L'amie - Henry Gréville - E-Book

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Henry Gréville

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Beschreibung

Monsieur Paul Brécart a l'honneur de vous faire part de son mariage avec mademoiselle Claire Langé . Saint-Martin-les-Mines, 15 juillet 1872. Depuis un bon moment, la feuille de papier satiné qui portait ces quatre lignes ne formait plus qu'une tache indistincte aux yeux de Camille ; la jeune fille avait entrouvert les doigts, la lettre de faire part s'était dérobée doucement en glissant sur la robe... Camille n'appartenait plus au monde présent : se reportant de plusieurs années en arrière, elle revivait les quelques semaines qui avaient suivi l'annonce de ce mariage.

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L'amie

Pages de titreIIIIIIIVVVIVIIVIIIIXXXIXIIXIIIPage de copyright

Henry Gréville

L’amie

Henry Gréville, pseudonyme de Alice Marie Céleste Durand née Fleury (1842-1902), a publié de nombreux romans, des nouvelles, des pièces, de la poésie ; elle a été à son époque un écrivain à succès.

I

« Monsieur Paul Brécart a l’honneur de vous faire part de son mariage avec mademoiselle Claire Langé.

« Saint-Martin-les-Mines, 15 juillet 1872. »

Depuis un bon moment, la feuille de papier satiné qui portait ces quatre lignes ne formait plus qu’une tache indistincte aux yeux de Camille ; la jeune fille avait entrouvert les doigts, la lettre de faire part s’était dérobée doucement en glissant sur la robe... Camille n’appartenait plus au monde présent : se reportant de plusieurs années en arrière, elle revivait les quelques semaines qui avaient suivi l’annonce de ce mariage. Larmes de toutes les nuits, désespoir muet de toutes les heures, aisance affectée de tous les jours, apparences joyeuses cachant un cœur profondément ulcéré, voilà ce que le carré de papier lithographié rappelait à Camille.

Elle méditait ainsi, la tête baissée, lorsque, la porte s’ouvrant, la lettre de faire part s’envola et glissa sur le parquet. La jeune fille la ramassa avec cet air placide et supérieur aux choses de la vie qui ne la quittait guère, et se mit en devoir de la plier avec d’autres papiers épars dans un tiroir devant elle.

– Que fais-tu donc là, Camille ? demanda la vieille dame qui venait d’entrer.

– Je range de vieux papiers, ma tante, répondit Camille.

– Dépêche-toi. Ton oncle est rentré, et il a grand-faim.

Camille fit une rosette élégante au paquet de lettres qu’elle avait reformé, ferma le tiroir, mit la clef dans son porte-monnaie, et suivit sa tante vers la salle à manger.

C’était un intérieur tel qu’on en trouve encore dans certains quartiers de Paris, dans quelques rues des Batignolles ou de l’île Saint-Louis, un de ces intérieurs où l’esprit moderne n’a pénétré par aucune fissure ; toutes les ouvertures par lesquelles il eût pu se glisser semblaient tamponnées par d’épais bourrelets de préjugés et de vieilles habitudes ; l’air de 1877 n’y était entré ni sous forme des rideaux en algérienne ou des meubles rembourrés de tampico, ni sous celle de quelque cafetière à système ou d’une lampe à essence. La salle à manger était garnie – on n’oserait dire ornée – de meubles en acajou, style empire, recouverts de tissu de crin noir, luisant et piquant ; un épais paillasson de jonc natté s’étendait sous la table à rallonges ; des rideaux de damas de laine vert foncé protégeaient la fenêtre, défendue en outre contre le soleil par des jalousies vertes dont les planchettes retombaient les unes sur les autres avec un cliquetis effroyable chaque fois qu’on y touchait ; devant les chaises, de petits ronds de paillasson natté protégeaient les pieds contre la fraîcheur du dallage à damier noir et blanc, ou peut-être ce même damier contre les injures des souliers boueux. Enfin, tout y était encore tel qu’en 1848, lorsque le brave M. Frogé était rentré effaré en disant que les sauvages de Noukahiva avaient envahi Paris pour le saccager.

Le service de porcelaine blanche, l’argenterie arrondie par l’usage, le linge fin à liteaux bleus dataient de 1840, – aussi la cuisinière, qui avait perdu le goût, mais que ses maîtres continuaient à proclamer « un cordon bleu », malgré ses bévues de plus en plus fréquentes ; dans cette maison, tout avait vieilli peu à peu, les objets comme leurs possesseurs ; mais rien n’y était ridicule ; car la même atmosphère environnait tout d’une sorte de buée, ou plutôt d’un glacis uniforme qui harmonisait cet intérieur et n’y laissait point de disparates.

