La naissance d'un commissaire - Pierre Dabernat - E-Book

La naissance d'un commissaire E-Book

Pierre Dabernat

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Beschreibung

Elle me fixait avec ses grands yeux de vache. Soudain une étincelle alluma ses prunelles tristes comme la flamme d'un briquet d'un concert de Renaud. Elle laissa tomber : C'est un dédoublement de personnalité. L'oiseau c'est vous commissaire. C'est votre inconscient qui parle et qui décide de votre conduite. L'oiseau est juste une émanation de votre esprit, un double profond de vous même. C'est une hallucination qui se matérialise sous la forme "d'un putain de connard d'oiseau" pour reprendre votre vocabulaire. Dans ce premier tome le commissaire, Marcello Visconti, se souvient de son adolescence et de ses premières visions sous la forme d'un piaf qui lui parle. Pendant ce temps, à Paname, un violeur assassine par trois fois la même femme.

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Seitenzahl: 273

Veröffentlichungsjahr: 2021

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Un petit arbre Un chapeau bleu sur la tête Une ceinture de mousse autour du tronc De grands pieds qui fouillent le sol Des bras longs et frêles Et des pommes rouges et vertes

Il voudrait les offrir à sa petite sœur la roseraie Qui s'épanouit à l'autre bout du jardin

Alors il agite ses centaines de mains Et lui fait signe qu'il vient

Mais il pleure Pourquoi ? Pourquoi ?

Il ne peut pas avancer On a oublié de lui faire des chaussures

Le petit arbre Recueil « Lamour fou ou la mort du fou » Pierre Dabernat

Sommaire

Ce en quoi elle avait tort

J'avançais à reculons

Un petit oiseau de toutes les couleurs

La dame s’appelait Monique

Entre les deux j'hésitais

Jusqu’au cœur de son cœur

Non ! Je reste ici.

Luis reprit son train-train

J'étais un passager clandestin

Les vêtements tombèrent sur le sol

Dans le noir on est seul

T2 à louer

Viens voir la bagnole

C’est la règle commissaire

Les constatations officielles

C’était vrai que je préférais les putes

C'était ce que je redoutais.

Pourquoi m’as-tu tuée ?

Mon petit oiseau me l'a dit

Un bien plutôt qu'un mal

Nous allons faire une dictée

Que fait-on derrière ces grilles ?

On the road again

Ce en quoi elle avait tort

Par où commencer ? se demanda-t-il. Il y avait tant de choses à penser : le bien, le mal, le passé, le futur, l’amour, la haine, le sexe… Pour le sexe il n’y avait pas de contraire. La bête aimait bien trop ça !

Luis observa la rue. D’abord le ciel. Il était rouge avec des nuances dorées, plombé de nuages gris torturés par le vent, donnant l’impression de plonger au-dessus de la ville pour l’enfouir sous un édredon humide. Le soleil déclinait dans le lointain. Les couleurs de la soirée, encore hivernale, laissaient peu à peu la place aux ombres du néant. Paris s’assoupissait.

Son regard se perdit dans les hauteurs du ciel et s’y éternisa. Plus bas les toits luisaient sous le feu des derniers rayons. Puis doucement Luis baissa les yeux. Les façades s'assombrissaient. La ville plongeait dans l'ombre sournoise. Son impression d’abandon devint plus forte. Quand il était dans cet état il devenait vulnérable dès que le crépuscule se manifestait.

Il fixa l’horloge de la tour carrée de l’ancien palais de la cité. Il observa pensif, avec un sourire bizarre, les figures allégoriques qui l’encadraient : la loi et la justice. L’aiguille des minutes avança et Luis la considéra songeur. Comme chacun la mort viendrait un jour le chercher et il ne serait plus rien, pas même un souvenir... Pourtant les rouages compliqués de l’horloge tourneraient encore. Le tic-tac continuerait de rythmer la vie de ses concitoyens. Et cette certitude l’écœura.

Il traversa le pont au Change et rejoignit le boulevard de Sébastopol. Il y avait du monde car malgré l’époque il faisait particulièrement doux. Il aimait le mouvement désordonné de la population Ces hommes et ces femmes qu’il imaginait, pressés de s’en retourner chez eux, d’ôter leurs chaussures, d’avaler la pizza ou le plat préparé et de se coller vite fait sur le canapé, devant la télévision jusqu'à pas d'heure.

