Suzanne Normis - Henry Gréville - E-Book

Suzanne Normis E-Book

Henry Gréville

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Beschreibung

Le premier assaillant fut ma belle-mère. Nous avions vécu dans la plus parfaite concorde, mais je dois avouer que, pour arriver à ce résultat, j'y avais, suivant l'expression vulgaire, mis beaucoup du mien. Grâce à cette heureuse harmonie dans le passé, je vis arriver un jour madame Gauthier, sérieuse et compassée, comme de coutume, avec un grand voile de crêpe sur son visage légèrement couperosé ; elle commença par embrasser tendrement sa petite-fille ; puis s'adressant à notre vieille bonne : - Emmenez cette enfant, proféra-t-elle avec la dignité qui ne la quittait jamais.

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Suzanne Normis

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Henry Gréville

Suzanne Normis

Henry Gréville, pseudonyme de Alice Marie Céleste Durand née Fleury (1842-1902), a publié de nombreux romans, des nouvelles, des pièces, de la poésie ; elle a été à son époque un écrivain à succès.

I

... Le docteur, penché sur la poitrine haletante de ma pauvre femme, l’ausculta avec attention, puis la reposa tout doucement sur son oreiller.

– Encore un peu de patience, chère madame, lui dit-il avec bonté : cela va déjà un peu mieux, et bientôt...

Ma femme leva sur lui ses yeux brillants de fièvre. Le docteur se tut, et pressa la main blanche, presque transparente qui reposait sur le drap.

– Nous allons toujours vous ôter cette fièvre-là, reprit-il en griffonnant une ordonnance ; et demain, nous verrons. Je passerai dans la soirée. Au revoir ; bon courage.

Ma femme répondit d’une voix claire et distincte :

– Adieu, cher docteur, merci.

Le médecin disparaissait sous les rideaux de la porte ; je le suivis dans le salon voisin.

– Eh bien, docteur ? lui dis-je, presque tranquille, – sa voix et ses paroles avaient un peu calmé mes angoisses.

Il se retourna vers moi, et me serra les deux mains... Ses bons yeux gris clair, pleins de pitié et de douleur, me firent l’effet de deux couteaux de boucher qu’il m’aurait brusquement enfoncés dans la poitrine ; je répétai machinalement :

– Eh bien ?

– La fièvre va tomber d’ici deux heures, dit-il, et ensuite... Prenez garde, ajouta-t-il en me serrant le bras, elle peut vous entendre...

Le cri que j’allais pousser resta dans ma poitrine, la déchirant, la torturant. Je fis un mouvement pour me dégager le cou ; j’étouffais.

– Soyez homme, reprit le docteur. Vous avez une fille.

– Une orpheline ? répondis-je si tranquillement que j’en fus étonné moi-même.

Il me semblait que j’étais environné d’un océan de glace.

– Mon pauvre ami, dit le docteur après un silence, elle ne souffrira pas beaucoup ; le plus dur est passé.

– Alors, demain ?

– Ce soir peut-être, demain matin probablement. Je reviendrai. Je vous demande pardon de vous quitter ainsi ; on m’attend et l’on souffre ailleurs.

– Allez, allez, docteur ! lui dis-je machinalement. Vous voyez, je suis calme.

Il s’enfuit presque en courant.

Je fis un effort inouï pour composer mon visage, puis je revins lentement sur mes pas. Écartant les rideaux de satin, j’ouvris la porte, et je me retrouvai en face de ma femme.

Elle était encore bien jolie, malgré les fatigues anciennes et la maladie récente, malgré la mort qui allait me la prendre. Au fond de ses grands yeux bleus qui me regardaient tristement, que d’expressions diverses, toutes plus chères les unes que les autres, se retrouvaient confondues ! Que d’amour, que de regrets, que de prières ! Et nous nous étions tant aimés... et nous n’étions mariés que depuis six ans !...

– Qu’est-ce qu’il t’a dit ? murmura ma femme pendant que je me penchais sur elle, couvrant de baisers timides son front et ses cheveux noirs, si doux, si longs, dont les tresses roulaient jusqu’à ses genoux sur le drap brodé.

– Il m’a dit que ta fièvre va tomber, ma chérie, lui dis-je en continuant à l’embrasser afin qu’elle ne vit pas mon visage ; je me sentais très calme cependant, et, sinon résigné, au moins prêt à tout.

– Oui, répondit-elle tout bas, et comme à elle-même ; et quand la fièvre sera tombée, je m’en irai.

Un petit piétinement derrière une porte placée auprès du lit me coupa la parole. La porte s’ouvrit, et notre fille Suzanne entra sur ses deux petits pieds encore incertains.

