Lucie Rodey - Henry Gréville - E-Book

Lucie Rodey E-Book

Henry Gréville

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Beschreibung

Georges regarda sa femme d'un air singulier, moitié reproche, moitié raillerie ; mariés depuis deux mois à peine, ils se sentaient aussi étrangers l'un à l'autre que s'ils fussent venus des extrémités de la terre se rencontrer par hasard dans ce salon banal, pour se séparer cinq minutes après. Ce n'était pas la faute du mari ; ce n'était peut-être pas non plus celle de la femme ; c'était probablement celle des parents qui avaient arrangé ce mariage pour la plus grande gloire de leurs fortunes et de leurs convenances. Les jeunes époux ne devraient-ils pas hériter conjointement un jour d'une propriété à mur mitoyen ? Ce mariage épargnait bien des procès dans l'avenir ; les conditions d'âge étaient satisfaisantes ; Georges n'avait pas d'objection valable à présenter ; Berthe le trouvait aimable et joli garçon ; la cérémonie eut lieu, et, vingt-quatre heures après, les mariés s'apercevaient qu'ils n'avaient aucun point de sympathie commune.

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Lucie Rodey

Pages de titreIIIIIIIVVVIVIIVIIIIXXXIXIIXIIIXIVXVXVIXVIIXVIIIXIXXXPage de copyright

Henry Gréville

Lucie Rodey

Henry Gréville, pseudonyme de Alice Marie Céleste Durand née Fleury (1842-1902), a publié de nombreux romans, des nouvelles, des pièces, de la poésie ; elle a été à son époque un écrivain à succès.

I

– Es-tu bien sûre de l’aimer, Lucie ? bien sûre ? Prends garde de te tromper, ton erreur serait irréparable.

La jeune fille sourit sans lever les yeux : l’orgueil naïf de son sourire répondit pour elle.

– Tu l’aimes ? ne crains pas de me le dire ; il faut savoir regarder bravement dans son cœur ; il n’y pas de honte à avouer que l’on aime l’homme qui veut vous épouser. Tu l’aimes ?

Lucie leva sur sa mère son honnête regard, et le visage couvert de rougeur, mais sans hésiter, elle répondit : Je l’aime.

– Assez pour supporter avec lui les chagrins de la vie ? pour être heureuse de sa joie, triste de son chagrin, pour le consoler et le soutenir s’il se laisse abattre ? assez pour supporter sa mauvaise humeur, son injustice même, sans cesser de l’estimer pour les défauts qu’il pourrait avoir ?

Lucie secoua doucement la tête ; à dix-huit ans, peut-on admettre que l’homme qui vous aime sera un jour injuste envers vous ?

– L’aimeras-tu quand il sera malade, peut-être infirme, peut-être ruiné ? S’il meurt avant toi, lui fermeras-tu les yeux avec courage, trouvant une amère douceur à penser que tu as la plus rude part, celle de ceux qui restent, et que le chagrin de te perdre lui a été épargné ?

Les yeux de la veuve débordèrent de larmes, sa voix se brisa ; Lucie se jeta à son cou en pleurant elle-même.

– Oh, mère ! dit-elle, que vous avez souffert quand mon père est mort, pour me parler ainsi après tant d’années !

Madame Béruel serra sa fille sur son cœur, et l’embrassa avec cette tendresse pieuse dont les gens qui ont beaucoup souffert ont seuls le secret, puis elle l’écarta doucement et la fit asseoir à son côté.

– C’est ainsi que tu l’aimes ? Alors tu l’aimes bien, reprit-elle en soupirant. Ton amour te tiendra lieu de bien des choses... peut-être de tout ce qui pourrait lui manquer..

– Mère, vous consentez donc à ce que je l’épouse ? demanda Lucie, les yeux encore humides, en regardant madame Béruel avec anxiété.

– Oui, dit celle-ci du plus profond de son cœur, en attachant sur sa fille unique un regard inquiet et résigné ; oui, puisque tu l’aimes.

