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Henry Gréville

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Beschreibung

Le « charmant enfant » de madame Goréline, son fils Eugène, était un enfant terrible pareil à tous les autres, ni plus ni moins intelligent, mais d'une impertinence adorable avec son père, comme du reste on aurait pu le conclure sans le voir, rien qu'à la façon dont madame Goréline parlait à son mari en présence de leurs enfants. Le dîner, mesquin et prétentieux, était exactement ce que promettait le salon grenat. Il y avait un poisson délicat, mais trop petit pour le nombre des convives, dont deux ou trois n'eurent en partage que quelques bribes noyées dans un flot de mayonnaise. La salade était faite avec de l'huile rance achetée au plus près et du vinaigre aqueux, produit de fabrication domestique ; ainsi du reste. Le repas s'écoula d'ailleurs sans encombre. La maîtresse du logis comblait Boris de prévenances et de bons morceaux ; Eugène, encore intimidé par la présence du nouveau venu, se tenait d'une façon satisfaisante, et le général était si fort absorbé qu'il n'ouvrit pas la bouche après le premier compliment expédié en quatre mots : - Enchanté de vous voir.

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Sonia

Pages de titreIIIIIIIVVVIVIIVIIIIXXXIXIIXIIIXIVXVXVIXVIIXVIIIXIXXXXXIXXIIXXIIIXXIVXXVXXVIPage de copyright

Henry Gréville

Sonia

Henry Gréville, pseudonyme de Alice Marie Céleste Durand née Fleury (1842-1902), a publié de nombreux romans, des nouvelles, des pièces, de la poésie ; elle a été à son époque un écrivain à succès.

I

« On demande un étudiant pour passer l’été dans une famille, à la campagne. Pour les conditions, s’adresser à madame la générale Goréline, à la Tverskaïa, maison Mialof, à Moscou. »

– Pourquoi pas ? se dit Boris Grébof en repliant le journal où il venait de lire cette annonce. Pourquoi pas là aussi bien qu’ailleurs ? Il faudra toujours commencer par un bout, autant vaut aujourd’hui que demain.

Il se leva, passa son léger paletot de printemps, et sortit pour tenter la fortune.

On n’aurait pu l’accuser de mettre trop d’empressement à cette démarche : il s’en allait d’un air nonchalant en regardant à droite et à gauche. La Tverskaïa était loin de chez lui ; pour s’y rendre, il avait à traverser toute la ville chinoise, ce bazar pittoresque de Moscou, plus semblable à une ville byzantine du moyen âge qu’à un quartier de capitale au dix-neuvième siècle. Il s’arrêtait partout, prêt à rebrousser chemin sous le plus léger prétexte. La destinée ne fournit pas l’ombre d’une excuse à son indécision, et il arriva devant la porte de la générale Goréline sans avoir trouvé moyen de reculer. Il entra.

Au bruit que fit, en retombant, la double porte vitrée, un suisse vêtu d’un uniforme vert très râpé, orné de galons jaunes très graisseux, émergea d’une petite niche placée en sous-sol. Une forte odeur de soupe maigre, aux choux aigris et aux champignons secs, accompagna cette apparition.

– Qu’est-ce qu’il vous faut ? demanda-t-il d’un ton familier et impertinent en examinant le jeune homme de la tête aux pieds.

– Ce qu’il me faut ? répliqua Grébof avec une inflexion de voix exactement semblable ; il faut que je voie la générale Goréline.

– Ah ! vous venez pour la place ? Vous êtes un étudiant, à ce que je vois ? eh bien, montez là-haut.

– Où ça, là-haut ?

– Au quatrième, tout en haut. Il en est déjà venu beaucoup d’étudiants, mais ils n’ont pas convenu.

– C’est encourageant, murmura Grébof en gravissant, non sans efforts, les deux derniers étages roides comme une échelle de meunier, surtout en comparaison des deux premiers, confortables comme un escalier d’archevêque. Un suisse qui se mêle des affaires de la famille et un escalier auquel on grimpe comme à un mât de cocagne !... Bah ! je ne conviendrai pas non plus, et le premier pas sera fait tout de même.

Il s’arrêta « tout en haut » devant une porte revêtue de drap déteint, ornée d’une plaque de cuivre au nom de Stépan Pétrovitch Goréline, et sonna. On fut longtemps sans lui répondre. D’assez mauvaise humeur, il allait recommencer d’une main plus vigoureuse, quand il entendit derrière la porte les pas pressés d’un domestique. Le serviteur s’arrêta un instant, sans doute pour boutonner les derniers boutons de sa livrée, puis il ouvrit, et Boris se trouva en face d’un petit homme, à l’air craintif.

– La générale Goréline ? demanda l’étudiant en examinant le vêtement du domestique, blanchi sur les coutures et usé aux boutonnières.

La maison ne lui disait rien de bon, et il avait envie de s’en aller.

