelé par le labeur et le soleil du sud, le dévisagent intensément. La vieille femme émet des ondes chargées d'une superstition malsaine.
Renaud par quelques mimiques décontractées, pour lutter aussi contre ce malaise qu'il ressent, tente de lui faire comprendre qu'il trouve malgré tout l’endroit charmant. C'est peine perdue !
Elle s’accroche davantage puis quand elle constate que rien ne fera changer d’avis cet idiot d’inconnu, pour se dégager de la responsabilité de l’avoir abandonné, elle se sauve.
Cette rencontre n’a rien d’encourageant. Était-ce un signe ? De toute manière il ne changera pas d’avis. Sa résolution est prise.
Renaud est ferré par l’hameçon de la curiosité. C’est parfait !
pense-t-il. Il ne s’était pas trompé. Les familiers de la palmeraie éprouvent une répulsion envers ce lieu.
Il s’octroie un dernier geste avant de foncer pour se donner du courage. Retarder d’une seconde sa prise de décision. Ce geste c’est celui de regarder sa montre. Bizarrement les aiguilles se sont immobilisées sur le chiffre douze. Est-ce une coïncidence ?
C’est difficilement plausible. Pourtant il s’y raccroche.
Le vent aussi s’est arrêté de gémir dans les fils du téléphone. Le temps guette l’instant où il va faire le premier pas en direction des lauriers roses.
Alors pourquoi tergiverser ? Renaud doit répondre à l’appel.
Son coeur bat la chamade. Il progresse d’une démarche ferme et régulière. Le parfum suave des fleurs l'enveloppe et le grise.
Son esprit est enveloppé et il n’en est pas surpris.
Cet obstacle infranchissable qu’il pensait être un mur construit contre lequel cette végétation se serait appuyée n’en est pas un.
Un effet d’optique certainement… Cette barrière naturelle est à l’inverse une sorte de labyrinthe impénétrable. Planté devant ce dédale de fleurs roses, de couloirs et de tunnels odorants, il est résigné, à demi-conscient. Les bras ballants, il laisse aller son corps. Ses pieds ne perçoivent plus les commandements de son cerveau et le chemin lui reste étranger. Les lauriers l’entourent.
C’est un enchevêtrement d’exotisme. Et suprême étrangeté, il n’est pas égaré. Il marche, il se faufile sous des branches, des broussailles et des ronces sur lesquelles il ne se pique pas. Les fleurs guident son chemin. Somnambule éveillé dans un rêve de plaisir, il marche…
Combien de temps progresse-t-il ainsi ?
Vingt minutes ? Deux heures ? Parfois des lueurs de lucidité lui reviennent. Des clichés où se détache la figure grimaçante et cirée du chaouch de l’hôtel. Son petit déjeuner était-il drogué ?
Il ne l’a pas touché ou presque. Son estomac est vide.
Toute forêt, aussi merveilleuse soit-elle, possède toujours une limite.
Quand Renaud débouche à l'endroit même où il doit parvenir inexorablement son inconscient a déjà été prévenu. C’est une minuscule clairière nichée dans un fouillis d’amandiers et de rosiers. Le soleil est brûlant et tombe comme un lance-flammes barbare. La luminosité est insoutenable. Le centre est noyé dans un halo éblouissant, un nuage étincelant de lumière vive. C’est insupportable. Pour se protéger Renaud ferme les yeux. Petits battements de cils. Puis quand il les rouvre, il en reste pantois.
Une eau brillante prometteuse de fraîcheur. Un bassin de forme ronde de cinq à six mètres de diamètre. Le fond en céramique blanche, repousse les rayons avec autant d’éclat qu’une lame d’argent.
Renaud referme pour la seconde fois les yeux et il se les frotte énergiquement. Le regard brouillé, il se surprend à dire tout haut :
- Enfin te voilà !
Une apparition. Une seconde avant elle n’y était pas. Il en est absolument certain. Comme pour la vieille femme ! Pourtant, il la voit bien et en même temps il se répète que c’est impossible.
Jusqu'alors il n'a jamais eu d'hallucinations. Il serre les poings si fort que les ongles écorchent la paume de ses mains. Non ! Il ne rêve donc pas. Elle est là... Nue, assise dans le bassin, le dos tourné. Il doit y avoir environ vingt, trente centimètres d’eau.
Pour la troisième fois il se réfugie sous ses paupières et compte jusqu’à dix. Elle doit disparaître. C’est la méthode pour une telle chose. Passé ce laps de temps, doucement, il les relève.
C'est inutile. La jeune femme est encore là. De lourds cheveux tombent sur ses épaules en boucles soyeuses. Ils sont aussi noirs que le fond de la piscine est blanc. Le contraste frappe d’une étrange beauté.
