Cité Ménard - Henry Gréville - E-Book

Cité Ménard E-Book

Henry Gréville

0,0
2,49 €

-100%
Sammeln Sie Punkte in unserem Gutscheinprogramm und kaufen Sie E-Books und Hörbücher mit bis zu 100% Rabatt.
Mehr erfahren.
Beschreibung

- Elle est morte ? C'est celui-là qui aurait dû mourir avec elle, et pas le mien ! Personne n'avait besoin de celui-là, qui n'était pas né, et moi j'avais besoin du mien. Ôtez-le bien vite, Cécile, emportez-le, je n'en veux pas. Ah ! oui, les mères devraient mourir avec leurs petits ; ce serait plus juste ! - Ce n'est pas sa faute, madame Gardin, ce n'est la faute de personne ! Regardez-le, comme il a bonne envie de vivre.- Je n'en veux pas ! fit délibérément la mère en se levant et en refermant sa robe. Mais la douleur que lui causait la montée du lait, appelé par les lèvres de l'enfant, devint si intolérable qu'elle se laissa retomber sur sa chaise. - Ah ! que je souffre ! dit-elle d'une voix éteinte.

Das E-Book können Sie in Legimi-Apps oder einer beliebigen App lesen, die das folgende Format unterstützen:

EPUB
MOBI

Seitenzahl: 370

Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Cité Ménard

Pages de titreIIIIIIIVVVIVIIVIIIIXXXIXIIXIIIXIVXVXVIXVIIXVIIIXIXXXXXIXXIIXXIIIXXIVXXVXXVIXXVIIXXVIIIXXIXXXXXXXIXXXIIXXXIIIXXXIVXXXVXXXVIPage de copyright

Henry Gréville

Cité Ménard

Henry Gréville, pseudonyme de Alice Marie Céleste Durand née Fleury (1842-1902), a publié de nombreux romans, des nouvelles, des pièces, de la poésie ; elle a été à son époque un écrivain à succès.

I

Un timbre sec et clair fit entendre six coups ; avant que le dernier eût cessé de vibrer, une cloche lancée à toute volée par un bras robuste tinta pendant quelques secondes à peine. Un bruit de métiers qui s’arrêtent, de vapeur qui s’échappe, d’outils qui résonnent sur le chêne dur des établis, succéda au silence du travail ; derrière la porte énorme qui donne sur la rue Rochechouart, une rumeur sourde, qui croissait d’instant en instant comme une marée montante, remplit la voûte immense des ateliers Godillot. On eût dit une ruche monstrueuse, mise en révolution par quelque événement dynastique.

La grande porte s’ébranla sous la poussée de plusieurs centaines de bras, s’ouvrit et alla battre le mur des deux côtés, laissant jaillir un torrent humain qui, irrésistiblement lancé, déborda aussitôt à gauche et à droite, se précipita contre la muraille d’en face à travers toute la largeur de la voie, et se divisa en deux courants dont l’un descendait vers Paris et l’autre montait vers Montmartre. Les hommes succédaient aux hommes, serrés comme un flot de moutons, se poussant rudement sans y prendre garde, parlant haut, gesticulant avec violence de tous leurs membres, engourdis par le travail assidu d’un atelier où le chef ne plaisante pas, respirant à grand bruit et à longues gorgées l’air libre du dehors après l’air vicié des salles trop peuplées. Une clameur qui s’entend de loin chaque soir monta entre les deux rangées de maisons : cris d’appel, grossières plaisanteries, refrains de chansons, murmures de colère, querelles de compagnons... À cette clameur qui fait trembler deux fois par jour les paisibles boutiquiers de la rue Rochechouart, les mères appelèrent leurs enfants qui jouaient sur les trottoirs et obtinrent l’obéissance avec ce seul mot : Voilà les Godillots qui sortent.