M. Frogé, assis devant le potage, la grande cuiller levée, la serviette nouée autour du cou, mesurait la soupe dans les assiettes avec la majesté d’un sacrificateur.

– Allons, petite fille, dit-il, nous sommes en retard, dépêchons-nous, ou le potage sera froid.

Camille s’assit à côté de son oncle, lui adressa un sourire en recevant son assiette, et se mit en devoir de témoigner de l’appétit. Madame Frogé prit sa place en face d’elle, et un silence béat régna dans la salle à manger.

Elle était joyeuse, cette salle à manger, en dépit du crin noir et de l’acajou ; et ce qui lui donnait de la joie, ce n’était ni la cage de chardonnerets, – encore un oiseau passé de mode ! qui de nos jours élève des chardonnerets ? – ni le bouquet de pivoines qui s’épanouissait sur l’étagère du buffet ; c’étaient le visage, les cheveux blancs et les rubans jaunes de madame Frogé.

Avait-elle été jeune, madame Frogé ? On pouvait croire que non, tant la vieillesse affable, souriante, heureuse, paraissait l’avoir élue pour son temple vivant. Sur ce visage frais et uni, sur ces joues d’un rose tendre comme les roses du Bengale, dans ces yeux bleus, vifs et clairs, on ne rêvait pas d’autre expression que celle d’un calme profond, d’une joie intérieure ; ce n’était pas de l’apaisement, c’était la paix elle-même qui régnait sur ce front poli. Elle avait peut-être été laide étant jeune : à coup sûr elle n’avait jamais été plus jolie qu’à présent, avec ses tire-bouchons d’un blanc d’argent sous les ruches de blonde de son bonnet à rubans de satin jaune.

La bonne dame agita une petite sonnette de cuivre doré semblable à celle des enfants de chœur, et la cuisinière apparut ; une bonne odeur de sole au gratin l’accompagnait, et M. Frogé cligna doucement l’œil droit à l’adresse de sa moitié rayonnante.

– Une surprise, Belle ? dit-il d’un air joyeux ; ce n’est pas vendredi, cependant, et il me semble deviner.

– Du poisson, mon ami, c’est vrai ! Que veux-tu ! J’ai fait une folie ; la marchande m’a assuré que tu serais content...

– Elle avait bien raison, l’excellente femme ! Voyons cette sole...

Il enfonça délicatement la vieille truelle à poisson dans la chair savoureuse, et retira les filets avec les précautions les plus maternelles ; quand sa femme et sa nièce eurent reçu leur part, il s’adjugea d’un air complaisant ce qui lui revenait de droit, plus une cuillerée de champignons.

– Belle ! dit-il d’un ton consterné, après avoir dégusté la première bouchée, Belle, ils ne sont pas assez cuits !

La vieille dame leva ses mains au ciel.

– Ah ! mon Dieu, dit-elle, elle ne les aura pas goûtés. Quel malheur !

Les deux époux se regardèrent d’un air désolé ; on eût dit que le doryphora venait d’envahir leurs pommes de terre. Camille haussa légèrement les épaules et croqua délibérément son dernier champignon, presque cru, comme pour affirmer sa parfaite indifférence à l’égard du repas.

– Tu as mangé cette horreur ? lui dit son oncle sur le ton du reproche.

– Eh ! mon oncle, qu’importe ! Ce n’est pas là une affaire. Crus ou cuits, c’est toujours aussi indigeste.

– Camille ne prise point les douceurs de la table, dit madame Frogé avec mansuétude ; c’est une vertu qu’elle a de plus que nous, mon ami.

– Hein ! une vertu. je n’en sais rien !... Est-ce une vertu que de ne point discerner ce que l’on mange ?

– À coup sûr, mon oncle, dit la jeune fille avec un demi-sourire, c’est un avantage, car vous éprouvez en ce moment une déception à laquelle je puis compatir, mais que je ne partage pas.

Cette phrase, tournée à la façon de celles de l’ancien professeur de belles-lettres, eut le don de l’apaiser ; il s’adressa aux filets de sole, non sans soupirer, délaissa les champignons avec les signes du plus profond regret, et le dîner s’acheva sans autre incident.

