Ariadne - Henry Gréville - E-Book

Ariadne E-Book

Henry Gréville

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Beschreibung

Un léger frisson, froid ou crainte, passa sur les trois indépendantes, car elles se rapprochèrent instinctivement et se prirent par la main. La clarté diminuée des grandes lampes suspendues éclairait tristement les énormes promenoirs, le tapis de lisière extrêmement épais éteignait le bruit des pas ; cependant un léger frôlement, comme un grignotement de souris, les fit s'arrêter plus d'une fois pendant qu'elles se dirigeaient vers le grand escalier. Il fallait descendre un étage, parcourir en sens inverse un autre promenoir et entrer dans le réfectoire situé à l'extrémité du vaste bâtiment. Tout cela fut accompli avec une précision et une assurance qui dénotaient une certaine habitude de cette promenade.

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Ariadne

Pages de titreIIIIIIIVVVIVIIVIIIIXXXIXIIXIIIXIVXVXVIXVIIXVIIIXIXXXXXIXXIIXXIIIXXIVXXVXXVIXXVIIXXVIIIXXIXXXXXXXIPage de copyright

Henry Gréville

Ariadne

Henry Gréville, pseudonyme de Alice Marie Céleste Durand née Fleury (1842-1902), a publié de nombreux romans, des nouvelles, des pièces, de la poésie ; elle a été à son époque un écrivain à succès.

I

La première classe était plongée dans les douceurs de l’étude, comme d’ailleurs l’institut tout entier. Le lourd soleil d’août brillait sur les toits de tôle verte et se reflétait dans les vitres des immenses fenêtres à demi fermées ; un souffle d’orage grondant au loin arrivait par bouffées, et la voix somnolente du professeur détaillait les causes de la décadence de la maison d’Autriche aux élèves à moitié endormies. Les trois premières de la classe, les plus intelligentes, spécialement favorisées du maître, griffonnaient assidûment les brouillons qui devaient leur valoir des notes brillantes aux examens de fin d’année, – ceux qui précéderaient leur sortie de l’institut, et, par conséquent, leur retour dans la famille. La dame de classe, vieille fille pédante et guindée, continuait au crochet un interminable couvre-pieds dont personne dans l’établissement n’avait vu le commencement, et, de temps à autre, son œil vigilant et soupçonneux parcourait les rangs de son troupeau juvénile.

Soudain, dans ce milieu somnolent, correct et routinier, il arriva un événement extraordinaire, dont n’avaient jamais été témoins les murailles de l’institut de demoiselles placé sous le patronage de S. A. I. madame la grande-duchesse X... Le professeur resta bouche bée, les élèves pouffèrent de rire, et la dame de la classe se leva de toute sa hauteur, surprise et indignée... pendant que les dernières vibrations d’une gamme chromatique, filée avec une douceur exquise par une belle voix de contralto, allaient s’éteindre sur les cartes murales frissonnantes d’indignation entre leurs rouleaux de bois noir.

– Ranine ! tonna la dame de classe.

La jeune fille ainsi interpellée par son nom de famille, suivant l’usage des instituts, se tint debout, la tête basse, prête à recevoir sa mercuriale.

– Venez ici, Ranine, dit la dame de classe ; – ici, – son index menaçant indiquait la chaire en bois verni où trônait d’un air ahuri le professeur encore mal revenu de sa stupéfaction, – venez ici et faites vos excuses à M. le professeur.

La délinquante s’approcha à tout petits pas, les bras pendants, la tête baissée, écrasée, pour ainsi dire, sous le poids non de sa honte, mais de son opulente chevelure blond cendré, aux reflets dorés comme les épis lors de la moisson.

– Pourquoi vous permettez-vous de chanter pendant l’heure de la leçon ? interrogea la dame de classe, sans attendre même que la coupable fût arrivée auprès d’elle.

Celle-ci fit encore deux pas, s’arrêta devant la chaire, leva timidement ses yeux gris foncé sur le professeur, et sans répondre directement :

– Je vous prie, monsieur, dit-elle d’une riche voix de contralto, je vous prie sincèrement d’agréer mes excuses. Je ne voulais pas troubler la leçon, je ne l’ai pas fait exprès.

La classe entière avait attendu la fin de cette phrase dans le recueillement de la malignité qui espère, – recueillement auquel rien ne peut se comparer. Le dernier mot provoqua une tempête de fou rire, fort heureusement contenue par la présence de la redoutable dame de classe.

