La seconde mère - Henry Gréville - E-Book

La seconde mère E-Book

Henry Gréville

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Beschreibung

Un peu injuste, répéta-t-il. Ne comprenez-vous pas que ma vie est très occupée, très austère, souvent triste ; que le barreau est une profession où l'on devient aisément misanthrope, à force de voir les mauvais côtés de la nature humaine ; que la politique est toujours pénible, souvent écoeurante, et que j'ai besoin d'avoir dans ma maison une belle fleur épanouie, comme vous en avez sans cesse près de vous, dans un vase, pour reposer ma vie et mon coeur ? Voudriez-vous vraiment me condamner à rentrer toujours seul dans un logis toujours désert ? à ne jamais voir que des visages d'hommes autour de ma table, à vivre seul, ma mère aimée, et à mourir seul ?

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La seconde mère

Pages de titreIIIIIIIVVVIVIIVIIIIXXXIXIIXIIIXIVXVXVIXVIIXVIIIXIXXXXXIXXIIXXIIIPage de copyright

Henry Gréville

La seconde mère

Henry Gréville, pseudonyme de Alice Marie Céleste Durand née Fleury (1842-1902), a publié de nombreux romans, des nouvelles, des pièces, de la poésie ; elle a été à son époque un écrivain à succès.

I

Pendant que Jaffé se glissait derrière lui, Richard Brice rassembla les rênes de ses trotteurs. Le train qu’il venait de quitter s’ébranla et s’en alla à toute vitesse en lançant à coups rapides de petites bouffées de vapeur, dans la direction opposée à celle que prenait le phaéton. Les volutes élégantes s’accrochaient aux basses branches des peupliers ; on eût dit que, dans la tiède pesanteur de cette journée, il leur était impossible de s’élever plus haut ; et elles y restaient longtemps, comme embarrassées de disparaître sans attirer l’attention.

Les trotteurs avaient pris une belle allure sur la route sinueuse, une vraie route de France, élastique et ferme, avec juste assez de pentes pour donner de la variété au paysage ; un paysage tout vert, extrêmement vert, tel qu’on n’en peut voir qu’après de longues pluies d’été. Il se déroulait aimablement, tantôt à gauche, tantôt à droite, mais toujours borné d’un côté par un pan de colline, où, pour ouvrir la route, la mine avait fait une blessure toute fraîche dans le grès couleur de rouille.

La pluie avait cessé ; il restait cependant tant d’humidité dans l’air, que les gouttelettes s’amassaient comme un réseau serré de fines perles sur le nickel des harnais. Une sorte d’oppression délicieuse coupait légèrement la respiration ; il était à la fois très doux et un peu difficile de vivre dans cette atmosphère saturée d’eau. Le ciel était gris, sans horizon, et cependant, sous l’herbe vigoureuse, dans les pousses audacieuses des peupliers et des ormes, courait une ardeur de vie communicative ; la sève d’août montait de toutes parts.

La pente s’était accentuée ; les chevaux ne songeaient point à ralentir leur allure pourtant ; mais, tout distrait qu’il fut, Richard Brice y pensa pour eux ; après les avoir mis au pas, il se pencha un peu en arrière.

– Jaffé, dit-il, comment va ma mère ?

Jaffé s’inclina légèrement, de façon à se trouver presque face à face avec son maître.

– Madame va bien, répondit-il d’un ton à la fois familier et respectueux, comme un ancien serviteur sûr de sa situation ; seulement, ce matin, quand elle a reçu la lettre de monsieur, elle était un peu...

– Un peu quoi ? fit Brice avec une nuance de brusquerie.

– Un peu... je ne sais pas comment m’exprimer en conservant le respect que je dois à monsieur et à madame...

– Parle donc ! tu chercheras tes mots une autre fois !

– Madame était, puisque monsieur l’exige, un peu pas comme à l’ordinaire. Monsieur a donc écrit quelque chose qui n’a pas convenu à madame ?

L’honnête figure de Jaffé exprimait une anxiété si comique, que Brice ne put s’empêcher de sourire.

– Oui, Jaffé, répondit-il avec un demi-sourire, ce que je lui écrivais n’était pas de nature à lui plaire... quoique vraiment...

La route redescendait ; Brice serra le frein, reprit son fouet et regarda les oreilles de ses chevaux. Après avoir attendu encore deux ou trois secondes dans la même attitude respectueuse, Jaffé se remit en position, les bras croisés.

