La maison de Maurèze - Henry Gréville - E-Book

La maison de Maurèze E-Book

Henry Gréville

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Beschreibung

Gabrielle baissa les yeux sur son assiette et cessa de manger, car elle n'avait plus faim. Les deux heures qui la séparaient du repos lui parurent longues. Prétextant un malaise, elle s'était réfugiée dans sa chambre, sa grande chambre lambrissée de chêne, haute de plafond, sombre de couleur, où la clarté des bougies n'éclairait qu'un petit espace relativement à l'ampleur de l'appartement. Étendue sur son grand lit d'apparat, auquel on arrivait par un marchepied, elle pleurait silencieusement, le visage caché dans son mouchoir pour étouffer ses pleurs, quand le marquis entra enfin, fredonnant un air d'opéra.

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La maison de Maurèze

Pages de titreIIIIIIIVVVIVIIVIIIIXXXIXIIXIIIXIVXVXVIXVIIXVIIIXIXXXXXIXXIIXXIIIXXIVXXVXXVIXXVIIXXVIIIXXIXXXXXXXIXXXIIXXXIIIXXXIVXXXVXXXVIXXXVIIXXXVIIIPage de copyright

Henry Gréville

La maison de Maurèze

Henry Gréville, pseudonyme de Alice Marie Céleste Durand née Fleury (1842-1902), a publié de nombreux romans, des nouvelles, des pièces, de la poésie ; elle a été à son époque un écrivain à succès.

I

– Le carrosse est en bas, mademoiselle, vint dire une sœur converse en essuyant ses yeux rouges avec l’extrémité de son bavolet, Notre Mère vous fait prier de descendre.

Gabrielle ramassa les plis de brocard qui formaient la traîne somptueuse de sa robe de noce ; ses amies de couvent se pressèrent autour d’elle ; les baisers les plus tendres, les mille promesses qu’on fait si facilement à quinze ans furent échangés et scellés avec de grosses larmes ; puis Gabrielle, précédée par la sœur converse, se mit à descendre l’escalier de pierre, usé depuis des siècles par tant de pas lourds ou légers. Elle jeta en passant un regard sur les salles d’étude, désertes ce jour-là en son honneur ; ses yeux s’arrêtèrent un instant sur le jardin où depuis quinze jours elle avait égrené plus de rêveries que de chapelets... elle allait disparaître dans le sombre corridor qui menait au parloir.

– Au revoir, Gabrielle, mon cher cœur, ma belle mignonne ! au revoir ! crièrent des voix enfantines au-dessus d’elle.

Elle se pencha en arrière et regarda : tout en haut de l’escalier, les jeunes filles qu’elle venait de quitter lui envoyaient par-dessus la rampe un dernier adieu. Un bouquet de pervenches, cueilli dans le coin le plus sombre du jardin et lancé par une main d’enfant, vint tomber dans son corsage, pendant qu’elle envoyait de pleines poignées de baisers aux jeunes recluses.

– Allons, allons, mademoiselle, murmura la sœur converse, votre futur vous attend à l’église.

Gabrielle rougit, cria un dernier : « Au revoir ! » aux jolies têtes penchées vers elle et se hâta de suivre son guide.

Arrivée devant la porte du parloir, la sœur s’arrêta, fit tomber à terre les plis du brocard d’argent, raffermit le petit chaperon de fleurs d’oranger sur l’échafaudage de cheveux blonds dont la poudre à la maréchale ne pouvait dissimuler complètement les magnifiques reflets dorés ; le pauvre petit chaperon disparaissait presque en entier sous les plumes et sous l’aigrette de diamants qui formaient la coiffure de gala à la mode du jour.

– Vous êtes belle comme un ange, mademoiselle, dit la brave fille ; puissiez-vous être aussi heureuse que belle !

La porte s’ouvrit avant que Gabrielle eût pu répondre ; elle entra timide, presque honteuse, dans le parloir du couvent, éclairé pour la circonstance par un candélabre chargé de bougies qui ne pouvaient vaincre le jour terne et faux venu à grand-peine à travers les grilles et les auvents.

La Mère supérieure s’avança vers Gabrielle, la prit par la main et la conduisit à son père.