Un beau soleil sur son déclin se glissait entre les planchettes des jalousies vertes ; madame Frogé tira sur les ficelles ; la machine lourde, bruyante et incommode remonta péniblement jusqu’au haut ; Camille, qui s’était approchée pour aider sa tante à fixer la ficelle à l’appui de la fenêtre, releva la tête et reçut en plein visage le rayon d’or rouge qui effleurait les angles des maisons, les cimes des arbres, les arches des ponts, et jusqu’aux remous de la Seine qui courait rapidement le long du quai. Elle regarda cette splendeur, étouffa un soupir et se détourna.

– Tu as l’air fatigué, Camille ? lui dit sa tante avec intérêt.

– Je suis fatiguée, répondit-elle sans la regarder.

Elle prit un rouleau de chagrin posé sur un meuble, et se prépara à sortir.

– Tu vas donner une leçon ? demanda madame Frogé.

La jeune fille répondit par un signe de tête.

– N’y va pas, si tu es fatiguée, ; pour une fois, on peut bien t’excuser.

– Je n’aime pas manquer mes leçons, dit Camille en continuant ses préparatifs.

– Elle a raison, dit sentencieusement l’ancien professeur. L’exactitude est la politesse des rois et des artistes.

– Bonsoir, mon oncle ; bonsoir, ma tante, répondit Camille ; je ne pense pas vous retrouver debout.

– Rentres-tu si tard ?

– J’ai une séance de deux heures pour jouer à quatre mains ; je ne pense pas être de retour avant dix heures et demie.

En disant ces mots, elle ouvrit la porte.

– Bonsoir alors, dit la tante ; prends quelque chose pour te couvrir, les soirées sont fraîches.

– Eh bien ! reprit l’oncle, tu t’en vas sans nous embrasser ?

La jeune fille revint sur ses pas, présenta son front à M. Frogé et déposa un baiser sur le front de sa tante.

– Bonsoir, dit-elle sur le seuil.

– Prends garde de t’enrhumer, cria madame Frogé au moment où la porte se refermait.

Restés seuls, les deux époux s’entre-regardèrent.

– Qu’est-ce qu’elle a ? dit enfin Philémon.

Baucis soupira et ne répondit pas.

– Quelle singulière idée de donner des leçons de piano, quand nous lui avons proposé cent fois de vivre avec nous, comme nous, de notre petit bien-être ! Mais non, mademoiselle est fière et ne veut rien devoir à personne ; il lui faut gagner sa vie, donner des leçons le jour et le soir. Si je ne l’aimais pas tant, je serais joliment en colère contre elle pour cette fierté ridicule !

– Ce n’est pas seulement de la fierté, dit la vieille dame avec tristesse.

– Qu’est-ce qu’il y a encore ?

– Elle s’ennuie avec nous, mon pauvre vieux mari ! Elle s’ennuie tant que tout prétexte lui est bon pour s’envoler. Elle a raison, la chère enfant ; nous ne sommes guère amusants avec nos vieilles manies, nos vieux discours, nos vieilles figures. Elle est jeune, il lui faut de la jeunesse, ses élèves l’amusent.

L’ancien professeur allait parler, mais sans doute il pensa que, suivant l’aphorisme, le silence est d’or ; il se contenta de s’enfoncer dans son fauteuil. Le rayon rouge se retirait, et l’appartement devenait de plus en plus sombre ; les époux restèrent silencieux, presque tristes.

– Sébastien, dit la vieille dame.

– Isabelle, répondit le vieillard.

– Je pense qu’il faudrait tâcher de voir quelques amis, d’attirer un peu de jeunesse. Si Camille s’amusait, elle n’aurait pas tant d’envie d’aller ailleurs ; nous serions moins seuls, et elle serait plus gaie... Et puis, elle a vingt-cinq ans... Si on pouvait la marier !

– À qui ? grand Dieu ! Nous ne connaissons que des vieux comme nous...

– Mais ces vieux ont des enfants, comme nous avons Camille ! Ils viennent seuls parce que nous n’invitons qu’eux ; mais si l’on invitait leurs enfants, ils viendraient aussi.

– C’est probable. Mais comment faire ?

– Il faudrait faire quelques visites à nos amis et connaissances, et puis donner une petite fête.

– Un bal ! un bal dans cette maison ! s’écria Sébastien Frogé, si effaré qu’il se leva et laissa tomber son étui à lunettes.

– Pas un bal, Sébastien, pas un bal ! implora la vieille d’un ton à attendrir un roc, une petite soirée. On jouerait la bouillotte... on donnerait du thé, des petits gâteaux, comme autrefois, tu sais bien, quand tu étais au lycée Condorcet, quand nous recevions du monde...

– Cela va être bien ennuyeux ! fit observer M. Frogé.