La jeune fille appuya sa tête sur le sein de la veuve, l’entoura de ses bras et resta ainsi muette, immobile ; sa mère sentit avec quelle ardeur passionnée elle la remerciait de son consentement.

– Max a ses défauts, reprit madame Béruel, ne crois pas que je veuille le critiquer ; mais il faut que tu saches quels seront tes ennemis dans ton ménage. Il est faible, il se laisse conduire facilement par une fantaisie, et par contre il est entêté par crises quand il s’aperçoit que sa faiblesse l’a mené trop loin ; n’abuse jamais de cette faiblesse, il t’en voudrait et tomberait dans l’excès opposé ; mais sois patiente, car il exercera ta patience... Cela te fait de la peine ?

– Je crains, maman, répondit Lucie, que vous ne soyez trop sévère pour lui.

Madame Béruel sourit et soupira.

– Tu verras, avant six mois, si c’est moi qui me suis trompée, dit-elle ; ah ! ma chère enfant, c’est que le mariage, vois-tu, c’est irrévocable, aussi irrévocable que la mort... quand on a mal choisi, il faut savoir supporter les conséquences de son choix jusqu’à la fin...

– Mais vous ne me blâmez pas, mère ?

Madame Béruel hésita un instant.

– Non, dit-elle enfin, comme à regret. Il y a des hommes plus mauvais... Max peut encore changer ; il est jeune... Et puis tu l’aimes ; il n’y a rien à y faire.

Le silence régna dans la chambre. Soudain un nuage obscurcit le soleil qui entrait à flots par les fenêtres, et tout devint sombre autour des deux femmes qui se tenaient encore enlacées.

– Souviens-toi, répéta la mère, que le mariage est éternel, indissoluble.

Un coup de sonnette retentit ; elles se séparèrent avec un sursaut.

– C’est lui ! fit Lucie en se levant à demi.

– Va, ma fille, donne-lui ma réponse toi-même, dit la mère en lui serrant la main.

La jeune fille passa dans la pièce voisine, et madame Béruel, avant de l’y rejoindre, resta un instant immobile, absorbée dans sa pensée et dans ses souvenirs. Tant de larmes lui montaient du cœur aux yeux à cette minute solennelle, qu’elle ne pouvait se décider à contempler le jeune bonheur qui se préparait auprès d’elle. Enfin, faisant appel à tout son courage, elle entra dans le salon voisin.

Les fiancés étaient debout, au milieu de la vaste pièce, et se tenaient la main. Max souriait et semblait plaisanter la jeune fille sur sa mine sérieuse ; mais elle l’écoutait la tête baissée avec une vague inquiétude, se demandant pourquoi il n’était pas, ainsi qu’elle-même, plein d’une émotion presque religieuse, à ce moment qui liait leurs deux existences.

– Je vous remercie, madame, dit le jeune homme en voyant entrer la mère de Lucie ; vous voulez bien me donner le cher trésor que je convoitais...

Il prit la main de madame Béruel, la réunit à celle de la jeune fille et les baisa toutes les deux l’une après l’autre, avec un respect et une tendresse chevaleresques.

Lucie releva la tête et jeta à sa mère un regard plein de fierté. Max ne se montrait-il pas tel que les plus exigeants eussent pu le désirer ? Madame Béruel répondit à ce regard par un sourire ; le sort en était jeté, elle n’avait plus à combattre maintenant, elle devait par conséquent accepter tout et faire pour le mieux.

– Quand me la donnerez-vous, chère madame ? demanda Max, après un instant de causerie. Il souriait à sa fiancée, qui n’évitait pas son regard.

– Quand vous voudrez, répondit la mère ; dans cinq ou six semaines...

– Tant que cela ! s’écria le jeune homme.

– C’est bien peu pour reconnaître si vous vous convenez, fit madame Béruel avec un léger soupir.

– Nous nous convenons, nous en sommes sûrs, n’est-ce pas ? dit Max en se tournant vers Lucie. Depuis trois ans que nous nous voyons presque tous les jours, nous avons pu nous en assurer.