– Telle que vous me l’aviez confiée, monsieur le comte, dit-elle, je vous la rends. Le Seigneur a favorisé nos efforts, elle est digne de sa maison et de nous-mêmes.

Le vieux gentilhomme de la chambre du défunt roi Louis XIV n’eut garde de céder à un attendrissement de mauvais goût ; ses lèvres effleurèrent le front de Gabrielle ; puis il prit sa main, et la conduisit vers un autre vieux seigneur.

– J’espère, monsieur le duc, dit-il, que ma fille se montrera digne de l’honneur que lui fait aujourd’hui la maison de Maurèze.

Le vieux duc baisa le bout des doigts de Gabrielle, lui fit un compliment fort bien tourné, salua son ami, salua la supérieure, et le silence se rétablit.

Gabrielle, fort étonnée, un peu triste, regarda les dorures des beaux habits, la fiole de Malaga et les gâteaux qu’on venait de servir, puis sa propre toilette si somptueuse et si lourde, et resta indécise. Fallait-il se réjouir ou s’affliger d’un changement si solennel ?

Tout à coup la porte extérieure s’ouvrit, un rayon de soleil de mai éclaira le sombre parloir ; avec l’air tiède d’un jour de printemps pénétrèrent les bruits du dehors, le piaffement joyeux des chevaux de sang attelés au carrosse, le chuchotement de la foule assemblée pour voir sortir la fiancée... Gabrielle sentit son cœur de quinze ans battre joyeusement, et une rougeur d’impatience colora son teint d’ordinaire un peu pâle.

Quelques compliments encore, puis Gabrielle franchit le seuil du couvent. Un tapis de velours rouge la conduisit au carrosse, la populace cria de toutes ses forces : « Vive la mariée ! » quelques poignées de monnaie jetée par les laquais provoquèrent des cris d’enthousiasme, puis la lourde machine se mit en route.

Au bout de quelques instants, le carrosse s’arrêta devant Saint-Germain l’Auxerrois. Sous le portail, une foule de beaux jeunes gens en grand habit attendaient la jeune fille. Un d’eux s’approcha, le marchepied à peine abaissé, et tendit respectueusement la main à Gabrielle pour descendre.

Elle se laissa faire, plus confuse que jamais. Déjà son père l’emmenait dans l’église, où les orgues tonnaient, où les cierges et les bougies étoilaient l’harmonieuse obscurité des vitraux. Elle marchait, croyant faire un rêve, n’osant rien dire, désirant et craignant tout à la fois de s’éveiller.

Tout à coup elle sentit que son père mettait sa main dans une autre main d’homme, et qu’on l’entraînait doucement. Elle leva les yeux et se vit conduite par le beau jeune homme du parvis.

Elle n’eut pas le temps de le regarder, car elle se trouvait déjà agenouillée sur un coussin de velours, et, au fond du chœur, – crossé, mitré, étincelant dans sa chape d’or ruisselante de pierreries, suivi d’un nombreux clergé revêtu d’or et de brocard, – l’évêque s’approchait pour la marier.

Deux fois, avant le moment solennel, elle leva timidement les yeux sur celui qu’elle allait jurer d’aimer toute sa vie, et deux fois le regard de deux yeux noirs, tendres et moqueurs à la fois, fit monter la rougeur à son front.

Jamais Gabrielle n’avait vu d’hommes, – car on ne peut compter pour tels le vieux jardinier et le confesseur du couvent. Son père lui était apparu quelquefois, sévère et hautain, – ce n’était pas un homme non plus ; – aussi ce regard qui savait tant de choses, qui raillait si bien sa timidité, sa gaucherie, son ignorance, ce regard alla jusqu’au fond de cette âme neuve.

– Que faut-il faire pour vous plaire ? était-elle prête à demander.

Les paroles de l’évêque se gravaient une à une dans son cœur. « La femme sera soumise à son mari, elle ne trouvera point en lui de sujets de blâme, disait le prélat, elle le considérera comme beau, vaillant et noble par-dessus tous. »

– Ce ne sera point difficile, pensait Gabrielle.

« – Mon joug est un joug d’amour, reprenait l’évêque ; tout sacrifice est facile quand on aime ; la femme aimera son mari, parce qu’il est son maître, et elle lui sera fidèle jusqu’à la mort. »

Gabrielle soupira. Ce soupir d’aise disait que sa tâche serait en effet facile et douce.