– Pas si ennuyeux, tu verras ! Et puis enfin, Sébastien, c’est un devoir ! Puisque nous avons adopté Camille comme notre enfant, puisque nous lui laisserons notre fortune, n’est-ce pas à nous qu’il revient de la présenter dans le monde, de la marier ?

– La marier ! Eh bien, et nous, qu’est-ce que nous deviendrons ? s’écria naïvement le professeur.

– Ce que nous pourrons, mon pauvre cher vieux ! Les jeunes se marient, et les vieux restent seuls. C’est la loi commune.

– Mais ce n’est pas juste ! s’écria Sébastien exaspéré ; nous serons tristes comme des hiboux quand elle sera partie !

– Aimes-tu mieux qu’elle passe son temps à pleurer toute seule, comme tantôt ?

– Elle pleurait ? demanda l’excellent homme, soudain ému.

– Elle avait pleuré quand je suis entrée, en relisant d’anciennes lettres, sans doute, car elle avait encore le paquet dans les mains. N’as-tu pas dans l’idée qu’elle a aimé quelqu’un, et qu’elle a été malheureuse ?

– Mais alors, dit Frogé plein d’espoir, si elle a aimé quelqu’un, elle voudra peut-être rester fidèle à son souvenir, et ça l’empêcherait de se marier ?

– C’est précisément ce qu’il ne faut pas, Sébastien ; il faut qu’elle oublie et qu’elle se marie : c’est comme cela qu’elle sera heureuse, et non à vivre avec son triste passé.

En voyant s’évanouir son espoir, M. Frogé redevint soucieux.

– Il ne faut pas être égoïstes, mon vieux mari, dit Isabelle en posant sa douce main potelée sur l’épaule du professeur morose ; il faut penser au bonheur des autres ; et puis, est-ce que nous ne resterons pas ensemble, toi et moi, pour mourir ensemble comme nous avons vécu ?

Sébastien baisa pieusement la main de sa fidèle compagne.

– C’est égal, dit-il avec un gros soupir, j’avais pensé qu’elle nous fermerait les yeux, et que quand l’un de nous serait parti, elle aiderait l’autre à prendre patience en attendant la réunion.

– Nous étions deux égoïstes, mon ami, répondit-elle ; son bonheur n’est pas de rester à soigner deux vieillards et à en consoler un ; elle se mariera, comme nous, et sera heureuse comme nous.

– Dieu le veuille ! répliqua lentement Sébastien. Nous avons eu des chagrins, ma bonne femme, mais nous avons pourtant été très heureux. Eh bien ! qu’elle se marie donc, puisqu’il le faut ! Mais à qui ?

Ils passèrent en revue tous les hommes qu’ils connaissaient et tombèrent d’accord que pas un d’eux n’était digne de Camille. Il fallait donc se créer de nouvelles relations ? Perspective effroyable devant laquelle l’héroïsme nouveau-né de Sébastien eût reculé dès l’abord ! Mais Isabelle était plus vaillante, et il fut convenu qu’on donnerait une soirée avec du thé et des petits gâteaux.

Les projets et les arrangements futurs occupèrent si bien les deux époux qu’ils n’étaient pas encore endormis quand Camille rentra. Ils prêtèrent l’oreille un moment au bruit léger qu’elle faisait dans sa chambre, puis le silence régna partout.

– Belle, dit tout bas le vieux professeur, il me semble qu’elle n’est pas couchée ?

– Non, répondit madame Frogé, elle n’a pas ôté ses bottines ; je connais bien le bruit de sa porte quand elle les met en dehors.

– Qu’est-ce qu’elle peut faire là, immobile ? demanda au bout d’un moment le vieillard inquiet.

Madame Frogé se laissa doucement glisser à bas du lit et s’approcha de la porte de communication. La lueur d’une bougie filtrait par le trou de la serrure ; la bonne dame, après un moment d’hésitation, se baissa et appliqua son œil à cet observatoire naturel. Elle se releva aussitôt et revint vers son mari.

– Eh bien ? demanda nerveusement celui-ci.

– Elle regarde un papier posé devant elle.

– C’est tout ?

– Oui.

– Elle pleure ?

– Non.

Les vieillards, inquiets et muets, écoutèrent longtemps sans que rien ne trahît un changement dans l’attitude de Camille. Enfin elle se leva lentement, remit la lettre de faire part dans le tiroir où elle l’avait prise, et se coucha sans bruit.

– Il faut la marier ! dit tout bas M. Frogé, désormais convaincu.

Sa femme lui répondit en lui serrant la main, et ils s’endormirent aussitôt, fatigués de leur longue veille et tristes jusqu’au fond de leurs bonnes âmes.