– Il n’en est pas moins vrai, reprit la mère, qu’au jour de l’an dernier, il y a trois ou quatre mois, vous ne songiez pas à vous marier ; c’est le mariage de votre cousin Georges qui vous en a donné l’idée.

– Oh ! s’écria plaisamment le jeune fiancé, pouvez-vous croire que Lucie ne soit pour rien dans mon changement ? Vous êtes bien sévère, madame ; esquisseriez-vous déjà votre rôle de belle-mère ? Ne voulez-vous pas plutôt croire avec moi que j’ai trouvé ici mon chemin de Damas ?

Lucie souriait, sa mère ne put s’empêcher d’admirer la grâce naïve et confiante de ce jeune amour, et l’entente la plus parfaite régna dès lors entre les trois personnes.

Six semaines ! c’est bien long quand on attend une date dans l’inaction et le chagrin ; mais c’est bien court pour les préparatifs d’un mariage. On a certainement mis plus d’une fois au compte d’une impatience d’amoureux un désir d’en finir, qui n’était après tout que le vœu du marin aspirant au port après une longue et pénible traversée. Les heureux de ce monde, en ce cas, sont les pauvres qui ne connaissent d’autres embarras que ceux de la cérémonie ; mais lorsqu’il faut combiner les convenances sociales avec les devoirs de la famille, donner satisfaction aux exigences de ceux-ci, aux prétentions inavouées de ceux-là, un mariage devient une série de supplices, de déboires, de mécomptes qui ne cessent pour le fiancé qu’à la fin du repas de noces, heureux encore quand sa mauvaise chance ne le poursuit pas plus loin !

Ce qu’il y a d’extraordinaire, c’est que la vue de ces préliminaires ennuyeux, au lieu de décourager les autres jeunes gens, les pousse souvent à se marier aussi. Les gens superstitieux disent qu’on n’entend jamais parler d’un mariage sans apprendre bientôt qu’il s’en prépare un autre ; il y a du vrai dans cette opinion, bien que le fait ne se produise pas avec une régularité frappante. Est-ce la pompe nuptiale qui monte à la tête des célibataires et les grise ? Dans le cas présent, il est certain que, sans le mariage de son cousin Georges Varin, Max n’eût pas encore songé à épouser Lucie, qu’il considérait cependant comme la plus charmante fille du monde.

Max était devenu amoureux de Lucie, tout à coup, à cette noce, où le hasard, les convenances, pour mieux dire, avaient fait de lui le garçon d’honneur de la jeune fille. Il l’avait vue cent fois, aussi jolie, aussi bien mise, plus à l’aise et plus elle-même dans l’intimité de la famille, dans le laisser-aller de la vie de campagne, puisqu’il était son voisin tout proche, – et c’est pendant la célébration de la messe de mariage que le jeune homme se dit qu’il avait trente-deux ans, que les gens sérieux se marient tous, et qu’il était temps de se ranger. Lucie était indiquée, d’ailleurs, par les circonstances, pour l’aider dans l’accomplissement de ce devoir ; il se sentait aimé, il se déclara qu’il était amoureux. Huit jours après il l’était réellement, et au bout de six jours de réflexion, total quinze, il demanda la main de mademoiselle Béruel.

Pour Lucie, ce mariage était autre chose. Sa mère l’avait élevée dans une largeur d’idées qui lui avait valu maintes critiques de la part de ses amies ; mais madame Béruel était de celles qui ne se laissent pas troubler par les discours oiseux ; elle avait élevé sa fille à sa manière, et de la sorte redoutait moins pour elle les chagrins de la vie que si elle lui eût laissé ignorer les rudes vérités de l’existence.

– Vous lui laissez lire des romans ? demandait-on d’un air effarouché.

– Certainement ! pas tous, mais quelques-uns, les meilleurs, les plus vrais.

– Vous aurez bien de la peine à la marier, si vous continuez dans ces idées-là !

– Celui qui l’épousera aura une vraie femme ; il y a des hommes qui préfèrent celles-là.