Une calèche découverte montait lentement, voiturant quatre Anglais qui se faisaient hisser jusqu’à Montmartre pour voir le coucher du soleil. Les quolibets, les lazzis, quelques imprécations contre les riches qui vont en voiture, accueillirent les étrangers qui contemplaient d’un air ahuri la rue en pente, noire de peuple, pavée pour ainsi dire de têtes grouillantes aux expressions les plus diverses, puis la calèche gagna le boulevard et disparut au petit trot de son cheval efflanqué.

Dans le désordre de la première poussée s’était fait une sorte de classement ; les plus désireux de partir s’étaient éparpillés dans toutes les directions avec des cris et des rires grossiers ; beaucoup d’entre eux avaient été rejoints par des femmes sorties un peu avant et qui les attendaient au coin des rues voisines ; les bons ouvriers prenaient maintenant le chemin du logis par bandes d’amis ou de voisins et causaient d’une voix plus contenue.

Ce n’étaient pas les plus jeunes ni les mieux mis, mais leurs habits étaient propres et raccommodés ; ils marchaient paisiblement au milieu de la chaussée, gravissant la pente d’un pas soutenu, sans hâte. Les mères rouvraient les portes, et les enfants avaient repris leurs jeux sur le trottoir ; quand par hasard un groupe rencontrait un bambin qui, mal aguerri, frais émoulu de sa terreur récente, regardait de bas en haut d’un air inquiet ces figures colorées par le hâle et la fumée des ateliers, le groupe se séparait, et souvent un père de famille, songeant sans le savoir à ses petits à lui, qui jouaient là-haut sur la butte, posait en passant sa main brune aux ongles noirs sur la chevelure soignée du petit boutiquier. De ceux-là, les mères n’avaient pas peur.

Au premier choc de la sortie, une jeune fille simplement vêtue de noir, un petit fichu de dentelle sur la tête, s’était effacée contre le mur, à droite de la porte. Elle attendait quelqu’un, mais elle savait que celui-là ne serait pas des premiers à sortir. Quoique habituée à de telles rencontres, elle ne put se défendre d’une sorte de frayeur en se voyant pour ainsi dire noyée dans le flot toujours renouvelé. Baissant la tête, éteignant son regard, elle se fit toute petite et ne reçut aucune injure ; à peine quelque compliment brutal dans sa forme amena-t-il une faible rougeur à ses joues. Elle avait pleuré, c’était facile à voir, et sauf quelques-uns – il y a des méchants partout, – ces hommes sans éducation eussent trouvé lâche de taquiner une femme qui avait du chagrin.

Quand les rangs se furent éclaircis et qu’on put examiner ceux qui sortaient, la jeune fille commença une investigation minutieuse ; d’autres femmes qui avaient attendu comme elle avaient déjà rencontré ceux qu’elles cherchaient ; elle se trouvait seule, mais n’en parut point embarrassée ; elle avait d’autres soucis que celui-là. Enfin elle fit un pas en avant et arrêta un ouvrier vêtu d’un veston foncé, qui prenait d’un pas un peu lourd le chemin du boulevard, en causant avec un camarade plus jeune et plus brillant.

– Monsieur Linot, dit-elle, votre femme est accouchée à une heure de l’après-midi.

L’ouvrier tressaillit et s’arrêta.

– Ah ! mademoiselle Cécile, dit-il avec un sourire, c’est vous qui m’apportez la bonne nouvelle. Merci. Fille ou garçon ?

– Un garçon.

– Juste ce que je voulais. Comme ça se trouve ! On est content, là-haut, hein ?

L’expression joyeuse de ses traits fatigués changea soudain ; la larme d’attendrissement qu’il voulait cacher sous une plaisanterie se sécha sous sa paupière. La jeune fille semblait hésiter à répondre.

– Qu’est-ce qu’il y a ? reprit-il d’une voix qui tremblait. L’enfant vit ?

– Oui... C’est la mère qui n’est pas bien, répondit Cécile.

