Une trahison - Henry Gréville - E-Book

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Henry Gréville

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Beschreibung

Je ne sais, monsieur, lui dit-elle, quel motif vous pousse à me rechercher après une séparation dont la durée m'autorisait à croire que tous les liens étaient rompus entre nous. Pour ma part, je dois vous déclarer que vous m'êtes totalement étranger, et que rien ne saurait modifier sur ce point ma manière de voir et d'agir. Je vous prie donc, au nom des convenances, de me laisser la liberté dont j'ai joui jusqu'à présent et dont je n'ai pas abusé. L'existence que je mène, modeste et sans fracas, n'attire sur moi l'attention de personne ; je désire n'en point changer, et vous prie de faire droit à ce désir.

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Une trahison

Pages de titreIIIIIIIVVVIVIIVIIIIXXXIXIIXIIIXIVXVXVIXVIIXVIIIXIXXXXXIXXIIXXIIIXXIVXXVXXVIXXVIIXXVIIIXXIXXXXXXXIXXXIIXXXIIIPage de copyright

Henry Gréville

Une trahison

Henry Gréville, pseudonyme de Alice Marie Céleste Durand née Fleury (1842-1902), a publié de nombreux romans, des nouvelles, des pièces, de la poésie ; elle a été à son époque un écrivain à succès.

I

La lune brillait sur les cimes neigeuses avec un incomparable éclat ; le mont Blanc, visible malgré la distance, reluisait comme une plaque de cristal, brisée en maint endroit. Plus près, les montagnes étagées ondulaient comme des vagues immenses, dont l’irritante immobilité donne de temps en temps le besoin maladif du mouvement.

Au pied de la terrasse, les flots du Léman mouraient avec un petit bruit irrégulier, modeste et triste comme la plainte d’un prisonnier qui n’a plus d’espérance.

– Quelle nuit ! dit tout bas Valentine.

René la regarda avec des yeux où rayonnait tout ce que l’âme humaine contient d’indicible félicité.

Elle se blottit plus près de lui, il serra plus étroitement la main qu’il tenait dans la sienne, et ils restèrent muets.

Sur la route, derrière eux, les voitures revenant de Coppet roulaient à de larges intervalles, ramenant à Genève les couples heureux ou ennuyés, qui promènent à travers l’Europe mondaine le spectacle de leur passion ou de leur lassitude. Eux, plus sages ou plus prudents, enfermaient leur bonheur avec un soin jaloux ; la petite villa qu’ils habitaient depuis trois mois, cachée sous les arbres, baignée par les eaux du lac, ne révélait rien de leurs entretiens, ni même de leur présence.

Trois ans s’étaient écoulés depuis qu’ils s’aimaient ; séparés de temps en temps pour quelques semaines – quels siècles ! – lorsque le devoir de sauvegarder les apparences les contraignait à donner, chacun de son côté, un peu de temps à la famille ou à l’amitié, ils se retrouvaient ensuite avec une joie sans bornes dans quelque maisonnette au fond des bois, au bord de la mer, dans la montagne, n’importe où, pourvu qu’ils fussent réunis.

L’hiver, à Paris, dans l’appartement de René, ils avaient passé bien des heures délicieuses, amis au point d’oublier qu’ils étaient aussi des amants ; puis, entre six et sept heures, ils se retrouvaient chez Valentine, où venaient régulièrement quelques hommes d’élite, quelques femmes bonnes et intelligentes ; on jouissait là d’une heure de conversation générale, intelligente, élégante, ailée, telle qu’on n’en entend qu’à Paris, vers la fin d’une journée où l’art et la littérature ont eu leur part. La plus stricte réserve, l’observation la plus sévère des convenances ne pouvait rien trouver à reprendre dans leur attitude vis-à-vis l’un de l’autre ; mais si, lorsqu’elle lui tendait la main en lui disant : Bonsoir, mon ami, le même courant de joie traversait leurs êtres, c’était un secret qui n’appartenait qu’à eux seuls. Ils ne bravaient point le monde, et le monde les laissait en paix.

La douce nuit continuait sa course, emportant les étoiles vers le bas du ciel ; un tiède frisson passant dans le feuillage enleva quelques feuilles séchées, qui allèrent tomber en tourbillonnant dans le lac.

– Déjà septembre ! fit René avec un soupir ; bientôt nous rentrerons à Paris ; il va falloir vivre séparés, nous reprendre l’un à l’autre.

– Nous nous verrons presque autant, dit Valentine.

– Oui, mais nous ne vivrons plus ensemble ! La plus grande joie de notre amour n’est-elle pas d’être plus heureux seuls ensemble que séparés, n’importe où, n’importe avec qui ? Ah ! si nous pouvions ne plus nous quitter jamais ?...

Valentine soupira longuement et détourna la tête.

– Ne parlons pas de cela, dit-elle avec tristesse, vous savez bien que c’est impossible.

René garda le silence un instant, puis il se leva et se tint debout devant la jeune femme.

– Non, je ne le sais pas, dit-il avec un peu d’amertume ; vous me l’avez dit cent fois, et je n’ai pas compris pourquoi vous préférez vivre dans des transes continuelles, lorsqu’il nous serait si facile de renoncer au monde, et d’aller nous fixer dans un coin de terre où l’on ne nous retrouverait jamais. Vous avez allégué cent raisons ; elles sont toutes excellentes au point de vue mondain, mais pour moi elles sont sans valeur : j’ai craint souvent, Valentine, que vous n’aimiez le monde plus que moi.

Elle s’était levée aussi, et, lui jetant un bras autour du cou, d’un geste passionné, elle lui mit sa main sur sa bouche.

– Tais-toi, dit-elle, tu me fais mal.

Ils restèrent enlacés, immobiles, le cœur serré. Au bout d’un instant elle se dégagea.

– Écoute, lui dit-elle tout bas : tu veux savoir pourquoi j’ai refusé de quitter Paris, de rompre avec mes amis et ma famille, de m’enfuir avec toi au bout du monde ; pourquoi j’ai refusé ce bonheur absolu, sans limites ? Veux-tu le savoir ? Mais quand tu le sauras, tu ne me reprocheras pas d’avoir parlé, tu ne m’accuseras pas de cruauté ?