Écartant sa peur, sa timidité et même pourquoi pas le nier tous ses complexes, il s’approche. Le sol sablonneux étouffe le bruit de ses pas. Trois fois il s’arrête. Et par trois fois sa voix se casse au moment de parler.
Assise en tailleur, la tête dans les mains, le regard rivé sur le fond de l’eau, elle ressemble à une statue grecque. Sa courbe de reins est parfaite d'immobilité. Renaud est hypnotisé et il ne parvient pas à détacher son regard de cette superbe créature.
Enfin, lorsqu’il ose se placer en face d’elle, il constate, qu’elle a les yeux clos. Position inhabituelle pour dormir ou méditer...
Mais ici le normal n’est plus celui d’où il vient.
Embarrassé, il se dit que le mieux est de ne rien changer à la situation. Le plus discrètement possible, il s’assoit sur le rebord de la piscine et se perd dans la contemplation de la jeune fille.
Elle est très belle. Sa peau est mâte et son corps menu paraît fragile. Il ne voit pas les seins mais il les devine orgueilleux et petits. En fait, c’est une adolescente et il ne lui donne pas plus de quinze ans.
- Pourquoi ne te déshabilles-tu pas ?
Sa voix est douce mais autoritaire. Les yeux ne se sont pas encore montrés. Son français est exotique. Il balbutie :
- Que …Que dis-tu ?
- Déshabille-toi et viens te baigner. Ne sois pas bête... Vite ! Avant que je n’ouvre les yeux…
L’argument est de taille. Et il fait ce que jamais de sa vie il n’a fait. Il obtempère aussitôt. Seulement la honte le prend. Il n’a jamais été à l’aise dans sa nudité. L’éducation puritaine qu’il a reçue en est responsable. Quand il se retrouve en slip, il se sent grotesque. Debout, coincé sur ses jambes maigres il hésite à pénétrer dans l’eau.
- Tout nu ! rit-elle. Sinon je te regarde…
Elle a percé son point faible, son manque d’assurance et elle en profite. Elle n’a toujours pas bougé d'un pouce et le tableau qu’elle lui offre est impressionnant. Pourtant s’il fait abstraction de la manière dont il est arrivé dans ce lieu étrange ce n’est qu’une gamine espiègle qui joue à un jeu dangereux devant un homme qu’elle ne connaît pas.
Mais oublier par quelles circonstances il a abouti dans cet éden c’est aussi dur que d’ôter son slip trop large de vieux garçon.
De le sentir pendouiller le long de ses cuisses est un supplice.
Devant tant de candeur, résigné, puisque là est son lot, et plein d’un courage nouveau surgissant de nulle part, il se déshabille complètement.
Nu, il l’est… Mais son attitude est loin d’être naturelle. Son comportement alors devient des plus lamentables. S’asseoir le plus vite possible devient son unique préoccupation. Incapable de réfléchir plus longtemps, dans sa précipitation, il rate son entrée dans le bassin dont le fond est plus glissant qu’il ne l’a prévu. Il s’étale de tout son ridicule dans un plouf fracassant.
- Que tu es bête ! Espèce de lourdaud…
A quatre pattes, de l’eau dans les yeux, toussant et crachant comme un noyé, il tente alors de se relever.
- Quelle tasse ! dit-il pour toute explication.
Le ton moqueur dont elle use ne lui plaît pas. Il ne sait quoi répondre. Le comique est inné, dit-on ? Et la façon dont elle rit le pousse à croire que pour cette rareté il est doué. Puis dans la seconde qui suit, il s’aperçoit qu’il est debout devant elle et que ses yeux sont noirs. Ouverts ! Écarquillés pour être précis.
- Qu’il est petit !
Il s’y attendait. Il se prépare à répliquer quand elle ajoute :
- Mais il est quand même mignon…
Il n’y a plus qu’une solution. Il y va de son honneur. Il éclate de rire. Cette fois-ci il parvient à s’asseoir avec un semblant de naturel.
Un silence. Un grand silence se coince entre eux. Exempt de gêne. Plutôt un répit apaisé. La parole s’est cassée le nez et ils se présentent sans elle. Mieux que leurs langues malhabiles leurs yeux semblent échanger des pensées profondes, secrètes.
Leurs regards se lient et ils tentent dans un combat amical de capter, pêle-mêle, espérances, rêves et profondes tristesses.
Mais la jeune fille ne peut se contenir davantage dans cette attitude silencieuse. Sa parole caracole trop souvent au devant de sa pensée et elle se permet beaucoup d’initiatives.
Certaines sont parfois malheureuses.
- Tu es beau !