II

Le lendemain, pendant le dîner, madame Frogé se fit faire par Camille un relevé exact de ses occupations ; la jeune fille donnait des leçons dans quelques familles, nombreuses pour la plupart, de manière à avoir plusieurs heures d’occupation de suite dans la même maison. Cet arrangement était le seul, du reste, qui eût obtenu l’assentiment des époux Frogé lorsqu’ils avaient accueilli chez eux Camille orpheline et sans fortune personnelle.

Les leçons avaient été trouvées par de vieux amis dans des conditions exceptionnelles qui permettaient à la jeune fille de se glorifier de son indépendance, tout en obtenant le refuge et la protection du foyer de famille ; le revenu qu’elles lui procuraient lui permettait d’offrir à ses parents quelques gâteries et de subvenir aux besoins de sa modeste toilette ; mais là n’était pas leur attrait principal. Comme l’avait deviné la tante Belle, Camille s’ennuyait cruellement dans cet intérieur bourgeois ; elle rêvait autre chose, une existence, sinon plus romanesque, au moins plus mouvementée, dans un cadre moins mesquin, au milieu d’une société plus moderne ; ses leçons la plongeaient pour quelques heures dans ce milieu rêvé : c’était assez pour les lui rendre chères.

Camille n’était point passionnée pour son art, dont elle avait fait un métier ; d’autres trouvent dans la musique de quoi remplir leur vie, satisfaire leur besoin d’idéal : ce n’était pas le cas pour la jeune maîtresse de piano. Elle donnait de bonnes leçons parce qu’elle était naturellement consciencieuse, et aussi parce que son sentiment artistique n’était pas assez développé pour la faire souffrir des erreurs de ses élèves. Avec une patience imperturbable elle relevait les fautes et marquait la mesure ; elle respectait assez les maîtres pour ne permettre aucun changement au texte imprimé ; mais si ce texte portait une fausse note, fruit d’une faute d’impression, elle n’était pas de ceux qui osent réparer l’erreur ; l’élève et la maîtresse jouaient cent fois la même sonate, sans s’apercevoir qu’il fallait un dièse là où le graveur avait mis un bémol.

Camille était généralement aimée ; son indifférence pour tout ce qui ne la concernait pas directement se cachait sous une politesse souriante qui n’était pas une feinte : elle considérait l’amabilité comme un devoir, et à ce titre l’exerçait largement ; elle eût été bien surprise si quelqu’un l’eût accusée d’égoïsme ! De l’égoïsme, elle ? Grand Dieu ! Ne passait-elle pas sa vie à se préoccuper des moyens de n’être à charge à personne ? Ne gagnait-elle pas toute seule son pain quotidien et quelque peu davantage ? Qui donc sur la terre avait eu de plus belles aspirations ? Qui avait plus rêvé de se consacrer au bien-être des autres ?

Personne assurément ; mais il y avait sept ou huit ans que ces rêveries philanthropiques avaient remué le cœur de Camille, et depuis, frappée par une douleur intense, imprévue, elle avait peu à peu délaissé les chagrins des autres pour soigner son propre cœur endolori.

Devenue orpheline en 1871, elle avait quitté la petite ville de Saint-Martin-les-Mines, dans les Ardennes, pour venir demeurer avec M. et madame Frogé ; elle avait apporté de sa province quelques ridicules dont elle s’était vite débarrassée, et une étroitesse d’esprit qui devait durer plus longtemps ; cependant, l’usage avait poli ses dehors, et son désir de plaire l’avait rendue plus sociable même au fond de son âme ; néanmoins, avec de grandes qualités, un solide amour du devoir, un culte enthousiaste pour la vertu, Camille vivait repliée sur elle-même ; elle n’était pas heureuse, et ne savait pas donner le bonheur aux autres.

Quand madame Frogé se fut assurée que sa nièce ne connaissait personne qui pût apporter un élément à la société qu’elle voulait attirer dans sa maison, elle lui fit part de son désir de recevoir quelques amis.

– Penses-tu que cela t’amuse ? demanda timidement la bonne dame, après avoir exposé ses plans à la jeune fille.

– Mais certainement, ma tante ! répondit Camille en souriant. Vous vous faites mondaine ; mon oncle veut redevenir la fleur des pois : ce sera très amusant !

– Vous êtes une gamine, mademoiselle ! fit l’oncle enchanté de la voir sourire ; vous ne respectez rien ! C’est pour vous, et non pour nous, que nous nous proposons de rentrer dans la société.

