L'héritage de Xénie - Henry Gréville - E-Book

L'héritage de Xénie E-Book

Henry Gréville

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Beschreibung

Le club des commerçants à Saint-Pétersbourg est un cercle comme tous les autres, mais de plus que le commun des cercles il donne tous les samedis, pendant l'hiver, des bals fort bien organisés, auxquels sont invitées les femmes de ces messieurs, leurs soeurs, leurs filles, et nombre d'autres dames ; on les choisit autant que possible parmi les plus jolies, et rigoureusement parmi les plus honnêtes femmes. Situé dans un quartier jadis éloigné, maintenant englobé dans le centre, il possède un fort bel hôtel, aménagé de façon à satisfaire MM. les commerçants et à leur inspirer le désir d'y passer les trois quarts de leur existence.

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L'héritage de Xénie

Pages de titreIIIIIIIVVVIVIIVIIIIXXXIXIIXIIIXIVXVXVIXVIIXVIIIXIXXXXXIXXIIXXIIIXXIVXXVXXVIXXVIIXXVIIIPage de copyright

Henry Gréville

L’héritage de Xénie

Henry Gréville, pseudonyme de Alice Marie Céleste Durand née Fleury (1842-1902), a publié de nombreux romans, des nouvelles, des pièces, de la poésie ; elle a été à son époque un écrivain à succès.

À

ma chère et lointaine amie.

H. G.

I

Le club des commerçants à Saint-Pétersbourg est un cercle comme tous les autres, mais de plus que le commun des cercles il donne tous les samedis, pendant l’hiver, des bals fort bien organisés, auxquels sont invitées les femmes de ces messieurs, leurs sœurs, leurs filles, et nombre d’autres dames ; on les choisit autant que possible parmi les plus jolies, et rigoureusement parmi les plus honnêtes femmes. Situé dans un quartier jadis éloigné, maintenant englobé dans le centre, il possède un fort bel hôtel, aménagé de façon à satisfaire MM. les commerçants et à leur inspirer le désir d’y passer les trois quarts de leur existence.

On a beau être de la noblesse, d’une bonne noblesse de province, on n’en aime pas moins à s’amuser ; or, le club de l’aristocratie étant inaccessible, hors aux affiliés, celui de la simple noblesse étant d’une propreté douteuse, doué d’un médiocre cuisinier, et, de plus, envahi par tout ce qui de près on de loin prétend à la noblesse et travaille dans les ministères, bon nombre de jeunes gens, authentiquement nobles, avaient-ils pris l’habitude d’aller danser le samedi dans les jolis salons neufs, reluisants de dorures, pleins de plantes vertes aux feuillages élégants, du palais de la bourgeoisie. On trouvait toujours bien, près ou loin, un ami employé dans quelque maison de banque, lequel en requérait un autre ; à eux deux, ils présentaient le postulant, se portaient garants de ses bonnes manières, et, moyennant finance, lui obtenaient l’entrée de ce paradis.

Si fort qu’on s’y amusât, lorsqu’on avait de hautes et puissantes relations, on n’avouait qu’à moitié, en souriant, comme une aimable folie, ces excursions dans le domaine de la bourgeoisie. Mais Xénie Mérief avait décidé qu’elle irait passer au club des commerçants la soirée du premier samedi de janvier, et tous ceux qui lui faisaient la cour s’empressèrent de chercher quelque ami pour les présenter au maître des cérémonies du club afin d’obtenir une carte.

Vers neuf heures, Serge Ladine fit son entrée dans la galerie de tableaux, endroit très comme il faut, spécialement aménagé en vue du règlement des querelles survenues dans la soirée, c’est-à-dire que pour abréger les discussions, on avait totalement omis d’y placer des chaises. Il traversait vivement la galerie, lorsqu’il vit venir à sa rencontre son ami Paul Rabof, qu’incontinent, et mentalement, il envoya au diable.

– Serge ! s’écria l’ami ; je croyais que tu ne viendrais pas !