– Comment ! pas exprès ! s’écria celle-ci au comble de l’indignation. Est-ce qu’il arrive de ne pas chanter exprès ? Vous vous moquez de vos supérieurs, Ranine, cela vous coûtera cher.

La jeune fille secoua légèrement ses épaules nues qu’encadrait à merveille la robe brune très décolletée, uniforme des instituts de Russie.

– Je n’y peux rien, dit-elle ; je regrette, mademoiselle et monsieur, d’avoir causé du scandale, mais ce n’est pas ma faute ; quand j’ai envie de chanter, cela me fait mal ici, – elle porta la main à son cou rond et blanc comme de la crème, – et il faut que je chante ; sans cela, j’étouffe.

Le professeur, de plus en plus ahuri, regarda la dame de classe comme pour s’assurer de la lucidité d’esprit de mademoiselle Ranine ; mais la dame de classe avait fourré héroïquement son crochet au cœur de sa pelote de coton, indice des plus grandes colères, et s’était croisé les bras par-dessus le couvre-pieds.

– C’est bien, mademoiselle, nous en reparlerons, proféra-t-elle majestueusement. Retournez à votre place.

Ariadne Ranine, en retournant à sa place, la dernière et la plus mauvaise, récolta sur son passage bon nombre de quolibets charitables.

– Je vous disais donc, mesdemoiselles, reprit le professeur en ajustant sur son nez camus un pince-nez récalcitrant, que, parmi les causes de la décadence de la maison d’Autriche, il faut mettre en première ligne...

Mais cette gamme chromatique, inopinément survenue au milieu des malheurs de la maison d’Autriche, l’avait si fort bouleversé, qu’il oublia deux causes importantes de cette fatale décadence ; il s’en aperçut, pataugea, fit une leçon déplorable et mit un zéro à mademoiselle Ranine ; – or, le zéro et « très mal », c’est absolument la même chose. La pauvre fille n’avait pourtant pas ouvert la bouche, – hormis pour chanter.

II

La leçon terminée, la classe tout entière s’envola dans les vastes corridors qui servent de promenoirs, et, naturellement, la gamme chromatique fut le sujet de tous les entretiens. Ariadne, pour la première fois depuis sept ans qu’elle habitait l’institut, se vit entourée et pressée de questions.

– Pourquoi as-tu chanté ? Tu voulais lui faire niche, dis ? Est-ce que tu avais parié que tu chanterais ?

– Non, répondit une grande brune aux yeux moqueurs ; c’était pour séduire le maître par les accents enchanteurs de sa voix.

Ariadne secoua négativement la tête.

– Je ne veux séduire personne, moi. Je sais très bien que je n’ai rien de séduisant, mais j’aime à chanter, cela me fait du bien, et, quand l’envie m’en prend, c’est plus fort que moi, il faut que je chante.

– Quelle poseuse ! crièrent en chœur les compagnes charitables. Tu sais que cela ne va pas passer comme cela. La Grabinof est allée faire son rapport à madame l’inspectrice ; tu peux t’attendre à être mandée chez madame la directrice ! On va peut-être te renvoyer !

– Je n’y peux rien ! répéta la jeune fille avec son indifférence stoïque. Elles me renverront si elles veulent ; je ne puis pas les obliger à me garder !

Ariadne Ranine n’était pas intéressante, du moment où il n’y avait ni révolte ni parti pris dans son fait. On lui tourna le dos, et elle se retrouva bientôt dans son délaissement habituel.

Pendant ce temps, la Grabinof, comme disaient irrévérencieusement les demoiselles de l’institut, avait été faire son petit cancan, – dans les maisons d’éducation cela s’appelle un rapport, ailleurs aussi, je crois bien. Madame l’inspectrice, après s’être bien et dûment indignée, avait pris clopin-clopant le chemin de l’appartement de madame la directrice. Elle avait les jambes enflées ; d’aucunes prétendaient que la nature se vengeait ainsi de la torture des brodequins à laquelle la bonne dame soumettait ses pieds depuis sa tendre enfance.

La grande-duchesse protectrice titulaire de l’institut de N... était représentée, fort à son détriment, par madame Batourof, veuve d’un général aide de camp de l’empereur, mort au service, des suites de ses blessures. Ces titres à la reconnaissance du souverain avaient valu à la veuve le poste éminemment enviable et envié de directrice d’un des plus beaux instituts de Russie.