Il s’attendait à une attaque. Mais pas de ce genre. Il ne sait quoi répliquer. Ne pas répondre c’est aussi pousser les gens à se découvrir.
- Tu es beau ! se fâche-t-elle. Mais réponds imbécile !
Ses yeux étincellent. Sa bouche se plisse, elle se tord dans une grimace désespérée. Prêt à tout accepter mais aussi à tout faire, il ne dit toujours rien. Un autre silence… Et puis, tombent les larmes.
- Tu es beau ! s’acharne-t-elle… Tu es beau !
Deux, trois, quatre grosses larmes coulent le long de ses grands cils noirs.
Et merde ! se dit-il à la fin. Je ne suis pas beau. Trente ans que les miroirs me le susurrent. Et que les femmes font exprès de ne pas y prêter attention. Mais où veut-elle en venir ? Il répond quand même :
- Je ne le savais pas ! Seulement je pense que tu dis n’importe quoi et j’en ignore la raison. Et si tu es sincère je t’en remercie.
Mais j’en doute. Par contre, moi je vais te dire la vérité. Enfin...
Ma vérité. Tu es belle jeune fille. Tu es très belle et je ne veux pas que tu pleures.
Il ne sait plus ce qu’il dit. Sa conscience objecte que ce n’est pas ça qu’il doit répondre. Il continue. Il s’enferre.
- Je voudrais que tu ne sois pas un rêve.
Elle relève sa jolie frimousse et dans le creux des joues rosies la joie s’accroche dans un sourire timide. Les larmes tombent dans l’eau. Le sillage qu’elles ont dessiné sur la peau est presque sec.
- Prends ma main, dit-elle. Tu verras. Je ne suis pas une image.
La main est douce. Contrairement à tant de mains elle possède une vie particulière.
- Si tu n’es pas un songe, qui es-tu ?
- Ta femme... Idiot !
Évidemment…
L’absurde encore. Depuis la première minute de cette journée incroyable, il n’est qu’une locomotive à la recherche de ses rails. Nier serait un manque d’habileté. Dans sa position, il doit jouer avec les règles préétablies.
- Où ai-je la tête ? Bien sûr… Tu es ma petite femme. Après tout, pourquoi ne pas le dire. Tu es ma petite femme chérie...
- A la bonne heure ! Tu vois ce n’est pas difficile. J’ai cru que tu ne viendrais pas. J’étais même prête à annuler Les danseurs, les serviteurs et même l'Iman.
- Un prêtre ?
- Il ne voulait pas venir. Mais je lui ai envoyé un domestique.
De la pointe de son poignard il l’a fait se dépêcher. S’il n’avait pas accepté, si ce vieux jnoun à la barbe mal taillée ne s’était pas présenté, j’aurais donné des instructions pour aller quérir un sorcier serviteur du diable ? Où est la différence ? Mais j’ai préféré l'Iman. Un sorcier tu n’aurais peut-être pas aimé…
-En effet ! Le mal est…
- Je suis heureuse que tu sois de mon avis
Il lâche sa main. Il a l’impression que pour elle il n’existe pas.
Un prêtre ici... Pourquoi cette histoire de diable ? Il ne l’écoute plus. Renaud a décroché et il entend sa voix sans comprendre les paroles. Il n’ose pas lui demander qui sont ces danseurs. Et le sens de ce verbiage lui échappe. Elle raisonne comme s’ils étaient dans un palais. Il batifole en pleine loufoquerie.
Cet endroit est peut-être l’asile de la palmeraie. Un lieu où il est interdit d’approcher. Ce qui expliquerait l’état abandonné de la végétation. Cette gosse n’est qu’une petite dingue.
Elle ne doit pas être la seule à se promener dans les parages.
Sûr ! C'est une petite foldingue. Ces propos sont complètement incompréhensibles. Voilà l’explication ! Elle paraît folle mais cependant instruite puisqu’elle parle le français. Il n’y a rien d’extravagant dans ce qui lui arrive. Le hasard est responsable de cette rencontre. L’ambiance de l’hôtel, le dépaysement, la chaleur et la fatigue se sont unis pour déranger quelque peu son esprit. Une force invisible qui le poussait à marcher ? Quelle invention ! soupire-t-il d’aise. Cette petite travaille du chapeau.
Les fantasmes de cette gamine sont si convaincants que je m’y suis laissé prendre.
- Pourquoi un Iman ?
Elle se lève et sa nudité parfaite le remue. C’est dur d’ignorer ce corps superbe et provocant. Il recule et la regarde en face. Sa gaieté a disparu. Une véritable perdue ! Je ris et je pleure... Je m’énerve et je gronde. Dieu qu’elle est belle ! Il n’y a que cela qu’il retient. En bon petit mâle…
- Aujourd’hui, souffle-t-elle, nous devons nous laver. Demain, nous mangerons. Et après-demain nous ferons l’amour du lever au coucher du soleil.