– Non, dit-il, en frémissant d’impatience.

– Eh bien, c’est parce que je t’aime bien au-delà de ce que tu crois ; je t’aime au point de n’avoir jamais vu que toi dans notre tendresse, et si j’ai refusé le don de la vie entière, c’est parce que je te savais capable d’aller jusqu’au bout du devoir que tu aurais accepté, quoi qu’il pût t’en coûter.

– Je ne comprends pas..., fit René interdit.

– Si tu m’avais fait quitter tout ce qui compose l’honneur et l’existence d’une femme élevée telle que je l’ai été, si tu m’avais fait perdre la pitié qui m’a accompagnée partout du jour où l’on m’a sue abandonnée par mon mari, tu te serais ainsi créé un devoir, n’est-ce pas ? le devoir de me protéger, de me défendre, de me disputer à ce mari, si la fantaisie lui venait un jour de me réclamer, – car cela peut arriver, René, il faut nous en souvenir... Ce devoir, je connais ton âme, tu l’aurais accompli jusqu’au bout, c’est-à-dire qu’une fois nos belles années de bonheur passées, tu serais resté mon ami et mon compagnon, tu aurais voulu vieillir à mon côté. Cette vieillesse aurait été triste et douloureuse. Ce qui fait qu’on trouve du charme même à vieillir, René, c’est que, à mesure qu’on vieillit, les liens de l’amitié, les habitudes du monde, se resserrent autour de nous et remplacent peu à peu les joies qui s’en vont... Mais si tu n’avais plus cela, quelle serait ta vie, mon cher aimé ? Que te donnerais-je en échange de ce que tu aurais perdu ?

– Si nous étions mariés, dit-il, nous vieillirions ensemble !

– Oui, mais au milieu du monde, entourés de famille et d’amis... Cher René, laisse-moi te dire aujourd’hui tout ce que j’ai dans l’âme. Nous avons trente ans tous les deux, nous sommes jeunes, la vie nous paraît facile ; mais dans quelques années je commencerai à vieillir, tandis que tu achèveras, toi, de devenir un homme ; tu rentreras alors dans la vie réelle, tu te marieras, tu auras des enfants...

– Me marier ! jamais ! s’écria René avec emportement.

– Ne dis pas jamais ; tu seras heureux alors de tout le bonheur qui concerne une vie bien remplie ; tu me remercieras alors de t’avoir assez aimé pour te donner ce bonheur-là...

– Un bonheur que tu ne partagerais pas ! fit-il amèrement. Tu ne m’aimes plus, Valentine, dis la vérité ?

Elle le regarda longuement, serrant dans les siennes les deux mains qu’il voulait lui refuser.

– Moi ! dit-elle. Crois-tu que j’aie pu vivre trois ans dans cette pensée, avec cet avenir devant les yeux, sans ressentir pour toi l’amour le plus ardent et le plus désintéressé ? Ah ! René, je t’aime cent fois plus que moi-même, assez pour faire litière de mon bonheur sous tes pieds... assez pour ne vouloir jamais être un fardeau pour toi... Oui, un fardeau, insista-t-elle, en empêchant le jeune homme de l’interrompre ; c’est ce que je serais plus tard, si je n’avais pas eu soin de laisser ouverte devant toi la porte du monde, afin que tu puisses à toute heure y rentrer le front haut...

Il s’agenouilla devant elle sur le sable.

– Valentine, dit-il, je ne suis pas digne de toi. Tu m’as peut-être jugé tel que je suis, sans énergie et sans résistance, mais je te jure que mon rêve serait de t’appartenir pour toute la vie, sans arrière-pensée, tel que me voici maintenant devant toi.

Elle le serra passionnément dans ses bras.

– Je le sais, et c’est pour cela que je dois avoir de la prévoyance pour deux. Veux-tu me promettre qu’au jour où notre amour te pèsera, tu me quitteras sur-le-champ, sans explication, sans remords ? Tu ne le peux pas, n’est-ce pas ? Alors, restons comme nous sommes, évitons le plus léger prétexte à scandale, afin que le jour où il faudra te marier, rien ne se mette entre toi et ton avenir.

– Ne parlons plus de cela, fit René en se levant avec un mouvement douloureux, vous ne pouvez pas vous figurer le mal que vous me faites.

Elle lui prit le bras, et ils marchèrent longtemps sous les allées touffues. Les grands arbres leur cachaient les étoiles, mais ils les voyaient se refléter dans le lac. Ils ne parlaient guère. Une ivresse douloureuse s’était emparée d’eux, leur serrant le cœur comme dans un étau, et ils sentaient que jamais ils ne s’étaient mieux aimés.

Ils s’arrêtèrent devant le lac, où la lune jetait une immense traînée éblouissante, semblable à une gerbe de flammes immatérielles et dorées.

– Je ne pourrais pas plus vivre sans t’aimer, dit lentement le jeune homme, que cette eau ne pourrait s’empêcher de couler.

– Si l’on en détournait le cours, pensa Valentine, elle irait arroser un autre rivage, et celui-ci resterait aride et désolé.

Elle leva les yeux sur son ami. Ce visage loyal et sincère respirait la confiance et l’honneur.

– Je te crois, dit-elle.

Ils rentrèrent dans la maison endormie.

Une lampe brûlait dans l’antichambre. Désireux de se délivrer autant que possible des ennuis du service, ils ne voulaient pas qu’on les attendît, et se servaient eux-mêmes.

Le courrier du soir était sur un plateau, près de la lampe. René ne recevait pas de lettres ; de temps en temps il allait voir à la poste s’il n’y avait pas quelque chose pour lui. Valentine seule communiquait avec quelques relations ; mais pendant leurs échappées, l’arrivée d’une lettre était toujours un petit événement. Ce soir-là, il y en avait deux sur un plateau.

Valentine fronça légèrement le sourcil en regardant une enveloppe longue et de forme étrangère, timbrée de Bâle ; puis elle décacheta rapidement l’autre missive, petit billet d’amie en villégiature, qui se souvient tout à coup de vous, entre deux parties de plaisir. René parcourait le journal du soir.