– Maman ! dit-elle avec un cri d’oiseau qui revient au nid, maman et papa ! voilà !

De ses toutes petites mains gantées de moufles en laine, elle serrait sur sa poitrine un bouquet de lilas blanc. La bonne qui la suivait me dit que, depuis le moment où elles étaient entrées dans le magasin de fleurs, Suzanne n’avait pas permis qu’on touchât à son offrande.

La petite fille s’était avancée jusqu’au bord du lit de sa mère qui lui souriait... et de quel sourire ! La vieille bonne détourna la tête et se sauva tout à coup dans la pièce voisine.

– Je veux embrasser maman ! dit Suzanne, en tendant les bras.

Je la soulevai, et je l’assis sur le bord du lit. Elle n’avait pas donné à sa bonne le temps de lui ôter sa toilette de promenade. Les petites bottes de fourrure blanche, les guêtres, la robe d’étoffe moutonnée, le petit chapeau de fourrure, toute cette blancheur lui donnait l’apparence d’un flocon de neige tombé du ciel. Elle saisit à pleines mains le bouquet de lilas et le déposa sur la poitrine de sa mère.

– Pour toi, lui dit-elle. C’est Suzanne qui l’a acheté.

Elle fit un demi-tour, se mit à quatre pattes sur le lit, et se précipita au cou de sa mère. J’étendis les bras pour épargner à ma pauvre femme la secousse trop brusque.

– Laisse-la, dit-elle, cela ne fait plus rien.

La petite fille couvrait de baisers délicats les cheveux et le visage de sa mère. Elle cherchait une place pour chaque baiser, et souriait après l’avoir déposé bien doucement. Elle fit ainsi tout le tour du pâle visage dont les yeux s’étaient fermés sous ses caresses.

– À papa ! dit-elle ensuite en me tendant les mains.

Je la pris dans mes bras, et je reçus aussi ma part de baisers. Ma femme avait rouvert les yeux, et de grosses larmes roulaient lentement le long de ses joues. Je déposai l’enfant à terre.

– Va dire à ta bonne qu’elle te mette une autre robe, dis-je à Suzanne.

Aussitôt la petite, toujours obéissante, reprit le chemin de sa chambre ; arrivée sur le seuil, elle se retourna, nous jeta une poignée de baisers, et disparut. La musique de sa voix nous arrivait comme un gazouillement... Je me hâtai de fermer la porte, et je revins près de ma femme.

Suzanne avait deux ans et demi, – et c’est en la soignant d’une longue et dangereuse maladie, que ma femme avait contracté la bronchite dont elle devait mourir. Jamais, depuis sa naissance, Suzanne n’avait dormi dans une autre chambre que la nôtre : le petit lit de satin bleu, avec ses rideaux de mousseline brodée, ses nœuds, ses houppes, ses franges, plus semblable à une bonbonnière qu’à autre chose, était encore auprès de l’oreiller de ma femme. Que de nuits blanches nous avions passées ensemble ou tour à tour, près de la pauvre petite qui ne pouvait pas venir à bout de faire ses dents ! Le fauteuil installé à demeure près du lit était tout usé par les longues stations de la mère qui avait endormi là son enfant sur ses genoux.

Et maintenant que Suzanne était sauvée, maintenant que son petit râtelier complet s’étalait triomphant dans ses rires joyeux, voilà que ma femme, épuisée de lassitude et d’angoisses, n’avait plus trouvé de force pour continuer son œuvre... Elle avait disputé sa fille à la mort pendant neuf semaines, et la mort, furieuse de s’être laissé voler l’enfant, prenait la mère !

Je n’aurais pas dû permettre ce sacrifice, cette abnégation entière, je le sais... Mais nous avions déjà perdu deux enfants ; notre premier-né avait été pour ainsi dire tué par les remèdes empiriques d’une bonne anglaise, et le second, un garçon aussi, avait été empoisonné par le lait de sa nourrice. Le jour où ma femme s’était sentie mère pour la troisième fois, elle m’avait fait promettre de lui laisser élever cet enfant-là.

– Je le sauverai, tu verras ! me disait-elle avec des yeux brillants de joie et d’espérance.

Hélas ! elle l’avait sauvé, mais à quel prix !

Lorsque j’eus refermé la porte sur l’enfant, je reviens m’asseoir auprès de la mère. Elle n’avait voulu personne auprès d’elle pendant sa maladie. Les femmes de chambre et les gardes-malades étaient sous la main, prêtes à secourir, mais nous étions restés seuls ensemble ; aucun tiers incommode n’avait troublé la joie que nous éprouvions – même à cette heure terrible – à nous trouver l’un près de l’autre.