« – Et le Seigneur bénira votre maison, termina le prélat ; vous élèverez vos enfants dans la crainte de Dieu, et vous verrez leurs rejetons grandir autour de vous comme un plant de jeunes oliviers. »

Les enfants ! Gabrielle pensait aux petites têtes blondes qu’elle avait vues dans les tableaux à la chapelle du couvent, et son cœur se gonfla de joie en pensant qu’elle aurait des enfants !

Quand vinrent les paroles sacramentelles, Gabrielle leva les yeux sur l’officiant et répondit « Oui ! » avec une fermeté inusitée en pareil cas. Les assistants s’entre-regardèrent. Ce timbre d’or les avait remués jusqu’au fond de l’âme ; même les moins bons de ce monde frivole avaient senti quelque chose de nouveau s’agiter en eux à la voix de cette jeune fille.

La cérémonie s’acheva. Un repas magnifique attendait les conviés chez le duc de Maurèze.

– Marquis, dit-il à son fils, offrez la main à votre femme.

Gabrielle était mariée.

II

Le soir était venu. Après un repas magnifique, pendant que les hôtes de la maison de Maurèze se répandaient dans le jardin plein de fleurs de printemps, la nouvelle marquise s’était échappée et parcourait à la dérobée les appartements de cet hôtel qui allait être sa demeure. Elle traversa plusieurs salons, recueillant sur son passage certains regards et certains sourires qui la faisaient rougir sans qu’elle sût pourquoi, et, trouvant enfin une porte entrebâillée, elle la poussa doucement... tout n’était-il pas à elle dans cette maison, – la sienne ?

Elle entra dans un petit boudoir bleu où quelques bougies achevaient de se consumer dans un candélabre. Une fille de service, endormie dans un fauteuil, se leva brusquement pour offrir ses services à madame la marquise.

– Je n’ai besoin de rien, dit Gabrielle. Laissez-moi.

La fille de chambre disparut en ouvrant une porte à deux battants qui donnait dans une pièce attenante, et Gabrielle s’assit dans un petit fauteuil bas pour se reposer un peu de tout ce bruit et de cet apparat.

La fenêtre du boudoir donnait sur le jardin illuminé ; mais cette partie de la maison, défendue des approches importunes par un large fossé et par d’épais buissons de lilas, était à l’abri des regards. La jeune femme, étourdie encore par les lumières et par le brouhaha du repas, goûtait délicieusement la fraîcheur du soir. La lune, alors au haut du ciel, faisait jaunir les lampes de couleur placées dans les bosquets : sa clarté fine et bleuâtre découpait sur le parquet la silhouette de quelques branches égarées çà et là.

– Mariée ! se dit Gabrielle avec un soupir ; je suis mariée ! Que mon mari est beau ! ajouta-t-elle en joignant les mains avec extase.

Cette âme innocente, ce cœur virginal s’étaient donnés dès le premier regard ; elle n’avait pas comparé son mari aux autres jeunes seigneurs ; elle n’avait vu que lui. L’évêque lui avait ordonné d’aimer cet homme par-dessus tout, elle avait obéi sur-le-champ.

– Je l’aime ! murmura-t-elle à voix basse ; je l’aime ! c’est mon mari.

Tout à coup, le souvenir des regards qui l’avaient fait rougir ramena un coloris plus vif sur ses joues. Elle s’assura qu’elle était seule, frissonna, d’effroi peut-être, et, marchant sur la pointe du pied, elle s’approcha de la pièce contiguë, que la fille de chambre avait laissée ouverte en se retirant. Arrivée sur le seuil, elle s’arrêta, n’osant entrer, le cou tendu, les mains jointes... c’était la chambre nuptiale.

Un grand lit de lampas bleu de ciel orné de courtines d’argent, de franges, de nœuds, occupait tout le milieu de la pièce ; la courtepointe relevée laissait voir des draps de batiste brodés aux armes de Maurèze et garnis de hautes dentelles ; deux oreillers de batiste brodée reposaient côte à côte ; sur un fauteuil de chaque côté du lit, une robe de nuit dépliée semblait convier au repos. Une veilleuse, placée sur une tablette devant un crucifix, éclairait vaguement ces splendeurs qu’elle laissait plutôt deviner que voir. Par-ci par-là le pied d’un fauteuil, le dossier d’une chaise, le coin d’un meuble mettait une paillette d’or dans l’obscurité.