On avait pris, la voyant incorrigible, le parti de la laisser dire, non celui de ne pas la blâmer ; et même Lucie n’eut pas d’amies intimes, les mères mondaines craignant le contact d’une jeune fille si singulièrement élevée. L’opinion de madame Béruel était que non seulement Lucie ne pouvait qu’y gagner, mais elle s’inquiétait un peu, en même temps, de l’isolement dans lequel grandissait son enfant ; elle se fit jeune pour lui tenir compagnie, s’efforça de la mûrir, afin qu’elle-même pût causer avec elle, et de la sorte prépara à sa fille un esprit singulièrement ferme et développé, plus viril que son sexe, et plus sérieux que son âge.

Avec tant de soins, tant de peines, madame Béruel pouvait espérer que Lucie saurait faire un choix irréprochable lorsqu’il s’agirait de mariage ; aussi est-ce avec une profonde surprise, mêlée de découragement, qu’elle vit la jeune fille se laisser entraîner peu à peu vers Max, que d’anciens liens de famille et d’amitié amenaient chez elle depuis un temps immémorial.

Max Rodey n’avait rien de ce qui pouvait justifier l’amour de Lucie, aux yeux de la mère qui l’avait élevée ; non qu’on pût lui reprocher des vices ou même des défauts importants, mais autant la jeune fille était sérieuse et réfléchie, autant Rodey était léger, superficiel et inconstant.

Madame Béruel passa bien des nuits blanches à se demander pourquoi cette étrange inclination ; elle eût pu se répondre que c’était précisément l’éducation donnée à son enfant qui l’avait portée de trop bonne heure vers la recherche d’un idéal ; le manque de points de comparaison dans les causeries entre jeunes filles, où ces demoiselles habillent si bien leurs prétendants et même ceux qui ne prétendent pas le moins du monde à l’honneur de leur main ; l’isolement moral dans lequel elle vivait, au milieu du monde, car elle sortait beaucoup avec sa mère, tout autant que les fillettes de son âge ; le besoin inné de tendresse qui est dans le cœur de la femme, ce qui fait que faute d’amie elle aimera son chien ou son chat d’une manière exagérée : – toutes ces circonstances avaient conspiré à pousser Lucie vers l’homme qu’elle voyait le plus souvent, avant même qu’elle pût se rendre compte de ce qu’elle éprouvait.

Quand elle s’en aperçut, comme c’était un cœur droit et une âme fière, elle se dit que son devoir était là, là aussi son bonheur. Heureux âge, heureuse nature pour laquelle le bonheur et le devoir n’étaient qu’une seule et même chose ! Et elle aima Max... comme on aime à dix-huit ans, c’est-à-dire sans savoir ce qu’on fait.

Ce fut un grand chagrin pour la mère : elle avait rêvé autre chose ; elle avait espéré pour sa fille un homme élevé dans d’autres idées, d’autres principes, un homme qui eût fait un meilleur emploi de sa vie, un mari digne, en un mot, de la femme exceptionnelle qu’elle s’était plu à faire de Lucie. Le hasard avait déjoué ses plans ; elle essaya de lutter un peu ; mais quand elle s’aperçut du danger, il était trop tard.

Elle consulta deux ou trois vieux amis : tous furent d’accord pour lui assurer que ses craintes étaient exagérées, que Max était un homme charmant ; sa position d’intéressé dans une grande maison de commerce lui faisait à la fois des revenus très beaux et de nombreux loisirs ; sa femme ne serait donc pas négligée pour les affaires, comme il arrive souvent. Que pouvait-on reprocher à cet aimable garçon ? Quelques liaisons passagères avec des femmes dont la vertu n’avait jamais été célébrée par aucun poète ? Mais tous les hommes ne sont-ils pas dans le même cas ? Madame Béruel avait-elle la prétention exorbitante de donner à sa fille un époux qui n’eût jamais aimé d’autre femme ? Le passé du jeune homme n’était-il pas au contraire une garantie de l’avenir, puisque Max, après avoir, comme on dit, « semé sa folle avoine », aspirait aux douceurs du foyer ?