– Comme elle est belle ! dit ma femme en serrant la main que je venais de mettre dans la sienne.

C’est de Suzanne qu’elle parlait ; toute sa vie était concentrée sur cette petite tête blonde.

– Elle est sauvée maintenant ; elle va grandir ; elle deviendra grande et belle, et elle t’aime tant !

Ma femme parlait facilement. J’en fus surpris ; puis je me rappelai soudain que ces sortes de maladies amènent toujours un mieux sensible avant la fin. Je baissai la tête, et je m’appuyai sur l’oreiller, ma joue contre la joue de ma femme.

– Écoute, reprit-elle au bout d’un moment, – ce que j’ai fait, il faut que tu le continues ; promets-moi que, jusqu’à ce qu’elle soit grande, jusqu’à sept ans au moins, l’enfant couchera ici, – elle indiquait le petit lit ; – que tu ne la confieras pas à une bonne, même dévouée ; que son sommeil sera surveillé par toi, que...

L’oppression la saisit si fort, qu’elle pâlit, ferma les yeux, – je crus que c’était fini.

Quelques minutes après, je la croyais endormie, elle rouvrit les yeux.

– Le promets-tu ? dit-elle.

– Je le promets ! répondis-je, le cœur plein d’un ardent dévouement. Je te le jure sur nos six années de bonheur, sur la vie même de l’enfant !

– Et elle sera heureuse ?

– Elle sera heureuse, quand je devrais être malheureux ! Au prix de tous les sacrifices, elle sera heureuse !

Ma femme m’appela des yeux ; je la serrai sur mon cœur, et elle me rendit mon étreinte avec ses deux bras passés autour de mon cou.

– Vois-tu, me dit-elle après un silence, je l’ai bien aimée ; je crois que je l’ai aimée plus que toi, – mais c’est parce qu’elle était à toi. Cela ne te fâche pas, dis, que, pendant un temps tu n’aies été que le second dans mon cœur ?

– Non, mon ange bien-aimé, cela ne me fâche pas ; tu as bien fait ; tout ce que tu as fait est bien... mais je n’aurais pas dû permettre...

– Nous n’avions pas le choix, dit ma femme avec un soupir... elle serait morte !... Le docteur a dit vrai, ma fièvre s’en va, ajouta-t-elle. Suzanne dormira ici cette nuit, n’est-ce pas ?

– Comme tu voudras, ma chère Marie, tout ce que tu voudras.

Ma femme s’endormit. La nuit venait et remplissait d’ombre cette chambre où nous avions été si heureux. C’était notre chambre nuptiale, cela seul eût suffi pour nous la rendre chère ; mais elle était encore pleine d’autres souvenirs. Là étaient nés nos trois enfants, là nous avions appris à Suzanne le grand art de se tenir sur ses petits pieds hésitants ; le tapis bleu et blanc portait les traces de plus d’un joujou brisé, de plus d’un fruit écrasé... Nous voulions le changer au printemps... « À présent que Suzanne est si sage ! » disait ma femme en souriant, la veille du jour où elle était tombée malade.

Je me levai sur la pointe du pied et j’allumai la veilleuse. Chaque minute m’emportait une part de ma chère femme, et je ne voulais pas d’intrus dans ces minutes solennelles.

On vint me chercher pour dîner ; je fis signe que je ne dînerais pas. Ma femme n’avait plus une notion bien exacte du temps. Elle était dans un demi-sommeil sans souffrance, comme l’avait prédit le docteur.

À huit heures, on m’apporta la petite fille, déshabillée, dans sa robe de nuit, les yeux gros de sommeil, – mais ne voulant pas dormir sans avoir embrassé « maman ».

Je la pris dans mes bras et je la penchai bien doucement sur la main de sa mère. Elle la baisa, puis remonta jusqu’au visage.

Ma femme ouvrit les yeux : une expression presque sauvage passa sur sa figure ; avec une force que je ne lui supposais pas, elle saisit l’enfant et la couvrit de baisers.

– Bonsoir, bonsoir ! dit la petite en agitant sa menotte.

Je la mis dans son petit lit, je la couvris soigneusement, et elle tomba aussitôt endormie.

Je me hâtai de revenir à ma femme. Elle semblait avoir oublié ce qui venait de se passer, et ses yeux éteints ne voyaient que le vague.

Des heures s’écoulèrent ainsi... courtes et longues à la fois, – courtes, irréparables – et quelle éternité d’agonie pour mon cœur déchiré dans les soixante minutes d’une heure !