Gabrielle surmonta l’espèce de crainte qui l’avait envahie et s’aventura sur le tapis moelleux fait pour amortir le bruit des pas.

– C’est donc ici, se dit-elle, que nous allons vivre, mon mari et moi !... Mon mari et moi, répéta-t-elle lentement. Oh ! mon Dieu, s’écria-t-elle, que je suis heureuse et que je vous remercie !

Elle s’agenouilla devant le crucifix, la tête dans les mains, et laissa couler ses larmes. Son cœur débordait de joie.

Enfant le matin même, n’aimant que les religieuses et ses compagnes, elle était mariée, et elle aimait son mari ! De telles secousses auraient pu troubler une âme moins naïve que celle de la jeune femme ; mais Gabrielle avait la prière pour déverser le trop-plein de son âme. Elle pleura et remercia Dieu de toutes ses forces pendant un moment.

Un bruit de pas et de voix la tira de son extase. On l’appelait. D’un bond elle fut dans le boudoir, non sans avoir refermé la porte de cette chambre sacrée où, pensait-elle, son mari seul devait pénétrer. Le boudoir s’inonda soudain de lumières. Des candélabres chargés de bougies, portés par des valets, effacèrent sur le parquet le lacis transparent des feuilles projeté par la lune.

– Nous allons coucher la mariée, dit une voix féminine.

Un groupe de femmes appartenant toutes à la plus haute noblesse de France entoura aussitôt Gabrielle, qui reçut la bénédiction de son père et celle de son beau-père, puis on l’emmena, toujours avec les lumières, dans la chambre nuptiale, si calme tout à l’heure et maintenant pleine de bruit et d’éclat.

Gabrielle se laissa ôter peu à peu ses riches ajustements de mariée. On les remplaça par un déshabillé de batiste : l’étiquette, déjà moins rigoureuse que sous Louis XIV, n’exigeait pas qu’elle se mît au lit en présence de toutes ces femmes. La sœur du duc, vieille dame prétentieuse et maniérée, lui glissa à l’oreille un bonsoir qu’elle ne comprit pas ; pendant qu’inquiète, effarée, elle levait la tête pour interroger, le groupe des dames s’éloignait déjà en riant. Elle n’eut pas le courage de répéter sa question et se laissa tomber dans un des fauteuils placés près du lit.

La porte du boudoir s’entrouvrit, la voix du marquis se fit entendre.

– Merci, messieurs les hérauts d’honneur, disait-il, je vous dispense de votre service.

Quelques éclats de rire lui répondirent. Il salua d’un geste la troupe joyeuse et entra dans la chambre. Gabrielle, à son entrée, s’était levée tremblante.

Le marquis Guy de Maurèze s’approchait avec cette grâce étudiée qui est restée classique.

– Madame la marquise, dit-il à sa femme, permettrez-vous à votre humble serviteur de vous parler de son amour ?

Gabrielle leva sur lui ses yeux bruns pleins de pensées. Un candélabre chargé de bougies, laissé à dessein sur une table, permettait au jeune homme de la voir distinctement.

– Car enfin, reprit-il, madame la marquise, vous êtes ma femme, et je vous aime. M’aimez-vous un peu ?

Gabrielle le regarda encore, son jeune sein se gonfla tout à coup.

– Oh ! oui, répondit-elle à voix basse.

Le marquis s’approcha et défit son épée. Plus d’une fois il avait parlé d’amour à des grisettes ou à de grandes dames, tout aussi bien qu’à des filles d’opéra, mais jamais on ne lui avait répondu de la sorte. Il prit la main de sa jeune femme et l’emmena plus loin des bougies, sur un petit canapé étroit, où il y avait à peine de la place pour lui près d’elle. Gabrielle se taisait, et sa main tremblait toujours.

– Comment vous nommez-vous ? dit le marquis en baisant l’un après l’autre les doigts glacés de la jeune fille.

– Gabrielle, fit-elle d’une voix timide, puis s’enhardissant : Et vous ?

– Je me nomme Guy, répondit-il.