– Mais toi-même, répliqua Ladine d’un ton bourru, ne m’avais-tu pas déclaré ce lieu tout à fait de mauvais goût, impossible à fréquenter pour un homme qui se respecte...

Rabof se mit à rire, et pour toute explication demanda :

– Est-elle arrivée ?

– Qui ?

Rabof appliqua une tape vigoureuse sur l’épaule de son ami.

– La belle des belles, celle qui nous a fait nous mentir comme deux Chinois qui font du commerce, celle pour qui l’on irait n’importe où, si elle l’indiquait de son petit doigt...

Ladine se mordit la moustache et répondit :

– Je ne sais pas de qui tu parles.

– Très fort ! très fort ! dit Paul en le regardant avec une admiration exagérée. Tu es venu ici pour ton plaisir ? Dans un endroit si peu comme il faut ? Moi qui te croyais de la fleur des pois, comme on se trompe ! Eh bien, puisque nous nous sommes décidés à nous encanailler, encanaillons-nous, mon cher ! D’ailleurs, ici, c’est plein de jolies femmes ; on peut y passer une soirée agréable.

Malgré une mauvaise volonté bien évidente, Rabof prit le bras de son ami récalcitrant, et l’entraîna dans un salon voisin, où les canapés et les fauteuils, déjà tous occupés, présentaient à l’œil une guirlande variée de jeunes femmes et de chaperons, fort agréable à voir, car les mères et les tantes se faisaient une loi d’arborer les couleurs claires et les bonnets à fleurs.

L’orchestre résonna dans la salle voisine ; un frisson parcourut l’assemblée ; une nuée d’habits noirs se précipita dans ce salon, et en un clin d’œil les jeunes femmes eurent disparu, semblables à un vol d’oiseaux de passage. Ladine et Rabof se trouvèrent seuls sous le lustre, exposés aux regards curieux des mamans qui semblaient du reste les examiner avec une certaine complaisance.

– Qui t’a présenté ici ? demanda Paul en éclatant de rire ; présente-moi afin que nous nous présentions ensemble à quelque société d’un abord facile. Est-il rien de plus sot que de ne connaître personne dans un endroit où tout le monde s’amuse ?

Serge détourna la tête d’un air boudeur ; il n’avait pas envie de rire, et les plaisanteries de son ami lui semblaient d’un mauvais goût achevé. Paul continua :

– Si nous allions voir dans les salons d’entrée. Peut-être nous tombera-t-il du ciel quelque aubaine, une dame de connaissance, par exemple ; hein, qu’en dis-tu ?

– Laisse-moi. Je vais aller voir la salle de danse, grommela Ladine.

– Quelle idée ! allons, viens avec moi ! Puisque tu ne connais personne, sois mon Pylade, nous ne nous quitterons plus.

Bon gré, mal gré, Paul entraîna le jeune homme vers le salon des arrivants, où il le maintint dans un coin pendant quelques minutes, exerçant sur les personnes qui entraient la malice de son esprit net, mais sans méchanceté. Soudain, il quitta son observatoire et s’avança vers un groupe qui apparaissait dans l’écartement des portières.

– Madame Mérief ! fit-il dans le plus profond étonnement, comment ! vous ici ? mademoiselle ! Permettez-moi de déposer à vos pieds mes humbles hommages ! Et vous, petite Anna ? Et vous, Nicolas, et toi, Vassili, et les autres... mais c’est un complot ! C’est inouï, qui jamais se serait figuré...

Tout en dévidant cette phrase longue et compliquée, Paul avait reculé de quelques pas, pour laisser entrer la nombreuse société ; il se trouva ainsi près de Ladine, qui ne savait trop quelle contenance faire. Mademoiselle Mérief fit un geste imperceptible, et aussitôt tout son état-major d’habits noirs se précipita pour recevoir la sortie de bal qui cachait ses épaules triomphantes, serties dans le cadre de velours rouge de son corsage. Elle passa la main sur les plis de sa jupe, cueillit son éventail perdu dans des flots de tulle blanc, releva la tête et regarda Paul en souriant d’un air de bonne humeur sans égal.