Il y avait juste quarante ans que Jaffé avait vu le jour aux Pignons, sur les terres de la famille Brice ; à peine dans sa septième année, il avait pris par la main M. Richard, comme on l’appelait, dont les trois ans pleins de turbulence déjouaient déjà la surveillance des bonnes. Jaffé était devenu le gardien du jeune maître, à l’âge où les enfants riches sont encore gardés eux-mêmes jalousement.

Les ans avaient passé ; de camarade protecteur, Jaffé était devenu groom, puis valet de pied, mais on n’avait jamais pu le styler pour la ville ; ce fils de jardinier demeurait paysan en dépit de toutes les culottes courtes du monde : force avait été de le réintégrer dans la petite livrée et de le garder aux Pignons. D’ailleurs, sans Jaffé, personne ne pouvait bien se représenter les Pignons. Si Jaffé n’était presque pas un domestique de grande maison, les Pignons n’étaient presque pas non plus un château ; c’était une demeure ancienne, de noble apparence, mais absolument dénuée de prestige féodal. Au fond, Richard Brice n’en aimait que mieux l’un et l’autre ; cela le reposait de Paris.

On voyait tout près, au haut d’une verte colline, le manoir, original assemblage de tourelles et de corps de bâtiments, construits sans plan déterminé, suivant les besoins des générations successives ; au sein de ce riant paysage de Bourgogne, il avait un air franchement bourguignon : jovial sans trivialité, riche sans ostentation, solide et bien bâti sans lourdeur... Du plus loin qu’il vit les poivrières, Brice leur adressa un sourire.

– Jaffé, dit-il, comme si ce sourire en eût éveillé un autre au fond de sa pensée, comment va mon fils ?

– Ah ! le mâtin, qu’il est beau ! s’écria Jaffé, oubliant dans son enthousiasme toute formule conventionnelle. Qu’il est beau et qu’il est fort ! Hier, il m’a donné un coup de poing dans le dos ! j’ai cru que j’allais tomber à quatre pattes. C’était pour jouer, vous savez, monsieur... aussi, j’étais à genoux à lui raccommoder son cheval, c’était trop tentant !

– As-tu des nouvelles de la Rouveraye ? Comment va ma fille ?

– La mignonne ! J’y ai été avant-hier ; elle va tant bien qu’elle peut, le trésor ! c’est un charme. Il n’y a rien de plus joli ni de plus aimable au monde.

La bouche de Jaffé s’était élargie jusqu’à ses oreilles rouges, et tout son visage n’était que jubilation. Au son ému de sa voix, Brice s’était retourné.

– Tu aurais dû te marier, dit-il à son fidèle serviteur. Tu étais fait pour être père de famille.

– Eh ! monsieur, répondit le domestique en sautant à terre pour ouvrir la grille du parc, si j’avais eu des enfants, ça m’aurait peut-être empêché d’aimer les vôtres !

Il regrimpa en achevant sa phrase, et cinq minutes plus tard Brice, lui jetant les rênes, gravit légèrement les marches du perron.

– Dire qu’il n’a que trente-six ans ! pensa le brave homme en suivant son maître des yeux ; qu’il n’a que trente-six ans, que j’en ai déjà quarante, et que moi, j’ai le bonheur d’être garçon, tandis que lui, le voilà déjà veuf, avec deux enfants, encore ! Et la petite mignonne qui sait à peine dire « Papa... », et qui n’aura jamais besoin de dire : « Maman ! »

– Enfin, te voilà ! fit Mme Brice en accourant au-devant de son fils. Pendant qu’il l’embrassait, elle l’accablait de questions. C’était une petite femme mince et vive, toujours élégante sous ses jolis cheveux jadis blonds, aujourd’hui presque tout à fait blancs, mais délicieusement fins, qui faisaient à son visage une auréole de mousse frisée. C’était le mouvement incarné, et son énergie, singulière dans ce petit corps frêle, au lieu de diminuer, semblait s’accroître avec l’âge.

– Où est mon fils ? dit Richard lorsqu’il put parler.

– Dans la salle à manger ; tu le verras tout à l’heure. D’abord, dis-moi, ce n’est pas sérieux, ce projet ? Je t’avertis que si c’est une plaisanterie, je la trouve d’un goût déplorable ; si c’est sérieux, je...

– Ma chère mère, interrompit Richard avec un rire contraint, faites-moi embrasser Edme et donnez-moi à déjeuner, je vous en supplie ! Nous causerons ensuite.

Mme Brice devint soudain très grave ; elle connaissait son fils et savait qu’il ne faisait jamais que ce qu’il voulait ; sans lui répondre, elle sonna, donna l’ordre de servir et passa avec lui dans la salle à manger.