Elle répéta tout bas : – Guy ! c’est un joli nom. Et vous, monsieur le marquis, m’aimerez-vous ? Je ferai de mon mieux pour vous plaire.

Puis elle cacha son visage dans ses mains, honteuse d’avoir peut-être trop parlé.

– Vous êtes adorable, Gabrielle, s’écria le jeune homme en se mettant à genoux devant elle. Certes, je vous aimerai, car vous en êtes digne.

Il noua ses bras autour d’elle en répétant : Je vous aime ! et Gabrielle laissa tomber sa tête rougissante sur l’épaule de son mari.

III

Le marquis de Maurèze était loin d’être plus mauvais que ceux de son âge et de son temps. Jusqu’à trente ans il avait vécu comme tout le monde, et profité du soulagement que la mort de Louis XIV avait apporté à toute la cour. On était si las de l’hypocrisie des dernières années, que plus d’un, bon et vertueux au fond, afficha les fanfaronnades les plus éhontées du vice pour faire comme les autres. Guy de Maurèze n’était certes pas des plus parfaits, mais, répétons-le, il n’était pas des plus mauvais. Son père, homme sévère, qui avait le suprême talent de rendre la vertu haïssable, tant il la faisait rêche et gourmée, lui avait pourtant inculqué des principes solides, de ceux qui survivent à tout, et qu’on retrouve à cinquante ans au fond de soi-même, quand toute l’écume des passions a fini de déborder et qu’il ne reste plus au fond de la coupe que le vin généreux. Pour quelques-uns, ce jour-là n’arrive jamais. Ils vieillissent comme ils ont vécu, frivoles et souvent ridicules. Ceux-là n’avaient que de l’écume dans leur coupe. Chez d’autres, le bon vin tourne en vinaigre, au vent de l’adversité ; ceux-ci sont plus à plaindre qu’à blâmer, car ils vieillissent solitaires.

Guy de Maurèze n’était ni de ces derniers, ni des autres ; mais sa liqueur à lui, généreuse entre toutes, devait bouillonner et déborder encore pendant longtemps. Et puis, par-dessus tout, il craignait le ridicule. Donc, il adora sa femme pendant un mois.

Au bout d’un mois, ses amis commencèrent à le plaisanter.

– Cela ne se fait pas, lui disait-on, c’est du dernier bourgeois. On ne trompe pas ainsi son monde.

– J’admets, lui dit un jour un des hommes les plus brillants – lisez les plus vicieux – de l’époque, j’admets qu’on s’occupe du soin de perpétuer sa maison, mais du diable s’il faut renoncer à toute autre ambition !

C’est qu’en effet le marquis s’était marié pour perpétuer sa maison. Une si noble race ne pouvait périr ! Or, son père lui avait choisi une femme accomplie sous tous les rapports, noble à souhait, belle, – trop peut-être puisque Guy s’oubliait près d’elle, – riche, parfaite en un mot ; en de telles mains, la maison de Maurèze ne pouvait péricliter.

Gabrielle était dans le paradis. Tout l’enivrait : sa propre jeunesse, l’amour de son mari, les égards dont on l’entourait, elle qui n’avait été jusque-là qu’une petite pensionnaire, aussi noble, aussi riche, mais pas plus que ses compagnes de couvent, tout était fait pour lui tourner la tête. Elle fut présentée dans le monde, le cérémonial compliqué des visites à recevoir et à rendre lui coûta quelques efforts de mémoire, mais elle s’en acquitta sans trop de bévues.

Le monde l’enchantait, – de loin. Ce brouhaha d’habits brodés, de robes somptueuses, de musique et de théâtre, ce cliquetis d’esprit semblable au choc des fleurets dans un assaut, lui faisait l’effet d’un feu d’artifice perpétuel, et ses ravissements enfantins avaient le privilège de réjouir fort le marquis.

Mais cette joie fut de courte durée. Ayant laissé deux ou trois fois sa femme aller à des réunions féminines, dont les hommes étaient exclus, il vit Gabrielle en revenir si fort scandalisée des propos qui s’y étaient tenus et de la morale qu’on y avait débitée, qu’il s’en fit rendre un compte fidèle. L’ingénuité de sa femme ne savait ni ne voulait rien cacher ; – Gabrielle lui dépeignit tout au long la crudité des expressions, le laisser-aller des principes et même les railleries qu’avait suscitées son étonnement.