– Madame est chez elle, répondit le petit homme d’une voix enrouée. Vous venez pour la place, monsieur ?

– Oui, pour la place, fit brusquement Boris exaspéré. Il paraît que tout le monde sait cela, chez vous.

Le petit homme, tout effaré, recula d’un demi-pas et répondit d’un air ahuri :

– Madame a ordonné de recevoir tous ceux qui viendraient pour la place. Veuillez entrer.

Boris fut introduit dans un salon meublé de velours grenat. Les tentures avaient cruellement souffert des mites, le papier était terni par endroits, le bois des fauteuils avait perdu son vernis, et le tapis usé qui couvrait une partie du parquet témoignait, par la bizarrerie de son dessin, qu’on en avait coupé et rapiécé les endroits les plus endommagés.

Un portrait en pied du général Goréline, avec toutes ses décorations et des canons dans le paysage, ornait le mur de gauche. À droite, un canapé, à moitié barricadé par une table couverte d’albums, était surmonté d’un autre portrait, également en pied, tout aussi peu remarquable comme exécution, mais dont l’original avait dû être d’une beauté incontestable. Les traits fins et comme ciselés dans l’ivoire étaient rehaussés par un coloris plutôt doux qu’éclatant, semblable aux teintes des roses du Bengale que l’automne a fait pâlir. L’expression de ce visage était celle de tous les portraits de commande, souriante et nulle.

– Si c’est madame Goréline, se dit Boris en l’examinant, elle a été bien jolie ; il a dû lui en rester quelque chose.

Un froufrou de soie se fit entendre, Boris se retourna ; madame Goréline en personne traversa le salon, fit un léger salut au jeune homme et vint s’asseoir juste sous son portrait.

Cette habitude prise dans sa jeunesse, pour bien prouver « que la ressemblance n’était pas flattée », lui était devenue fatale avec le temps. Les dents avaient noirci, le nez s’était fait rouge et pointu, un sourire aigre et mielleux avait remplacé chez l’original la banalité souriante de la copie...

– Il ne lui en est pas resté grand-chose, se dit Boris en achevant sa réflexion, pendant que madame Goréline lui indiquait un fauteuil et proférait en français le sacramentel :

– Prenez place, je vous prie. – Vous désirez passer l’été chez nous ? dit la dame d’un air aimable.

Boris s’inclina en signe d’assentiment.

– Voici ce que c’est, continua-t-elle ; il faudrait vous occuper de mon petit garçon Eugène. Il a onze ans, il est bien gentil ; – ce n’est pas parce que je suis sa mère, – mais, vraiment, tout le monde s’accorde à le trouver bien gentil ; nos voisines de campagne l’adorent. Je veux qu’il entre au gymnase à l’automne, et il faudrait le préparer, mais bien comme il faut, vous savez, sur toutes les sciences et les langues aussi. – Vous parlez le français ?

– Oui, madame.

– Et l’allemand ?

– Je parle mal cette langue, n’en ayant pas l’habitude ; mais je peux l’enseigner autant qu’il le faut pour l’examen d’entrée.

– Le latin et le grec ?

– On ne demande pas tant de choses pour la première classe des gymnases de garçons, répondit Boris en réprimant un sourire ; – la conversation commençait à l’amuser ; mais je connais également ces deux langues. Depuis trois ans, à l’Université, je suis les cours de la Faculté de philosophie.

Madame Goréline devint immédiatement plus communicative.

– C’est que, voyez-vous, il faut être si instruit pour ne pas rester court devant les questions que font les enfants ! – les enfants intelligents, bien entendu ! Moi-même, parfois, je ne sais que répondre aux questions de mon fils : – je réponds toujours, cependant, car il faut conserver son prestige, mais... enfin, vous savez vous-même... vous avez l’habitude des enfants.

– Pas la moindre ! répondit nettement Boris.

– Ah ! je croyais... Vous n’avez donc jamais accepté de place pour l’été ?

– Non, madame, c’est la première fois.

– Ah !... Et vous êtes étudiant depuis trois ans ?

– Oui, madame.

– C’est singulier...

Elle s’arrêta devant le regard ferme et un peu dédaigneux du jeune homme, et n’osa continuer le cours de ses investigations.

– Il est singulier, reprit-elle, après une seconde de silence, que vous n’ayez jamais passé l’été dans une famille ; mais, pour moi, ce n’est pas un défaut, au contraire ; vous serez pour mon fils plutôt un compagnon qu’un maître, et c’est ce que je désire.

– Compte là-dessus ! se dit Boris in petto ; mais il garda cette réflexion pour lui.