Dès qu’Edme aperçut son père, il courut à lui et voulut grimper à ses jambes. C’était un bel enfant de six ans et demi, robuste et hardi, l’air à la fois naïf et effronté, comme les garçons qui n’ignorent pas leur pouvoir sur les femmes qui les entourent, déjà hommes sur ce point, et conscients de leur toute-puissance.

Jaffé apparut bientôt ; d’une main sûre et ferme, il installa Edme sur sa chaise haute et lui noua une serviette sous le menton ; Brice s’aperçut aussitôt que son fils respectait beaucoup plus le domestique que sa grand-mère, et il ne put s’empêcher de sourire intérieurement.

L’autoritaire Mme Brice, qui avait mené haut la main les études de Richard, trop tôt privé de son père, avait-elle trouvé son maître dans ce beau petit garçon blond, aux yeux gris de fer, si pareil à ce qu’était Richard lui-même à son âge ? Jeune toujours, malgré les cheveux gris qui, sur ses tempes, se mêlaient à ses belles boucles blondes, Richard Brice, l’honneur du barreau de Paris, riche et député, ne put s’empêcher de s’amuser, comme un écolier en rupture de classe, à la pensée que sa sévère maman était régentée à son tour par ce despote en chaussettes courtes. Cela dura aussi peu qu’un éclair, mais ce fut une revanche délicieuse.

Le déjeuner fut rapide. Jaffé lui-même semblait deviner qu’on avait hâte d’en finir ; Edme, un peu calmé par la présence de son père, était d’une sagesse rare et ne fit que deux ou trois sottises ; à l’heure des fraises, cependant, le pot à crème courut de tels périls entre ses mains vigoureuses et résistantes, que Mme Brice, après deux ou trois sommations sans effet, jugea prudent de lever le siège. Richard, dans la porte, jeta un dernier coup d’œil sur l’héritier de son nom, et vit que l’ordre allait renaître, grâce à l’imperturbable et irrésistible bonne humeur de Jaffé. Les fraises, inondées de crème, disparaissaient par poignées dans la bouche du petit héros, mais le sucrier et l’assiette de fruits, aussi bien que le pot à crème, étaient rangés sur le dressoir, hors de portée. Sur ce tableau enchanteur la porte se referma.

– Il est pourtant vraiment gâté ! dit Richard Brice avec une extrême douceur.

– Gâté ! s’écria la grand-mère, je te conseille d’en parler ; je le gâte cent fois moins que tu ne le faisais toi-même !

Brice soupira.

– Peut-être ! dit-il avec mélancolie ; mais quand on supporte ces choses-là soi-même, on ne s’en aperçoit pas. Et puis, chez nous, les derniers temps, on lui laissait faire un peu ce qu’il voulait... J’avais si peur de contrarier ma pauvre Madeleine...

– Madeleine... ah ! oui, parlons-en ! fit Mme Brice en se tournant vers son fils avec un mouvement emporté. C’est donc vrai ? tu veux te remarier ?

Elle attendit à peine la réponse, et repartit aussitôt :

– C’est abominable ! tu es veuf à peine depuis dix-huit mois, et tu veux te remarier ! Je ne voulais pas en croire ta lettre... Je me disais : C’est impossible, c’est quelque fantaisie absurde... Et c’est vrai ? C’est monstrueux ! Mais parle donc !

Elle se jeta dans un fauteuil d’un air exaspéré. Richard se tenait debout devant elle, appuyé d’une main au dossier d’une chaise ; sa haute taille semblait se hausser encore de toute la dignité de son attitude. Malgré son irritation, sa mère ne put s’empêcher de convenir en elle-même qu’il était vraiment superbe : ses yeux profonds, gris de fer, semblaient se creuser ; ses lèvres éloquentes, qui tremblaient un peu, formulèrent enfin des paroles.

– Oui, ma mère, dit-il, je veux me remarier. Je comprends que cela vous paraisse étrange, peut-être blâmable, mais cela est. C’est un fait, et il faut traiter cela comme un fait.

Elle voulut l’interrompre, un geste à la fois très respectueux et très ferme la contraignit au silence. Il parlait, appuyé d’une main, comme il l’eût fait au barreau, et, en effet, il plaidait, pour ses autels et ses foyers, de toute son âme, avec cette éloquente simplicité qui était sa force, car elle jaillissait de son intelligence et de son cœur.

– Ma mère, dit-il, écoutez-moi. Vous savez quelle a été ma jeunesse ; vous savez qu’élevé par vous, j’avais appris à me respecter moi-même autant qu’à respecter le nom de mon père ; vous savez par conséquent que j’ai banni de ma vie tout ce qui aurait pu sembler répréhensible. Vous m’aviez inspiré la grande idée de la famille, avec ses devoirs et ses joies ; c’est pour ces devoirs et ces joies que j’ai vécu ! D’autres mères laissent à leurs fils le soin de se choisir une épouse, vous avez agi différemment.