La mère, persuadée, non convaincue, ne tenta plus de s’opposer au destin ; et quand Max lui demanda la main de Lucie, si elle réclama deux jours pour réfléchir, ce fut uniquement pour la forme, peut-être aussi pour avoir le temps d’imprimer dans l’esprit de sa fille quelques-unes des tristes vérités de la vie conjugale ; mais son consentement était donné depuis longtemps, quoique à regret.

La nouvelle de ce mariage causa quelque surprise. Rodey était l’homme auquel on eût le moins songé comme époux pour Lucie ; cette « savante », comme on la nommait avec quelque ironie, épousait ce grand scélérat, cet aimable vaurien ? Singulier ménage ! disaient les uns en souriant. D’autres, la bouche pincée, ajoutaient : « Bien étrange, en vérité, et bien mal assorti ! » Celles-ci étaient les demoiselles mondaines qui auraient trouvé dans la personne de Max le mari de leurs rêves de fortune et de plaisir.

La veille du jour fixé, vers neuf heures du soir, madame Béruel entra dans la chambre de sa fille ; c’était un joli nid bleu et blanc, bien que Lucie fût brune ; mais l’éclat de son teint défiait toutes les nuances. Tout ce que la tendresse maternelle peut ajouter au confort que procure une brillante aisance était rassemblé dans cet asile aimable.

La jeune fiancée mettait la dernière main aux apprêts de sa toilette du lendemain ; à l’entrée de sa mère, elle se retourna avec un sourire sur les lèvres, mais madame Béruel vit qu’elle avait pleuré.

– Cela te fait donc un peu de peine de me quitter ? dit-elle à sa fille en la prenant dans ses bras.

Lucie ne répondit qu’en serrant sa mère plus étroitement. C’est à cette heure décisive qu’elle comprenait le vide et la tristesse que son départ allait laisser dans cette maison.

– Ne me regrette pas, dit madame Béruel avec douceur ; – depuis des années qu’elle prévoyait cette séparation, elle avait su préparer son courage. – Ne pense pas à mon chagrin ; c’est le sort de ceux qui restent de ressentir la douleur de la séparation, pendant que ceux qui s’en vont sont distraits par les incidents du voyage... Moi aussi j’ai quitté la maison de ma mère, autrefois, pour suivre mon mari, et ma mère est restée seule, comme je resterai demain. Ne pleure pas, ma Lucie : ce chagrin-là est de ceux qu’on ne peut éviter ; il faut savoir s’y résigner ; ce qui me trouverait sans force, ce serait de te voir malheureuse...

– Je ne serai pas malheureuse, murmura Lucie.

– Dieu le veuille ! mais tu peux l’être ; ne le sois pas par ta faute ; vois-tu, ma fille, on a du courage pour subir les épreuves imméritées, mais les maux qu’on s’attire par sa propre faute sont tellement cuisants que l’âme humaine ne peut les supporter.

Elles s’assirent toutes deux sur le petit canapé où elles avaient fait côte à côte tant de bonnes lectures, tant de douces causeries, et madame Béruel, après un court silence, reprit :

– Je n’ai guère envie de t’adresser une homélie, j’ai trop de choses à te dire pour que je parvienne à en expliquer la moitié ; cependant, avant que tu aies prononcé le mot qui t’enlèvera à jamais ton libre arbitre, il faut que tu saches une chose : c’est que la loi te livre absolument sans défense à l’homme que tu épouses. Aujourd’hui je puis te protéger, demain je ne pourrai plus rien. Tu dois accepter tout ce qui viendra de lui, le mal comme le bien, et jamais, jusqu’au tombeau, tu ne trouveras de protection contre ton mari, s’il te blesse ou te nuit. Tu n’auras plus de recours contre lui, même pour protéger tes enfants, qu’au moyen d’une séparation que les juges prononcent rarement en faveur de la femme, et qui te laisserait veuve sans l’être, liée en tout, indépendante seulement du côté de la fortune, que j’ai mise par contrat à l’abri de tout danger.