– C’est Ladine qui va être content ! continua le jeune homme en poussant devant lui le malheureux Serge ; il n’avait pas la moindre idée que vous viendriez ici ! C’est un pur hasard ! On ne se figure pas de ces choses-là !

– Ladine est un menteur, dit tranquillement la belle personne ; depuis huit jours, il ne m’a pas parlé d’autre chose, et il est venu tous les jours !

Le groupe entier éclata de rire, et Ladine se perdit précipitamment dans le remous d’une autre société qui arrivait en ce moment.

– Vous êtes impitoyable ! fit Paul d’un air de compassion railleuse.

– C’est gentil à vous de me dire ça ! fit mademoiselle Mérief par-dessus l’épaule. Depuis une heure que vous tournez et retournez ce malheureux sur le gril ! Allez, nous n’avons rien à nous reprocher mutuellement.

– Xénie, dit madame Mérief d’une voix tranquille, qui faisait un étrange contraste avec sa physionomie animée et ses yeux noirs encore magnifiques, vivants et mobiles, attends au moins que nous soyons au complet, pour les faire se quereller.

– Oh ! maman, répondit la jeune fille, on peut commencer tout de suite ; ils aiment ça.

Un habit noir, répondant au nom de Vassili, s’inclina devant Xénie ; elle accepta son bras jusqu’à la porte de la salle de danse, puis posa sa belle main gantée sur l’épaule du cavalier, et disparut dans le tourbillon d’une valse.

– Étonnante ! dit Paul, étonnante ! Où allez-vous vous installer, chère madame ?

– Jusqu’à nouvel ordre, debout dans la porte, mon cher monsieur ! repartit la dame ; il faut bien que ma fille me retrouve, à moins que je ne me voue à ce rôle de poule couveuse cherchant des petits canards, que les mères accomplissent ici avec une abnégation qui me touche et que je me sens incapable d’imiter.

Les cavaliers avaient disparu, Paul et madame Mérief continuèrent à regarder tournoyer les couples ; bientôt après, d’ailleurs, le mouvement de l’orchestre se ralentit, puis cessa, et ils virent revenir à eux, au bras de Vassili, la fantasque personne qui s’appelait Xénie.

– Je te demande pardon, maman, dit-elle ; j’aurais dû penser à toi, mais la valse, tu sais...

– C’est entendu, répondit madame Mérief, où veux-tu me retrouver ?

– Attends, je vais pousser une reconnaissance dans ce pays inconnu.

Passant son bras sous celui de Paul, qui jouissait évidemment de quelques privilèges, elle s’en alla à pas pressés dans la direction des salons de conversation, laissant sa mère, qui ne pouvait s’empêcher de rire, la suivre du regard avec son lorgnon.

Après une minute d’examen superficiel autour de la salle de danse, vitrée à une très grande hauteur, somptueusement éclairée, et décorée avec beaucoup de goût, madame Mérief ramena son regard à ses côtés et aperçut, tout contre sa robe, la petite Anna.

– Qu’est-ce que tu fais là, fillette ? lui dit-elle, en laissant tomber son lorgnon. Je te croyais partie à la danse.

– Oh ! non, ma tante ! répondit timidement la jeune fille ; je ne connais personne, et puis j’aime mieux rester avec vous !

– Mais ce n’est pas pour cela que je t’ai fait faire une robe décolletée ! fit madame Mérief d’un air sérieux, c’est pour danser ; où sont donc nos messieurs ?

Avant que personne eût répondu à cette question, Xénie s’approcha, du même pas rapide qui faisait craquer la soie de sa jupe.

– Je t’ai trouvé un petit paradis, maman, une oasis, entourée de palmiers, des vrais palmiers, tu sais ! Il n’y a pas de fontaine, mais nous t’enverrons des glaces tantôt.

– Une belle vue ? demanda laconiquement madame Mérief.

– Très étendue, et même assez variée ! Tu auras soin seulement de retirer tes pieds sous ta robe, parce qu’il y a ici des gens qui ont les pieds étonnamment longs, et qui les fourrent en marchant sous tous les fauteuils.