Les premières lueurs du jour se glissèrent dans la chambre endormie. La petite n’avait pas bougé depuis la veille au soir. À six heures, un beau rayon doré passa entre les rideaux.

Ma femme fit un mouvement... Je m’approchai d’elle, bien près, bien près, nos deux mains nouées, pour un moment encore nos deux vies confondues...

– Bonjour, maman ! bonjour, papa ! cria la voix encore endormie de Suzanne ; et la petite fille, s’aidant du filet de son lit, se mit sur son séant. Ses deux mains rouges de santé se cramponnaient au bord, et soutenaient son visage mutin, rose et blanc ; ses cheveux frisés tombaient en désordre sur ses grands yeux bleus, et elle riait à travers ses boucles mêlées.

– J’aime maman ! cria la voix angélique de notre enfant.

À cette voix, la mère ouvrit ses yeux dilatés par la mort, et s’attachant à moi d’une étreinte désespérée :

– Heureuse ! heureuse !... dit-elle deux fois.

– Je le jure ! répondis-je éperdu.

Pendant ce temps, Suzanne, s’aidant de la chaise placée près du berceau, était presque venue à bout de descendre. Ma femme relâchait son étreinte... elle respirait encore cependant, et elle comprenait... J’enlevai l’enfant, et du même mouvement je la déposai auprès de sa mère.

– Je... je vous aime... dit celle-ci, en essayant de nous étreindre encore. Elle se laissa aller sur son oreiller...

Je mis dans la main de Suzanne le bouquet de lilas oublié la veille sur le tapis.

– Mets cela sur ta mère, lui dis-je.

Effrayée par ma gravité inaccoutumée, par la rigidité du visage adoré qui ne lui souriait pas comme à l’ordinaire, la petite déposa le bouquet sur le corps de sa mère, et se rejeta dans mes bras.

Je sonnai ; la bonne vint, – elle allait crier, – d’un geste je lui commandai le silence, et je lui remis l’enfant.

Seul je rendis les derniers devoirs à celle qui avait été mon épouse. Lorsqu’elle fut parée pour le cercueil, vêtue de blanc et couverte de fleurs, je m’agenouillai, j’appuyai ma tête sur le bord de ce petit lit d’enfant où elle avait laissé sa vie, et je pleurai amèrement.

II

La journée s’écoula comme toutes les journées de ce genre ; j’avais un chaos dans la tête, et je serrai une quantité de mains sans savoir à quels visages elles appartenaient. Mais le soir, que je redoutais confusément, m’apporta une croix bien lourde.

On avait amusé Suzanne toute la journée au dehors de la maison ; le temps étant très beau, on l’avait promenée, elle avait dîné avec sa bonne, ce qui lui arrivait parfois lorsque nous recevions, et elle n’avait guère demandé sa mère qu’une vingtaine de fois. Mais, quand vint l’heure du coucher, ce fut une autre affaire.

– Maman ! je veux voir maman ! j’aime maman ! criait la petite, qui sanglotait à fendre son pauvre petit cœur.

Toutes les filles de service étaient là consternées ; la bonne ne savait plus à quel saint se vouer... Dans mon désespoir, une idée me vint :

– Maman est là, lui dis-je, si tu veux, va la voir ; mais elle dort, et elle a très froid ; il ne faut pas crier, tu la rendrais malade.

– Je serai bien sage, dit Suzanne en m’embrassant bien fort sans cesser de pleurer, mais je veux la voir.

Je jetai un châle sur la petite fille, et j’entrai dans la chambre. Le beau visage de ma pauvre chère femme était plus beau que jamais ; ses traits réguliers semblaient taillés dans l’ivoire ; seuls les yeux étaient entourés d’une ombre violette.

– Voilà ta maman ; tu peux l’embrasser, mais elle a bien froid, dis-je à Suzanne, qui regardait les cierges avec étonnement.

L’enfant soudain calmée, un peu effrayée, me laissa la porter jusqu’à sa mère. Soutenue par mon bras, elle mit un baiser sur le front jauni, qui n’avait pas eu le temps d’avoir des rides, puis elle se rejeta vers moi et m’embrassa à pleine bouche. Ses petites lèvres étaient encore froides du contact récent avec la mort. Je la serrai comme si l’on eût voulu me l’arracher, et je courus avec elle dans la pièce où l’on avait transporté son berceau.

Là, nous nous retrouvâmes tous deux en possession de nous-mêmes ; je la caressai, elle me parla, et au bout d’un instant elle s’endormit.

Au matin, ce fut bien autre chose. Suzanne avait oublié les impressions de la veille, ou du moins n’en gardait plus qu’un vague souvenir. Elle s’éveilla comme d’ordinaire en appelant sa mère et moi... Et ses larmes recommencèrent à couler lorsqu’elle vit que le lit de sa mère n’était pas auprès de son berceau, comme autrefois.