– Montons-nous ? dit-il en repliant la grande feuille.

– Oui, répondit la jeune femme. Elle prit l’autre lettre, la glissa dans sa poche, et gravit les marches de l’escalier.

Arrivée au premier, elle ouvrit une porte ; une bougie brûlait sur la table de marbre du grand cabinet de toilette, où ses vêtements de nuit l’attendaient, étalés sur une chaise. Elle jeta un sourire à son ami, et referma la porte derrière elle.

Le pas du jeune homme décrut et s’éteignit à l’autre extrémité du corridor ; Valentine écoutait, la main sur la porte, le visage contracté ; quand elle se fut assurée qu’il ne reviendrait pas pour lui parler, elle donna rapidement un tour de clef, s’approcha de la bougie, décacheta la lettre étrangère, qui tremblait dans ses mains, et courut à la signature.

C’était bien inutile ; avant d’avoir vu l’écriture, elle savait d’où venait cette lettre. Elle la reprit alors du commencement, la lut jusqu’au bout, y chercha encore deux ou trois passages qui l’avaient frappée, puis la laissa retomber sur la table et resta immobile, les yeux fixes, sans rien entendre et sans rien voir.

Le bruit de la porte de René qui se rouvrait la ramena à la réalité.

– En plein bonheur ! se dit-elle à voix basse. J’aurais mieux aimé mourir !

II

Valentine fit rapidement sa toilette, passa un peignoir flottant, et, après avoir serré la lettre dans un tiroir dont elle prit la clef, elle se rendit dans le petit salon contigu à sa chambre, où René l’attendait.

– Vous avez l’air fatigué, lui dit-il en la voyant entrer. Pas de mauvaises nouvelles, j’espère ?

– Non, du tout.

Elle s’assit auprès de lui, sur un canapé étroit où ils trouvaient place en se serrant l’un contre l’autre, et elle le regarda de toute son âme. C’était la première fois qu’elle lui mentait, depuis le premier jour où elle l’avait vu, et ce mensonge lui coûtait plus qu’un cruel sacrifice ; mais elle connaissait René et le savait sujet aux découragements ; puis, si le malheur pouvait être détourné, pourquoi affliger son ami par des inquiétudes inutiles ?

Il examinait le front pur, les yeux limpides de la jeune femme avec une sorte de soupçon.

– Vous avez la fièvre, lui dit-il.

Elle retira sa main brûlante.

– J’aurai eu froid au jardin, dit-elle précipitamment ; ce n’est rien. Vous ne m’en voulez pas, René, de ce que je vous ai dit tout à l’heure ?

– Moi, vous en vouloir de ce que vous êtes la meilleure et la plus noble des femmes ? de ce que vous avez besoin de dévouement et de sacrifice, comme les autres ont besoin de parures et de plaisirs ? Ah ! Valentine, je me demande comment vous avez pu m’aimer, moi qui ne suis qu’un enfant à côté de vous ! Que serais-je sans vous ?

– Un être bon et charmant, un peu faible, mais si loyal ! dit-elle en souriant. Tel que vous êtes, mon René, on vous aime, voilà l’essentiel !

Et la main sur la poche de son peignoir où elle avait caché la clef, elle pensait à la lettre enfermée dans le tiroir, la lettre qui détruisait le bonheur de sa vie.

– Tous les souvenirs de notre tendresse me reviennent ce soir avec un charme infini, continua le jeune homme en baisant l’un après l’autre les doigts délicats de Valentine ; je ne sais pourquoi ces chers tableaux défilent devant moi... Vous souvenez-vous de ce sentier creux en Bretagne qui descendait, descendait toujours sous une avalanche de ronces fleuries qui nous arrêtaient au passage... Il n’y avait place que pour un, vous marchiez devant, et à toute minute vous vous retourniez en souriant... C’est là que je me suis aperçu que je vous aimais, Valentine, et c’est là que je vous l’ai dit, quelques jours après...

Elle le regarda, arrêtant à grand-peine un flot de larmes qui montait tout à coup à ses yeux, et lui sourit avec une douceur infinie.

– C’est précisément ce sourire que vous aviez sur les lèvres lorsque vous m’avez tendu vos mains divines, ce sourire mouillé, où il y a des larmes... Vous pleurez, ma chérie ; qu’avez-vous ?

– C’est la joie, dit-elle, en cachant sur l’épaule de René ses yeux débordant de pleurs, c’est la joie d’être aimée ; et puis je ne sais ce que j’ai ; je crois que je suis un peu malade. Je vais me coucher ; les émotions ne me valent pas grand-chose, pas plus qu’à vous, mon ami, et nous avons remué ce soir des pensées très graves...

Elle se leva et le regarda, sa main posée sur l’épaule du jeune homme.

– Toujours et partout, dit-elle, en se penchant un peu pour mieux lire dans ses yeux ; toujours plus que tout, plus que mon bonheur, plus que mon honneur, au point de vous défendre contre vous-même s’il le fallait.

Elle s’inclina et lui donna un baiser.

– Ma vie ! dit-elle tout bas, et elle disparut.

Accablé sous le poids d’une émotion que trois ans de bonheur n’avaient pas usée, René regagna sa chambre, enivré, et cependant triste au fond de l’âme.

Valentine se mit au lit sur-le-champ et éteignit sa lumière. Il lui tardait d’être seule et de sonder l’abîme qui venait de s’ouvrir devant elle. Pour la relire, elle n’avait pas besoin d’avoir la lettre sous les yeux ; elle ne l’avait lue que deux fois, mais elle la savait par cœur.

Son mari se souvenait d’elle ! Après l’abandon le plus scandaleux, après huit années d’indifférence et d’oubli, sur un mot dit en l’air par un de ces oisifs qui parlent partout de ce qu’ils ignorent, il se souvenait qu’il avait une femme, que cette femme avait, elle aussi, des droits à la vie et au bonheur, et comme l’honneur de son nom exigeait qu’elle fût au-dessus de tout soupçon comme de tout reproche, il la sommait de le rejoindre et de vivre désormais auprès de lui !