– Nous passons l’été dans le gouvernement de Smolensk, où j’ai une terre. Nous partons le quatorze mai, c’est-à-dire de mardi en huit. Vous pouvez venir avec nous, si vous le désirez, ou bien nous rejoindre le lendemain : il y a une diligence qui vous met à dix verstes de chez nous. Je vous donnerai cela par écrit. Vous aurez du temps libre, car mon Eugène est encore bien enfant, et quatre heures d’occupation par jour lui suffiront. Vous pourrez monter à cheval ; nous avons une rivière, on se baigne en été, – enfin vous ferez partie de la famille, ajouta la dame avec un sourire très engageant qui découvrit quelques mauvaises dents.

– Comme c’est commode ! Tout de suite, à première vue ! se dit Boris, continuant son soliloque intérieur. Mais tout cela l’amusait.

– Quant aux appointements, reprit madame Goréline en devenant beaucoup plus sévère, je donne vingt roubles par mois, pendant trois mois ; ce qui fait soixante roubles pour l’été.

Ces derniers mots parurent lui causer quelque regret, car elle se tut, et se mit à pétrir son mouchoir de batiste, déchiré auprès du chiffre brodé.

– Je ne puis consentir à moins de cent roubles pour les trois mois, dit Boris d’un ton poli, mais résolu.

– Cent roubles argent pour préparer un petit garçon au gymnase ! mais vraiment, monsieur, la peine est si peu de chose ! Vous pourrez faire tout ce que vous voudrez de votre temps !...

– Je ne sais pas si ma peine sera petite ou grande, interrompit Boris tranquillement ; mais je ne peux pas accepter moins de cent roubles.

La dame resta très embarrassée.

Boris lui plaisait : sa modestie, sa dignité, un vague sentiment de la supériorité de ce jeune homme, peut-être, – sentiment assez indécis pour ne pas blesser l’amour-propre, assez net pour se procurer la secrète jouissance de se dire : « J’ai chez moi, pour une somme de..., un homme supérieur ! » – tout cela l’avait impressionnée.

– Il est très comme il faut ! se disait-elle ; mais cent roubles !

– Je regrette, madame, que nous ne puissions nous entendre, dit Boris en se levant.

Il avait dit cela en français, et si bien, avec un accent si peu moscovite, que la dame le retint par la manche et le fit rasseoir.

– C’est votre dernier mot ? dit-elle.

– Je ne marchande jamais ! fit-il un peu dégoûté.

– C’est une somme énorme ! Mais puisque vous le voulez, il faut bien en passer par là ! (Elle avait fait ses petites réflexions.) Comme vous aurez tant d’heures libres, vous aurez la complaisance de donner à ma fille quelques leçons de grammaire française. Elle a terminé ses cours l’année dernière ; mais je crains qu’elle n’ait un peu oublié... Lydie ! cria-t-elle.

– Maman ! répondit une jeune voix.

– Viens ici.

La porte s’ouvrit, et Boris vit entrer l’original du portrait auquel avait jadis ressemblé madame Goréline ; mais un original souriant, rougissant, à la mine triomphante, un peu railleuse, fière de sa beauté, sûre de son empire... C’était mademoiselle Lydie Goréline

– Lydie, mon enfant, dit la mère, voici monsieur... comment vous nommez-vous ?

– Grébof, Boris Ivanovitch.

– Voici Boris Ivanovitch qui passera l’été avec nous, à la campagne, et qui veut bien t’aider à apprendre ton français.

La jeune fille jeta sur Grébof un regard moitié boudeur, moitié satisfait... – satisfait sans doute d’avoir pour commensal un joli garçon : Boris était très bien de sa personne ; – et boudeur à l’idée de repasser ce malheureux français.

– Venez dîner dimanche, Boris Ivanovitch, vous ferez connaissance avec mon mari ; et puis vous verrez mon Eugène ; il est à la promenade en ce moment : c’est bien dommage : j’aurais bien aimé vous le faire voir. Enfin, ce sera pour dimanche.

Là-dessus, malgré les instances de la maîtresse du logis qui voulait le retenir encore, Boris se leva, salua les deux dames et se retira. Le petit domestique effarouché vint lui donner son paletot, et pendant qu’il le mettait dans l’antichambre, il entendit Lydie dire à sa maman d’un ton bien décidé :

– Je ne veux pas, maman, et je ne veux pas ! Je déteste la grammaire, et je ne la repasserai pas !

– Écoute donc, ma chère, lui disait madame Goréline : cet étudiant nous coûte très cher, il faut bien l’utiliser !

– Je ne veux pas l’utiliser ! répliqua mademoiselle Lydie.

La porte se referma, et Grébof n’en entendit pas davantage.

Comme il sortait, le suisse râpé réapparut dans la porte de sa cahute.

– Eh bien, quoi, monsieur ?

– Eh bien, mon brave, « nous nous sommes convenu », dit Boris en riant, cette fois, de bon cœur.

– Le général en sera bien aise, dit le suisse : tout ce remue-ménage l’ennuyait assez.