– Maman est partie, lui disais-je en vain : elle reviendra, tu la reverras, mais elle est partie pour aller se guérir ; tu sais bien qu’elle était malade. Est-ce que tu ne veux pas qu’elle se guérisse ?

– Je veux bien, criait la petite affolée de douleur, mais je veux aller avec elle !

Ce qu’on lui acheta de joujoux et de bonbons pendant cette matinée aurait suffi à construire une maison. Tout cela l’amusait un moment, puis revenait la plainte obstinée : – Je veux maman.

Elle me demanda sa mère pendant dix mois. Tous les jours, sans se lasser, elle répétait la même question et recevait la même réponse.

Un jour, me voyant écrire :

– Tu écris à maman ? me dit-elle.

– Pourquoi crois-tu cela ?

– Je ne sais pas. Dis-lui que je l’aime et que je veux la voir.

Ah ! chère petite orpheline, que de larmes tombèrent sur ton berceau pendant que tu dormais, les bras étendus, rejetée en arrière, dans la plénitude de la vie et de la santé ! Heureusement tu ne les as pas vues. Comme je l’avais promis à ta mère, malgré bien des épreuves que je n’ai pu t’épargner, tu as été heureuse.

III

J’étais veuf depuis environ trois semaines, et je commençais à peine à envisager l’avenir, quand je reçus diverses propositions émanant toutes de parentes bien intentionnées, et qu’à ce titre je dus subir avec les dehors de la plus parfaite reconnaissance. Ce fut un siège en règle, et sans la douleur qui dominait tout en moi, j’eusse probablement manqué aux lois de la bienséance, en témoignant de la mauvaise humeur ou, pis encore, une gaieté déplacée.

Le premier assaillant fut ma belle-mère. Nous avions vécu dans la plus parfaite concorde, mais je dois avouer que, pour arriver à ce résultat, j’y avais, suivant l’expression vulgaire, mis beaucoup du mien. Grâce à cette heureuse harmonie dans le passé, je vis arriver un jour madame Gauthier, sérieuse et compassée, comme de coutume, avec un grand voile de crêpe sur son visage légèrement couperosé ; elle commença par embrasser tendrement sa petite-fille ; puis s’adressant à notre vieille bonne :

– Emmenez cette enfant, proféra-t-elle avec la dignité qui ne la quittait jamais.

Suzanne et sa bonne disparurent ; la petite, le cœur tant soit peu gros de se voir ainsi congédiée, et la bonne indignée intérieurement de s’entendre commander. Je dois dire que Félicie témoignait autant de mécontentement à recevoir les ordres d’autrui qu’elle apportait de bonne grâce à exécuter les miens.

Quand la porte se fut refermée, ma belle-mère s’assit sur le canapé, porta à ses yeux son mouchoir encadré d’une énorme bande noire, se moucha et me dit :

– Mon gendre, pourquoi Suzanne n’est-elle pas en deuil ?

– Mais, ma chère mère, lui répondis-je fort surpris, elle est en deuil !

– Alors, vous avez l’intention de lui faire porter le deuil en blanc ?

– Mais oui ! un enfant si jeune n’a pas besoin, à mon humble avis, de faire connaissance avec les robes noires.

– Comme il vous plaira, me dit sèchement ma belle-mère. Vous êtes le maître, étant chez vous ; cependant, j’aurais trouvé plus convenable... mais je n’ai pas voix délibérative... oh ! non ! ajouta-t-elle en s’essuyant les yeux avec la bordure noire.

Un silence embarrassant suivit, car, avec toute ma politesse, je me sentais incapable de lui accorder voix délibérative, comme elle le disait, dans mes propres conseils.

– C’est fort bien, mon gendre, reprit-elle enfin ; et maintenant, que comptez-vous faire de cette enfant ?

– Suzanne ? fis-je innocemment.

– Eh ! oui, Suzanne ! vous n’en avez pas d’autre, que je sache ?

– Non, ma chère mère ; eh bien, je compte l’élever de mon mieux, et la rendre heureuse, ajoutai-je plus bas, songeant à la dernière promesse faite à ma pauvre femme.

– Vous comptez l’élever... tout seul ?

– Pas absolument seul, répondis-je, non sans une recrudescence d’étonnement à cet interrogatoire, si savamment conduit. J’ai réfléchi depuis que ma belle-mère avait de singulières aptitudes pour la profession de juge d’instruction.