– M’en blâmes-tu ? interrompit vivement Mme Brice.

– Loin de là ; je vous ai toujours remerciée, ma mère, répondit Richard avec un éclair de tendresse dans ses beaux yeux sombres. Mais il n’en est pas moins vrai que, lors de mon mariage, je n’ai pas eu toute la liberté de choix qu’ont la plupart des autres hommes.

– Le mariage que j’avais préparé pour toi était le plus beau qui se pût rêver, interrompit encore Mme Brice ; tout s’y trouvait : la fortune, les alliances, la beauté, l’esprit, la bonté...

– Tout s’y trouvait en effet, ma mère, reprit Richard gravement ; tout, excepté l’amour.

Mme Brice, d’un brusque mouvement, tendit son visage incrédule vers son fils.

– Excepté l’amour, répéta Richard de la même voix grave et mélancolique. Madeleine avait toutes les vertus, tous les dons... je n’ai jamais pu l’aimer. Ce n’est pas ma faute.

– Elle t’aimait ! jeta Mme Brice dans un sanglot, puis elle ensevelit son visage dans ses mains, au souvenir de la belle-fille qu’elle avait tant aimée.

– Elle m’aimait, dit Richard, et c’est pour cela que jamais, jamais, – entendez-vous, ma mère ? – depuis le jour où vous avez demandé sa main pour moi, jusqu’au moment où je lui ai fermé les yeux, jamais la chère femme n’a pu soupçonner que je n’avais pas pour elle autant d’amour qu’elle en avait pour moi.

Mme Brice attacha sur son fils un regard plein de questions muettes.

– Elle est morte heureuse, continua Richard, dans l’illusion du premier jour, et cependant, ma mère, nous avions été mariés dix ans ! Pendant ces dix années, vous me croirez sans que je vous en fasse le serment, je n’ai permis à aucune tentation d’approcher de moi. Plus d’une fois, dans le monde ou hors du monde, j’ai rencontré des femmes moins parfaites que Madeleine, mais qui pour moi revêtaient un charme qu’elle n’avait pas... Je ne me suis jamais permis de penser à elles, pas une minute, pas une seconde... Je savais que je n’aimerais jamais ma femme, mais je m’étais juré de n’en point aimer une autre.

– Pourquoi ne l’aimais-tu pas ? fit Mme Brice avec une sorte de colère.

– Sait-on pourquoi l’on aime ? Ce n’était ni sa faute ni la mienne. Peut-être parce que je l’avais connue enfant, parce que nous étions cousins, bien que sans parenté très proche ; peut-être aussi, – il s’arrêta un instant, puis reprit à voix plus basse, – peut-être parce que l’amour qu’elle avait pour moi était trop discret, trop concentré, trop silencieux...

– C’était de la dignité, dit Mme Brice.

– Sans doute... je suis seul coupable de n’avoir pas pu partager cette noble tendresse, et la mémoire de Madeleine me sera toujours chère.

Il se tut et sembla revivre en lui-même les jours passés, parfois amers, bien que lui seul eût connu leur amertume.

– Enfin, ma mère, reprit-il, lorsqu’elle est morte, vous savez si je l’ai sincèrement pleurée ; elle avait été mon amie, et elle m’avait donné deux enfants...

– N’est-ce pas assez pour ton bonheur ? fit Mme Brice avec quelque rudesse.

Son fils la regarda bien en face.

– J’avais juré de ne pas aimer une autre femme, répondit-il, mais la mort m’a délié de mon serment. J’ai trente-six ans, ma mère ; ma vie promet d’être longue, elle sera belle, je l’espère. J’aime, à présent, pour la première fois de ma vie ; j’aime, et je veux être heureux !

Il s’était transfiguré en parlant. Une jeunesse nouvelle semblait baigner ses tempes fraîches et ses belles boucles blondes. Si mécontente qu’elle fût, sa mère, en vraie mère qu’elle était, ne put s’empêcher d’admirer la beauté et l’éloquence de son fils. Mais elle revint sur-le-champ aux questions qui la préoccupaient.

– Et tes enfants, dit-elle, tu veux leur donner une belle-mère ?

– Une seconde mère, répliqua Richard ; c’est bien différent.

– Le nom ne fait rien à la chose, reprit vivement Mme Brice. C’est une belle-mère que tu veux leur donner ; tu n’as donc pas le sentiment de tes devoirs envers eux ?