– Pour moi, mon oncle ? dit aussitôt la jeune fille en redevenant grave. Je vous en prie, n’en faites rien ! C’est très sérieusement que je vous en prie ! Je ne veux gêner personne. Ne changez donc rien à vos habitudes ; je serais désolée de vous causer la moindre peine, et...

– Ton oncle plaisante, Camille, interrompit la tante Belle en jetant un regard de reproche à son époux déconfit ; c’est moi qui ai trouvé notre existence bien monotone et qui me suis proposé de l’égayer un peu. En vieillissant, je me lasse de voir toujours les mêmes objets, les mêmes visages. Nous donnerons donc une soirée jeudi prochain. Connais-tu quelqu’un que tu voudrais inviter ?

– Non, non, ma tante, répondit laconiquement Camille.

Elle resta silencieuse toute la soirée, et, les jours suivants, madame Frogé dut s’occuper seule des préparatifs de sa petite soirée.

Le jeudi venu, cependant, Camille disposa elle-même les petits gâteaux dans les assiettes, et voulut faire luire la vieille argenterie qui datait de la Restauration et ne sortait guère. La pince à sucre classique, avec ses griffes de lion, fourbie, étincelante, trôna en équilibre sur le sucrier, et les tasses se rangèrent en ordre de bataille sur le buffet.

Huit heures sonnaient au moment où Camille se pencha vers son miroir pour l’interroger une dernière fois ; elle avait beau vouloir traiter légèrement l’idée de ses parents, la pensée que cette fête lui était consacrée, à elle seule, faisait monter à son visage une légère rougeur de satisfaction. Après tout, il était fort doux de se sentir la reine de la soirée, et c’était un plaisir sur lequel elle n’avait pas eu le temps de se blaser. Dans la petite ville de Saint-Martin , où elle avait passé les premières années de sa jeunesse, son père n’avait ni assez de fortune ni assez d’influence pour mettre la jeune fille en évidence ; elle passait pour une des plus jolies personnes du pays ; mais qui, grand Dieu ! se fût avisé de donner un bal en son honneur ?

Il y a quelque chose de magique dans la pensée qu’on dérange les gens pour soi ; que pour soi les bonnes des autres vont chercher des voitures en maugréant ; que pour soi la modiste est grondée et la blanchisseuse rembarrée d’importance ; que pour soi le pâtissier convoqué arrive en courant avec une corbeille en équilibre sur son toquet blanc ; que les tables se déploient, les bougies s’allument, les chaises s’alignent, le long des murs, le tout en l’honneur d’un visage blanc ou mat, d’une paire d’yeux bleus, gris ou noirs. Quand on est la fille d’un ministre, on dérange trois mille personnes et l’on fait dépenser cinquante mille francs ; quand on est Camille Frogé, la dépense est moindre, le dérangement aussi, mais le plaisir est probablement le même.

Camille vit dans son miroir un front pur, un peu étroit peut-être, des cheveux bruns ondés, des yeux bleu foncé magnifiques et très variables dans leur expression qui les faisait parfois changer de couleur, depuis le bleu presque noir des mers orageuses jusqu’à l’azur céleste des pervenches ; les traits étaient réguliers, et le sourire triomphant qui apparut sur ce beau visage lui donna ce qui lui manquait le plus souvent : une expression joyeuse et vivante.

La jeune fille était vêtue d’une robe de laine grise ; la simplicité la plus austère présidait toujours à sa toilette ; cependant elle avait posé un petit bouquet de roses de mai dans ses cheveux et un autre à son corsage : c’était le seul luxe qu’elle voulait se permettre. Le diable n’y perdait rien, le lecteur peut en être convaincu. Elle entra dans le salon au moment où sa tante, inquiète de ne pas la voir apparaître, s’efforçait de tenir tête à deux visiteurs à la fois, tâche évidemment au-dessus de ses forces. Camille s’assit en face d’elle, et après les trente secondes d’embarras indispensables à toute présentation, madame Frogé fut surprise de la voir si au courant de ce qui se dit et se fait dans ce grand Paris qui lui était à elle si singulièrement étranger.

On peut habiter Paris et n’en rien connaître ; c’est un des points qui le rendent supérieur ou inférieur, comme on le voudra, à la moindre ville de province. Madame Frogé demeurait dans l’île Saint-Louis depuis vingt-deux ans, et c’est à peine si elle en était sortie vingt-deux fois. Il est des coins bénis où l’homme sédentaire peut se faire un nid et vivre étranger à toutes choses ; l’ile Saint-Louis est de ceux-là, et ce n’est pas son moindre charme. Aussi quel étonnement pour la bonne dame que d’entendre Camille parler des nouvelles voies de communication, du boulevard Saint-Germain, de la prochaine Exposition, des tramways à vapeur !...