« J’ai eu des torts, je l’avoue, écrivait M. Moissy, mais il n’est jamais tard pour se repentir ; persuadé maintenant que j’ai méconnu mon véritable bonheur, je viens vous proposer d’oublier la légèreté de ma conduite, et de me pardonner un égarement que je déplore. J’attends votre réponse avec une véritable impatience... »

Il continuait sur ce ton ; impossible de savoir s’il persiflait ou s’il parlait sérieusement ; une seule chose était claire : quelque part, il ne disait pas où, – il avait revu sa femme, elle lui avait semblé aimable et belle ; une fantaisie lui avait passé par l’esprit ; peut-être ce viveur acharné éprouvait-il le besoin de se refaire une existence paisible et bien ordonnée, – et il réclamait ses droits, avec l’accompagnement de quelques banalités polies pour faire passer sa demande.

– Non, non, et non ! criait l’âme entière de Valentine ! Non ! cet homme ne m’est rien ; j’ai mis ailleurs la confiance et le bonheur de ma vie ; il m’a abandonnée, je me suis reprise, je m’appartiens, je ne veux pas de lui ! je ne veux pas !

Elle se dit alors qu’elle ne répondrait point à cette lettre insolente ; forte des droits moraux que lui avait donnés son abandon, elle le prendrait de haut avec l’homme qui ne se souvenait de son titre d’époux que pour lui infliger une nouvelle torture. Pendant une heure elle s’arma de résolution et se confirma dans la pensée de se défendre. Puis son courage s’effondra devant l’impossibilité de la résistance, et elle se sentit faible.

Quatre années s’étaient écoulées entre le moment où Moissy avait brusquement délaissé sa femme, alors âgée de vingt-deux ans, et celui où celle-ci avait rencontré René d’Arjac. Pendant une année entière, elle avait vu le jeune homme de plus en plus souvent ; un séjour à la campagne chez une amie commune leur avait appris à se mieux connaître : quand ils eurent bien pénétré dans l’âme l’un de l’autre, ils s’aimèrent.

Que de luttes encore, avant que Valentine se décidât à déchoir de sa pureté ! Oublierait-elle jamais avec quelles larmes elle s’était donnée, avec quel désespoir profond, avec quel sentiment irréparable de sa chute ? Elle n’avait pas essayé de se justifier à ses propres yeux ; elle avait accepté sa déchéance comme le prix, moins de son bonheur que de celui de l’homme qui l’aimait si ardemment.

Elle avait pensé terminer sa vie heureuse au jour où les exigences de la société et la fin naturelle d’une passion, que ne sanctionnait pas l’éternité du mariage, mettraient René en demeure de se marier à son tour ; mais alors elle resterait seule, libre de ses actions ; elle n’appartiendrait plus à René, mais elle ne serait à personne, et elle pourrait consacrer le reste de son existence à veiller encore sur lui, de loin...

Soudain, ce rêve s’écroulait ; elle n’était pas libre ; elle n’était qu’une esclave, et son maître la réclamait...

– Oh ! René ! René ! dit-elle tout bas, en mordant le drap pour étouffer les cris d’une douleur aiguë qui traversait son cœur comme des coups de couteau.

Elle se tut soudain et resta immobile ; un bruit léger se fit entendre dans la pièce voisine, dont la porte était restée ouverte ; pieds nus, René venait écouter son souffle, pour s’assurer qu’elle dormait tranquille.

Que de fois ils s’étaient ainsi surpris l’un l’autre, inquiets, dans leur indicible tendresse, du repos et du sommeil de leur nuit ! Valentine étouffa ses sanglots, régularisa sa respiration, et parut calme. René, l’oreille tendue, écouta un instant, puis, satisfait, la croyant endormie, retourna dans sa chambre...

– Il m’envoie tout son cœur dans une pensée d’amour, se dit-elle, déchirée par une souffrance inouïe ; il songe à moi avec une bénédiction, et moi, malheureuse, je vais le perdre pour toujours !...

Elle attendit quelque temps, pour s’assurer que René s’était endormi, puis elle se leva à son tour, ferma sa porte sans bruit, alluma une bougie et se mit à écrire à son mari.

« Je ne sais, monsieur, lui dit-elle, quel motif vous pousse à me rechercher après une séparation dont la durée m’autorisait à croire que tous les liens étaient rompus entre nous. Pour ma part, je dois vous déclarer que vous m’êtes totalement étranger, et que rien ne saurait modifier sur ce point ma manière de voir et d’agir. Je vous prie donc, au nom des convenances, de me laisser la liberté dont j’ai joui jusqu’à présent et dont je n’ai pas abusé. L’existence que je mène, modeste et sans fracas, n’attire sur moi l’attention de personne ; je désire n’en point changer, et vous prie de faire droit à ce désir. »

Elle adressa sa lettre à l’hôtel que lui indiquait Moissy, et ce travail accompli, elle se sentit plus tranquille. Sa missive dûment cachée, afin que René ne pût la voir, elle retourna à son lit et dormit quelques heures d’un sommeil troublé.

Quand elle s’éveilla, elle avait tout oublié ; le soleil jouait à travers les persiennes sur le parquet de sa chambre, avec la gaieté des beaux jours d’été. L’ivresse paisible qui la saisissait à ce premier moment de réveil, lorsque le nom de René lui venait aux lèvres, inonda son cœur comme d’habitude, et elle s’accouda sur l’oreiller avec cette attente heureuse de ceux pour qui la vie a tous les jours une jouissance en réserve. La vue de sa bougie à demi consumée la rappela à la réalité.

Avec un frisson d’horreur, elle se leva et s’habilla en hâte. Un coup d’œil dans le jardin lui montra René, assis sur un banc, plongé dans la lecture d’une revue.

Avec son large chapeau de paille, son vêtement d’été flottant autour de lui, il avait un air heureux et tranquille qui réveilla toutes les angoisses au cœur de la pauvre femme.

– Il ne se doute de rien, se dit-elle. Quel coup je vais lui porter !

Restait un espoir, bien faible, – celui que Moissy se laissât toucher par sa prière. En elle-même, elle s’avouait que c’était absolument invraisemblable ; cependant un homme qui se noie se raccroche à une paille : elle ne voulait pas abandonner cette espérance avant que tout fût perdu.