– Tiens, le général ! au fait, je n’en ai point entendu parler ! se dit Boris. Bah ! tout est pour le mieux ! Les drôles de gens, pourtant !

II

En parcourant les rues pour rentrer chez lui, Boris éprouvait un sentiment de vague tristesse. J’ai aliéné ma liberté, se disait-il, et cette pensée l’agitait plus qu’il n’eût voulu en convenir.

– La chaîne ne menace pourtant pas d’être bien lourde ! se répondit-il à lui-même ; et trois mois, c’est si peu de chose ! Et puis cent roubles... c’est-à-dire la possibilité de ne pas donner de leçons l’hiver prochain, et de préparer ma thèse à loisir...

Pour mieux secouer cette impression mélancolique, il entra dans les jardins du Kremlin et gravit la colline. Il avait besoin de respirer à l’aise : les murs du salon grenat de madame Goréline l’étouffaient de loin.

Arrivé sur l’esplanade couverte d’églises qui couronne le Kremlin, il s’accouda sur le parapet et regarda le panorama qui se déroulait devant lui. Les dômes innombrables, les clochers de toutes formes et de toutes couleurs émergeaient partout des îlots de maisons mêlés de verdure ; un joyeux rayon de soleil faisait rutiler l’énorme coupole dorée de l’église Saint-Sauveur. À ses pieds, la Moskva scintillait comme un mince ruban bleu lamé d’acier, et plus loin, dans la campagne, les collines verdoyaient, les monastères reluisaient de mille couleurs gaies au milieu des champs fertiles et des bois au tendre feuillage printanier.

Les hirondelles volaient en criant joyeusement autour des clochers ; l’espérance vivace des jours précédents revint soudain au cœur du jeune homme. Une bouffée d’air vif et pur faillit emporter son chapeau : il le retint en riant, et, comme tous les conquérants, tous les poètes, et bien d’autres encore qui n’ont pas laissé de nom, il s’écria : « Je serai quelque chose ; l’avenir est à moi ! »

Saluant d’un geste triomphal la ville qui ignorait encore son existence, il descendit d’un pas rapide, rentra chez lui, et se mit à écrire à sa mère :

« Ma Chère Mère,

« Je vous avais annoncé que je cherchais une place pour l’été afin de pouvoir mettre assez d’argent de côté pour travailler sans obstacle l’hiver prochain. J’ai trouvé une maison où, tout en étant maître d’une partie de mon temps, je gagnerai cent roubles sans beaucoup de peine. Je suis sûr que vous en serez aussi satisfaite que moi, en pensant combien cette somme me sera utile. Certainement, j’aurais mieux aimé passer l’été auprès de vous, dans notre cher village... »

Ici Boris s’arrêta : le cher village, avec ses chétives cabanes ; la grande perche du puits, qui se prenait dans les branches des bouleaux si on la laissait remonter trop fort, et qui faisait alors pleuvoir les feuilles parfumées sur le gazon et l’eau transparente ; les chœurs de petites paysannes en robes rouges les jours de fête ; et le vieux cheval borgne, qu’il fallait constamment tirer à droite pour l’empêcher de se cogner à gauche ; et le vieux drochki de forme surannée, qui servait à sa mère pour explorer leur domaine exigu... toutes ces choses aimées, familières, empreintes du parfum pénétrant des souvenirs d’enfance, passèrent devant Boris en un instant... Il appuya sa tête sur ses deux bras croisés pendant que ses yeux se remplissaient de grosses larmes...

Pour la première fois depuis vingt ans, il ne reverrait pas, cet été, le cher village. Et qui sait ce que lui réservait cette autre demeure où il avait promis de se rendre, où il se trouvait maintenant enchaîné comme un chien de garde ?

Il se leva et fit deux pas vers la porte, prêt à rompre son engagement. Mais surmontant sa faiblesse, il reprit la plume et continua résolument :

« ... Notre cher village, où je crains que le temps ne vous paraisse long sans moi, comme il me paraîtra long loin de vous. Mais, vous savez, ma bonne mère, que notre modeste fortune ne vous permet pas de plus grands sacrifices pour mon avenir : vous vous êtes déjà privée de beaucoup de choses pour moi, et c’est à moi, maintenant, de gagner ma vie tout seul, comme le font beaucoup d’étudiants de mon âge, qui ne se plaignent pas de cette nécessité. Cependant, le sacrifice me serait trop pénible si je ne devais pas vous revoir avant les vacances de Noël : je trouverai moyen de vous rendre visite avant la reprise des cours de l’Université. Écrivez-moi, ma mère chérie, que vous m’approuvez, car si mon éloignement devait vous occasionner trop de regrets, je renoncerais à mon projet. »

Ayant ajouté quelques mots encore, il cacheta sa lettre et l’adressa à Varvara Pétrovna, propriétaire au village de Grébova, gouvernement de Kostroma.