– Tu vas donc dans tous ces machins-là ? demanda avec horreur madame Frogé, au moment où un coup de sonnette lui annonçait un nouvel arrivé.

– Il le faut bien, ma tante ! répondit Camille avec un sourire modeste et un peu mélancolique ; sans cela, je ne pourrais jamais aller donner des leçons si loin !

L’interlocuteur de la jeune fille la regarda avec curiosité. C’était un homme de quarante-cinq ans environ, mais qui paraissait, suivant l’expression vulgaire, « jeune pour son âge ». Tout le monde a vu de ces hommes droits et bien faits, à la démarche militaire, avec un peu d’embonpoint général qui n’affecte point le torse en particulier ; les cheveux se font rares, voire même grisonnants sur les tempes ; mais le teint est frais, l’œil vif, la démarche agréable, encore qu’un tant soit peu pesante ; somme toute, ce sont de beaux cavaliers, et, comme maris, très recherchés sur la place. Celui-ci était sous-chef de bureau dans un ministère, et en passe d’arriver beaucoup mieux, car il était fort appuyé. Entre eux, ces messieurs disent « fort pistonné» ; mais ce terme expressif ne doit point faire partie de la dernière édition du dictionnaire de l’Académie.

Comment Gustave Mirmont se trouvait-il invité au boston de madame Frogé ? Ce serait inexplicable s’il n’avait été autrefois un des plus brillants élèves du digne professeur. Celui-ci, sans se douter de ce qu’il faisait, l’avait si bien recommandé, si chaudement appuyé, que de la recommandation de Sébastien était venue la fortune de Mirmont. Il y a de ces mystères dans les destinées : un vieux bonhomme vante son élève ; un ministre passe par là, une place est vacante, et le tour est joué ; ce n’est une affaire ni de mérite, ni d’intrigue ; c’est une combinaison de hasards heureux.

Mirmont ne croyait pas aux hasards heureux ; peut-être est-ce pour en avoir trop fait naître dans sa vie ; toujours est-il qu’il avait cru au bonhomme Frogé infiniment plus de pouvoir et d’habileté que n’en possédait le vieux professeur, et cette erreur avait valu à celui-ci bien des politesses dont, mieux renseigné, le fonctionnaire se fut dispensé. Mirmont tenait à être délicat, reconnaissant, généreux et bon ; aussi, au 1er janvier, madame Frogé recevait-elle régulièrement un sac de marrons glacés, et son époux un pot de tabac à priser, râpé spécialement pour lui à la Manufacture des tabacs, où Mirmont avait des relations d’un ordre supérieur.

Camille répondit au regard de Mirmont par un sourire qui signifiait : – Mon Dieu, oui, monsieur, je vais en tramway, et je donne des leçons de piano. Vous voyez que malgré cela on peut être très jolie et pas trop mal élevée.

Si Camille avait été une jeune fille comme toutes les autres, grandie au sein de sa famille, munie d’une dot convenable et accoutumée à ne faire œuvre de ses dix doigts, Gustave Mirmont ne se fut probablement pas occupé d’elle. Ce beau célibataire avait patiemment attendu une position qui lui permît de faire un brillant mariage, et se sentait assez de patience encore pour attendre plus longtemps. Mais Camille gagnait son pain quotidien ; Camille, indépendante et surtout seule, devenait un sujet d’études fort intéressant. Mirmont avait toute une théorie à l’endroit des jeunes filles qui subviennent à leurs besoins ; cette théorie n’était pas à sa louange, il faut l’avouer ; mais Mirmont, tout en s’inclinant devant tout ce qui veut que l’on s’incline, avait une âme profondément sceptique.

Camille n’était pas une ingénue, dans le sens usuel du mot ; on ne bat pas impunément le pavé de Paris pendant plusieurs années ; la plus honnête des femmes finit un jour ou l’autre par s’entendre dire qu’elle est jolie, sous une forme plus ou moins précise ; elle lut fort bien sur la physionomie du fonctionnaire l’impression que ses paroles avaient produite, et une sourde colère se leva dans son cœur. Pourquoi se permettait-il de la mépriser, cet homme qui ne la connaissait pas ? De quel droit pensait-il qu’elle fût moins respectable qu’une autre jeune fille ? La pensée d’humilier cet homme devant lequel Camille venait de se sentir humiliée germa soudain et grandit dans son cœur.