Elle fit porter sa lettre à la poste, et rejoignit René dans le jardin.

Comment passent ces jours troublés dont aucun souvenir ne reste dans l’esprit ? Valentine fit de la musique, lut les journaux, se promena sur le lac, dans le léger canot qui appartenait à la villa ; elle se grisa d’audace, se persuada que tout cela n’était qu’un mauvais rêve, et fut d’une gaieté folle. À mesure que la journée s’avançait, elle reprenait son assurance. Il était impossible que son bonheur tombât ainsi tout à coup, sans raison. Soudain, elle se rappela une barque pleine de jeunes gens et de jeunes filles, qui s’était un jour enfoncée dans les flots du lac, à quelques pieds du bord, sous ses fenêtres, à Genève, par le temps le plus serein, sans qu’on pût lui porter secours. Ils avaient tous péri, elle avait vu rapporter leurs cadavres sous cette même porte qu’ils avaient franchie un quart d’heure auparavant...

– Il ne faut pas longtemps ! se dit-elle avec un nouveau serrement de cœur, en regardant René, si paisible, si confiant dans le destin.

Deux ou trois fois dans la soirée, elle eut envie de le secouer, de lui crier : « Mais ne sois donc pas si heureux ! Nous sommes menacés, nous sommes en péril de mort ! »

Elle n’osa. Une sollicitude presque maternelle lui défendait de troubler ce cœur qu’elle aimait. Mais si bien qu’elle sût cacher ses craintes, elle ne put s’empêcher de témoigner à son ami une tendresse plus ardente et plus passionnée. Ils ne pouvaient se quitter ; comme si l’ombre invisible de la séparation se fût étendue sur eux, leurs mains se nouaient plus étroitement, leurs regards se cherchaient à toute minute...

– Nous sommes devenus nerveux, dit René en riant : décidément je finirai par croire que l’air du lac est trop vif, et qu’il nous rend malades.

Elle lui sourit... Nul ne sut jamais ce que lui coûtait ce sourire, et ceux qu’elle lui adressa pendant les jours qui suivirent.

III

Le lendemain soir, la réponse de Moissy arriva. Comme la première fois, Valentine l’emporta dans sa chambre pour la lire. La réalité était pire encore que toutes ses craintes. Non seulement son mari n’accordait aucune considération à la demande qu’elle lui avait adressée, mais il annonçait sa visite pour le lendemain.

« Je ne veux pas vous surprendre, disait-il, et j’espère que vous apprécierez cette délicatesse ; mais nous ne pouvons continuer à échanger des messages, ainsi que des têtes couronnées ; un entretien avancera nos affaires et, je me plais à le croire, nous permettra même de les conclure sans plus de retard. »

Il allait venir le lendemain. René allait se rencontrer avec lui ! C’était absolument impossible ; à tout prix il fallait éviter cette rencontre.

Valentine se mit à fouiller ses tiroirs, préparant tout pour un départ ; puis elle s’arrêta, prise de pitié pour sa propre folie. Fuir, où ? Il l’avait trouvée dans cette retraite, il la trouverait dans toute autre ; qu’il vint donc ! Elle le recevrait de pied ferme, et lui parlerait avec autorité. Après tout, elle n’était plus une enfant, et elle savait quel langage lui tenir.

Mais il fallait éloigner René, au moins pour la journée du lendemain... Elle entra dans le petit salon où il l’attendait, comme tous les soirs.

– Que comptiez-vous faire demain ? lui dit-elle d’un ton câlin.

– Moi ! rien ; ce que vous voudrez, répondit-il en lui prenant les mains pour l’attirer à lui.

Elle s’assit à son côté.

– Eh bien, voici ce que vous ferez : vous prendrez le canot avec le jardinier et vous irez à Genève. J’ai une liste de commissions longue comme cela, – elle étendait les deux bras, – et vous en avez pour toute la journée au moins.

– Comment, au moins ! s’écria René ; vous n’allez pas m’exiler pour plus de quelques heures ?

Valentine pâlit ; si elle l’avait pu, elle aurait prolongé l’absence du jeune homme jusqu’au surlendemain, mais elle craignait de l’inquiéter.

– Vous reviendrez demain soir, dit-elle en souriant, avec toutes mes commissions.

– Pourquoi le canot ? demanda-t-il en cherchant dans son esprit ; j’irais bien à pied, et je reviendrais avec une voiture...

– Non, j’aime mieux le canot ; je ne veux pas que vous soyez fatigué en arrivant.

– Toujours prévoyante ! dit René en lui baisant les mains.

Elle rougit. Les mensonges lui pesaient horriblement. Si elle envoyait René par le lac, c’était pour qu’il ne pût rencontrer Moissy, qui, selon toute vraisemblance, viendrait en voiture. Elle avait envie de lui crier : « Je mens depuis deux jours, je te trompe, ma vie est une hypocrisie perpétuelle ! »

Elle se tut, et continua de lui sourire.

– Ce voyage ne peut pas se remettre ? reprit le jeune homme. Vous avez un air lassé qui m’inquiète, Valentine ; je crains que vous ne soyez malade. Voulez-vous que je ramène un médecin ?

– Quelle idée ! Vous vous forgez des chimères ! répondit-elle avec enjouement. Regardez-moi donc bien !

Elle soutint un regard aimé, qui l’examinait avec une sollicitude inquiète ; rassuré par le sourire exquis, par la douceur des yeux bleus de son amie, René se sentit apaisé. Mais la main restait fiévreuse, et le timbre de la voix avait quelque chose de plus vibrant que de coutume.

– Quand vous reviendrez demain soir, lui dit-elle en le quittant, vous me trouverez telle qu’à l’ordinaire. Mais ne partez pas sans me dire au revoir, n’est-ce pas ?

Le lendemain, à huit heures, le jardinier vint prévenir les jeunes gens que le canot était prêt. René descendait, habillé pour ses excursions en ville ; Valentine l’arrêta sur le seuil de sa chambre.

– Viens que je te regarde, lui dit-elle.

Elle l’embrassa d’un regard suprême, comme si elle voulait graver à jamais dans sa mémoire cette image adorée.