– On l’aura prise, ton oasis, fit observer la maman de Xénie, tout en suivant sa fille.

– Que non pas ! J’ai mis Ladine à la garder.

– Tu l’as donc retrouvé ?

– Il s’est laissé prendre à la main, comme les petits oiseaux quand il gèle. Tiens, mère, vois comme c’est gentil ; en te serrant tu me feras une place, et dans le coin il y a même un pouf pour la petite Anna.

La petite Anna leva des yeux reconnaissants vers sa grande cousine, dont elle atteignait à peine l’épaule. Ladine se leva, offrit sa place aux dames, et resta debout devant elles, au grand détriment de ses pieds, comme l’avait annoncé Xénie.

– Voyons, Ladine, fit celle-ci, ôtez donc vos escarpins de cet endroit dangereux ; cela me fait mal de vous voir !

– Si vous voulez m’accorder la première contredanse ? dit tout à coup le jeune homme, comme sortant d’un rêve.

– Mais certainement, monsieur ! répliqua Xénie en s’éventant ; on doit bien cela à un homme qui a eu le courage de braver le préjugé et de se rendre dans un endroit si bourgeois, malgré son grade d’attaché au ministère de l’intérieur... Si le ministre vous voyait, eh ?

– Avec vous, dit chaleureusement Ladine, je me montrerais partout !

– Il a dégelé, proféra gravement Xénie en appuyant le bout de son éventail sur le bras de sa mère. C’est le froid qui l’engourdissait. C’est très bien, cette phrase-là, très bien ; vous aurez des bonbons au dessert ! Ah ! je m’amuse ! fit-elle en renversant sa belle tête brune sur le dos de la causeuse qu’elle occupait avec sa mère. La vie est une joie !

Madame Mérief ajouta sentencieusement :

– Tant qu’on n’est pas mariée.

– Et quand on est mariée ! repartit vivement Xénie ; est-ce que tu ne t’amuses pas avec moi, maman ?

– Cela m’arrive, répondit madame Mérief ; mais il y a eu aussi des temps où je ne m’amusais pas.

Elle reprit son lorgnon et le promena sur les pieds qui passaient devant elle ; effectivement, ils étaient grands, et il y en avait beaucoup.

– Pauvre maman ! soupira la jeune fille. Enfin, il y a toujours une consolation, ici, c’est qu’il n’y a presque pas d’officiers : cela repose la vue ; c’est délicieux. Oh ! les habits noirs, quelle perspective ! quelle poésie !

Paul sourit en l’écoutant ; ce langage à bâtons rompus, plein d’idées saugrenues et d’aperçus justes, lui était familier depuis longtemps et ne lui causait pas l’étonnement mêlé de perplexité qu’il inspirait aux autres ; il considérait Xénie comme un produit spécial et curieux : de la civilisation greffée sur la nature, la nature ayant repris le dessus. Elle ne ressemblait à personne, et pourtant, elle n’attirait pas l’attention au premier regard. Sa beauté énergique et fière n’était mise en relief ni par une coiffure bizarre ni par une toilette plus éclatante que de raison ; cependant, quand on l’avait regardée, on la regardait encore ; quand on avait causé avec elle, on recherchait sa conversation, à moins qu’on ne s’en allât en déclarant qu’elle était complètement folle, ce qui, en général, trouvait peu d’écho.

Il ne serait pas juste de dire qu’elle ne ressemblait à personne ; elle ressemblait prodigieusement à sa mère ; c’étaient les mêmes traits, superbes et pleins d’originalité ; les mêmes yeux, resplendissants de vie ; la même taille élevée et souple ; mais les cheveux de la mère se mêlaient de fils d’argent, la bouche autrefois rieuse avait par moments une expression mélancolique, tandis que le visage de Xénie exprimait une foi robuste dans les joies de l’existence. Quoiqu’elle eût déjà vingt ans, elle semblait n’avoir connu aucun chagrin. Elle représentait la vie dans sa force et dans sa fleur.