Le dimanche suivant, il reçut une réponse. La digne femme aimait trop bien son fils pour ne pas savoir se priver de sa présence. Elle avait bien pleuré en écrivant sa lettre, mais pas une de ses larmes n’avait mouillé le papier : les images saintes devant lesquelles elle s’agenouillait matin et soir savaient seules ce que lui coûtait sa résignation.

– Mais tâche de venir me voir à l’automne, ajoutait-elle, car je me fais vieille et je ne suis pas encore accoutumée à rester si longtemps sans te voir.

Boris lisait entre les lignes, et savait bien ce que cachait cette simple demande. Il pressa la lettre sur ses lèvres, et sortit pour aller dîner chez madame Goréline.

III

Mademoiselle Lydie avait probablement pris l’étudiant en grippe à cause de la grammaire française, car elle n’assistait pas au repas de famille. Elle avait choisi ce jour-là pour aller voir une de ses amies, et vers quatre heures on vint annoncer qu’elle y restait pour le dîner. Madame Goréline n’était pas contente, et son mari, comme de juste, fut la victime élue par sa mauvaise humeur.

On ne saurait imaginer un être plus petit, plus actif et plus philosophe que le général Goréline. Habitué à ne pouvoir ouvrir la bouche en présence de sa moitié, il avait pris de bonne heure le parti du silence : – mais comme il se rattrapait quand il trouvait un interlocuteur ! Intolérant envers les autres, – en paroles bien entendu, – presque autant que sa femme l’était avec lui, il émettait des opinions tout d’une pièce, qu’on eût dites du même bronze que les canons de sa batterie ; mais l’opinion émise était oubliée aussitôt que discutée, et il n’eût pas fallu lui représenter le lendemain ses propres arguments de la veille ! Il les eût réduits en poussière avec la même aisance et la même légèreté qu’un obus traverse un blindage.

Le « charmant enfant » de madame Goréline, son fils Eugène, était un enfant terrible pareil à tous les autres, ni plus ni moins intelligent, mais d’une impertinence adorable avec son père, comme du reste on aurait pu le conclure sans le voir, rien qu’à la façon dont madame Goréline parlait à son mari en présence de leurs enfants.

Le dîner, mesquin et prétentieux, était exactement ce que promettait le salon grenat. Il y avait un poisson délicat, mais trop petit pour le nombre des convives, dont deux ou trois n’eurent en partage que quelques bribes noyées dans un flot de mayonnaise. La salade était faite avec de l’huile rance achetée au plus près et du vinaigre aqueux, produit de fabrication domestique ; ainsi du reste.

Le repas s’écoula d’ailleurs sans encombre. La maîtresse du logis comblait Boris de prévenances et de bons morceaux ; Eugène, encore intimidé par la présence du nouveau venu, se tenait d’une façon satisfaisante, et le général était si fort absorbé qu’il n’ouvrit pas la bouche après le premier compliment expédié en quatre mots :

– Enchanté de vous voir.

Les autres convives, au nombre de quatre ou cinq, peu intéressants, avaient entrepris une discussion sur les mérites respectifs des différentes races de vaches au point de vue de la viande et du lait.

Boris s’ennuyait cordialement. Son visage le trahissait peut-être, car madame Goréline s’empressa d’entamer une description fort engageante de leur maison de campagne.

On passa au salon pour prendre le café.

Boris pensait au moyen de s’éclipser sans se compromettre, lorsque tout à coup la porte du salon s’ouvrit et mademoiselle Lydie entra, toute rose, toute souriante, vêtue de blanc avec de larges rubans bleus, un bouquet de lilas blanc à la main. Boris, frappé de sa beauté rayonnante, la regarda plus attentivement qu’il ne l’avait encore fait ; elle s’en aperçut et lui accorda le plus gracieux des saluts, avec un sourire mêlé d’une nuance de satisfaction modeste.

– Tu reviens bien tôt ! lui dit sa mère. On a dîné de très bonne heure.

– Non, répondit mademoiselle Lydie en s’asseyant en face de Boris, mais je m’ennuyais et je suis partie tout de suite après le dîner.

– C’était bien la peine de rester là-bas ! s’écria Eugène. Du reste, tu as bien fait, nous avons eu de plus grosses portions de gâteau.

Madame Goréline fit les gros yeux à l’enfant terrible. Peine perdue, il continua :

– C’est que si tu avais été là, il n’y en aurait pas eu pour tout le monde : papa en avait trop pris.

Madame Goréline cacha sa colère sous un éclat de rire. Mais mademoiselle Lydie, évidemment mécontente du tour que prenait la conversation, se tourna vers Boris et lui dit de sa voix la plus douce :

– Partez-vous avec nous mardi prochain, monsieur ?

– Je ne sais encore, mademoiselle.

– Il faudrait vous décider, Boris Ivanovitch, dit madame Goréline. Si vous venez, nous prendrons la voiture et la calèche ; sinon, nous ne prendrons que la voiture, et j’enverrai la femme de chambre par la diligence.