– Suis-je correct ? demanda-t-il en souriant.

Elle répondit par un signe de tête, car elle ne pouvait parler. Pendant qu’elle le tenait ainsi sous son regard, tout son cœur lui criait : Adieu, adieu ! et elle se retenait à grand-peine d’entraîner René jusqu’au bord du lac, pour s’y précipiter avec lui... Elle l’attira vers elle et lui donna un long baiser.

– Va, dit-elle, et elle recula un peu.

Il descendait d’un pas alerte l’allée qui menait à l’embarcadère ; elle courut après lui.

– Au revoir, fit-elle, en lui tendant la main.

Il s’arrêta, le jardinier dans le canot arrangeait les rames et leur tournait le dos. Il la prit dans ses bras et la serra contre lui.

– Je n’ai pas envie de partir, dit-il ; si je restais ?

Un bruit de roues se faisait entendre derrière la maison, sur la route ; Valentine frissonna.

– Non, non, dit-elle ; demain, ce serait à recommencer, va-t’en.

Il l’embrassa une dernière fois et sauta dans le canot. Il s’assit au gouvernail et agita son chapeau de paille en la saluant ; elle resta penchée sur le petit embarcadère, le suivant du regard, pendant que de grosses larmes s’amassaient lentement dans ses yeux qu’elles troublaient. Il se retournait de temps en temps pour voir la tache blanche que faisait la robe de Valentine sur le vert du feuillage... Un détour du courant l’entraîna plus près de la rive, elle ne le voyait plus...

– Toute ma vie qui s’en va ! se dit-elle. Ô mon Dieu ! comment ai-je pu mériter cela ?

Rentrée dans l’ombre des massifs, elle se jeta à terre et pleura sans contrainte.

Vers dix heures, la femme qui les servait, la cherchant dans le jardin, s’approcha de l’endroit où elle était restée, épuisée de larmes, les yeux éteints, sans force et sans voix.

– Madame, dit-elle un peu étonnée, il y a là un monsieur qui vous demande.

– Faites-le entrer au salon du rez-de-chaussée, et priez-le d’attendre un moment, répondit Valentine en se levant.

Toute son énergie, tout son sang-froid, venaient de se réveiller en présence de l’ennemi. Elle allait livrer bataille, elle n’avait plus peur.

Elle courut à sa chambre, se fit en un clin d’œil une toilette simple et sévère, et redescendit au salon, où l’attendait M. Moissy.

Elle fut aussi frappée de son aspect qu’il le fut lui-même en l’apercevant. Lors de sa disparition du logis conjugal, Hubert Moissy était un homme élégant, d’environ quarante ans, qui portait beau, et accusait moins que son âge. Devant Valentine apparaissait un être usé, fané, chauve, avec des prétentions à cacher sa calvitie par un emploi habile de l’art de ramener ; les yeux rougis trahissaient les nuits mal employées, le teint couperosé dénonçait l’altération du sang ; toute la personne de l’ancien beau semblait fatiguée d’avoir traîné dans des endroits où s’use le corps et où l’âme se dégrade.

– Vous êtes merveilleuse, dit Moissy en contemplant sa femme avec des yeux charmés ; vous êtes plus jeune et plus belle que jadis...

Il s’était avancé vers elle et lui avait pris la main qu’il portait à ses lèvres ; elle la retira avec un geste très digne et lui indiqua un fauteuil en face d’elle. La physionomie de Moissy changea ; il prit un air grave et posé, et s’assit en silence.

– Vous avez désiré me voir, monsieur ? fit Valentine de sa voix douce. Quoi qu’elle fit, elle ne put réprimer un léger tremblement dans ce timbre pur ; ce n’était pas de l’émotion, c’était déjà de la colère.

– C’était évidemment le seul moyen de nous entendre, répondit Moissy. Vous êtes bien installée ici ; cette maison vous appartient ?

Elle fit un signe négatif, et attendit, les yeux fixés sur son mari, que cet accueil embarrassait ; malgré tout son aplomb, – et il n’en manquait pas, – il trouvait ce qu’il avait à dire plus difficile à formuler qu’il ne l’avait pensé avant d’entrer.

– Allons au fait, dit-il enfin, en prenant son parti d’une situation désagréable. Je voudrais reprendre près de vous la place que je n’aurais jamais dû quitter ; je vous l’ai fait savoir...

– Vous connaissez ma réponse, interrompit Valentine.

Il écarta de la main, avec un geste poli, cette phrase importune, et continua d’un air calme :

– Il nous reste à nous entendre sur les moyens de réaliser ce désir. Je vous apporte tous les regrets d’un homme convaincu de ses torts, et le ferme propos de vous faire oublier ma légèreté passée par une conduite exemplaire. J’ose espérer un pardon généreux de votre indulgence et de votre esprit pratique.

Il s’arrêta et la regarda bien en face. Elle soutint ce regard sans sourciller. Après un court silence :

– Vous êtes ruiné ? lui dit-elle.

Moissy réprima un mouvement de colère ; la femme qu’il avait quittée jadis ne lui eût jamais dit en face un mot si cruel ; la vie avait passé par là, apportant des éléments nouveaux à cette nature qu’il avait connue douce et résignée ; il faudrait compter avec ceux-ci. En attendant, Moissy était touché au vif.

– Pas absolument, répondit-il en se maîtrisant. Néanmoins, j’avoue que j’ai entamé ma fortune ; mais le désir qui m’a amené ici n’est pas uniquement celui de partager votre situation matérielle, de même que vous partagez mon nom : c’est le souci de ce nom même. On a parlé de vous, il faut couper court à des bruits fâcheux, que d’ailleurs je crois faux, soyez-en persuadée.

Il s’inclinait légèrement, en parlant avec une déférence affectée. Elle s’accouda sur les deux bras de son fauteuil, joignit les doigts de ses mains, et se penchant un peu en avant :

– On vous a dit que j’avais un amant ? fit-elle dédaigneusement.

Moissy fit un geste extrêmement vague, qui pouvait signifier également : Je n’en crois rien, ou bien : N’en parlons pas, de grâce ! Elle ne se laissa point déconcerter.