– Attendez-vous encore quelqu’un ? demanda Rabof en s’appuyant sur le dos du canapé, derrière elle.

– Je crois bien ! Tout notre clan ! Douze dames et vingt-quatre cavaliers. Quand je dis douze, c’est une manière de parler. Es-tu une dame, Anna ?

– Je ne sais pas, ma cousine, répondit la fillette, dont le visage s’empourpra.

– Une demoiselle, tout au plus, continua Xénie ; et encore, es-tu bien sûre d’être une demoiselle ? Un quart de demoiselle peut-être. Quel âge as-tu ?

– Quinze ans et demi.

– Et nous conduisons cela au bal ! horreur et profanation ! avec une robe décolletée, encore, et des roses pompon dans les cheveux ! C’est un péché de porter des roses pompon, tu sais, Annette ; il faudra faire maigre pour l’expier. – Mais c’était pour ne pas la laisser seule à la maison, ajouta Xénie par manière d’explication, en s’adressant à Paul qui riait.

– Et puis pour lui faire voir un bal, rectifia madame Mérief. Chez son père, elle vit comme un loup.

– Elle peut se vanter d’avoir un drôle de père ! reprit Xénie ; un bien brave homme et un excellent oncle, mais un drôle de père ! Il lui fait faire maigre tous les deux jours en temps ordinaire, tous les jours en carême, le jeûne aux fêtes carillonnées...

Anna tira sa cousine par la jupe, mais Xénie lui donna un petit coup d’éventail sur les doigts et continua :

– Tout cela parce que c’est une fille au lieu d’être un garçon, et parce que la femme est un animal impur ! Voilà ce que c’est que d’être un animal impur ! Dites donc, Paul, faites danser un quadrille à cet être bizarre qui jeûne depuis quinze ans et qui a assez d’énergie pour survivre à un tel régime.

Ladine s’inclina devant Xénie ; elle se leva et lui prit le bras ; Paul la suivit avec Anna, toute rose, toute confuse, et qui marchait de temps en temps dans le devant de sa robe, un peu trop longue. Dans l’embrasure d’une porte, Xénie s’arrêta une seconde :

– Mes frères ! dit-elle ; bonsoir, mes frères, tâchez de bien vous amuser.

Les deux jeunes gens, aussi beaux que leur sœur, avec laquelle ils avaient tous les deux une grande ressemblance, accompagnaient un groupe de jeunes femmes et d’hommes de leur âge ; ils se mêlèrent au quadrille, et la salle de danse présenta bientôt le spectacle le plus animé.

II

Quelle belle chose d’avoir vingt ans et d’aimer la danse ! Les cinq cents personnes qui figuraient vis-à-vis ou à côté les unes des autres ne se préoccupaient guère du destin des empires ! La grande question était de savoir si le souper aurait lieu avant ou après la mazurke, et dans ce cas, s’il y aurait un cotillon, le cotillon étant une danse compliquée, coupée d’intervalles assez longs, pendant lesquels il faut écouter son cavalier, – et pour peu que le cavalier vous déplaise...

On danse de bon cœur à Pétersbourg ; on y danse beaucoup et avec préméditation, avec acharnement, dans le but de s’amuser. Ceux qui n’aiment pas ce plaisir vont jouer dans des salles sévères, sous le demi-jour de lampes modérées, à des tables où les bougies posées aux coins ont une vague ressemblance avec les cierges d’un catafalque. Cette gravité tant soit peu sépulcrale convient à des gens dont l’unique occupation, pendant des heures, sera de dire : Passe, j’en demande, brelan, et autres termes très mystérieux qui semblent les mots maçonniques de quelque société secrète, mais autorisée.