– Nous quatre dans la voiture ? interrompit Lydie. Pour cela, non, maman ; je n’irai pas dans la voiture avec papa, qui fume toute la journée, et Eugène, qui donne des coups de pied à tout le monde.

– Qu’est-ce qui vous arrangerait le mieux ? demanda Boris à madame Goréline.

– Mais, si vous venez, je pourrais vous mettre avec Eugène dans la calèche ; alors j’emmènerai la femme de chambre.

Lydie fit un petit geste indéfinissable.

– Venez, monsieur Boris, dit-elle ; c’est très amusant de voyager en caravane, et puis on passe la nuit, en route, dans une station de poste.

– Non, dit sa mère, cette fois nous voyagerons sans nous arrêter.

– Eh bien, c’est encore mieux ; j’adore voyager la nuit, quand la rosée est tombée et qu’il fait frais.

Boris pensa à la grande forêt pleine de rossignols qu’il traversait avant d’arriver à son village, et son cœur se serra.

– Eh bien, vous viendrez, n’est-ce pas ? D’ailleurs, ajouta-t-elle en baissant la voix, il n’est pas sûr que vous ayez Eugène pour compagnon pendant toute la route.

Boris la regarda incertain, ne sachant ce qu’il devait penser.

– On vous donnera bien papa pour un bout de chemin, continua-t-elle avec un petit éclat de rire. Maman, c’est entendu, M. Boris part avec nous.

Il partit en effet avec eux ; et la malicieuse Lydie, qui venait toujours à bout de faire ses volontés d’enfant gâtée, s’arrangea si bien, qu’elle fut sa compagne dans la grande calèche, tantôt seule, tantôt avec son petit frère, pendant une bonne partie de la route.

IV

La fenêtre était ouverte, l’ombre du feuillage des tilleuls jouait mollement sur le cahier de papier blanc ouvert sur la table ; le bourdonnement des insectes remplissait le jardin ; et l’étang voisin, en plein soleil de midi, envoyait des flèches d’or dans les yeux de Boris, pendant qu’il dictait des participes à sa charmante élève devenue soumise.

La grande pièce nue dans laquelle se donnait la leçon était fraîche et même un peu humide, malgré les chaleurs de juin. Mademoiselle Lydie avait piqué, ce jour-là, une rose blanche dans les tresses de ses cheveux châtain dorés aux ondulations capricieuses. Une boucle rebelle cachait presque la fleur, qui reparaissait à chaque mouvement de la jolie tête inclinée sur le cahier.

... « Les fleurs que nous avons cueillies hier, dictait le jeune homme, seront fanées demain. » Comment écrirez-vous fanées ?

En faisant machinalement cette question, Boris, fasciné, suivait des yeux la rose blanche, qui se rapprochait de plus en plus de sa main.

Depuis un mois qu’il était arrivé à la campagne, il ne s’appartenait plus ; une force irrésistible s’était soudainement emparée de son âme sans défense.

Jusque-là, l’amour lui était apparu comme un rêve splendide, encore lointain ; et voilà que du jour au lendemain il avait cessé de vivre de sa propre vie, pour ne plus chercher la lumière que dans le regard, malicieux ou modeste, suivant les heures, de cette jeune fille fantasque.

Il l’aimait de tout son être comme on aime à son âge quand on est resté pur ; cet amour n’avait pas une grande profondeur, mais tel qu’il était, Boris en était possédé tout entier.

– Lydie, tu écris avec ton nez ! cria madame Goréline, qui passait en ce moment devant la porte ouverte.

Lydie bondit de sa chaise, alla fermer la porte avec un mouvement d’humeur et revint en riant.

Boris était devenu tout pâle. On entendit la voix de madame Goréline qui s’éloignait en grondant le jardinier. Lydie se rassit, prit la plume et répéta les derniers mots : « fanées demain ».

– Passez-moi votre cahier, dit Boris d’une voix mal assurée.

– Pas encore ; dictez-moi des vers, comme l’autre jour ! répondit Lydie en retenant son cahier à deux mains.

Boris attira à lui un recueil de morceaux choisis

– Non, pas cela, c’est ennuyeux. Dictez-moi Jocelyn, le printemps des Alpes, vous savez ?

Toujours muet, Boris prit le petit volume jaune et l’ouvrit au hasard. Lydie s’en empara et choisit une page.

– Ceci ! dit-elle en poussant le volume vers le jeune homme.

Il recommença à dicter. Sa voix s’efforçait de temps en temps de prendre un accent indifférent, puis les harmonies passionnées de cette poésie, qui est une ivresse, l’entraînaient malgré lui. Il s’arrêta brusquement, car il se sentait vaincu.

– Votre cahier, dit-il.