– Vous êtes toute neuve, ma chère, lui avait dit la baronne de P... Avant six mois vous penserez autrement.

– J’espère bien que non ! s’écria le marquis. Je voudrais bien voir cela !

Mais comme il était impossible de tenir une marquise de Maurèze en chartre privée, le jeune époux reconnut bientôt que, pour empêcher les mœurs du temps de gangrener l’âme innocente de sa femme, il n’était qu’un seul recours : l’enlever bravement et la conduire à la campagne.

Cette proposition était d’autant plus acceptable que désormais l’avenir de la maison de Maurèze était assuré : Gabrielle devait être mère. Aux premiers mots que lui toucha son mari de ce nouveau plan d’existence, elle témoigna la joie la plus expansive.

– C’est charmant ! dit-elle ; au moins là, tu m’appartiendras, car ici je ne te vois guère, et puis je ne recevrai plus les visites de ces messieurs tes amis, si désagréables quand ils rient, et qui ont l’air de se moquer de moi parce que je t’aime.

Ces paroles confirmèrent de plus en plus le marquis dans son opinion ; et, malgré les approches de l’hiver, il se décida à installer Gabrielle au château de Maurèze, dont son père lui fit cadeau à cette occasion, et qui se trouvait assez proche de Paris et de Versailles pour rendre les déplacements faciles, en même temps qu’il était assez éloigné de la capitale pour dégoûter les oisifs d’un voyage incommode.

La noble demeure était située au haut d’un coteau ; des pentes savamment ménagées amenaient les carrosses dans la cour, close d’une grille en fer forgé ; sauf les eaux jaillissantes, qui n’étaient plus autant à la mode, c’était un diminutif de Versailles. Le grand parc, planté sous le Béarnais, abritait du gibier royal ; les parterres, entretenus par une armée de jardiniers, reproduisaient les dessins de Le Nôtre ; les bâtiments, construits sous Louis XIII, présentaient à l’extérieur ce mélange de brique et de pierre, si agréable à voir après les façades grises de Paris ; mais cette demeure princière respirait la tristesse.

Ce n’est pas à l’âge de Gabrielle ni avec les sentiments dont elle avait le cœur rempli qu’on s’aperçoit de la mélancolie des choses ; elle arriva au château pleine d’espérances joyeuses. Le duc, son beau-père, l’attendait sur le seuil pour lui en faire les honneurs. Tête nue, le vieux seigneur s’avança jusqu’à la portière du carrosse qui amenait sa bru ; il lui offrit la main pour descendre et la conduisit dans la salle d’honneur, où le feu ne flambait pas encore, malgré la pluie froide d’octobre, – car dans ce bon vieux temps, Dieu merci loin de nous ! on n’allumait le feu avant la Toussaint que dans la chambre des malades.

L’humidité de la salle tomba sur les épaules de la jeune femme, qui frissonna et jeta autour d’elle un coup d’œil timide. Les sièges peu commodes, les sombres tapisseries lui parurent bien solennels. Le duc, son beau-père, lui débitait son compliment de bienvenue, du ton dont il eût fait son oraison funèbre... Soudain une porte s’ouvrit à deux battants sur la salle à manger, richement servie, où les cristaux et la vieille argenterie brillaient sur la nappe blanche ; le marquis, debout sous les feux d’une torchère près du seuil, souriait à la jeune femme... Gabrielle sentit son cœur se réchauffer soudain ; elle sourit à son mari, posa sa main fluette sur les doigts secs de son beau-père et rentra dans le courant de ses idées ordinaires.

IV

Deux jours s’étaient écoulés dans la félicité, la plus complète, car Gabrielle jouissait du bonheur inestimable de posséder son mari près d’elle depuis le matin jusqu’au soir, lorsque, à souper, le vieux duc, sortant de son mutisme ordinaire, s’adressa soudain à son fils :

– N’est-ce pas demain, lui dit-il, que vous rejoignez votre régiment ?

– Demain ? fit Gabrielle qui devint pâle de crainte. Je croyais que le marquis resterait ici !

Le marquis sourit tendrement à sa femme.

– Non, ma chère, lui dit-il, je ne saurais passer l’hiver ici, et vous-même n’avez pu concevoir cette espérance. Vous savez que j’appartiens à mon régiment avant d’appartenir à ma famille.