Immobile, planté, au milieu du trottoir, les mains le long de son corps mince, les poings serrés, le visage havre, avec les yeux brillants, écartés, il faisait face au flot qui le submergeait, qui le frôlait et qui le heurtait. Il respirait la foule à pleins poumons. Il adorait cela. Dans ces moments-là, il se raidissait et résistait comme le roseau sur son lit de Seine qui ne veut plus être plié.

Il croisait des dizaines de regards.

Celui des femmes notamment. Ceux des hommes lui faisaient peur. Il craignait de s'y reconnaître et de se retrouver face à d'autres bêtes.

A force d'être debout il décida de bouger. Il obliqua sur la gauche et remonta la rue Saint-Denis. Les putes étaient déjà au turbin, perchées sur leur quilles démesurées. Les lampadaires vieillissants accrochés au-dessus des boutiques de prêt-à-porter étaient maintenant allumés. Ils répandaient une lumière jaunâtre sur les trottoirs. La rue n'était qu’une longue scène sinistre d'un théâtre qui n'affichait qu'une seule pièce. Celle du sexe tarifé dans sa robe de tristesse. Les filles, jeunes et vieilles, dans des tenues dénudées, provocantes, en étaient les uniques actrices. Elles n'avaient qu'une malheureuse tirade à dire inlassablement. « Tu montes chéri ? » Pour la bête c’était la bonne heure. Elle se manifesta soudainement et prit possession de son être. Son pouls s’accéléra, il avait chaud et ses joues s’empourprèrent.

La bête s’installait confortablement dans son bas-ventre. Pour la chasse. Pour la nuit.

Quand il eut fait, à pas de loup, le tour du quartier, qu’il eut terminé la boucle en passant par les Halles, il se retrouva sur l’esplanade face au centre Pompidou. Sur le parvis, il y avait la foule habituelle. Des touristes et des jeunes habillés en jeunes. Il n’était pas des leurs. Il avait vieilli et cela lui posait un problème sérieux. Il hésita puis il obliqua vers la gauche pour gagner la rue Rambuteau. Devant la bouche du métro il eut une impulsion et descendit les marches. A la station du Châtelet il changea de direction pour prendre celle de la porte d’Orléans. Mais il descendit à Odéon pour ressortir sur le boulevard qu’il remonta. Plus loin il se heurta à l’Église de Saint-Germain-des-Prés. La plus ancienne de Paris bâtie sur les fondations d’une basilique mérovingienne. L’église était illuminée. Sa splendeur historique se parait d’un habit sacré. Il la contourna et s’arrêta devant le porche. Sur les marches un type sans domicile s’était fait un abri de fortune avec des cartons pour être le premier à mendier à la messe du matin.

Dieu regardait Luis. Dieu connaissait son secret. C’était lui le responsable de l’existence misérable qu’il menait. C’était ce dieu qui lui avait donné la vie en même temps que la bête. Il cracha en direction du mendiant puis il tourna les talons pour regagner les boulevards et poursuivre sa traque de son pas lent et obsessionnel. Dans le quartier Latin il fit une halte à la terrasse d’un café et commanda un verre de blanc. Il avait le temps.

Il transpirait abondamment et ouvrit son blouson. Sa main dans la poche accrocha le couteau replié dans son manche. Ce couteau qui pesait et qu’il agrippait fortement, l’esprit bloqué dans son délire, quand il levait enfin le gibier.

Il marchait maintenant dans la rue Saint-André-des-Arts en direction de la place Saint-Michel. Une femme, la cinquantaine, croisa son regard. Il s’arrêta et attendit trois secondes avant de se retourner. Il avait vu juste. Elle avait furtivement pivoté la tête pour l’observer. Comme tous ces êtres qui se croisent, le regard dans le regard, qui se retournent et qui suivent leur bonhomme de chemin, sans oser faire marche arrière. Son regard n’avait pas menti. La femme, comme les autres, avait eu ce geste réflexe. Peut-être à cause des yeux sombres et luisants de cet inconnu qui l’avait croisée, défiée et sondée.

Luis observa la silhouette qui s’éloignait d’un pas précipité à travers les voitures stationnées. Le souffle d'un vent perfide fit voler sa jupe par-dessus les genoux. Vite rabattue par une main qui remit aussitôt bon ordre. Mais la bête, la vilaine, le temps d’un éclair, avait aperçu le début d’une cuisse blanche.