Madame Gauthier déposa son mouchoir sur ses genoux, et commença un discours. La substance de ce discours, ou plutôt de ce sermon, était : 1° qu’une jeune fille est, de tout au monde, ce qu’il y a de plus difficile à diriger ; 2° qu’un homme est incapable de diriger quoi que ce soit, et spécialement l’éducation d’une jeune fille ; 3° que la mère elle-même est sujette à commettre des erreurs dans une tâche aussi délicate, mais que la grand-mère, parmi toutes, excelle par principe à cet emploi ; et, pour conclusion, madame Gauthier m’annonça que, par dévouement pour Suzanne et par pitié de mon malheureux ménage mal tenu, elle avait donné congé de son appartement et condescendait à venir demeurer chez moi, pour tenir ma maison et élever ma fille.

– Ah ! mais non ! m’écriai-je inconsidérément.

Ce cri peu parlementaire m’avait été arraché par l’effroi ; ma belle-mère se redressa comme un cheval qui entend la trompette des combats :

– Comment l’entendez-vous ? dit-elle avec un calme qui redoubla ma terreur.

Je vis que ce serait une bataille rangée, car elle avait prévu ma résistance. J’avais repris mon sang-froid et je fis face au danger avec audace :

– Ma chère mère, lui dis-je en lui prenant affectueusement les deux mains, – cette marque de tendresse avait un motif inavoué, peut-être bien le désir de m’assurer contre la possibilité d’un geste un peu vif, – ma chère mère, voilà quinze ans que vous habitez votre logement, il est plein des souvenirs de feu votre excellent époux, c’est là que vous lui avez fermé les yeux ; vous avez l’habitude d’y vivre avec vos serviteurs, votre mignonne petite chienne, vos meubles, tout votre passé, en un mot ; je ne puis consentir à ce que, par un dévouement vraiment surhumain, vous renonciez à toutes ces chères attaches. Ce serait un trop grand sacrifice.

– Si grand qu’il soit, fit madame Gauthier, j’aime assez ma petite-fille pour le faire à son intention.

– Mais moi, son père, repris-je avec fermeté, je ne puis l’accepter. Non, non, ma chère mère ; je serais un misérable égoïste. Vous m’avez parfois reproché d’être entêté, ma résistance ne doit pas vous surprendre. C’est mon dernier mot. Je pressais affectueusement les deux mains de ma belle-mère. – Permettez-moi, ajoutai-je, de vous remercier de cette bonne pensée ; je vous en serai toujours reconnaissant.

Je serrai encore une fois ses deux mains légèrement récalcitrantes, et je les reposai sur ses genoux de l’air d’un homme bien décidé. Ma belle-mère resta positivement pétrifiée.

Un second silence suivit ma péroraison ; mais cette fois je me sentais maître du terrain. Madame Gauthier se leva, toujours très digne, rabattit son voile sur son visage et se dirigea vers la porte en disant :

– Votre fille sera la première victime de votre entêtement, mon gendre, et vous serez la seconde.

– Oh ! chère mère, fis-je en souriant, car je devenais un profond diplomate, pour ne pas vouloir vous imposer une gêne de tous les instants, faut-il... ?

Madame Gauthier me jeta un regard dédaigneux :

– Vous me croyez par trop bornée, mon gendre, dit-elle avec une certaine supériorité, – vous ne voulez pas de moi chez vous ; ma foi, vous avez peut-être raison, car, à coup sûr, je ne voudrais pas de vous chez moi !

Elle sortit en me lançant cette flèche du Parthe, dard émoussé qui ne m’atteignit pas très profondément. Cependant, comme elle ne manquait pas d’esprit, nous restâmes dans de bons termes. Mais au fond, tout au fond, elle ne me pardonna jamais complètement.

IV

Quelques jours plus tard, j’eus une autre alerte... Nous finissions de déjeuner, Suzanne et moi, gravement assis vis-à-vis l’un de l’autre, et je lui apprenais à plier sa serviette, – art difficile qu’elle ne s’appropriait qu’imparfaitement, lorsque mon domestique entra d’un air plus effaré que de coutume ; il devait être véritablement ému, car il oublia de me parler à la troisième personne :

– Monsieur, dit-il avec précipitation, il y a là une dame qui vous demande.

– Eh bien, fis-je sans me déranger, ce n’est pas la première fois que cela arrive ; pourquoi cet air inquiet ?

– C’est que, monsieur... elle a des malles sur l’omnibus.

– Quel omnibus ?

– L’omnibus du chemin de fer, monsieur !