– Mais votre régiment n’est-il pas à Paris ? fit timidement la pauvre Gabrielle, essayant de se raccrocher à une paille, en guise d’espérance.

– Aussi, ma chère, aurai-je le plaisir de venir très souvent vous rendre visite, dit le marquis avec la dernière courtoisie.

Gabrielle baissa les yeux sur son assiette et cessa de manger, car elle n’avait plus faim. Les deux heures qui la séparaient du repos lui parurent longues. Prétextant un malaise, elle s’était réfugiée dans sa chambre, sa grande chambre lambrissée de chêne, haute de plafond, sombre de couleur, où la clarté des bougies n’éclairait qu’un petit espace relativement à l’ampleur de l’appartement.

Étendue sur son grand lit d’apparat, auquel on arrivait par un marchepied, elle pleurait silencieusement, le visage caché dans son mouchoir pour étouffer ses pleurs, quand le marquis entra enfin, fredonnant un air d’opéra.

Voyant sa femme sur le lit, il s’arrêta, car il craignait de l’avoir réveillée, – et le marquis était un époux modèle.

– Guy, je ne dors pas, dit Gabrielle en essayant de rendre à sa voix son timbre habituel.

Le marquis s’approcha du lit et baisa la main de sa femme. Celle-ci s’appuya sur le coude et garda la main de son mari dans la sienne.

– Tu t’en vas ? lui dit-elle à voix basse d’un ton si doux, si triste, que le marquis en fut ému.

– Il le faut bien, ma mignonne, répondit-il en pliant le genou pour être au niveau du joli visage suppliant tendu vers lui.

– Et moi ! je vais rester seule ici avec ton père ? Ce sera bien triste.

– Vous aimez donc beaucoup la compagnie ? fit le marquis, croyant détourner la conversation en plaisanterie ; mais le regard découragé de Gabrielle lui fit baisser les yeux, et il déposa un baiser sur la joue pâlie de sa jeune femme.

– Tu as pleuré ? s’écria-t-il ; ton visage et ton oreiller sont humides ! tu as pleuré ? Qui a pu te faire du chagrin, ma Gabrielle chérie ?

La jeune femme n’essaya plus de se contenir, elle détourna la tête, et ses sanglots retentirent, douloureux et pressés. Le marquis l’avait prise dans ses bras, il essayait vainement de rencontrer le regard de Gabrielle, celle-ci tenait ses yeux obstinément baissés, pendant que les pleurs ruisselaient sur ses joues et sur les mains de son mari.

– Qu’as-tu ? dit encore celui-ci, parle, mon enfant, que t’a-t-on fait ?

– Tu le demandes ! s’écria Gabrielle, arrachant la vérité de son cœur torturé, tu le demandes ! Mais tu m’abandonnes, et moi, je t’aime !

Ce cri avait si bien l’accent de la passion que le marquis en fut remué jusqu’au fond de l’âme, qu’il n’avait pas méchante. Il s’efforça de prouver à sa femme qu’il était contraint par le devoir ; qu’en réalité, elle jouirait beaucoup plus de sa présence qu’à Paris, où souvent ils ne se voyaient qu’à de rares intervalles, tant le tourbillon mondain leur prenait de temps ; il parla de son amour, de l’enfant qui devait naître, il promit de venir souvent ; il fut si éloquent, que Gabrielle, convaincue, mais non consolée, finit par lui dire :

– Eh bien ! puisque c’est nécessaire, va, – mais ne m’oublie pas !

L’oublier ! certes, non ! Le marquis était bien loin de penser à l’oublier. Une femme si belle, si aimante, si dévouée ! Il partit le lendemain cependant, et rentra à Paris, où les officiers de son régiment lui donnèrent un souper splendide.

– Nous avons reconquis le marquis de Maurèze, s’écrièrent-ils en chœur au moment des libations. Maurèze est à nous !

Au même moment, Gabrielle, inquiète, sentait confusément remuer en elle l’enfant de Guy. Quand elle se fut bien assurée qu’elle ne se trompait pas, elle se sentit plein d’une joie inconnue, puis la tristesse la reprit soudain.

– Il devrait être là ! se dit-elle. Pense-t-il seulement à moi ?