Il la suivit précautionneusement. Puis Luis accéléra quand elle partit dans le métro. Il la vit prendre la ligne de la porte de Clignancourt. Installé dans la même rame, à quelques mètres d’elle, il la guetta discrètement durant tout le trajet. Il faillit la perdre quand elle descendit subitement à Mercadet Poissonniers mais il parvint à sauter sur le quai juste avant que les portes ne se referment. La femme avançait plus vite. Elle avait fini par oublier l’individu et marchait dans ses pensées. Elle reprit le métro jusqu’à la station des Abbesses. Dehors il la retrouva. Elle avait ralenti la cadence. Peut-être la fatigue ou le simple fait de se retrouver à l’air libre et de prendre son temps. Profiter de la marche.

Sur le côté opposé de la rue il se rapprocha encore et la détailla avec insistance. Plutôt corpulente, l'inconnue se trémoussait sur des escarpins fatigués. Les talons claquaient. Ils avaient agi tel un détonateur et avaient amplifié la fièvre de la bête. Un flot d’adrénaline soudain l’envahit et Luis fut incapable de résister à cette pulsion. Il traversa la rue sans aucune précaution. La femme le remarqua et montra un visage interrogateur. De près il vit que c’était une fausse blonde trahie par des racines blanches. Elle était aussi un peu trop maquillée. L’obscurité dévoilait un visage rond et pâle, un portrait de Colombine qui aurait mangé trop de croissants. Une veste sur un chemisier échancré, avec un triangle de chair marqué d’un cœur doré de midinette. Celui d’un amour trépassé, envolé. Une solitude qu’il devina quand il la dépassa. Luis avait vu l’étonnement dans son regard. La femme avait compris qu’il l’avait suivie. Cependant il s’en fichait. Il l’avait frôlée, il avait humé avec gourmandise son odeur, un mélange de transpiration et d’un relent de parfum de fin de journée. Un parfum fort qu’il ne reconnaissait pas. Il avait surtout vu sa poitrine et son cœur avait dérapé. Il aimait les femmes aux gros seins.

Maintenant elle avançait dans son dos et Luis se rendit compte qu’elle ralentissait l’allure. Il compta dix secondes et fit volte-face. Elle était surprise mais sans l’être complètement. Troublé, il reprit son avancé. C'était le moment. Sur la droite il croisa un porche ouvert. Il s’y réfugia et appuyé contre le mur attendit. Quand elle parvint à sa hauteur elle avait les yeux baissés. Luis avait l’habitude de ces femmes qui se retranchaient derrière une fausse timidité. Toutes des dindes, des pintades, des autruches ! Il n’aimait pas les femmes comme on devait les aimer.

Il lui emboîta le pas et lui adressa la parole. Autour il n’y avait personne. Il en profita.

Sa voix possédait un pouvoir. Ses intonations étaient douces, graves. Ses phrases coulaient avec la saveur d'une tartine de miel. Des mots de franchise, d’humour, mais des mots traîtres, des mots espions, qui jouaient double jeu, qui mentaient pour séduire leur victime. Elle tomba comme prévu dans son piège. Sa mise impeccable inspirait confiance. La solitude poussait à prendre des risques. Elle en était consciente mais elle délaissait parfois la raison. Luis avait un jour compris, sur le tard, qu’il plaisait aux femmes mûres. Et cela tombait bien car il n’y avait que celles-là qui étaient dignes de son intérêt. Le tout était de ne pas les brusquer.

Après la bête faisait ce qu’elle voulait.

La femme continua d’avancer. Sans se presser. Le gêneur lui plaisait. Néanmoins elle devait être prudente.

« Fait attention ! » répétait sa sœur, mariée à un poissonnier breton qui faisait les marchés. Mais ces conseils-là elle ne les écoutait que d’une oreille distraite. Elle croyait connaître les hommes. Celui-là puait l’homme marié... Beau parleur mais surtout en manque d’amour, de sexe, pensa-t-elle, avec envie. Un type en quête d’aventure. Ce en quoi elle avait tort.

J'avançais à reculons

- Salaud ! Petite ordure ! Espèce de con ! Tu n’es qu’un petit con !

Il débraya. Le moteur fit un boucan d’enfer. Je le regardai en biais, la tête penchée, les yeux en coin, buté, malgré mon étonnement, ma honte. Je gardai le silence, le nez en manque d’air, la bouche cousue, le regard noyé d’incompréhension.

Il reprit sa litanie d’injures par-dessus le moteur. On roulait vite. Sans ceinture. Mais on s’en fichait. Ses mains crispées sur le volant étaient blanches. Je fixai ces mains qui m’avaient caressé le front, un après-midi de soleil, quand je n’étais qu’un môme qui courait après le ballon de foot.

- Connard, tu n’es qu’un sale connard ! Pourquoi t’obstines-tu ?