Ce poste n’était pas seulement honorifique : il rapportait d’abord de fort beaux émoluments, un logement magnifique au centre de la ville, une voiture et des chevaux entretenus aux frais de l’État ; puis la nourriture, le bois, l’huile, le service obséquieux et absolument gratuit d’une valetaille nombreuse, assez payée de ce qu’elle pouvait voler pour ne pas chicaner les maigres appointements que donne le gouvernement. De plus, la directrice avait le droit de contrôle et de révision absolu et sans appel sur les comptes présentés chaque mois par l’économe de l’établissement... Honni soit qui mal y pense ! D’ailleurs, depuis vingt-sept ans qu’elle administrait l’institut, – les économes n’avaient pas la vie si dure, et il en était mort plusieurs pendant ce laps de temps, – depuis vingt-sept ans, jamais ce fonctionnaire et la directrice n’avaient eu maille à partir ensemble. La directrice, dépourvue de toute fortune personnelle, avait élevé, doté et marié trois filles ; quatre fils étaient entrés au service militaire : il faut croire qu’ils émargeaient convenablement, car chacun d’eux avait chevaux et équipages ; de nombreuses nichées d’enfants avaient trouvé à se caser convenablement. Où était le mal ?

À vrai dire, on eût pu trouver un revers à ce brillant tableau. Les demoiselles de l’institut étaient toutes de bonne famille, presque toutes placées dans l’établissement par la munificence impériale, ou tout au moins admises sur une haute recommandation, en échange d’une belle et bonne pension ; ces jeunes filles devaient avoir contracté dans le giron maternel les habitudes de friandise et de goinfrerie les plus révoltantes, car on les entendait se plaindre le plus souvent possible de la mauvaise qualité et de la piètre quantité des aliments.

On les amenait roses et potelées ; sept ou huit ans après, – car la règle de l’établissement leur interdisait le retour dans leur famille pendant les vacances, – on les rendait aux mères étonnées, maigres, émaciées, anémiques, douées d’appétits bizarres pour la craie ou les pelures de concombres.

– Ce sont les fortes études, disaient les dames de classe souriantes : ces chères enfants ont tant travaillé pour passer de brillants examens ! Elles ont outrepassé leurs forces !

En réalité, les jeunes filles n’avaient ni plus ni moins travaillé que d’autres, mais elles avaient si peu mangé à l’époque de la croissance que deux ou trois années ne suffisaient pas toujours à faire disparaître les teints de cire et les yeux cernés des jeunes « institutes ». Par contre, la Providence étendait visiblement sa main sur la famille de madame la directrice : onze petits enfants, joufflus et superbes, venaient le dimanche lui apporter leurs hommages et s’asseoir à sa table somptueusement servie.

La Grabinof et l’inspectrice trouvèrent madame la directrice dans son cabinet, à la place où depuis vingt-sept ans elle écoutait les doléances de ses subordonnées. La même placidité régnait sur son visage grassouillet, où la ruse avait creusé un cercle de fines rides alentour des yeux ; le regard avait cette invariable expression de bienveillance banale et voulue, derrière laquelle on trouvait, sans beaucoup creuser, la plus froide indifférence, le cynisme du moi le plus effroyable ; mais, parmi ceux qui avaient l’honneur de fréquenter madame la directrice, bien peu étaient capables de déchiffrer son regard, et moins encore auraient osé le faire.

– Eh bien ! ma chère, que me voulez-vous ? proféra madame Batourof de sa voix grasseyante et un peu enrouée, aussitôt qu’elle aperçut la Grabinof. Quelles nouvelles de notre première classe ?

L’essaim de dames de classe en robes bleues qui entourait le fauteuil directorial s’entrouvrit pour laisser passer la nouvelle venue et se referma sur elle.

– Un incident fâcheux a marqué cette après-midi la leçon du professeur d’histoire. Ranine s’est mise à chanter tout à coup. Vous jugez le scandale, Votre Excellence ! C’était inouï !

Un murmure d’horreur, respectueusement contenu par la présence auguste de la directrice, accueillit cette étrange nouvelle.

– Asseyez-vous donc, ma chère, fit madame Batourof en indiquant seulement alors un siège à l’inspectrice, qui souffrait le martyre sur ses pieds gonflés et serrés.