Un programme éblouissant. Un peu grandiose pour moi, pense-t-il. Mais étonnant. Renaud se perd dans les qualificatifs et il préfère s’en référer à son imagination. Trois jours. En fait c’est tout ce qu’il a retenu.
- Trois jours ! Tu veux que je reste avec toi durant trois jours entiers ? Mais ce n’est pas sérieux ? Ce n’est pas raisonnable.
La raison. C’est vrai bon dieu ! Il a oublié… Elle n’a que faire ici. Il reprend :
- Je dois rentrer à mon hôtel. Mes affaires m’y attendent. Mon appareil photographique, ma valise, la voiture de location que je dois ramener ensuite à Casablanca. Tu comprends ce que je dis ?
Ses grands yeux le fixent. Un lac immobile et profond…
- Tu es complètement fou ! répond-elle. Tu n’as pas honte de parler de cette façon le premier jour de notre mariage. Tu n’as pas honte ? J’aurais honte si j’étais à ta place…
C’est un comble. Le monde à l’envers. C’est elle qui le traite de cinglé. Et deux larmes perfides qui percent encore. Déboussolé encore une fois. La pitié ! La pitié est de la farandole.
Alors, il commet l’irréparable. Au lieu de se mettre en colère, de rentrer à l’hôtel, du bout de son index Renaud vole les deux larmes et il souffle dessus.
- Jusqu’à ce soir, c’est d’accord. Je reste…
La défaite est inattendue.
L’attendrissement l’a possédé. Toutefois, il se jure de s’esquiver en fin de journée. Elle ne répond rien et gracieusement sort du bassin. Une chanson sur les lèvres.
- As-tu faim ? lui demande-t-elle.
- Non ! Soif plutôt…
- Que veux-tu boires ?
Il ironise.
- Parfaite maîtresse de maison... n’est-ce pas ? As-tu un frigo sous une tente ? Caché non loin d’ici.
- Que veux-tu boire ? lui redemande-t-elle insensible à son humour.
Fanfaron il commande un whisky avec deux glaçons. En pays musulman cela l'étonnerait fort qu'on puisse le servir. Il est au coeur du Maroc. Elle lui tourne le dos et se remet à chantonner.
A son tour il se lève et la rejoint sur le bord. Il a oublié de s’habiller.
La pudeur enfin terrassée.
- C’est une chanson ancienne et qui dure deux heures.
- C’est tout ? De quoi parle-t-elle ?
- D’une fille maudite.
*
Subitement un bruit de broussailles attire son attention. Il n’a pas le temps d’enfiler son pantalon. Un individu s’avance dans la clairière. C'est un homme aussi grand que lui. Vêtu d’une djellaba resplendissante, bleue, son visage arbore un tarbouch noir. Seuls les yeux sont visibles. Des yeux métalliques. Sur le plateau d'argent qu'il présente, il y a un objet qu’il a du mal à discerner. Il brille de mille éclats dorés sous l’effet du soleil.
C’est un whisky avec deux glaçons. Il manque alors s’étouffer de saisissement.
- Bois donc puisque tu as soif !
Se pincer, se mordre ou même se taper contre un objet résistant serait autant d’actes inutiles. Cette jeune-fille n’est pas folle. Et si quelqu’un le devient, c’est peut-être lui. Uniquement lui ! Sa place n’est pas ici... Il avale d’un trait le contenu du verre et malgré l’alcool qui lui déchire les entrailles il s’attache à une seule et unique pensée. Surtout ne pas perdre les pédales. Alors il lui vient le besoin urgent d’une explication rationnelle.
Comment se fait-il que le souhait qu’il a lancé, sans y croire, en guise de plaisanterie, s’est réalisé ? Et d’une si étrange façon.
La petite n’a donné aucun ordre. Elle n’a fait aucun signe. Ils étaient, de surcroît, absolument seuls au moment de cette passe d'armes verbale. Il en est certain. Deux hypothèses lui viennent l’esprit. Il doit s’en satisfaire. La première c’est que le serviteur se tenait caché quelque part. Dès qu’il a entendu sa demande, il s’est empressé de la satisfaire. Quant à la seconde, il ne trouve que la télépathie pour résoudre cette énigme de vélocité dans l’exécution. Mais non ! Il affabule, se dit-il. Pour ne pas penser davantage il interroge :
- Pourquoi se cache-t-il le visage ?
- L’habitude… La tradition… répond-elle.