Pendant une contredanse enjolivée d’un galop avec figures, qui en doublait la durée, madame Mérief, faisant garder son oasis par des célibataires momentanément sans emploi, se hasarda à une toute petite excursion dans les salons de jeu. Sa myopie l’encourageait à cette promenade, car au-delà de quelques pas elle ne voyait guère qu’un brouillard lumineux. Les trois premiers salons offraient leur public accoutumé, toujours le même partout, de vieilles femmes et d’hommes de tous les âges, à lunettes et sans lunettes, chauves et chevelus, maigres et gras, tous absorbés, tous silencieux, et presque tous de mauvaise humeur, ce que décelait leur physionomie ; car si quelque chose adoucit les mœurs de l’homme, ce n’est à coup sûr aucun des jeux autorisés ou prohibés qui se jouent sous la voûte azurée.

Madame Mérief venait de passer dans le quatrième salon ; une odeur assez prononcée de sauce madère frappa ses narines, lui annonçant le voisinage du laboratoire ; elle pensait à rebrousser chemin, lorsqu’elle s’arrêta, pétrifiée, son lorgnon contre son nez, devant un monsieur qui quittait une table de jeu après avoir gagné une somme assez rondelette. Elle retira son lorgnon, essuya les verres et le remit à sa place... elle ne s’était pas trompée : le gagnant, fort bel homme d’environ cinquante ans, haut, vert et sec, avec des cheveux blancs, était bien celui que, à cette heure, elle croyait au fond de sa province, du côté de Nijni-Novgorod.

Il venait à elle, préoccupé, sans la voir ; tout à coup, il l’aperçut, et s’arrêta, les sourcils froncés, d’un air tout à fait menaçant.

– Que diable faites-vous ici ? dit-il sans cérémonie, mais pourtant de cette voix mesurée que donne l’habitude de vivre hors de chez soi.

– Eh bien, et vous ? riposta madame Mérief, à qui sa surprise ne put ôter la note railleuse de son accent habituel.

– Moi, je suis ici pour mon plaisir.

– Et moi aussi, répliqua la dame.

– Vous ? fit le joueur avec l’intonation la plus dédaigneuse.

– Mais oui ! Est-ce que je n’ai pas le droit de m’amuser comme je l’entends ?

– À votre âge ! dit-il en haussant les épaules.

– Je vous prie de remarquer que je ne danse pas ; je suis dans les dames marcheuses, tout au plus, et plus communément dans les dames assises, ce qu’on appelle vulgairement la tapisserie.

L’interlocuteur se taisant, madame Mérief reprit l’offensive.

– Mais, dites-moi, je croyais que nous devions habiter deux endroits différents : – je vous avais donné le choix ; vous m’aviez laissé Pétersbourg... j’espère que vous n’allez pas me contraindre à déménager ?

– Je suis ici pour mes affaires, je m’en retourne, grommela le joueur.

– Oh ! que ce ne soit pas à cause de moi, je vous en prie ! répliqua madame Mérief avec la plus grande politesse. Vous êtes très bien, savez-vous ? Vous avez plutôt embelli. Et ce foie, il va toujours mal ?

– Toujours ; j’irai à Vichy cet été. Et vous, votre santé ?

– Très bonne, merci : quelques rhumatismes, et puis ma vue devient plus faible ; j’ai dû faire changer les verres de mon lorgnon.

Elle agitait complaisamment son lorgnon d’or sous le nez de son vis-à-vis.

– Votre pension ? fit celui-ci, se rappelant tout à coup ce détail.

– Merci, votre intendant me la paie assez exactement.

– Allons, tant mieux !

Il allait la quitter, quand elle l’arrêta du geste.

– Vos enfants sont ici, dit-elle, voulez-vous les voir ?

– Mes enfants ? que le diable... Qu’est-ce qu’ils y font ?

– Ils dansent ! Xénie embellit tous les jours ; les garçons sont superbes.

– Je sais ; ils m’écrivent régulièrement, – ce que votre fille ne fait pas.

– Que voulez-vous ! on fait ce qu’on peut ! Elle est si occupée !

– Oui, à danser. Vous me l’enverrez demain à mon hôtel ; je repars dans la soirée. Bonsoir, madame.

– J’obéirai. Bonsoir, monsieur.

Elle se retourna pour le voir aller ; il traversa l’enfilade de pièces d’un pas ferme et disparut dans l’escalier ; quand elle ne le vit plus, elle laissa échapper un léger soupir.