– La femme que je veux épouser m’aime assez pour aimer mes enfants, dit Brice avec orgueil.

– Tu le crois !

Mme Brice se leva et parcourut le salon pendant quelques instants, d’un air préoccupé ; puis elle ouvrit tout à coup la porte-fenêtre qui donnait sur le perron.

– Regarde ton fils, dit-elle, tu aurais le cœur de le savoir malheureux ?

Edme, en ce moment, promenait au bout d’une longe Jaffé, converti en poulain ; il faisait claquer son petit fouet avec une adresse peu commune à son âge, et le bon serviteur ne manquait pas d’exécuter, à chaque fois, une ruade qui jetait l’enfant dans une joie folle. Brice ne put s’empêcher de rire.

– Si vous voulez que je croie au malheur de mon petit garçon, dit-il, je vous en prie, ma mère, refermez cette porte...

Mme Brice se retourna brusquement vers lui.

– Raillez votre mère, à présent ! fit-elle d’une voix où la colère luttait avec les larmes ; n’est-il pas étonnant, en vérité, que j’aime votre enfant plus que vous ne l’aimez vous-même ?

Elle fondit en pleurs et se jeta sur un canapé. Richard vint s’asseoir près d’elle, si près qu’il se trouva presque à genoux, et lui prit les deux mains qu’il emprisonna dans les siennes.

– Ma mère chérie, lui dit-il, vous êtes la plus adorable des grand-mères, comme vous avez été la meilleure des mères, et je vous aime de tout mon cœur, même quand vous êtes pour moi passablement dure et un peu injuste.

Elle voulut retirer ses mains, mais il les tenait bien.

– Un peu injuste, répéta-t-il. Ne comprenez-vous pas que ma vie est très occupée, très austère, souvent triste ; que le barreau est une profession où l’on devient aisément misanthrope, à force de voir les mauvais côtés de la nature humaine ; que la politique est toujours pénible, souvent écœurante, et que j’ai besoin d’avoir dans ma maison une belle fleur épanouie, comme vous en avez sans cesse près de vous, dans un vase, pour reposer ma vue et mon cœur ? Voudriez-vous vraiment me condamner à rentrer toujours seul dans un logis toujours désert ? à ne jamais voir que des visages d’hommes autour de ma table, à vivre seul, ma mère aimée, et à mourir seul ?...

– Tu as tes enfants ! répliqua opiniâtrement la grand-mère.

– Pardon, fit Brice en souriant, c’est Mme de la Rouveraye et vous qui les avez. Si vous voulez me les rendre...

– Pour cela non ! Tu n’y penses pas ! Un enfant de cinq ans, un bébé de vingt-deux mois ! Eh ! mon Dieu ! qu’en ferais-tu ?

– Vous voyez bien ! reprit Brice en lui baisant alternativement les deux mains ; alors, laissez-moi épouser la charmante fille qui consent à s’embarrasser d’un veuf et de ses enfants !

– S’embarrasser de toi ? s’écria Mme Brice, je voudrais bien savoir quelle femme serait assez sotte pour ne pas s’estimer heureuse de t’épouser !

– M’épouser, moi... et mes deux enfants, insista Richard.

– Et tes deux enfants, naturellement ! Faudrait-il pas les tuer ? D’ailleurs, continua-t-elle entre ses dents, j’ai idée que ces enfants-là ne la gêneront pas beaucoup !

– Vous dites, ma mère chérie ?

– Rien, monsieur mon fils, – rien qui vous regarde, pour le présent du moins. Et comment s’appelle-t-elle, cette jeune personne que vous prétendez qui vous aime ? Est-ce quelqu’un du monde, tout au moins ?

– Vous n’en doutez pas, ma mère. C’est Mlle Odile Montaubray.

– Montaubray de la Creuse ?

– Précisément.

– Ah !

Dans cette simple exclamation, Mme Brice fit entrer tout un monde de pensées. Il y avait de la surprise, du respect, un certain désappointement de sentir l’impossibilité de lutter davantage, mêlé à l’orgueil inévitable que devait inspirer une telle alliance. Épouser la fille du député de la Creuse, c’était faire un de ces mariages princiers comme on n’en rencontre ailleurs que chez les princes ; c’était s’unir à l’une des familles de France les plus noblement riches, les plus universellement considérées. Certes, les Brice étaient au haut de l’échelle, dans cette belle et bonne bourgeoisie dont ils s’honoraient de faire partie ; mais au-dessus d’eux, il y avait les Montaubray, et Mme Brice elle-même ne pouvait s’empêcher de le reconnaître. Richard gardait le silence, devinant et suivant les pensées de sa mère.