Je tournai la tête vers le bitume qui nous fonçait dessus, agressif, se jetant sous les roues avec avidité. Je ne savais que dire. Ma honte était pour lui. Ce dérapage verbal m’étonnait fort. Mon père savait se tenir d’ordinaire, canaliser la violence qui bouillait en lui. Je reçus une nouvelle rafale de mots :

- Pédé ! Tu n’es qu’un sale petit pédé ! arriva-t-il encore à éructer.

Je l’observai de nouveau Son visage était sanguin. Quelques poils du menton échappés au rasoir du matin accentuaient son air mauvais. Celui-là même qu’il avait lorsqu’il injuriait l’arbitre à la télévision. Le même aussi quand il gueulait comme un âne après ces enculés de gauche. Mais cette ultime injure n’était guère appropriée en ce qui me concernait car je n’étais pas homosexuel. L’objet de sa haine c’était ma copine que je voulais épouser du haut de mes vingt ans libérateurs. Une fausse rousse qui m’avait choisi.

L’auto fila encore puis freina brutalement dans un tintamarre de klaxons aigus ; nous avions frôlé la catastrophe de justesse. Mais ici, à Marseille, ils avaient l’habitude. Sa colère était si grande qu’il claqua le volant à deux mains à défaut de me gifler. Il formula d’autres saletés qui ne m’étaient pas destinées et appuya de plus belle sur le champignon.

Au terme de son chapelet obscène il pivota le buste, négligeant la route qui heureusement était droite. Son regard fou me brûla. Sa voix était brisée. Mais les sanglots ce n’étaient guère son style, plutôt le mien... Coincé dans sa fureur, embourbé dans son lit de peine et de son amère déception, il recommença à m’insulter. Nous avions discuté une bonne heure sur un parking vide. Campés sur nos positions nous étions restés face à face. Trop cons et trop fiers pour céder. Nous étions identiques : père et fils, blanc et noir, chaud et froid, chacun dans une tranchée creusée de certitudes. Ce fils qui ne voulait rien entendre. Ce fils qui voulait épouser une fille de rien. Une roulure qui baisait, qui tenait son seul fils par les couilles.

Il m’avait dit. Je n’étais qu’un petit garçon. Ne sachant pas faire la différence entre le sexe et le reste. Non pas l’amour, le reste, c’est à dire une fille comme il faut : propre sur elle, baptisée. De la même religion, la seule, la catholique, la vraie. Belle ou laide, riche ou pauvre, le père s’en fichait éperdument. Qu’elle soit baptisée ! Il ne demandait que cela mais c’était la seule chose que la petite roulure ne voulait pas donner. Elle refusait de courber l’échine, de se convertir. Nous n’avons pas besoin de bénédiction pour nous envoyer en l’air, pensait-elle. Et baiser en toute légitimité chrétienne ça lui coupait l’élan. La belle rousse avait ses raisons. Elle avait été élevée dans le souvenir de la guerre civile espagnole. Ses parents avaient traversé en courant les Pyrénées avant d’être parqués par la France dans divers camps de concentration. Puis la mère avait fait la bonniche chez des bourgeois à Bordeaux. Le père, pour manger, avait été lui obligé d’apprendre la vie du petit Jésus.

Mon père avait rêvé d’un avenir brillant pour son rejeton. Il m’avait soulevé le jour de ma naissance. Il avait proclamé qu’il ferait de son fils un bel ingénieur avec un beau diplôme... Ce diplôme qu’il n’avait jamais obtenu. Lui le fils d’ouvrier qui avait bossé durement et qui avait gravi les échelons à force de déménagements. Cette mésalliance était un hold-up.

Les parents de cette roulure étaient des espagnols. Mais pas des bons ! Des rouges, sans doute des communistes ou pire, des anarchistes, ceux-là même qui ne se gênaient pas pour cracher sur la croix et sur tous les saints. Cette fille n’était qu’une pute. Elle voulait faire main basse sur le fils de bonne famille que j’étais. Élevé au grain d’un collège privé. Avec une éducation, dont elle, fille de rien, ne soupçonnait même pas la nature. Une éducation qui avait coûté la peau du cul. Une pute qui n’en voulait qu’au fric de la famille.

Quand il eut fini sa litanie, je lui demandai de se garer, de me laisser. Le ciel s’était couvert de nuages. La pluie menaçait. Mais on s’en foutait. Il obtempéra et donna un brusque coup de volant pour se garer sans précaution. J’ouvris la portière alors que la voiture était à peine arrêtée, pressé que j’étais de ficher le camp. Je l’aurais bien taxé d’un billet mais ce n’était pas le moment. J’étais fauché.