– Il y a longtemps qu’on vous l’a dit ?

– Les bruits dont je vous parlais tout à l’heure, reprit-il, sans fondement et sans consistance, sont arrivés à mon oreille il y a quelques mois. J’avais espéré que ce ne serait qu’un vain propos... malheureusement, depuis, certaines circonstances m’ont prouvé que vous étiez plus généralement calomniée que je ne l’avais pensé. C’est le désir naturel et légitime de vous défendre par ma présence qui m’a ramené près de vous.

Les yeux faux mentaient autant que la bouche hypocrite ; Valentine se leva et fit un pas vers la fenêtre ; elle étouffait.

– Ce que vous dites n’est pas vrai, fit-elle en se retournant vers son mari ; personne ne vous a dit du mal de moi ; je suis universellement aimée et estimée, vous le savez. Ceux-là même qui auraient eu quelque disposition à me blâmer se sont tus devant mon malheur, devant la position intolérable que vous m’aviez faite par votre abandon. Vous m’avez vue en quelque endroit, vous vous êtes dit qu’il y avait là une situation à exploiter, et vous venez me raconter une fable mal imaginée. Finissons-en. Vous voulez une part de ma fortune ? Parlons de cela, et nous pourrons nous entendre.

Moissy s’était levé à son tour ; très pâle, avec deux taches rouges sur les pommelles, il regarda sa femme, les yeux pleins de rage.

– Ne me bravez pas, dit-il en serrant les dents ; je puis vous faire telle blessure que vous ne seriez pas en état de me rendre... Il y a ici quelqu’un que je puis tuer.

Il indiquait du doigt le chapeau de paille de René, oublié sur un canapé ; Valentine ne se laissa pas troubler, quoique son cœur lui semblât se briser.

– Vous pouvez le tuer, répondit-elle, mais alors tout espoir de rétablir vos affaires est perdu pour vous.

– C’est précisément pour cela que je crois plus sage de traiter notre situation à l’amiable, reprit-il en se rasseyant.

– Voulez-vous une pension ? dit Valentine en reprenant un siège.

– Non, je veux vivre avec vous ; je suis las de la vie du monde, je veux un foyer.

– Jamais vous n’obtiendrez cela de moi.

– La loi saura vous y forcer, fit Moissy avec douceur.

– J’obtiendrai une séparation de corps et de biens.

– Et je tuerai votre amant quand il va rentrer tout à l’heure ; l’état de flagrant délit ne fera pas de doute, vous vivez ouvertement ici avec lui depuis trois mois.

Valentine regarda autour d’elle. Si un revolver s’était trouvé sous sa main, dans l’exaspération de son impuissance, elle eût peut-être commis un crime ; mais elle ne possédait aucune arme.

– Je suis armé, dit froidement Moissy, qui avait suivi son regard.

Elle baissa la tête et resta immobile, écrasée sous son malheur.

– Je vous hais, dit-elle en levant un regard assuré sur son mari.

Il ne répondit pas.

– Votre vie sera un enfer, et je vous tuerai si je le puis, continua-t-elle.

– Vous faites bien de m’avertir, dit-il ironiquement ; mes dispositions seront prises pour qu’en cas de mort subite, on s’adresse directement à vous.

– Mais, monsieur, quel plaisir trouvez-vous à me torturer ainsi ? s’écria la malheureuse femme.

– Je n’y trouve aucun plaisir, et je ne désire pas vous torturer ; je veux vous faire rentrer dans la légalité. Vous me croyez accessible seulement à l’argent ? Détrompez-vous ; je veux jouir d’une vie aisée et facile, c’est certain, mais il me déplaît également que la femme qui porte mon nom ait un amant et vive avec lui, si secrètement que cela puisse être. Je veux éviter le scandale.

– Votre nom ! fit Valentine avec mépris, vous l’avez promené dans de singuliers endroits...

– Raison de plus pour que je tienne à lui maintenir quelque considération. Sur ce point, Valentine, je serai intraitable. Vous quitterez votre amant, ou je le tuerai. Choisissez.

– Ou il vous tuera, fit-elle, frémissante.

– Oui, cela peut arriver ; je doute cependant, si nous en venions à un duel, qu’il se montrât de ma force, soit à l’épée, soit au pistolet. Mais cela ne vous avancerait guère, car je ne vois pas, après qu’il aurait fait ce beau coup, comment vous vous y prendriez, soit pour l’épouser, soit pour continuer de vivre avec lui ; c’est un esprit délicat, m’a-t-on dit, tendre et d’une extrême susceptibilité de conscience... Voyons, Valentine, soyez raisonnable. Vous savez bien qu’il ne vous aimera pas toujours, qu’un moment viendra, s’il n’est déjà venu, où il se lassera d’un bonheur illégitime ; avancez un peu le cours du temps, supposez que ce jour soit venu, et rompez une liaison qui ne peut vous apporter que des chagrins. Je reviens près de vous. Je prends tous les torts sur moi, cela vous fait une situation magnifique vis-à-vis du monde. Vous passerez pour une victime du devoir, – n’y a-t-il pas là de quoi vous tenter ?

– Taisez-vous ! fit Valentine, vous me feriez commettre quelque crime.

Il garda le silence ; elle resta immobile, détournant son visage et regardant au fond de son âme.

Il avait raison, cet être dégradé ; René se lasserait un jour de cette passion troublée par mille craintes ; elle l’avait prévu cent fois : la destinée impitoyable poussait l’aiguille sur le cadran bien avant l’heure ; mais tôt ou tard, l’heure viendrait...

– Eh bien, acceptez-vous ? dit Moissy, qui l’observait.

– Laissez-moi quelques jours pour réfléchir, fit-elle d’un ton suppliant.

– Non pas, dit-il avec autorité. Ma dignité ne peut supporter de marchandage. Je suis venu ici, je vous ai trouvée, vous rentrez dans la loi du mariage, tout est pour le mieux ; si nous perdions du temps, vous auriez l’air de m’avoir acheté.

C’était vrai ; Valentine baissa la tête, humiliée et vaincue.

– Je ne veux pas, je ne veux pas ! s’écria-t-elle en se tordant les mains.