– Elle a chanté ? reprit-elle en s’adressant à la Grabinof. Et qu’est-ce qu’elle a chanté ? Des paroles inconvenantes ?

– Non, Votre Excellence ; une gamme seulement.

Les assistantes en robes bleues, toutes debout, toutes coiffées de bonnets à rubans bleus, levèrent les yeux au ciel. Le ciel ne sembla point s’en émouvoir.

– Une gamme ? répéta la directrice ; une simple gamme ?

– Chromatique, Votre Excellence, rectifia la Grabinof.

Les mains des dames de classe se levèrent presque toutes d’un commun accord vers les astres absents, puis retombèrent avec l’expression du désespoir.

– Que donne-t-elle pour raison ? demanda la directrice après avoir réfléchi un moment.

– Elle dit que ce n’est pas sa faute, et qu’une impulsion irrésistible la pousse à chanter... C’est une très mauvaise élève, Votre Excellence.

– Oui, je sais, dit l’Excellence lentement, en réfléchissant ; une fille pauvre, orpheline ; pas de famille, pas d’aptitudes... Elle est jolie, blonde ?

– Oui, Votre Excellence, blonde ; pour jolie... je ne sais pas, je ne la trouve pas jolie ; nous avons dans la première classe des demoiselles qui sont véritablement des beautés de premier ordre : Rozof, Naoumof, Orline...

– Oui, je sais, interrompit la directrice avec un sourire caustique, les représentantes de nos plus grandes familles sont des beautés parfaites ; mais parmi les demoiselles pauvres il y a aussi de jolies personnes. Il est même bon qu’il y en ait. Ranine est jolie. Une voix superbe ?

– Oui, Votre Excellence, dit obséquieusement la Grabinof, qui n’osait plus contredire.

– Elle chante à la chapelle et participe aux leçons de chant ?

– Oui, Excellence.

Madame Batourof réfléchit un moment, puis, congédiant du geste la dame de classe ébahie :

– Vous me l’enverrez après le thé, dit-elle. Je veux lui parler moi-même.

La Grabinof sortit ; si une telle expression n’était pas absolument bannie du langage bienséant, nous dirions qu’elle était totalement interloquée.

III

Ariadne était plongée dans la méditation, ou plutôt ne pensait à rien, en attendant l’arrêt qui ne pouvait manquer de la frapper ; les punitions ne lui faisaient pas peur ; elle avait goûté de toutes et ne s’en était pas trouvée beaucoup plus mal, à tout prendre. Quelques travaux de plus, des réprimandes, quelques récréations de moins, tout cela importait peu à son esprit paresseux. Ariadne était ce qu’on appelle une mauvaise élève ; elle n’aimait la science ni pour elle-même ni pour les avantages qu’elle confère. À voir les récompenses tomber toujours sur les têtes privilégiées des élues de la fortune et de la naissance, elle avait pris en dédain le labeur patient de ses compagnes de rang plus humble qui travaillaient pour apprendre. De tout l’institut, Ariadne était la plus pauvre et la plus obscure ; il n’est donc pas étonnant qu’elle n’eût pas beaucoup d’estime pour les avantages que procure l’instruction. Pour elle, l’instruction ne devait et ne pouvait avoir que des épines.

Elle n’aimait au monde que deux choses : la leçon de chant et les stations à la chapelle de l’institut. La leçon avait bien aussi ses mécomptes ; mais, si partiale que fût la maîtresse de chant, elle ne pouvait s’empêcher de rendre justice à la voix magnifique, au goût inné de mademoiselle Ranine. Cependant, toujours louer cette élève eût été faire tort aux autres, moins bien douées par la nature, et il fallait bien trouver quelque chose à blâmer.

– Vous êtes ridicule, Ranine ; vous chantez cela comme si vous jouiez l’opéra, dit-elle un jour à Ariadne.

Les jeunes filles étudiaient, pour quelque solennité domestique, un chant à quatre parties dont les paroles, certes, ne justifiaient pas le sentiment profond que mettait Ariadne à l’exécution de son solo.

– C’est qu’elle aspire à l’Opéra, madame, répondit une belle jeune fille qui chantait irréprochablement faux. Ranine veut être cantatrice.

– Elle fera bien, en ce cas, d’apprendre à écrire plus correctement le français, répliqua la maîtresse de chant, de sa voix la plus sèche. Allons, mesdemoiselles, recommençons, et un peu moins d’expression, Ranine, s’il vous plaît.