Je regardai écœuré, la Peugeot qu’il avait louée à l’aéroport de Marignane. Il fila comme aux vingt-quatre heures du Mans. Soudain le silence de l’avenue me dégagea de l’avalanche des mots putassiers sous laquelle il m'avait enseveli. J’habitais plus haut. Dans une piaule d’étudiant. En 1968, avant de partir vivre au Maroc, mes vieux m’avaient laissé comme pensionnaire à Marseille dans un collège tenu par des curés. Ils avaient espéré en agissant ainsi me faire sortir de l’état végétatif dans lequel je vivais depuis la sixième, lové comme une couleuvre dans une béatitude profonde. J’étais resté six mois interne puis sous la menace de fuguer ils m’avaient autorisé à prendre un studio dans la cité Valmante avec la promesse d’obtenir mon baccalauréat. Ma dernière chance en quelque sorte.

Péniblement je gravis l’escalier qui coupait au plus court en évitant la route. Le studio était froid et humide. J’allumai l’abat-jour pour donner de la clarté. J’en avais besoin pour l’intérieur de ma déprime. Je branchai ma télévision portative et tombai sur les informations. Ce 3 juillet 1971 le chanteur Jim Morrison, avait été retrouvé mort à Paris. Cela m’affecta car j’aimais bien ce gars. Il avait vingt-sept ans et son allure de poète maudit, à l’image d’un Rimbaud du rock and roll me plaisait. J’éteignis l’appareil et me laissai choir sur un vieux fauteuil en cuir que j’avais récupéré sur le trottoir. Le balcon donnait sur un immense pin qui assombrissait la pièce. Il était encombré d’un carton que j’avais trouvé dans les poubelles du concierge. C’était des affaires de classe que je destinais à la décharge. J’étais en train de faire le vide,

Cela faisait vingt ans que j’avançais à reculons vers un futur de plus en plus sombre. Mais quelque chose était venu m’éclairer. Fini les mathématiques ! Fini la chimie ! Fini la physique ! L’avenir avait revêtu soudain une panoplie de visages célèbres : celui de ce cher Balzac, de Maupassant, de Loti, de London, et de bien d’autres encore. Mon avenir c’était la faculté des lettres. Cet immense bordel de la pensée était le lieu idéal pour l’esprit rêveur qui était le mien. Mais dans la voiture, sur le parking, un « non » était tombé aussi vite que le couperet de la guillotine sur le cou grassouillet de Louis XVI. Pas question ! avait dit, avait gueulé, mon père. Tu n’auras plus un sou ! C’était ingénieur ou rien. Il n’y avait pas à revenir là-dessus. Pourtant je lui avais répondu. Mais pas ce que j’aurais dû lui dire.

Pour l’emmerder, j’avais annoncé impulsivement que je voulais résilier mon sursis militaire. Et me marier dans la foulée. Cette idée saugrenue avait germé subitement dans ma petite cervelle en friche. Je voulais être libre mais je n’avais encore rien compris, m’avait-il répondu. Je mélangeais tout. Et il avait raison. La liberté passait par l’autonomie. Un boulot avec un salaire. Ma fiancée me l’avait assez souvent répété. Mais je n’avais rien voulu savoir. Les filles sont moins connes. Elles savent plus de choses que les garçons au même âge. Si j’avais dit ça c’était pour m’opposer à son veto. Pour me défendre. Pour ne pas lui montrer que j’avais peur. Que j’avais toujours eu peur de sa grande gueule malgré son amour caché sous son autorité. Je n’étais qu’un gars timoré. Sans charisme. Incapable de dire merde et de claquer la porte, de me dépatouiller seul, de faire la plonge dans un restaurant et de m’inscrire à la fac. Un fils à papa ! Voilà ce que j’étais, comme ceux que je méprisais. Et, devant la glace embuée de la salle de bain, je me fis horreur.

Mon image me dégoûta. C'était le portrait d’un jeune garçon au visage tiré, avec une peau blanche enfarinée, avec une tignasse incontrôlée qui poussait en épis. Je ne m’étais pas rasé depuis des jours, pas douché non plus, avec des yeux vides, creusés et mouillés par quelques larmes. Je n’étais qu’un pleurnichard qui s’apitoyait sur lui-même. Pleurer cela m’allait bien. Je savais faire. Paumé ! A vingt ans je n’étais qu’un paumé !