Hélas ! non, le marquis, en ce moment, ne pensait point à elle.

V

L’hiver était venu, la neige blanchissait la route qui menait à Paris, les grandes cheminées où le vent s’engouffrait en hurlant envoyaient leur fumée bleuâtre dans le ciel triste, et Gabrielle, assise à sa fenêtre, attendait la visite de son mari.

Depuis trois mois qu’elle habitait Maurèze, la jeune femme avait appris bien des choses. Elle avait appris que la pire solitude n’est point celle du couvent ; que le mariage n’est pas la fête perpétuelle qu’elle avait rêvée ; que l’amour d’un mari, dans le grand monde de cette époque, n’était qu’un feu de paille brillant et fugitif, et que ceux qui n’ont jamais connu la joie sont moins à plaindre que ceux qui l’ont perdue.

Gabrielle faisait ces réflexions sur elle-même, et sa tristesse augmentait à mesure que diminuait le jour blafard de décembre. Avec le jour, en effet, elle voyait disparaître l’espoir de voir son mari ce jour-là, et alors, quand le verrait-elle ? Une ou deux fois déjà le marquis avait promis de venir, et il ne s’était point montré ; alors Gabrielle avait reçu un petit billet bien tendre, galamment tourné, mais la visite s’était fait attendre... En serait-il de même aujourd’hui ?

La maison était morne ; le vieux duc n’avait pu y tenir : son Paris et surtout son Versailles lui manquaient par trop. Un beau matin, s’excusant de ne pouvoir tenir compagnie à sa belle-fille, il avait fait atteler son carrosse, et depuis on ne l’avait point revu.

Cette absence, d’ailleurs, ne pesait guère à Gabrielle. Son beau-père lui paraissait un phénomène mystérieux et quelque peu effrayant. Qu’on pût vivre à ce point renfermé en soi-même, qu’on restât trois jours sans proférer d’autres paroles que celles d’une indispensable politesse, et qu’avec cela on ne pût exister loin de la présence d’un roi, – tout cela était par trop extraordinaire, et Gabrielle avait renoncé à le comprendre.

Cependant, à de certains jours, la pauvre petite marquise se prenait presque à regretter cette figure austère ; si peu avenant qu’il fût, c’était un visage.

La jeune femme se mit alors à penser au couvent, à ce couvent qui jadis lui paraissait si noir, et qui maintenant s’illuminait de toute la lumière étincelante de la jeunesse. C’est là que Gabrielle avait été heureuse, là qu’elle avait tramé d’innocentes malices, inventé de joyeux passe-temps... Depuis...

Qu’elle était loin, la chambre nuptiale tendue de bleu et d’or, où la jeune marquise avait remercié Dieu avec tant d’effusion le jour de son mariage ! Qu’il était loin, l’époux empressé, plus amant qu’époux ! pensait-elle, et c’était vrai, hélas ! car il avait oublié sa femme comme on oublie une maîtresse...

Tout à coup un point noir se détacha sur la blancheur de la route. Gabrielle se souleva et regarda de tous ses yeux.

Ce n’était pas un carrosse, – c’était un homme à cheval qui gravissait à bride abattue la rampe du château. À peine dans l’obscurité croissante distinguait-on le cheval du cavalier.

– Un messager ! pensa Gabrielle en se laissant retomber sur sa chaise. Il ne viendra pas !

Une grosse larme roula sur les mains jointes de la jeune femme.

– Si l’enfant était né seulement ! se dit-elle... Quand il sera là, je ne serai plus triste.

Le galop du cheval résonna sur les pierres de la cour. Gabrielle essaya de distinguer le messager ; mais la nuit était venue, elle ne vit rien.

– L’enfant ! continua-t-elle, pendant qu’une autre larme suivait la première. Pauvre petit, c’est lui qui sera ma consolation !

La porte s’ouvrit toute grande, et sur le fond lumineux du corridor, éclairé par les valets chargés de candélabres, une mâle figure se détacha en noir.

– Marquise, dit la voix joyeuse de Guy, je suis venu vous surprendre dans votre Thébaïde...

– Guy ! s’écria la jeune femme en s’élançant vers lui. Mais la présence des valets l’arrêta. Vous me faites grand plaisir et grand honneur, monsieur le marquis, fit-elle avec une révérence.