– Mais, dit Lucie, pourquoi me parler de ces tristes choses ? Ne croyez-vous donc pas que je sois heureuse avec Max ?

– Toutes les fiancées parlent comme toi, mon enfant : il faut savoir tout prévoir, afin de n’être surpris de rien. J’espère que tu seras heureuse ; mais si tu allais ne pas l’être !... Sache aussi que ton mari qui te prend tout, tout ton être, toute ta liberté, te donne un bien qui pour lui passe avant tous les autres, avant toi-même qu’il aime de tout son cœur pourtant ; ce bien qu’il met dans tes mains, dont tu deviens dépositaire, c’est l’honneur de son nom. Les jeunes filles ne savent pas assez la grande valeur de ce nom qu’elles reçoivent ; pense qu’il t’appartient désormais de rendre ce nom respectable ou ridicule, de faire montrer ton mari au doigt ou de lui attirer le respect dû à un honnête homme, époux d’une honnête femme. Pense que pour un mot imprudent, pour un regard de coquetterie, pour un geste mal interprété, ton mari peut te revenir un jour la poitrine trouée d’une balle. Pense que rien au monde, ni ton repentir, ni tes expiations, ne pourrait laver non seulement une tache, mais le semblant d’une tache sur cet honneur qu’il va te confier. Pense aussi que s’il te trompait jamais, les représailles ne seraient ni loyales ni justes ; car dans nos mœurs, la femme trahie par son mari n’est pas ridicule, elle est à plaindre ; tandis que l’homme trompé par sa femme devient le jouet de ses amis mêmes. Pense encore qu’en te vengeant ainsi, tu t’avilirais mille fois plus que l’homme qui t’aurait donné l’exemple ; car, pour lui, ce ne serait qu’un retour au passé, et toi, tu foulerais aux pieds toute ta vie de femme pure et respectable... Cette triste vengeance serait le déshonneur pour tous deux, même si le monde n’en savait rien...

– Mère, est-ce que vous pensez que Max pourrait me tromper un jour ? demanda Lucie d’un ton presque indigné.

La mère regarda sa fille et n’eut pas le courage de dire oui.

– Non, fit-elle en détournant les yeux, non, je ne le crois pas ; mais il peut changer... Je devais te dire tout cela, c’est fini, je ne t’en reparlerai plus ; prends mes paroles comme un simple avertissement, c’est un devoir que je remplis ; ne songe plus qu’à la responsabilité de l’honneur que Max te confie : cela, c’est ton palladium, ce doit être le guide et la règle de toute ton existence. Tu es lassée, et la journée de demain sera fatigante ; dors, ma Lucie, dors paisiblement. Tu sais que je t’aime, n’est-ce pas ?

La jeune fille lui répondit par un de ces regards qui avaient chez elle tant de charme et de profondeur.

– Tu ne m’en veux pas de t’avoir parlé de choses si tristes ?

– Non, mère, je sais que c’est pour mon bien, mais j’ai confiance ; oh ! si vous saviez comme j’ai confiance en l’avenir !

Restée seule, Lucie se plongea dans une extase dorée, où son fiancé, la cérémonie du lendemain, ses souvenirs d’enfance les plus heureux et les plus doux, semblaient faire autour d’elle une auréole lumineuse. C’était une sorte de rêve à demi éveillé, plus doux que les plus douces réalités, qui la conduisit jusqu’au matin, sans qu’elle eût conscience des heures. Le lendemain, à midi, elle était madame Rodey, « pour la vie et l’éternité », lui dit le prêtre qui bénissait son mariage.

II

– Eh bien, ma nouvelle cousine, vous voici donc aussi prise dans la nasse, la grande nasse ? demanda joyeusement Georges Varin à la jeune mariée, lorsqu’après le repas de noces on se dispersa dans les salons de l’hôtel à la mode qui leur offrait l’abri banal de ses corniches dorées.