– Qui donc est ce monsieur ? lui demanda Paul, qui venait la rejoindre et qui avait assisté de loin à leur entretien.

– C’est mon mari, répliqua madame Mérief en abaissant son lorgnon.

– Il est très bien ! fit le jeune homme.

– Mais oui, c’est ce que je lui disais tout à l’heure ; mais le plus beau est dehors...

Paul ne put s’empêcher de rire : l’incompatibilité d’humeur absolue qui régnait depuis dix-huit ou vingt ans entre M. et madame Mérief n’était un secret pour personne.

– Oh ! reprit-elle, je ne lui en veux pas ; ce n’est pas sa faute, c’est son foie : si on pouvait le lui changer, il serait peut-être très gentil !

– Peut-être ! fit Paul d’un ton consolant ; au fond il n’y croyait pas. Enfin, puisqu’on ne peut pas le lui changer, n’est-ce pas ? nous laisserons votre mari retourner en province.

– Ah ! Dieu ! oui ! répondit madame Mérief.

III

Le lendemain, sous l’égide d’une vieille bonne, Xénie alla voir son père à l’hôtel Demouth. Elle le trouva prêt à sortir, habillé de pied en cap, et un peu moins maussade que sa mère ne l’avait vu la veille. Il l’accueillit assez gracieusement : la beauté de sa fille lui donnait un vrai plaisir d’artiste, auquel l’orgueil paternel se joignait pour une part très minime, à la vérité. Xénie ressemblait trop à sa mère, et c’était là un crime capital aux yeux de celui qui détestait la mère. Il causa pourtant avec elle pendant un quart d’heure ; l’esprit original de sa fille l’amusait par-dessus tout, car elle en tenait une bonne part de lui.

Le grand malheur de ces époux était de s’être amourachés l’un de l’autre, comme ils le disaient, sans s’être préoccupés de se connaître réellement. Un peu parents, ils avaient vécu longtemps dans une intimité journalière, une de ces intimités qui n’apprennent rien aux gens de leurs caractères respectifs ; car la causerie n’a pas de raison d’être, comme avec des étrangers. Une absence de quelques mois avait écarté Mérief de sa famille ; à son retour, il avait trouvé sa cousine ravissante et l’avait demandée en mariage ; on la lui avait refusée, alléguant la parenté, qui en Russie s’étend jusqu’au quatorzième degré ; alors il en était devenu frénétiquement amoureux. Il avait suborné un prêtre, enlevé sa femme, fait consacrer secrètement son mariage, et, après tant de peines, s’était aperçu qu’elle et lui ne pouvaient pas vivre ensemble. Il l’accusait d’être coquette, – sans raison ; – elle l’accusait d’être coureur, – avec raison. – Ils eurent deux fils jumeaux la seconde année de leur mariage, une fille la troisième, et se séparèrent pour jamais, aussitôt après la naissance de Xénie, trouvant tout préférable à la vie en commun.

Mais l’absence avait eu sur eux des effets bien différents. Chez madame Mérief, qui vivait dans les villes, au milieu d’une société où elle avait bientôt compté des amis dévoués, les griefs s’étaient presque éteints, et elle avait fini par absoudre son mari de la plupart de ses torts. Chez lui, au contraire, la colère contre sa femme s’était accentuée de jour en jour, jusqu’à ressembler à de la haine. Il ne lui pardonnait pas d’avoir trouvé des amis quand lui avait vu décroître autour de sa maison déserte l’affection et la confiance de ses voisins ; il lui en voulait d’être aimée de ses enfants, et sur ce point il fut cruel. Les petits garçons furent élevés chez lui jusqu’à l’âge de l’éducation publique ; pendant la période des études, ils vécurent à Moscou, et quand il les laissa aller à Pétersbourg, pour la nécessité de leur assurer un avenir dans la carrière administrative, il les avait bien préparés à considérer leur mère comme une ennemie du père qui les avait élevés.