Et la voix lui manqua

Lydie, sans lever les yeux, posa doucement la page devant lui. Il avait le vertige ; depuis un mois qu’il la voyait tous les jours, mutine et capricieuse, railleuse et gaie, cruelle par moments, mais si complètement, si adorablement belle, il trouvait chaque jour la leçon plus difficile à donner. Rassemblant son courage, il prit le cahier pour le rapprocher de lui.

– Pardon, fit Lydie d’une voix si basse qu’il l’entendit à peine : et elle avança la main pour retourner la page.

Leurs doigts s’étaient effleurés. Boris, frissonnant tout entier, saisit cette main fraîche et rosée qui venait à lui. Elle trembla un peu, mais ne se retira pas.

Il regarda Lydie. Elle avait détourné la tête, il ne voyait plus que son cou et son oreille, couverts d’une vive rougeur. Il ne savait plus s’il existait ou si son âme avait quitté le monde réel. Les yeux tournés vers ce visage qui ne voulait plus se laisser voir, il porta doucement à ses lèvres la main qu’il tenait. Elle frémit encore et voulut se retirer.

– Lydie, je vous aime, je vous aime plus que ma vie, murmura-t-il.

Elle ne répondit pas, mais elle eut un soupir qui semblait vouloir dire : Enfin !

– Lydie, si tu as fini ta dictée, viens cueillir des fraises ! cria sa mère qui passait sous la fenêtre.

– Je viens ! répondit-elle en se levant brusquement.

Boris, comme frappé de la foudre, la regardait avec des yeux démesurément ouverts. Elle glissa vers la porte, puis, arrivée sur le seuil, elle ôta la rose blanche de ses cheveux, la jeta au jeune homme, et, toute rouge, disparut en courant.

Un instant après, Lydie passa sous la fenêtre ; il ne pouvait la voir de la place où il était resté, mais il l’entendit chanter à demi-voix la romance si connue de la princesse Kotchoubey :

Oh ! dites à ma bien-aimée que je l’aime

Comme les anges aiment Dieu.

Après les deux premiers vers, la voix s’éteignit. Boris, immobile, s’était pris la tête dans ses mains. Où cela me mènera-t-il ? se disait-il avec douleur. Je l’aime ! Et si elle m’aimait ?...

Cette idée lui rendit toute son énergie. Il se leva et alla faire un tour de jardin pour promener ses pensées. Le général Goréline se trouva sur son chemin.

La société de ce brave homme lui était agréable, et, sauf les moments qu’il passait avec Lydie et ceux où il restait seul pour rêver à elle, ce qu’il aimait le mieux était de discuter avec lui quelque point véreux de politique ou d’administration.

Le général ne raisonnait pas d’une façon très serrée, il ne disait rien de bien neuf ni de bien intéressant, mais il s’échauffait d’une manière amusante. Pendant la discussion, sa longue pipe à la bouche, il arpentait à pas pressés un petit espace de terrain. Quand il croyait avoir trouvé un argument irrésistible, après avoir aspiré deux ou trois bonnes bouffées de tabac, il lâchait brusquement sa découverte comme une bordée de mitraille, et riant de toutes ses forces, il regardait son interlocuteur en lui disant :

– Touché ! Hein ? Qu’avez-vous à dire ?

On ne pouvait lui faire plus de peine qu’en réfutant cet argument vainqueur ; rien alors n’était capable de le convaincre.

– Vous ne m’entendez pas ! répétait-il en hochant tristement la tête : ce n’est pas cela, non ; non, ce n’est pas cela !

Qu’était-ce, alors ? Nul ne l’a jamais su !

Mais tel qu’il était, Boris aimait cet honnête homme, peut-être bien un peu parce qu’il était le père de Lydie.

De son côté, Goréline, traité dédaigneusement par tout le monde dans la maison, sans en excepter les domestiques, s’était attaché à ce jeune homme qui lui parlait avec politesse.

En ce moment, courbé en deux, les mains derrière le dos, il regardait attentivement les haricots d’Espagne qui auraient dû garnir le treillis de la terrasse, et qui ne voulaient pas pousser.

– C’est bien extraordinaire, murmurait-il ; je les arrose pourtant tous les jours avec l’eau de ma barbe, comme le sergent-major me l’a dit... C’est bien extraordinaire.

En voyant venir Boris, il se redressa, et lui cria joyeusement :

– Arrivez, arrivez, jeune homme ! Il y a du nouveau dans le pays. Après trois ans d’absence, le prince Armianof est revenu dans ses terres. Son cocher est venu voir notre cuisinier.

– Qu’est-ce que cela me fait ? pensa Boris ; mais il ajouta tout haut : Si cela vous fait plaisir, j’en suis bien aise.

– Comment ! si cela me fait plaisir ! Un vieil ami, d’abord ; c’est-à-dire, c’est son défunt père qui était mon ami, et puis un joli garçon et riche ! Un promis pour les demoiselles à marier des environs ! ajouta-t-il d’un air mystérieux en baissant la voix.