Je me déshabillai. Pour calmer l’angoisse je m’allongeai sur le lit en déroute, sur les draps froissés roulés en permanence en tire-bouchon. Mon mal de tête avait foutu le camp. J’étais partiellement apaisé. Dehors les nuages avaient disparu. La nuit commençait à poindre. Je n’avais pas faim. Je voulais juste oublier mon géniteur, oublier la vie, oublier la mort du chanteur, oublier les études. Plus tard, épuisé, je me tournais enfin sur le côté, embrassant l’oreiller comme une peluche, les yeux ouverts. Dans l’attente de la nuit.

Un petit oiseau de toutes les couleurs

Le gazouillis des oiseaux qui se réfugiaient dans le pin, en concert matinal, n’avait jamais troublé mon sommeil. Le lendemain de cette journée de merde un cui-cui inhabituel me réveilla soudain. Je m’assis dans le lit et me frottai les yeux. D’abord, je ne vis rien mais je sentis un frôlement, comme si l’on voletait dans la pièce. Les rideaux étaient tirés, le studio était sombre, et j’avais du mal à distinguer ce qui se passait. A première vue, un oiseau était coincé chez moi. Curieusement la porte et les fenêtres étaient restées fermées depuis la veille et je me demandai par où il avait pu se faufiler ? Un autre cui-cui m’avertit que je n’avais pas rêvé. Il y avait vraiment un piaf dans mon appartement.

Puis je l’aperçus... Il s’était posé sur le coin de l’armoire, dans un cercle de lumière qui avait percé le rideau. Il ne bougeait presque pas. Sans doute attiré par cette clarté matinale. Et l’air de Gilbert Bécaud me revint en mémoire : « un petit oiseau de toutes les couleurs ».

Dans un premier temps je crus voir un petit perroquet. Dodu comme un merle, son plumage aux couleurs tropicales me trompa. Mais d’après son bec, rouge, fin et distingué, je faisais une erreur. Avec sa queue en panache il ressemblait à une pie mais ce n’était pas ça non plus. Il avait au-dessus de sa tête une touffe, un plumeau à l’envers, qui lui retombait sur le devant, et qui lui procurait un comique décalé, quasi humain.

Brusquement il s’élança en maîtrisant l’espace de la pièce avec dextérité et vint atterrir en douceur sur le rebord du lit. Je n’osai plus respirer. Les quatre doigts de ses pattes qui le chaussaient s’agrippaient au bois lustré du montant. Ses ongles était d'un rouge carminé, comme ceux d’une femme fatale. Je n’avais jamais rien vu de semblable.

Je demeurai immobile pour ne pas l’effrayer. L’oiseau était à deux mètres. Il m’observait avec des yeux ronds, volumineux, vifs, pétillant d’une malice stupéfiante pour un être sorti d’un œuf. Il paraissait me jauger. Soudain il fit un bond et vint se jucher sur mon avant-bras. Les doigts se saisirent de ma peau mais ce fut supportable. Je restai pétrifié. C’était peut-être un oiseau captif qui s’était échappé de sa cage. Mais son attitude était différente de celle de ces piafs apeurés qui respectaient toujours une distance prudente avec l’humain. Soudain je crus m’étouffer.

L’oiseau venait de m’adresser la parole…

Une phrase venait d’être prononcée. Et je n’avais pas rêvé. J’avais bel et bien entendu. L’oiseau avait dit :

- Bonjour Baltimore. Tu as bien dormi ?

- Hein ! Quoi ! fis-je bardé d’émotion.

L’oiseau s’envola. J’avais sursauté et mon bras avait bougé.

- Hé là… Fais attention quand je suis sur ton bras !

- Mais…mais tu parles… arrivai-je à prononcer.

Aussitôt avais-je dit ces paroles idiotes que je réalisai que je m’étais adressé à un volatile. La scène était plus que grotesque. Je repoussai une seconde cette éventualité absurde. Les yeux fixés sur l’étrange oiseau je fus cloué sur place quand il me répondit, telle une évidence :

- Oui ! Je parle. Cela te choque ?

Le mot était faible.

- Heu… Quand même ! Ce n’est pas courant.