Les jeunes gens ne purent tenir rigueur à leur mère quand ils la connurent. Sa vertu hautement proclamée pendant les années d’abandon de sa jeunesse, si dangereuses, la grâce et le charme qui émanaient d’elle, les empêchèrent de la juger sévèrement ; mais ils étaient déjà trop âgés pour que l’intimité s’établit entre eux-mêmes et madame Mérief. Les entrevues furent fréquentes, cordiales, mais les jeunes gens ne firent rien pour obtenir au foyer maternel une autre place que ceux de leurs camarades, qui étaient reçus depuis longtemps dans la maison ; pour madame Mérief et Xénie, ils furent des amis, non des fils ni des frères.

Xénie fut la joie de sa mère ; elle grandit à la chaleur de ce cœur maternel, si péniblement sevré de toute autre affection ; toute petite, elle sentit que sa mère n’avait qu’elle, que sur sa tête brune et bouclée, toute la vie de madame Mérief s’était concentrée en un amour que personne ne pouvait lui ravir, et elle aima sa mère avec passion. Elle l’aima tant, qu’elle ne put aimer autre chose ; intelligente et bien douée, elle fit de bonnes études pour plaire à sa mère ; c’est pour obtenir ses louanges qu’elle s’adonna à la musique, où elle acquit promptement un talent plus qu’ordinaire ; c’est pour être avec elle, pour lui rapporter toutes ses joies, qu’elle devint une jeune fille accomplie, et de cette entente aussi fraternelle que filiale avec cette mère uniquement adorée, sortit cette fille étrange, qui connaissait la vie comme un vieux banquier et qui avait pourtant toutes les illusions de la jeunesse.

Après un moment d’entretien, Mérief regarda sa fille.

– Tu es superbe, lui dit-il, et tu fais la plus grande bavarde !...

– Qu’est-ce que cela fait, papa, si je vous amuse ?

– Tu m’amuses, – certainement, tu m’amuses ! As-tu envie d’aller à l’étranger ?

– Je crois bien ! s’écria Xénie en bondissant sur ses pieds.

– Eh bien, j’y vais au mois de mai ; je t’emmène. Tu tiendras tes malles prêtes.

La jeune fille resta immobile au milieu de la chambre. Toute sa gaieté, toute son animation venaient de tomber subitement.

– Eh bien, tu ne me dis pas seulement merci ? fit le père en fronçant ses terribles sourcils.

– Pardon, mon père, c’est seule avec vous que vous me proposez de partir ?

– Bien entendu ! Qu’avais-tu pensé ?

– Je regrette bien, papa, fit-elle avec quelque hésitation dans les premiers mots, mais en s’enhardissant par la suite ; vous êtes très bon de me proposer cela, mais vous savez que je ne puis quitter maman.

M. Mérief frappa d’un geste violent le dos d’un fauteuil qu’il avait sous la main.

– Vous l’aimez donc bien, votre mère ?

Xénie fixa sur son père ses grands yeux noirs, où brillait une profonde tristesse mêlée à un enthousiasme sacré.

– Je l’aime comme la lumière du jour, mon père ; je suis l’œuvre de sa bonté et de sa tendresse.

Mérief crispa sa main allongée sur le meuble et détourna les yeux.

– C’est bien, dit-il ; je ne puis vous blâmer de me préférer votre mère ; c’est assez naturel, vos frères me préfèrent bien.

– Mon père, dit-elle timidement, vous savez que je vous aime...

Il étendit la main pour lui imposer silence.

– C’est inutile, dit-il, je ne vous le demande pas.

Il prit ses gants, et Xénie comprit qu’il la congédiait.

– Au revoir, mon père, dit-elle en lui présentant son front.

– Adieu, ma fille, dit-il froidement.

Le baiser qu’il mit sur ce front pur était aussi glacé que le ton de ses paroles. Xénie rentra chez elle le cœur lourd comme une pierre, ainsi qu’elle le dit à la petite Anna, – mais elle n’en parla pas à madame Mérief. À dater de ce jour, elle comprit qu’il est des choses que l’on peut cacher à sa mère sans pour cela manquer de confiance envers elle.

IV