De ce jour, Ariadne s’efforça de chanter le plus simplement et le plus froidement possible les exercices de solfège dans lesquels elle mettait auparavant tant de chaleur et tant de passion. Elle apaisa les vocalises, diminua l’ampleur des tenues, modéra l’expression des plates et insignifiantes paroles qu’il lui était permis de chanter, en un mot se donna toute la peine imaginable pour chanter mal. Elle ne put y parvenir entièrement, mais au moins elle obtint de récolter moins de quolibets sur sa vocation dramatique.

À la chapelle, c’était autre chose. Elle aimait passionnément la chapelle. Cette petite église d’institut, aux murailles peintes d’un rose pâle extrêmement faux, aux images de saints proprement encadrées dans l’iconostase de bois très bien doré, pleine d’ouvrages en tapisserie, en broderie sur soie, en perles de verre, de toutes les niaiseries enfin que peut inventer le désœuvrement de quatre cents jeunes recluses, cette église ouvrait à Ariadne la porte d’un monde nouveau.

Le chœur liturgique de cette chapelle était formé des belles voix de l’institut ; le diacre et deux chantres veillaient à perfectionner l’exécution des versets et répons, mais leur tâche était aisée : l’admission au chœur étant une faveur accordée seulement sur une demande expresse, on était bien sûr de n’y voir que des élèves de bonne volonté. Seule, Ariadne avait été désignée d’office depuis trois ans déjà. La puissance et la sonorité de son contralto la rendaient indispensable ; elle était pour ainsi dire la base fondamentale du chœur.

Aussitôt que, debout devant la porte fermée du Saint des saints, le diacre, de sa voix profonde, entamait le premier verset de l’Ecténia (prière avant l’Offertoire), Ariadne fermait les yeux et se laissait entraîner vers un monde meilleur. Les cordes les plus graves de sa voix veloutée soutenaient le quatuor harmonique qui répétait à chaque verset : « Seigneur, ayez pitié de nous ! » Lorsqu’une de ces modulations étrangement douces qui font relever la tête aux profanes prolongeait le répons pour laisser ensuite les sons s’éteindre doucement sur une résolution mineure, triste et vague comme le son d’une harpe éolienne, la riche voix d’Ariadne prenait un accent de prière et de supplication.

Pour elle, la liturgie n’était pas un assemblage de mots canoniques, répété chaque dimanche, chaque fête, – et Dieu sait si les fêtes sont nombreuses dans le rituel gréco-russe ! Elle mettait dans ces accents de prière toutes les aspirations étouffées durant la longue semaine. Dans les hymnes qui font partie des offices, elle chantait avec âme les paroles slavonnes presque dénuées de sens ; elle y mettait la profondeur d’expression d’une martyre qui confesse sa foi ; toute la passion contenue en son être encore imparfaitement développé s’en allait par là et s’épurait en montant vers la voûte avec l’encens.

Jusqu’au printemps de cette année-là, Ariadne n’avait pas trop souffert. Toujours la dernière dans ses études, elle avait fini cependant par arriver à la première classe, celle qui précède la sortie. Encore un an, elle aurait dix-sept ans et elle serait rendue à sa famille.

Ce mot « famille » était une cruelle dérision pour mademoiselle Ranine. Son père et sa mère l’avaient laissée orpheline avant qu’elle sût se tenir sur ses petits pieds incertains. Une tante accablée d’enfants l’avait hébergée par charité ; puis l’institut lui avait ouvert ses portes, en rechignant, si l’on en croyait les visages divers, mais tous semblables d’expression, qui avaient accueilli l’entrée d’Ariadne. La tante était morte, les cousins étaient dispersés : sept années d’institut séparent du monde des vivants les filles sans famille et sans fortune, conséquemment sans amis... Ariadne sortirait dans un an, pour aller où ?

Elle ne l’avait jamais demandé à personne. Son âme fière et sauvage n’avait jamais connu la douceur des confidences. Si elle avait pleuré sur son isolement, l’oreiller qu’elle avait mis sur sa bouche pour étouffer ses pleurs avait été seul à le savoir. Elle sortirait de l’institut, on l’adresserait sans doute à quelque dame charitable, avec un peu d’argent donné par la bienfaisance du gouvernement à une élève sans ressources, – et là, elle verrait comment est fait le monde, et ce qu’elle pourrait attendre de lui.