Là, il fit entendre un bouquet de cuicuis stridents et je compris qu’il riait. Sa voix était aiguë, proche de l’ultrason. Les oiseaux étaient dépourvus de cordes vocales. Ils émettaient les sons par un syrinx, une membrane vibrante située entre la trachée et les bronches. Mais par une sorte de prodige sa voix me parvenait comme amplifiée par un micro invisible. Cet oiseau était-il une espèce de huppe, ce volatile prodigieux qui imitait les oiseaux et même parfois les grillons et qui aurait élargi son répertoire à l’humain ? Ou bien était-ce un simple trucage ? Me faisait-on une farce ? C’était signé, pensai-je : François ! Un copain doué en tout, et con de surcroît, pouvait réaliser ce genre de montage. C’était sûrement ça et je répondis de mauvaise humeur :

- Allons François ! Arrête ! Ce n’est pas drôle.

L’oiseau se rapprocha en se dandinant sur la partie du drap qui me recouvrait. Prudemment, il atteignit ma cheville sur laquelle il se fixa en équilibre.

- Désolé ! Tu fais erreur, dit-il.

- Putain… Arrête François. Tu fais chier !

- Je constate que tu ne me crois pas, continua l’oiseau d’un ton pincé. Je te propose d’aller dehors. Tu verras bien alors que je parle, que je ne suis pas le fruit d’un quelconque bidouillage.

Je ne fus pas convaincu mais j’acquiesçai toutefois.

- Eh bien…allons dehors !

Je m’habillai en quatrième vitesse avec un short, un tee-shirt et des claquettes, c'est-à-dire le strict minimum. J’ouvris la porte d’entrée. Mon studio était au premier étage et je fus vite dehors. L’oiseau me rejoignit et se posa sur mon épaule. Ce piaf prenait ses aises et ça commençait à m’énerver.

Dehors il faisait bon. Il était neuf heures. Je m’éloignai, pressé d’en finir, avec cette farce stupide. A une bonne distance de mon immeuble, éloigné d’un quelconque trucage, sauf d’avoir un émetteur récepteur sur moi, ce qui était peu probable, j’avisai un banc en ciment et j’y posai mon postérieur sous l’effet de ma mauvaise humeur.

L’oiseau me laissa respirer. Et je crus durant ce court répit que j’avais raison. C’était bel et bien une blague et j’avais possédé François, malgré le doute qui subsistait et la présence de cet oiseau apprivoisé sur mon épaule. J’étais comme Saint Thomas. Il m’en fallait plus pour croire. Écroulé sur le banc, j’allongeai les jambes et commençai à me détendre.

- Tu vas mieux ? Tu me crois maintenant ?

Cela reprenait. Mais je m’y étais attendu pour être tout à fait honnête. Ce n’était plus la peine de me mentir. Toutefois, je ne répondis rien. Je nageais dans une quatrième dimension comme dans le feuilleton.

- Bah ! ajouta l’oiseau. Je ne suis pas vexé tu sais ! Un oiseau parle rarement à un être humain. Et dans sa langue d’origine ! Quoique je me débrouille pas mal en anglais et en chinois.

Je faillis demander pourquoi en chinois mais je me tus. C’était trop loufoque.

- Oui…oui… balbutiai-je du bout des lèvres.

Juché sur mon épaule il me parlait dans le creux de l’oreille. C’était plus pratique en un sens mais un reste de scepticisme me collait encore. Cependant dans cet échange surréaliste un détail clochait. L’oiseau connaissait ce surnom « Baltimore », dont je m’affublais, en secret, depuis des années. Mon prénom c’était Marcello. Un prénom que je trouvais ridicule mais que mes parents avaient trouvé original joint au nom de famille « Visconti ». Ils avaient pensé que cela sonnerait bien pour un petit-fils d’immigrés siciliens. J’en avais horreur malgré le fait que la plupart m’appelaient par le diminutif de « Marco » y compris ma fiancée, la belle rousse.

Baltimore n’était pas une invention de mon cerveau d’enfant. Ce nom avait fait le voyage cramponné sur le spermatozoïde de mon père et n’avait révélé son existence que le jour de mes six ans. Depuis lors, il était resté présent dans mes pensées. Je lui parlais chaque jour. Il m’écoutait, me répondait. Je n’avais jamais écrit son nom sur un de mes cahiers d’école. Je ne l’avais jamais dessiné. Il n’était jamais apparu dans une de mes poésies. Il n’existait qu’à l’intérieur de mon être. Ce n’était pas un confident, un de ces personnages invisibles qui demeurait au côté des enfants. Ma petite nièce appelait le sien Chilpéric. Comme le petit fils de Clovis. Elle avait dû entendre le nom de ce roi inconnu par un adulte féru d’histoire. Il apparaissait quand ça lui chantait et bien sûr, seule, ma nièce, le voyait et lui parlait. « Baltimore » c’était autre chose, c’était bien moi, une mouture qui attendait son heure pour apparaître et me reléguer à l’intérieur à sa place. Dans ces conditions comment ce foutu volatile savait-il ça ?