– Enfin, reprit-elle, s’arrachant à ses satisfactions vaniteuses, si flatteuse que soit cette alliance, le fait n’en reste pas moins le même : tu veux te remarier, égoïstement, sans souci de tes enfants ?

– J’en ai grand souci, ma mère, et c’est précisément parce qu’ils me sont si chers que je ne veux pas en vivre toujours séparé, comme cela ne manquerait pas si je restais veuf.

Les yeux vifs et perçants de la grand-mère lancèrent une flamme ; elle ne dit rien, mais elle serra les lèvres, et son fils, qui la connaissait bien, comprit qu’elle lui répondait intérieurement :

– Donner mon petit-fils à Mlle Montaubray ? Jamais !

– Il faudra bien qu’un jour Edme entre au lycée, reprit Richard avec une douceur extrême, où Mme Brice lut une volonté aussi indomptable que la sienne : ce jour-là, il lui faudra un intérieur à Paris pour s’y reposer, pour s’y retremper dans la vie de famille...

– Alors, interrompit sèchement Mme Brice, j’habiterai Paris en hiver, et Mme de la Rouveraye fera de même pour Yveline.

Richard se mordit les lèvres. Elles avaient arrangé leur vie, les deux grand-mères, d’accord ensemble pour lui prendre ses enfants ! Chacune s’était adjugé celui que les circonstances semblaient lui accorder plus particulièrement, et lui, le veuf, le père, non seulement on lui refusait leur présence, mais encore on ne lui permettait pas de se remarier ! Quel impitoyable égoïsme ! Il frémit tout entier d’indignation contenue.

– Il me semble, ma mère, dit-il, qu’en tout cela, on me compte pour bien peu de chose !

Mme Brice le regarda d’un air presque méchant.

– Tant pis pour vous, mon fils, dit-elle ; c’est un malheur que vous ayez perdu votre femme ; mais puisque vous ne l’aimiez pas, la perte doit vous paraître moins sensible...

– Ma mère ! s’écria Richard, froissé dans ses sentiments les plus délicats.

– Libre à vous d’épouser une seconde femme, puisqu’elle consent à vous prendre, comme vous le dites, mais sachez qu’elle n’aura point à « s’embarrasser » de vos deux enfants. Si vous aviez respecté votre veuvage, Mme de la Rouveraye et moi, nous aurions pu faire le sacrifice de vous les rendre plus tard ; mais marié, vous n’avez plus même l’ombre d’un prétexte pour nous les réclamer.

– Voyons, ma mère, vous n’y pensez pas... commençait Richard, qui avait repris son empire sur lui-même et qui s’apprêtait à lutter encore ; elle ne le laissa point parler.

– Si vous aimez les enfants, votre seconde femme vous en donnera, reprit-elle, et ceux-là, vous pouvez être assuré que nous ne vous les disputerons point : ma bru Madeleine était la fille de mon choix, je l’aimais aussi tendrement que si je l’avais mise au monde ; les enfants que vous avez eus d’elle sont deux fois mes enfants, et véritablement, au peu de cas que vous en faites, je vous déclare qu’ils sont plus les miens que les vôtres ! Demandez à Mme de la Rouveraye si elle veut vous rendre Yveline ; pour moi, je vous l’affirme, jamais Edme n’habitera la maison où vous aurez introduit une marâtre.

Richard s’inclina devant sa mère, qui s’était arrêtée court, effrayée par l’étrange son du mot qu’elle venait de prononcer.

– Ceci met fin à notre entretien, dit-il, ma mère. Je n’ai plus qu’à vous quitter.

– Où allez-vous ? fit Mme Brice en se jetant instinctivement entre lui et la porte.

– Chez Mme de la Rouveraye, lui annoncer mon mariage, comme je viens de le faire pour vous.

Mme Brice serra ses deux mains très fort l’une contre l’autre et voulut parler, mais ses lèvres n’articulèrent aucun mot.

– Au revoir, ma mère, reprit Richard, très pâle, et détournant les yeux ; – je pense que vous ne voudrez pas assister à mon mariage ?...

Mme Brice lui prit violemment les mains et l’entraîna vers le canapé, où elle se laissa tomber ; il resta debout, quoiqu’elle lui fît place auprès d’elle, n’essayant pas de se dégager, mais ne répondant pas à son étreinte.

– Tu l’aimes donc bien, cette femme ? lui dit-elle en le regardant presque avec prière.