Mais tout à coup une soif impérieuse, irrésistible, était née en elle et lui avait créé un besoin nouveau. Elle voulait chanter, elle avait besoin de chanter. Soudain, pendant les classes, pendant l’étude, à la récréation, au réfectoire, la nuit dans le silence du dortoir, elle sentait un chatouillement à la gorge, et les notes prisonnières demandaient à s’écouler à flots pressés. La contrainte horrible que s’imposait Ariadne pour retenir les vocalises, l’effort surhumain qu’elle devait faire pour clore ses lèvres entrouvertes malgré elle, devint un supplice inconnu probablement jusqu’alors à tout le monde. Elle maigrit, pâlit sous l’effort ; son caractère changea, elle devint morose. La crainte de faire esclandre un jour ou l’autre et d’attirer sur elle les foudres du cabinet directorial devint une véritable obsession.

Heureusement, l’été était venu ; la récréation dans le vaste jardin ombragé de tilleuls séculaires donna à Ariadne un peu de la liberté sans laquelle elle eût fait une maladie. Presque toujours seule, elle allait et venait à pas lents dans l’allée la plus écartée, et chantait à demi-voix tout ce qui lui passait par la fantaisie.

C’étaient des airs sans paroles, sans rythme, sans mesure. Elle laissait couler le trop-plein de son âme bien doucement, comme une colombe captive qui ose à peine roucouler ; elle murmurait les mélodies que lui inspirait son imagination d’écolière ignorante et recluse. Elle filait les sons les plus ténus, ménageait son haleine et sa voix pour porter les gammes jusqu’au haut de l’échelle vocale sans être entendue. Elle passa ainsi trois mois délicieux, pendant lesquels sa beauté s’épanouit, et son âme oppressée sembla refleurir.

Mais l’automne vint de bonne heure, comme toujours en Russie : avec le mois d’août on interdit les promenades du soir ; quand la journée était pluvieuse, on supprimait celle du matin. Les oppressions et les angoisses recommencèrent pour Ariadne et allèrent si loin qu’un jour, après plusieurs nuits orageuses et plusieurs journées de souffrance, la jeune fille ne put se contenir et causa le scandale que nous avons raconté.

La Grabinof trouva donc son élève dans un état d’indifférence qui lui inspira soudain une colère démesurée.

– Qu’est-ce que vous faites là ? dit-elle brusquement de sa voix retentissante, juste dans l’oreille d’Ariadne, de manière à blesser son tympan délicat.

La jeune fille tressaillit, regarda sa persécutrice d’un air dédaigneux et répondit :

– Je ne fais rien.

– Précisément ! N’avez-vous pas honte de rester toujours à rien faire ? Si vous aviez un peu de sentiment, vous vous occuperiez à quelque chose...

– À vous broder des pantoufles, par exemple, comme mademoiselle Samarine, ou à faire des rangées à votre couvre-pieds, comme mademoiselle Sérof. Je le voudrais, mademoiselle, mais je n’ai pas d’argent pour acheter les pantoufles, et vous ne m’aimez pas assez pour me permettre de travailler auprès de vous à ce cher couvre-pieds. Ce n’est pas ma faute si vous ne m’aimez pas et si je n’ai pas d’argent de poche.

Mademoiselle Grabinof blêmit de rage, chercha une réponse acérée et, ne la trouvant point, s’en alla pleine de fiel.

Après le thé du soir, maigre régal, au moment où les jeunes filles profitaient de leur dernière récréation, la dame de classe sortit de sa chambre, ouverte sur le corridor-promenoir.

– Ranine, cria-t-elle de sa voix la plus perçante, vous êtes mandée chez madame la directrice.

Tous les yeux malins et méchants se tournèrent vers Ariadne, qui se leva tranquillement, déposa le livre d’étude qu’elle lisait, et prit lentement le chemin du grand escalier. Les regards la suivirent.

– On va la renvoyer, murmura une voix compatissante.

– Elle n’aurait que ce qu’elle mérite, répliqua sèchement la Grabinof.

– Vilaine bête, la Grabinof, chuchota une indépendante à l’oreille d’une autre ; est-elle assez méchante aujourd’hui ! Je voudrais qu’elle eût sur le nez !

– Cela viendra peut-être, répondit l’autre. Viens-tu dans le réfectoire cette nuit ?