Je crus que Pierre avait des hallucinations ; son visage bouleversé me fortifiait dans cette idée, quand j’eus une lueur d’en haut. Je me dirigeai vers la fenêtre, et, écartant le rideau, je vis en effet un omnibus de chemin de fer, orné de deux ou trois malles, arrêté devant la porte. Je revins à Pierre, et probablement j’avais l’air aussi effaré que lui, car c’est lui qui eut pitié de moi :

– Monsieur, dit-il, si l’on attendait avant de payer l’omnibus ? Elle s’est peut-être trompée, cette dame ; elle n’a pas voulu dire son nom ; c’est une parente de monsieur, mais si ce n’était pas monsieur...

– Comment ! elle veut qu’on paye l’omnibus, à présent ?

– Oui, monsieur, elle a dit qu’elle n’avait pas de monnaie.

– Très bien, Pierre ; retenez l’omnibus, je le prends à l’heure. Et d’abord, faites entrer cette dame.

Pierre introduisit la dame, – et je compris alors pourquoi le pauvre garçon avait été si fort troublé. C’était une grande femme, maigre, basanée, avec un châle jaune et des socques. Elle se précipita sur Suzanne et voulut l’embrasser ; mais la petite, juchée dans sa haute chaise, se débattit à grands coups de ses petits poings fermés, et lui mit son chapeau sur l’oreille, ce que voyant, la femme au châle jaune se tourna vers moi avec un aimable sourire, et me dit, non sans un fort accent comtois :

– Je suis la cousine Lisbeth, est-ce que vous ne me reconnaissez pas, cousin ?

Ce nom évoqua dans ma mémoire un coteau couvert de vignes, où nous allions grappiller la vendange, mes frères et moi, quand nous étions tout petits ; on roulait sur l’herbe courte des pentes, on se poussait pour se faire tomber, et la cousine Lisbeth, de quelques années plus âgée que nous, commise à notre garde, ramassait les éclopés, les grondait, les embrassait, les mouchait parfois, les époussetait toujours, et, vers l’heure du souper, ramenait à la ferme ses petites ouailles récalcitrantes.

– C’est vous, cousine ? lui dis-je, en lui tendant la main de bon cœur. Par quel hasard ?

Lisbeth s’assit, tira de son sac, – un sac de la Restauration, – un mouchoir à carreaux qui sentait le tabac, s’essuya les yeux avec, et me dit :

– J’ai appris le malheur qui vous a frappé...

Je fis un signe de tête ; chose singulière, la banalité de cette phrase, répétée cent fois par jour, avait bronzé mon cœur à cet endroit-là ; je pouvais désormais parler de « ce malheur qui m’avait frappé », comme d’un malheur arrivé à un autre : par moments, il me semblait que ce n’était pas de moi qu’il était question ; mais le soir, en rentrant dans la chambre bleue, je me retrouvais tout entier. Pour le moment, je me sentais étranger à cette part de moi-même qui s’absorbait si douloureusement dans le passé, j’étais le veuf qui reçoit des compliments de condoléance.

– C’est pour moi que vous êtes venue à Paris ? fis-je soudain. J’étais devenu extrêmement sceptique à l’endroit des dévouements.

Lisbeth tourna vers moi sa bonne figure de brebis maigre, rougit, toussa, revint à son mouchoir à carreaux, tortilla le coin de son châle jaune et finit par dire :

– Voyez-vous, cousin, on a dit dans le pays que vous étiez resté tout seul avec cette petite mignonne... alors j’ai pensé que vous seriez bien aise d’avoir quelqu’un pour mettre votre maison en ordre...

L’image menaçante de madame Gauthier se dressa devant moi, et je reculai mentalement devant sa vengeance.

– Ma maison est en ordre, cousine Lisbeth, dis-je tranquillement, et nous voulons rester seuls, Suzanne et moi. Avez-vous des amis à Paris ? je vous aurais engagée à aller les voir.

Lisbeth perdit tout à fait contenance.

– Mon Dieu, dit-elle, je ne connais personne, j’étais venue pour rester chez vous, pour vous rendre service... Vous n’allez pas me renvoyer comme ça !

La douleur de ma cousine était sincère, et je faillis m’y laisser prendre, mais la raison, cette conseillère à tête reposée, me souffla que si je permettais à Lisbeth de passer une nuit sous mon toit, je ne pourrais plus jamais me débarrasser d’elle.

– Nous allons d’abord vous offrir à déjeuner, cousine, lui dis-je, et je sonnai.