– Il n’y a pourtant pas à sortir de là, répondit-il tranquillement.

Madame Moissy n’était pas une femme vulgaire ; après ce premier accablement, elle reprit son sang-froid.

– Jouons cartes sur table, dit-elle. Je vois ce que vous exigez de moi ; que me proposez-vous en échange ?

Son mari la regarda avec une certaine considération ; elle était décidément plus forte qu’il ne l’avait pensé, mais il ne détestait pas cela. Comme il l’avait dit, la question d’argent n’était pas pour lui seule en jeu, son amour-propre était piqué plus que sa dignité ; il se prépara à traiter sur des bases sérieuses.

– Je vous propose, dit-il, de réintégrer le domicile conjugal...

– C’est moi qui réintègre ? interrompit-elle avec dédain. Soit, nous ne nous querellerons pas pour des mots, nous avons mieux à faire.

Il reprit, comme si elle n’avait pas parlé :

– Je vous propose de réintégrer le domicile conjugal, et de reprendre dans le monde à mes côtés la situation nette et franche d’une femme qui vit avec son mari ; ma présence vous défendra des propos...

– Ne craignez-vous pas, monsieur, que cette situation n’attire sur vous de fâcheuses interprétations ?

– Je suis prêt à en supporter les conséquences, dit-il avec hauteur, et vous le savez.

Elle garda le silence. En effet, cet homme bizarre était friand de la lame, et peu lui importait de jouer sa vie.

– D’ailleurs, reprit Moissy, je ne vous offre pas de rentrer tout de suite à Paris, à mon bras ; ce serait, dans la situation où nous sommes, parfaitement ridicule et inadmissible. Nous passerons cet hiver ensemble en Italie, si vous le voulez bien, ou ailleurs, si cela vous convient mieux, et nous ne reviendrons dans le monde qu’au printemps prochain, à l’époque où l’on s’en va, de façon à laisser passer une autre saison sur notre réconciliation. Dans un an, personne n’y songera plus.

Valentine se leva et descendit dans le jardin par la porte vitrée, ouverte à deux battants ; elle avait besoin d’être seule, de s’entendre réfléchir, de comprendre le changement qui allait se faire dans sa vie, car un changement était proche et inévitable. Son mari, qui s’était levé doucement derrière elle, la suivait des yeux avec curiosité. Au bout de quelques instants, elle rentra dans le salon.

– Je ne puis me décider, répondit-elle. Tout ceci me semble absurde et odieux. Voulez-vous me donner le temps de la réflexion ?

– Impossible, et je le regrette, croyez-le bien, fit Moissy en s’inclinant.

Elle le regarda d’un air de défi désespéré.

– Je refuse, dit-elle.

– Alors, dit-il froidement, dans une heure je fais constater le flagrant délit, et demain j’aurai l’honneur d’envoyer mes témoins à M. d’Arjac. Je présume qu’il n’est pas nécessaire que j’aie avec lui une altercation préalable ?

Valentine frémit. Son René à la merci de cet homme ! Et quoi qu’il advînt du duel, ils seraient séparés pour toujours ! Tout plutôt que cela !

– Soit, monsieur, fit-elle d’une voix brève, vous me tenez, je ne puis rien contre vous ; voici mes conditions, vous allez partir à l’instant : je rentre à Paris ou ailleurs, je fais en un mot ce qui me plaît. Dans six mois, j’irai vous rejoindre à Florence, et le reste de votre programme s’exécutera comme vous l’avez dit.

– Trois mois me paraissent suffisants, fit Moissy avec douceur.

– Six mois, ou je refuse tout, et vous ferez ensuite comme vous voudrez. N’oubliez pas, monsieur, que je puis vous échapper...

– Comment ? demanda Moissy avec sa politesse ironique.

Elle haussa les épaules, et de sa main étendue montra le lac qui frissonnait au soleil.

– La mort, dit-elle d’un ton calme.

Moissy s’inclina.

– Je cède, dit-il, toujours imperturbable ; ce dernier argument me décide. Six mois, c’est entendu. Quelle garantie me donnez-vous ?

– Une garantie ? fit Valentine avec dédain.

– Oui, car enfin, si... le moyen... un peu violent auquel vous avez fait allusion tout à l’heure vous paraissait préférable, après tout...

– Vous savez bien, dit la jeune femme en le regardant fixement, qu’aussi longtemps que je ne serai pas près de vous, je n’éprouverai pas le désir d’y avoir recours.

– Oui, sans doute, mais ensuite ?

– Ensuite, je ne promets rien ; mais sachez une chose : si une seule fois vous essayez de me toucher la main, si vous tentez de franchir le seuil de ma chambre, si par une parole ou une action quelconque vous me faites m’apercevoir que vous vous croyez sur moi d’autres droits que celui de m’obliger à vivre sous votre toit, vous m’entendez bien, monsieur ? je vous tuerai ou je me tuerai, et plus probablement les deux. Vous avez compris ?

Il s’inclina silencieusement. Il ne croyait pas beaucoup aux serments de femme. Et puis tout cela était si loin !

– C’est convenu, dit-il avec grâce. Je cesse de vous importuner de ma présence, seulement...

– Vous voulez de l’argent ? fit Valentine en prenant ses clefs sur la table.

Il secoua négativement la tête. Non qu’il n’eût grand besoin d’argent, mais il tenait à garder un rôle supérieur.

– Seulement, je vous écrirai, voilà tout ce que je voulais vous dire. Admirez ma confiance, madame : vous pouvez partir ce soir pour un endroit inconnu ; je suis ici, je vous ai dans ma main, et j’ouvre cette main... Vous me tiendrez compte un jour de ma générosité, je l’espère ?

– Non, monsieur, répondit-elle froidement.

– C’est de l’ingratitude, fit-il en la saluant ; madame...

Elle s’inclina, il resta découvert jusqu’à ce qu’il eût gagné la grille du jardin ; là, avant de remonter dans la voiture qui l’avait amené, il se retourna pour la voir encore. Debout sur le perron, elle le suivait du regard...

– Tu as beau faire, pensa-t-il, je te tiens. Tu ne voudras jamais faire de tort à ton beau René !

IV