– Chut ! fit l’indépendante, qui s’appelait Olga.

Elle regarda autour d’elle et murmura très bas :

– Pas cette nuit, mais demain soir.

Les deux amies s’en retournèrent du côté de la dame de classe.

– Eh bien, chère mademoiselle Grabinof, dit Olga, ce couvre-pieds, il y a bien longtemps que je n’y ai fait une petite rangée ! Prêtez-moi votre crochet, chère demoiselle, allons, donnez vite.

– Pas ce soir, ma bonne amie, pas ce soir, il est trop tard ; mais demain si vous voulez, répondit mademoiselle Grabinof en roulant le précieux ouvrage.

– La vieille momie, elle prend cela pour argent comptant ! Tu sais, dit Olga à l’oreille de sa compagne, ce couvre-pieds, elle l’avait commencé pour sa noce avec le prince Miravanti-Fioravanti, cet ambassadeur italien du temps de Pierre le Grand, qu’elle devait épouser ; – mais il avait déjà trois femmes en pays étranger !

Les deux bonnes amies, riant, se poussant, se pinçant, chuchotant, allèrent rejoindre les autres à la porte du dortoir, où, par une malice ordinaire et quotidienne, sous prétexte de politesse, elles se faisaient de grandes révérences et s’empêchaient mutuellement d’entrer.

Le long des grands escaliers, des grands corridors, au travers des vastes salles, Ariadne, qui ne se pressait pourtant guère, avait fini par arriver à l’antichambre de l’appartement directorial. Un soldat de service, revêtu d’une pseudo-livrée de petite tenue, se leva devant elle et ouvrit la porte d’un salon d’attente. Là, une femme de charge, confidente de sa maîtresse, se tenait constamment, refusant ou livrant le passage. Elle fit signe d’entrer à Ariadne, restée muette sur le seuil. La jeune fille fit quelques pas, ouvrit un des battants d’une porte à demi recouverte de grands rideaux de laine, entra, fit une révérence, referma le battant sur elle, et attendit, la tête baissée, les mains pendantes le long de son corps jeune et harmonieux.

– Qui est là ? demanda la directrice.

– Ranine ! répondit la coupable.

– Approchez ! fit la directrice d’une voix moins sévère que ne s’y attendait Ariadne.

Elle obéit et arriva jusque sous la lumière d’une grande lampe couverte d’un abat-jour, qui éclairait imparfaitement la vaste pièce aux tentures lourdes et massives.

Le fond du cabinet était occupé par un grand canapé en bois sculpté, de couleur foncée, recouvert, comme tous les meubles, d’une étoffe de damas bleu moyen. Le bleu étant la couleur réglementaire des instituts, cette couleur se retrouvait partout ; là où elle était commandée, c’était l’uniforme ; là où elle ne l’était pas, c’était une galanterie, une pensée gracieuse, offerte à qui ? Au règlement, selon toute probabilité, car nul ne sait à qui cela pouvait être agréable. Donc, les rideaux énormes qui cachaient les embrasures des fenêtres, les portières qui drapaient les portes, tout était bleu, d’un bleu tolérable le jour, mais qui, le soir, devenait noir et funèbre.

Une autre lampe, ou plutôt un quinquet, de la forme la plus élégante, mais revêtue d’un réflecteur, – or, les réflecteurs vus de dos n’ont rien de particulièrement gracieux, – éclairait à merveille un superbe portrait en pied de la grande-duchesse protectrice de l’établissement, situé au-dessus du canapé où trônait toujours madame Batourof. Les mauvaises langues se demandaient en cachette si les fleurs placées sous le portrait et sans cesse renouvelées s’adressaient à la directrice fictive ou à la directrice réelle. Deux autres portraits, ceux de l’empereur et de l’impératrice, également en pied, se faisaient vis-à-vis sur les deux parois avoisinantes. Ceux-ci n’avaient pas de quinquet.

En arrivant près de la lampe, Ariadne s’aperçut que madame Batourof n’était pas seule. Enfoncée dans un grand fauteuil, les mains placidement croisées sur les genoux, une dame d’environ cinquante ans fixait sur la jeune fille un regard scrutateur, mais dépourvu de malveillance. Celui que jetaient sur elle les yeux noirs et perçants de madame Batourof était aussi plus curieux que réprobateur. Ariadne reprit intérieurement possession de son impassibilité.

– C’est vous qui avez chanté pendant la classe ? demanda la directrice.