– Je l’aime, répliqua Richard lentement, les yeux fixés dans ceux de sa mère ; je l’aime et je la respecte ; elle est bonne, elle est grande, elle est généreuse. Ah ! ma mère, si vous saviez ce qu’elle est et ce qu’elle vaut, vous seriez la première à l’adorer !

Mme Brice lâcha les mains de son fils.

– Voilà les hommes ! dit-elle avec amertume ; ils sont tous les mêmes ! Vienne un joli visage, et tout est oublié.

– Mère, dit Richard, avec une inflexion caressante, qui le fit ressembler à son fils, voilà les femmes ! Le préjugé est leur maître, et elles ne veulent pas voir, même quand on leur tiendrait les yeux ouverts de force.

Mme Brice poussa un soupir et resta un instant silencieuse.

– Enfin, dit-elle, tu veux épouser Mlle Montaubray ; évidemment, aux yeux du monde, mon refus serait absurde, et il faut que je te donne mon consentement.

Richard allait parler, elle l’arrêta.

– Ne me remercie pas, fit-elle avec vivacité. Je te donne mon consentement, parce que la famille Montaubray est absolument honorable, et que je suis contrainte de reconnaître que c’est nous qui devons être flattés de l’alliance. De même, j’assisterai à ton mariage, et j’aurai toujours avec ta femme les relations que commandent les bienséances. Mais sache-le bien, jamais elle n’aura Edme ; elle ne saurait remplacer pour lui la mère qu’il a perdue. Dis-lui bien d’avance, afin qu’elle le sache, que toute prière, toute insistance serait inutile et ne servirait qu’à rendre les rapports plus tendus et plus pénibles entre nous. Tu me connais, tu sais que je ne me dépense point en vaines paroles ; c’est dit.

Il la regardait, avec une arrière-pensée dans les yeux ; elle le comprit.

– Oui, je sais, la loi est de ton côté ; tu peux me sommer de te rendre ton fils. Fais-le, – et nous ne nous reverrons jamais.

– Oh ! ma mère ! dit-il, blessé jusqu’au fond de l’âme, vous avez la main cruelle aujourd’hui !

– Je souffre, dit-elle simplement. Allons, embrasse-moi, et puisque tu veux te remarier, sois heureux avec ta seconde femme.

Il restait muet et immobile, brisé. Elle lui prit la main avec douceur.

– Vois-tu, Richard, dit-elle, quand je suis restée veuve, si quelqu’un m’avait parlé de me remarier, je crois que je l’aurais souffleté...

– Et si quelqu’un vous avait pris votre fils, vous l’auriez tué, fit Richard.

– Assurément ! s’écria-t-elle avec emportement. Mais je suis mère, et une mère, c’est tout autre chose qu’un père.

Il sourit malgré lui.

– Une grand-mère est deux fois mère, reprit-elle avec un faible sourire. Embrasse-moi donc !

Il pencha sa haute taille élégante et toucha de ses lèvres le front de sa mère ; elle lui jeta les bras autour du cou en retenant ses larmes.

– Ah ! mon fils ! dit-elle en se serrant contre lui, tu m’as fait bien du mal, bien de la peine !...

Elle pleurait, il la prit dans ses bras, ému de pitié, de tendresse douloureuse.

– C’est elle qui m’afflige, et c’est elle qui se trouve à plaindre, pensait-il. Pauvre, pauvre femme !

Il se rappela mille scènes de son enfance, où ce caractère entier, violent et tenace à la fois, lui avait causé des chagrins sans nombre. Et pourtant, comme il l’aimait, cette terrible mère, despote, injuste parfois, mais si noble, si généreuse, si dévouée aux grandes pensées, toujours si prompte aux grandes actions !

– Mère, lui dit-il, de sa voix caressante, avec le temps, tout s’arrangera ; vous verrez !

Elle se dégagea de ses bras.

– Non, dit-elle, pas de malentendu. Je ne céderai point ! N’y compte pas !

Il l’embrassa encore une fois en soupirant, et ils restèrent l’un devant l’autre, au milieu du vaste salon, comme des gens qui n’ont plus rien à se dire et qui ne peuvent encore se quitter. Richard retourna vers la porte-fenêtre et l’ouvrit.

Le soleil ne s’était point encore montré, mais on sentait sa présence dans le ciel, derrière les buées blanchâtres. Edme courait, suivi par Jaffé, très loin dans les allées sablées déjà sèches. À un détour, il aperçut son père et revint au galop.

– Je vais faire atteler, dit Richard, pendant que son fils accourait.

– Déjà ? fit sa mère.