Pendant qu’on préparait quelques réconfortants, Suzanne, qui s’était fait descendre de sa chaise, avait considéré notre visiteuse, à distance d’abord, et puis de plus près ; le bon regard l’attirait, le mouchoir à carreaux la repoussait, mais le sac fut tout-puissant, et elle finit par s’en approcher, le regarder avec soin, mettre sa menotte dedans, et en retirer parmi divers objets, étonnés de se voir réunis au grand jour, une paire de lunettes dans son étui. Ces lunettes firent sa joie, et, pour obtenir le bonheur de les toucher, elle se décida à se laisser embrasser par Lisbeth, qui la mangea de caresses sincères, j’eus tout lieu de le croire.

Quand la cousine eut fini de déjeuner, je regardai ma montre.

– Voulez-vous voir Paris ? lui dis-je.

– Ah ! Seigneur Dieu, non ! s’écria-t-elle. C’est pour vous que j’étais venue, ce n’est pas pour Paris... on dit que c’est si grand ! Je m’en retourne.

– Eh bien, cousine, dis-je enchanté, votre omnibus est toujours en bas, il y a un train à quatre heures quinze ; nous allons nous promener un peu dans ce grand Paris, et nous vous reconduirons au chemin de fer.

Lisbeth soupira, mais ne fit pas d’objection. Je donnai l’ordre d’envoyer ma voiture à la gare pour quatre heures, et je montai dans l’omnibus avec Lisbeth et Suzanne. Celle-ci piétinait de joie de se voir dans ce véhicule étrange et nouveau pour elle.

Pendant deux heures nous promenâmes Lisbeth, ébahie, au milieu de nos merveilles ; Suzanne voulait à toute force la faire aller dans la voiture à chèvres aux Champs-Élysées, et mon refus causa quelques larmes. Pour consoler ma fille, je comblai Lisbeth des cadeaux les plus bizarres, tous dus à l’initiative de Suzanne : on mit successivement dans un plaid, acheté pour la circonstance, un grand bonhomme de pain d’épice, un coucou à réveil, un fourneau à faire chauffer les fers à repasser, – celui-ci était un désir de Lisbeth elle-même, – diverses boîtes de bonbons, un manteau rayé noir et blanc, et une langouste gigantesque, que Suzanne avait volée à l’étalage d’un marchand de comestibles pendant que j’achetais le coucou :

– Tiens, cousine Lisbeth, je te la donne ! avait dit la jeune vagabonde en apportant son butin, presque aussi gros qu’elle, dont les antennes la dépassaient de toute leur longueur.

Le temps venu, nous déposâmes Lisbeth et ses bizarres colis dans la salle d’attente, je lui remis son ticket de chemin de fer, roulé dans un billet de cinq cents francs, qu’elle prit, je crois, pour son bulletin de bagages, et je lui promis d’aller la voir avec Suzanne.

Mon Dieu ! que c’est loin, ce temps passé, et que d’années devaient s’écouler avant l’exécution de cette promesse !

Quand je montai dans ma voiture avec ma fille, celle-ci fit la moue.

– L’autre était bien plus jolie, dit-elle : il y avait des fenêtres partout !

L’autre, c’était l’omnibus.

Comme je rentrais, Pierre, qui avait recouvré ses esprits, me dit d’un air modeste en m’ouvrant la portière :

– Monsieur, à ce que je vois, ne s’est pas repenti d’avoir gardé l’omnibus.

Et cependant cette bonne Lisbeth, qui eût dû m’en vouloir mortellement, pleurait dans le train en retournant chez elle ; – elle m’avait déjà pardonné. J’eus des remords, mais je les étouffai.

V

Je reçus encore une douzaine de propositions semblables ; il m’en vint de tous les côtés, d’amis et d’inconnus, par la voie des journaux et par lettres anonymes. On eût dit que l’éducation de Suzanne était un point capital dans la politique européenne. Ma politique intérieure, à moi, me fit considérer ces ennuis comme hygiéniques au point de vue moral ; car, dans cette lutte pour me défendre contre les intrus, j’acquis une fermeté de volonté que je n’avais pas précédemment, et qui me fut plus tard d’un grand secours.

À vrai dire, ce n’est pas seulement l’immixtion étrangère qui m’apprit à vouloir fermement, ce fut ma mignonne Suzanne, que j’adorais, et l’adoration est un déplorable système d’éducation.

Dans mon grand désir de la voir heureuse, j’avais oublié que sa mère, – qui savait l’aimer, elle, – avait dû résister quelquefois à de petits caprices, de légers moments d’humeur ; moi, aveugle dans ma tendresse, j’avais tout accordé, me faisant patient et débonnaire, de peur de me voir quinteux et violent. Le résultat fut complètement opposé à mes prévisions, mais il dut remplir d’aise le cœur de ma belle-mère, car Suzanne ne mit pas dix-huit mois à devenir insupportable.