– Oui, madame la supérieure, répondit Ariadne.

Ce titre de supérieure est acquis de droit aux directrices de ces établissements, bien que leurs fonctions soient absolument laïques.

– Quel motif vous a poussée à causer ce scandale ? demanda madame Batourof de sa voix calme et un peu enrouée.

Mademoiselle Ranine baissa la tête, elle ne pouvait répondre. Il eût fallu raconter ses angoisses, le besoin irrésistible qui la poussait à chanter... c’était trop long, – et puis à quoi bon ? Ne valait-il pas mieux se laisser punir ?

– Répondez ! fit la supérieure sans colère.

– J’ai besoin de chanter, je souffre quand je dois me taire, répondit, bien malgré elle, la délinquante sans lever la tête.

– Où souffrez-vous ?

Ariadne indiqua sa gorge.

– Et maintenant, en ce moment, souffrez-vous ?

La jeune fille inclina affirmativement la tête.

– Chantez !

Ce mot fut dit tranquillement, comme si c’eût été la chose la plus simple que de se mettre à chanter ainsi au milieu d’une réprimande officielle. Ariadne regarda le visage impassible de la directrice. Elle ne plaisantait pas ; la jeune fille voulut faire une question, mais elle ne trouva pas les mots et resta muette, les yeux grands ouverts, tout son beau visage étonné tourné vers la lumière et recevant en plein la clarté presque aveuglante du quinquet.

– Vous chantez à la chapelle ? demanda la dame qui n’avait jusque-là donné aucun signe de vie.

– Oui, madame, répondit Ariadne, mise aussitôt à l’aise par la voix douce et bienveillante de cette nouvelle interlocutrice.

– Chantez l’hymne à la Vierge.

– Je ne sais que ma partie, répondit doucement mademoiselle Ranine.

– Chantez-la, fit la directrice.

Ariadne ouvrit la bouche, et aussitôt l’appartement se remplit d’une vibration chaude et sonore. Un frisson parcourut les objets eux-mêmes ; différentes babioles de cristal placées sur des étagères, les bobèches des candélabres et les cristaux du lustre vibrèrent d’une trépidation harmonieuse aux sons de cette voix si ample, si riche, et si douce pourtant qu’elle saisissait le cœur comme dans une étreinte de chair vivante.

Ariadne chantait lentement sa partie de contralto ; ses yeux, perdus dans le vague, avaient pris une expression de fixité étrange ; on eût dit qu’elle regardait en dedans d’elle-même quelque objet mystérieux, quelque apparition solennelle, mais non mystique. Ce qu’elle voyait n’était pas du ciel.

Elle chantait presque sans mouvement des lèvres, la bouche largement ouverte pour laisser sortir les sons, la tête un peu renversée en arrière, les bras pendants, calme, immobile et comme en extase.

Quand elle eut fini l’hymne, elle se tut, baissa la tête et attendit.

Le charme de cette voix était si puissant, qu’il avait vaincu la colère ou la raillerie ; la supérieure échangea un regard avec la visiteuse, et, dans ce regard, il y avait plus que de la surprise : l’admiration y avait sa bonne part.

– Savez-vous autre chose que la liturgie ? demanda la supérieure.

– Je sais les vocalises de l’école de chant.

– Chantez très lentement une gamme mineure, dit tout à coup la dame aux cheveux gris. Très lentement, vous commencerez au la du diapason.

Ariadne ouvrit de nouveau la bouche. Est-ce la bonté qui vibrait inconsciemment dans la voix de la vieille dame, qui avait éveillé en elle une source d’émotions cachée ? Elle vocalisa la gamme demandée avec un tel accent de prière, d’invocation passionnée que, lorsque sa voix mourut sur le la aigu de l’octave, un frisson passa sur le corps des deux femmes, comme si elles avaient entendu la plainte d’un ange.

– Descendez à présent ! dit la supérieure.

La voix d’Ariadne, avec l’accent de la colère et du plus sombre désespoir, descendit encore et s’arrêta avec une vibration lente et prolongée sur le mi grave.

– C’est prodigieux ! murmura la visiteuse en se laissant retomber dans son fauteuil, d’où l’attention l’avait un instant soulevée.

– Elle a une voix très remarquable, en effet, corrigea la directrice ; mais ce n’est pas une raison pour troubler les classes. Vous avez causé un grand scandale.