– Eh bien, Linot, je te quitte, fit le camarade, qui n’avait encore rien dit ; si tout va bien, tu me trouveras dans une heure au Gas normand. Si tu ne viens pas dans deux heures, j’irai voir là-haut ce qui se passe.

Linot fit un signe de tête et suivit à la hâte Cécile, qui marchait très vite. L’ouvrier cherchait à éviter la pensée douloureuse qui l’obsédait ; ne pouvant y parvenir, il questionna :

– Comment se fait-il, mademoiselle, que ce soit vous qui ayez pensé à venir me chercher ?

– Il n’y avait personne, répliqua la jeune fille : je m’étais mise un peu en retard ce matin, et toutes les dames étaient parties à l’ouvrage, excepté madame Gardin, qui a perdu son petit cette nuit. La pauvre femme, il n’y a rien à lui demander, à celle-là. Je n’ai pas fait ma journée, voilà tout.

Linot tournait une question dans sa tête ; mais une sorte de pudeur, naturelle aux gens frustes, l’empêchait de vouloir paraître trop sensible, trop geignard, comme ils disent. Cependant l’inquiétude le poussait ; il dit à voix basse :

– Elle est très mal, la mère, mademoiselle Cécile ?

– Oui, répondit la jeune fille en pressant le pas ; malgré la roideur de la pente, ils se mirent à escalader l’escalier de la rue Chappe, au bas de laquelle un marchand de vin ingénieux a pris pour enseigne de sa boutique : À l’échelle de Jacob. Mais les anges y montent rarement.

– Qu’est-ce qu’elle a eu ?

– Le médecin vous le dira, fit Cécile en baissant la tête. Ils étaient arrivés au premier palier.

– Ah ! le médecin est venu ? fit Linot inquiet, en pensant que cela allait coûter très cher.

– Oui, c’est un bon médecin. Il soigne les malades pour son plaisir. Vous le connaissez bien, c’est M. Régnier.

– C’est un brave homme ! fit Linot rassuré ; le docteur Régnier n’envoyait sa note que dans les maisons riches. Et il dit qu’elle va mal ?

– Oui.

Cécile passa devant et enfila un autre escalier ; l’eau coulait rapidement dans la rigole en pente roide qui l’accompagnait et faisait un joli bruit gai et printanier. Les cerisiers et les abricotiers des jardins voisins répandaient sur l’escalier une pluie de pétales blancs ; le soleil, avant de disparaître, envoyait à cette journée d’avril le plus triomphant adieu. Cécile sentit son cœur se gonfler d’amertume : tant de lumière et de douceur lui faisaient de la peine pour ceux qui souffraient.

– Est-ce qu’elle est seule, mademoiselle Cécile, pendant que vous êtes avec moi ?

– Non, sa mère est venue ; je l’ai envoyé chercher.

Linot fronça le sourcil ; il n’aimait pas sa belle-mère, qui le blâmait constamment, et qui n’avait cessé de considérer la venue prochaine de l’enfant comme une calamité.

– Il ne fallait pas, dit-il d’un ton grognon.

– Il le fallait, répliqua doucement Cécile.

Ils avaient fini de monter, car ils étaient au sommet de la butte. Ils franchirent une large grille ouverte à deux battants, puis Cécile courut devant et monta les quatre étages de l’escalier comme un sylphe. Linot, plus lourd et déjà essoufflé par la rude escalade qu’il venait de faire si vite, s’appuya à la rampe en fer forgé d’un dessin ancien, qui contournait l’escalier assez spacieux, et monta en soupirant à chaque marche. Il n’avait pas atteint le second étage lorsque Cécile revint à lui et lui mit la main sur l’épaule avec une douceur compatissante.

– Ne montez pas si vite, dit-elle d’une voix brisée. Son visage portait une expression austère et douloureuse ; ses traits avaient pâli subitement, et ses yeux étaient pleins de larmes.