Elle avait le cœur gros comme les femmes qui n’ont pas assez pleuré pendant une scène douloureuse. Elle eût aimé maintenant garder près d’elle son fils soumis, l’accabler de tendres reproches et pleurer longuement avec leurs mains unies. La tranquillité apparente de Richard, ce beau calme qu’elle avait tant admiré quand il le conservait vis-à-vis des autres, l’irritaient à présent. Il la devina, assez pour vouloir lui donner un peu de consolation. Edme arrivait, comme un ouragan.

– Va embrasser ta grand-mère, lui dit le père en le recevant dans ses jambes et après l’avoir caressé.

Le petit garçon se jeta à plein corps sur Mme Brice.

– Va embrasser ton père, fit celle-ci après l’avoir couvert de baisers.

Edme revint docilement, les cheveux dans les yeux, un peu calmé, et très essoufflé. Jaffé parut sur le perron.

– Fais atteler des chevaux frais, dit Richard. Nous allons à la Rouveraye.

– Oh ! papa, emmène-moi ! s’écria Edme en grimpant à son père comme à un mât de cocagne.

– Pourquoi pas ? dit la grand-mère, Jaffé le ramènerait.

– Soit, dit Brice.

Ils parlèrent de questions d’intérêt, de baux et de fermages jusqu’au moment du départ. La situation matérielle de Richard et celle de sa mère étaient parfaitement réglées d’avance, et un second mariage n’y pouvait rien changer. Aucune allusion ne fut plus faite de part ni d’autre à l’événement qui bouleversait leurs existences.

Le petit garçon reparut, soigneusement coiffé, élégant comme un prince de conte de fées dans son costume gris ; Jaffé le jucha près de son père sur le haut siège du phaéton.

– Pas de courroie, pas de courroie, je suis trop grand ! cria Edme en se débattant de toutes ses forces, au moment où Jaffé voulait l’attacher par la ceinture, afin d’éviter une chute encore plus probable que possible.

– Si tu ne veux pas de courroie, dit tranquillement Richard, il faut rester aux Pignons ; je ne veux pas courir le risque qu’il t’arrive un accident.

Edme allait répondre quelque chose ; le regard de son père l’arrêta. Il se tut, le cœur gonflé, et se laissa attacher. Jaffé monta derrière. Richard tenait déjà les guides.

– Au revoir, mon fils, dit Mme Brice qui, debout sur le perron, avait suivi cette petite scène avec une certaine inquiétude. Edme, sois bien sage !

L’enfant fit un signe de tête sans mot dire. Il avait l’air d’un bel animal sauvage, traqué par les chasseurs.

Ils partirent ; le petit garçon ne dit rien pendant un temps assez long ; il se sentait blessé dans sa dignité enfantine. La route était bonne, mais les chevaux étaient vifs, et Richard ne pensait peut-être pas toujours uniquement à son attelage. À un carrefour, ils tournèrent si brusquement que la voiture en ressentit une assez forte secousse, et l’enfant, qui rêvait, fut projeté en dehors du siège. Quoique Jaffé l’eût retenu par l’étoffe de sa blouse, sans la courroie Edme eût assurément roulé sur la route.

– Ah ! vois-tu ? fit le père tranquillement, lorsqu’il fut bien rassis. Si je t’avais écouté ?...

L’enfant avait eu peur, mais c’était un vaillant petit garçon, et il savait le prouver. Il n’avait pas crié, et maintenant il se tenait fort grave, la main gauche fermement attachée à la barre du siège. Il ne répondit rien à son père ; un instant après, il le tira doucement par la manche.

– Papa, dit-il, embrasse-moi. Et il tendit vers lui son petit visage honnête.

II

La Rouveraye était distante d’une dizaine de kilomètres au plus ; la route délicieuse s’enfonçait à travers le bois jusqu’à la grille du parc. Au moment où le phaéton traversait le pont, un rayon de soleil illumina les fenêtres du château ; une surtout, en pleine lumière dorée, miroitait comme une glace. Richard reconnut la fenêtre du petit salon de sa femme, où il avait passé les dernières heures pénibles de l’agonie, alors que les deux mères qui entouraient la mourante ne lui permettaient plus de s’approcher, mais seulement de la regarder, debout dans la large baie. Était-ce parce que Madeleine avait trop appartenu à ces deux mères, que son mari n’avait jamais pu l’aimer autant qu’il l’eût voulu ?

Comme il se posait cette question, il arriva devant le château, qui semblait flamboyer en son honneur.

– Madame est au cimetière, dit le vieux valet de pied qui lui ouvrit la porte. Elle va revenir.

– Allons au-devant d’elle, dit Edme en tirant la main de son père pour redescendre le perron.

– Vas-y avec Jaffé, répondit Richard.