Lucie sourit d’un air heureux ; tout lui paraissait adorable : le dîner auquel elle n’avait pas touché, les visages des invités, les toilettes des dames, jusqu’aux cravates blanches des messieurs, un peu fripées cependant par les diverses péripéties de la journée.

– Savez-vous ce que c’est que la grande nasse, ma cousine ? demanda la petite madame Georges Varin en s’approchant du groupe. Demandez à votre mari qu’il vous fasse lire les Quinze Joyes de Mariage, et vous le saurez.

– Il faut garder cela pour quand la lune de miel sera finie, reprit Georges, en réponse au sourire inquiet de Lucie ; Berthe est vraiment trop pressée de vous faire connaître l’envers du bonheur.

Berthe se mit à rire ; ses dents blanches avaient l’air de petites amandes, et ses lèvres rouges ressemblaient à des cerises ; elle secoua ses cheveux blonds follets, que jamais elle n’avait voulu soumettre à la règle d’alors, aux bandeaux plats, lissés soigneusement.

– Regardez donc, Georges, si notre cousine n’a pas l’air absolument indignée. Ses yeux vous demandent clairement : Est-ce que les lunes de miel finissent ?

– Mais oui, cousine, elles finissent ! répondit le jeune homme en répondant directement à la question muette que lui adressait en effet Lucie ; la nôtre est finie depuis un grand mois, n’est-ce pas, Berthe ?

– Oh ! mais nous, nous n’en avons pas eu, répliqua la jeune femme d’un ton insouciant ; cela se passe de mode, vous savez, et nous sommes si comme il faut, nous autres gens du monde !

Georges regarda sa femme d’un air singulier, moitié reproche, moitié raillerie ; mariés depuis deux mois à peine, ils se sentaient aussi étrangers l’un à l’autre que s’ils fussent venus des extrémités de la terre se rencontrer par hasard dans ce salon banal, pour se séparer cinq minutes après. Ce n’était pas la faute du mari ; ce n’était peut-être pas non plus celle de la femme ; c’était probablement celle des parents qui avaient arrangé ce mariage pour la plus grande gloire de leurs fortunes et de leurs convenances. Les jeunes époux ne devraient-ils pas hériter conjointement un jour d’une propriété à mur mitoyen ? Ce mariage épargnait bien des procès dans l’avenir ; les conditions d’âge étaient satisfaisantes ; Georges n’avait pas d’objection valable à présenter ; Berthe le trouvait aimable et joli garçon ; la cérémonie eut lieu, et, vingt-quatre heures après, les mariés s’apercevaient qu’ils n’avaient aucun point de sympathie commune.

Le cas n’est pas rare ; tout dépend de la façon dont on prend ce petit inconvénient. Les gens bilieux, à tempérament tragique, conçoivent immédiatement des haines forcenées, qui parfois s’arrêtent en route, comme un chien de chasse qui suit une fausse voie, et parfois conduisent tout droit en cour d’assises ; les gens sanguins font des scènes de temps en temps, et prennent leur mal en patience le reste de l’année ; les gens nerveux... les gens nerveux ont tant de manières de se conduire en semblable circonstance qu’on n’en finirait pas de les énumérer. Georges était nerveux ; il prit son parti en homme dépité, car sa femme était charmante, et c’était un honnête homme, disposé à embrasser sérieusement la carrière du mariage et à y mettre le meilleur de son âme ; quant à Berthe, elle se dit que c’était une affaire manquée, et voilà tout. Au demeurant, ils étaient tous deux bien élevés et savaient se conduire noblement dans les circonstances désagréables. Berthe était jolie ; leur train de maison leur permettait de ne se rencontrer que lorsqu’ils le voulaient bien ; ils se résignèrent à vivre ainsi toute leur vie. C’était payer cher l’erreur de leurs deux familles ; mais ils furent d’accord pour reconnaître qu’il n’y avait pas moyen de faire autrement. Lucie regardait avec une curiosité mêlée d’un vague effroi ces jeunes gens qui parlaient ainsi du mariage. Se pouvait-il qu’on cessât de s’aimer ? et qu’on pût le dire tout haut, avec un sourire et une plaisanterie ? Il lui semblait, à elle, qu’un tel malheur eût envahi son existence au point de la rendre incapable de songer à autre chose.