– Un promis ? répéta Boris.

– Eh ! oui ! les mères aiment bien à voir leurs filles princesses, et riches par-dessus le marché ! Moi, cela me serait égal : un général d’artillerie qui a gagné son grade au service vaut bien une Excellence qui n’a pris que la peine de naître !

– Vous n’avez pas de préjugés aristocratiques ? demanda Boris, comme si cette question pouvait jamais obtenir une réponse raisonnable.

– Moi ? Aucun. D’abord, Julie Alexeïevna (c’était sa femme) en est pétrie, et vous comprenez...

– Alors... Boris n’osait s’aventurer... vous permettriez à votre fils d’épouser une jeune fille de naissance modeste, si son cœur l’y portait ?

– Parbleu ! dit le général en français ; ce mot-là, avec merci et bonjour, formait tout son bagage philologique.

En ce moment, une mignonne figure de paysanne en haillons apparut au bout de la terrasse. Elle accourait sur ses petits pieds nus, tenant à la main une des pipes du général, presque aussi longue que sa fluette personne.

– Voici, Stépane Pétrovitch, j’ai trouvé celle-ci au bout du jardin.

– Dans le pavillon ?

– Non, Stépane Pétrovitch, debout, derrière la haie, à côté de la brèche.

– Ah ! je me rappelle ! J’ai mesuré ce qu’il fallait refaire de palissade, et je l’aurai laissée là. Il m’en manque encore une.

– Je sais, je l’ai apportée ! C’est la petite, celle qui était auprès du banc rond.

– Non, une autre encore ; – je dois l’avoir oubliée quelque part du côté de l’étable.

La petite paysanne fit un signe de tête et partit en courant. Ses petits talons se relevaient régulièrement sous son jupon de laine déchiré, et ses mains pendaient le long de son corps, brunes et effilées, durcies par les rudes travaux de la terre, mais mignonnes et bien faites.

– C’est ma petite chercheuse de pipes, dit Stépane Pétrovitch ; jusqu’ici elle était vouée uniquement à mon service, mais il faut qu’elle vous ait pris en affection, car elle a prié Dounia de lui laisser faire votre chambre. C’est une petite fantasque, et qui n’aime pas tout le monde. Tenez, ajouta-t-il plus bas, elle ne peut pas souffrir ma femme.

– Pourquoi ?

– Qu’est-ce que j’en sais ! Aussi ma femme le lui rend bien ! Elle est à mon service ; c’est moi qui la paie, continua le brave homme, qui riait à se tenir les côtes, tant l’idée de payer lui-même un serviteur lui semblait incongrue et bizarre.

– Et combien la payez-vous ? demanda Boris, que ce rire contagieux avait gagné.

– Trente copecks par mois ! répondit le général en pouffant de rire. C’est une orpheline ; elle n’a jamais eu de père ; la mère est morte il y a neuf ou dix ans.

– Mais quel âge a-t-elle ? fit Boris surpris, je ne lui aurais pas donné cet âge.

– Elle a bien onze ou douze ans. Elle n’a pas été gâtée, allez ! mais je l’aime bien, au fond. Elle demeure à la cuisine avec les gens.

La petite Sophie, qu’on appelait Sonia, par abréviation, arriva en ce moment au pas de course, tenant à la main l’objet égaré qu’elle remit à son propriétaire.

Stépane Pétrovitch passait sa journée à semer des pipes dans tous les coins, et la fonction de la petite fille n’était pas une sinécure, tant s’en faut.

– Allons, Sonia, c’est bien, je te remercie, dit Goréline en passant sa main sur le front lisse et hâlé de l’enfant.

Les yeux gris foncé de la petite brillèrent de joie ; elle saisit cette grosse main pataude et la porta à ses lèvres avec un élan de reconnaissance.

– Elle est bien gentille, dit Boris sans penser qu’elle l’entendait.

L’enfant attacha sur lui son regard honnête.

– Tu fais ma chambre tous les jours, Sonia, lui dit le jeune homme avec bonté. C’est bien, je suis content de toi ; tu travailles comme une grande personne.

Par un geste tout à fait russe, Sonia passa son bras replié devant ses yeux, et regarda Boris de dessous cet abri ; ses joues se couvrirent de rougeur, et elle se sauva à toutes jambes.

Lydie apparut au bout de la terrasse, portant des fleurs dans un pan de sa robe, qui laissait voir sous son jupon brodé un joli pied mince, bien qu’un peu long.

– Bonjour, papa, fit-elle en rougissant.

Et elle vint embrasser le vieillard, tout étonné de cette tendresse inaccoutumée.

– Venez déjeuner.

Elle se pendit à son bras, sans regarder Boris, qui les suivit charmé.

Désormais les plis moelleux de cette robe lilas bornaient pour lui l’horizon.