Je me levai. L’oiseau s’envola et tournoya autour de ma tête. Agacé, comme l’on fait d’une mouche à merde qui s’obstine à vouloir se poser sur vous, je tentai de l’éloigner :

- Allez ! Fiche le camp ou je te tords le cou.

L’oiseau s’éloigna mais revint se percher sur un arbuste à deux pas du banc. Une racine d’acacia qui s’était échappée du jardin voisin.

- Non ! C’est trop facile ! Je suis venu uniquement pour te voir. Je ne vais pas te lâcher.

- Comment ça ?

- Tu es dans la panade. Ton père te fait des misères. Je suis là pour te donner quelques conseils.

Exaspéré je fus tenté de lui rétorquer d’aller se faire foutre. La veille, j'avais eu une overdose de conseils de la part du père et je n’étais guère disposé à en entendre d’autres. Pourtant, à la réflexion, et venant d’une bestiole à plumes, c’était sans doute différent. Qu’est-ce que je risquais ? Je me rassis.

- Bon ! Je t’écoute.

- Je peux me poser sur ton bras ? Ce n’est pas confortable cette branche, ça bouge trop !

Il y avait du vent et l’arbrisseau avait du mal à supporter le poids de l’oiseau.

- Si tu veux… Viens !

Je le reçus dans la seconde comme un petit chien qui se serait précipité au pied de son maître adoré.

- T’es rapide mon pote !

J’avais fini par le lâcher ce mot d’argot, simple, affectueux, avec quand même un brin de supériorité. Puisque les rapports étaient une question de dominé et de dominant, j’avais besoin de prendre le pas sur ce volatile présomptueux.

- D’accord ! dis-je, en me demandant où cet étrange copinage allait m’entraîner ? Alors tu veux me donner des conseils ?

- Oui ! Des bons et des mauvais.

- Voyez-vous ça !

- Aujourd’hui, affirma l’oiseau d’un air gouailleur, je vais t’en donner un. Ce sera le premier…

- Le premier dis-tu ? Ce qui me laisse supposer qu’il y en aura d’autres.

Sans répondre à mon intervention il dit :

- Mon cher Marcello tu te ronges les ongles.

Et voilà donc ! Cet oiseau de malheur m’appelait maintenant Marcello. J’attendis la suite du laïus prêt à mordre.

- Tu fais de gros efforts pour le dissimuler. Cela donne de toi l’image d’un instable, d’un angoissé.

L’oiseau se tut. Attendait-il une réaction ? Je ne répondis rien.

Que pouvais-je dire ? Entendre ses quatre vérités cela ne fait jamais plaisir.

- Mais tu as appris à vivre avec, dit-il encore.

- Si ton conseil c’est d’arrêter de me les ronger c’est peine perdue. Ma mère s’y est cassée les dents. Ses remontrances et ses encouragements, n’y ont rien fait. C’est comme ça ! Je me les bouffe, un point c’est tout.

- Non ! Tu te trompes. Mon conseil ne porte pas sur tes ongles. Mais sur une autre partie de ton corps.

Je roulai des yeux de surprise. L’oiseau s’envola car je bougeais trop. Il revint, d’un coup d’aile rapide, se poser sur le montant du banc. Je me tournai de trois-quarts pour mieux saisir la suite.

- Mon gars c’est autrement plus intime, plus enfoui ce dont je vais te parler.

- Ah ouais ? Et de quoi ?

Je commençais à être moins sûr de moi. Chacun détenait ses petits secrets. Moi plus que quiconque.

- Si on abordait le sujet de tes pieds ou de ton sexe ?

Fauché. J’étais fauché à la base. Quelle perfidie ! Bravo ! Côté vicelard il se portait là cet oiseau de fouille merde. Devant mon deuxième silence, plus long que le précédent, il se lança dans des explications qui relevaient plus d’un psychologue que d’un piaf, fut-il le meilleur des conseillers.

- Ton sexe ! Pour un adolescent attardé comme toi c’est encore normal. Tu y penses chaque jour, cela te prend la tête, n’est-ce pas ? Mais on y reviendra après. Parlons plutôt de tes pieds…

- Quoi de mes pieds ?

J’avais haussé le ton. Une panique m’envahit sournoisement. Pourquoi ce putain de volatile voulait-il causer de mes pieds ? J’avais toutefois ma petite idée.