Comme elle frissonnait à cette pensée, elle vit s’approcher son mari, son mari ! celui que depuis deux ans elle considérait comme le type de la beauté et du mérite masculins, le seul homme qu’elle eût jamais regardé avec trouble. Il venait à elle, l’air heureux, les yeux brillants, le sourire sur les lèvres... elle sentit son cœur battre fort, puis mourir en elle, à la pensée qu’elle l’aimait, qu’il l’aimait, qu’on ne pouvait plus les séparer, et, par un retour singulier sur ce qu’elle venait d’entendre, elle jeta un regard sur le jeune couple près d’elle.

Ce n’est pas à Lucie, mais à Berthe, que Max avait adressé la parole ; ils causaient comme de vieux amis, dans ce langage aisé, frivole, incorrect et amusant, qui change tous les mois et fait le tour de Paris, marquant par son plus ou moins d’actualité la sphère sociale où vivent les causeurs. La langue que parlaient Berthe et le nouveau marié était le plus pur argot des salons élégants ; pas une expression vieillie, c’est-à-dire en retard seulement de huit jours, mais la fine fleur des quolibets parisiens. En les écoutant, Lucie resta interdite. Il y avait donc un monde, des habitudes, un langage dont elle n’avait pas l’idée ! Son mari savait tout cela, lui : il le lui apprendrait, autant du moins qu’elle en devrait savoir pour ne pas paraître gauche dans le monde où l’on s’exprimait ainsi.

– Ils vont bien ! dit la voix de Georges.

Lucie tressaillit ; cette voix la ramenait au lieu présent, et elle était déjà bien loin dans son rêve, comme dans tous les rêves où paraissait Max.

– Qui ? demanda la jeune mariée.

– Ma femme et votre mari. Ils s’entendent sur un tas de choses dont j’ignore le premier mot... N’est-ce pas singulier que des gens intelligents puissent se désintéresser ainsi de ce qui amuse si fort d’autres gens non moins intelligents ? Pour ma part, j’avoue que les courses et les régates me laissent froid, ainsi que bien d’autres choses.

Les courses et les régates n’avaient pas non plus une influence prépondérante sur les pensées de Lucie ; mais elle n’eut guère le temps de faire cette réflexion ; car on l’entourait de tous côtés, et son rôle de mariée, rôle si fatigant et si pénible, n’était pas encore terminé.

Une demi-heure plus tard, madame Béruel s’approcha de sa fille et lui dit à l’oreille, sans affectation :

– La voiture est en bas.

Lucie tressaillit. Elle allait donc partir. Cette soirée aurait un terme ! Elle ne savait plus l’heure qu’il était, ni rien de ce qui touchait à la vie réelle. Elle se leva docilement, et suivit sa mère dans un petit salon, dont la porte restée ouverte laissait voir la foule brillante et bigarrée des invités. Pendant que madame Béruel lui donnait d’une voix émue quelques indications relatives à la journée du lendemain, la jeune femme distraite regardait par cette baie lumineuse le groupe formé par Max et madame Varin. Assise auprès d’une console, la tête tournée de côté, elle riait avec une coquetterie provocante, et lui, à demi penché vers elle, lui parlait avec une familiarité contenue, qui ressemblait fort à de la galanterie. Un domestique s’approcha et lui dit un mot à voix basse. Il fit un mouvement pour quitter la jeune femme, mais elle se mit à rire derrière son éventail, avec un regard railleur qui retint Max.

– Vous êtes bien pressé ? disait ce coup d’œil audacieux.

– Mais non, vous le voyez, répondit le geste du jeune homme.

En effet, il avait posé ses deux mains sur le dos d’une chaise, et causait comme auparavant.

Le domestique revint à madame Béruel.

– Vous avez dit à monsieur que la voiture était prête ? demanda celle-ci, qui, de sa place, ne pouvait voir son gendre.