– Vous serez bien forcé d’être respectueux, si je le veux, dit-elle intérieurement à ce beau célibataire correct ; je pourrais, les circonstances aidant, vous rendre malheureux ou ridicule.

Elle se leva sans affectation, et rejoignit sa tante. Mirmont put admirer l’aisance de ses mouvements, la grâce de sa démarche, les plis charmants que formait sur son corps admirable le cachemire gris, serré suivant la mode du jour ; il put admirer aussi les riches torsades de ses cheveux, auxquels la jeune fille n’ajoutait point de nattes empruntées, l’éclat de son teint, la douceur de ses yeux et l’affabilité de son sourire ; il put admirer tout cela à l’aise, car plus de deux heures s’écoulèrent avant qu’il pût échanger un mot avec mademoiselle Frogé, qui semblait avoir oublié son existence.

Le thé avait fait son apparition avec les petits gâteaux. Madame Frogé, essoufflée et ravie, constatait avec joie qu’il y avait assez de tout, lorsqu’une vieille dame de Saint-Martin, assise à une table de jeu, dit soudain à Camille, en abattant ses cartes :

– Et votre amie, cette petite Laugé, qui avait épousé un M. Brécart, un ingénieur, si je ne me trompe, qu’en avez-vous fait, Camille ?

La jeune fille sentit tous les yeux se tourner vers elle, et spécialement ceux de Mirmont ; surmontant une sorte de crampe qui venait de lui serrer la gorge, elle répondit d’une voix assurée, bien qu’un peu rauque :

– Je n’en ai rien fait du tout, chère madame. Il y a trois ans que je n’ai eu de ses nouvelles.

– Je puis vous en donner, si vous le désirez, reprit un vieux monsieur qui jouait l’écarté avec l’ex-professeur ; ma nièce a eu l’occasion, l’année dernière, de se lier avec la jeune madame Brécart, qui est tout à fait charmante, paraît-il ; c’était à Saint-Martin, où ma nièce était allée prendre les eaux ; vous avez des eaux minérales, n’est-ce pas ?

– Oui. monsieur, répondit Camille de la même voix.

– Eh bien ! continua l’impitoyable rabâcheur, sans se douter du supplice qu’il infligeait à la jeune fille, ma nièce a conservé une correspondance avec madame Brécart, et j’ai appris ces jours derniers que M. Brécart a reçu sa nomination à Paris, à l’École centrale...

– Si jeune ! s’écria M. Frogé ; mais il n’a pas trente-cinq ans !

– C’est un jeune homme d’une valeur exceptionnelle, à ce que j’ai entendu dire ; on assure qu’il mérite cette distinction flatteuse.

– Mais tu dois le connaître, Camille, demanda M. Frogé en se tournant vers sa nièce ; tu étais l’amie intime de la petite Laugé, tu dois savoir quelle espèce d’homme est M. Brécart ? Est-il bien ?

– Comment l’entendez-vous, mon oncle ? demanda la jeune fille de la même voix tranquille et voilée.

– Ce n’est pas de sa figure que je parle, reprit le vieillard en riant ; nous savons que les ingénieurs sont tous jolis garçons ; c’est de son mérite. Qu’en pensait-on à Saint-Martin ?

Camille leva les yeux sur l’assistance ; tous ces provinciaux de Paris attendaient sa réponse comme un événement ; le coup d’œil que lui jeta Mirmont lui parut plus investigateur que ne le permettait la bienséance ; elle arrêta sur lui son regard froid et indifférent ; une tension de volonté extraordinaire lui permit d’éclaircir sa voix et de parler nettement.

– M. Brécart passait à Saint-Martin pour un homme sérieux, instruit et fort capable. C’est son mérite qui lui a fait obtenir la main de mademoiselle Laugé, qui était riche, tandis qu’il n’avait pas de fortune. Je n’ai jamais entendu dire de lui que du bien.

Elle se détourna comme pour indiquer que ce sujet était épuisé ; les conversations reprirent leur cours, mais elle n’entendait plus rien ; l’idée que Paul Brécart allait venir à Paris mettait dans son cerveau une sorte de brasier qui lui faisait mal. Le vieux monsieur dont la nièce était allée aux eaux à Saint-Martin l’arrêta comme elle passait auprès de lui.

– Madame Brécart doit être à Paris en ce moment, lui dit-il ; puisque vous êtes son amie, vous serez bien aise de la voir, je suppose ; elle doit descendre hôtel Louvois, et compte s’installer définitivement ici ; elle a même amené son petit garçon.

– Ah ! fit Camille le cœur serré, ils ont un fils ?