– Après avoir tant couru, ce n’est pas quelques marches de plus ou de moins, commença l’ouvrier. Comment va-t-elle ?

Cécile garda le silence, lui barrant toujours le passage.

– Vous ne dites rien ? Est-ce que... ?

Sans proférer le moindre son, il écarta violemment la jeune fille, dans l’escalier qui tremblait sous son pas lourd, entra dans son appartement par la porte restée ouverte et s’arrêta sur le seuil de la seconde pièce avec un frisson qui le secoua tout entier. Sur le lit, sa femme reposait toute blanche, le visage tranquille, recouverte d’un drap, et une bougie brûlait auprès dans l’unique chandelier de leur modeste ménage.

Il restait sur le seuil, hébété, ne pouvant croire à ce qu’il voyait ; d’un geste machinal il ôta sa casquette et laissa retomber lentement sa main droite le long de son corps. Sa main gauche cherchait un appui ; il trouva l’épaule de Cécile et tomba dessus avec un sanglot semblable à un cri.

Sa belle-mère, qui rentrait en ce moment, après un bout de conversation chez une voisine, l’attaqua par derrière.

– Eh bien, Linot, lui dit-elle de sa voix bruyante et vulgaire, je vous l’avais bien dit qu’elle en mourrait, la pauvre femme ! Mais les belles-mères ont toujours tort, et leurs gendres sont là pour les envoyer promener...

Linot releva la tête et regarda celle qui lui parlait avec une colère qui fit aussitôt place au dégoût.

– Vous pouvez bien dire ce que vous voudrez, allez, lui dit-il ; dans le temps ça me faisait de la peine à cause d’elle, parce qu’elle l’entendait ; mais à présent, ça ne me fait plus rien du tout !

Il s’approcha du lit, leur pauvre lit de noce, acheté jadis chez Crépin avec de longues journées de travail et des heures supplémentaires le dimanche. L’acajou était encore neuf ; ils avaient à peine fini de le payer.

Il s’assit sur une chaise placée aux pieds de la morte et posa son front sur la couverture en pleurant amèrement.

La belle-mère continuait à défiler son chapelet de reproches ; Linot n’y prenait pas garde et pleurait à chaudes larmes. Il aimait sa femme, le pauvre homme ! Ils avaient été mariés deux ans et demi. Ce n’était pas une bien longue habitude, et cependant il pensait que jamais une autre ne pourrait remplir la place de la défunte. Elle n’était ni très jolie ni très gaie, mais elle répandait autour d’elle une tranquillité délicieuse pour l’ouvrier qui rentrait fatigué de son travail. Quand le soir il entendait la cité résonner de mille bruits discordants, il regardait son petit intérieur tranquille où ni elle ni lui ne criaient jamais, et il se sentait content. C’est ce contentement-là qu’il voyait perdu pour toujours.

La voix aigre de madame Boucard finit cependant par le tirer de sa douleur, et il se tourna vers elle, sans craindre de lui montrer son visage ruisselant de larmes.

– Laissez-moi tranquille, dit-il d’une voix brisée ; je vous ai supportée tout le temps pour l’amour d’elle, mais maintenant j’espère que vous n’allez pas m’ennuyer, hein ?

– C’est ça, Linot, c’est très bien, glapit madame Boucard ; à présent je n’aurai plus le droit de pleurer ma fille ! C’est très bien ! Mais qu’est-ce qu’il y a à attendre d’un homme qui ne demande pas seulement à voir son enfant ?

Linot se leva brusquement : c’est vrai ! il avait oublié qu’il avait un enfant ! Avant qu’il pût faire une question, Cécile entra, portant sur son bras gauche, avec de tendres précautions, un paquet de linge où se détachait, en rouge foncé, une petite face grimaçante.

– C’est... c’est mon petit ? balbutia Linot tout surpris, presque désappointé. Il s’était toujours figuré son enfant blanc et rose, comme tous les poupons que les mères orgueilleuses étalent, l’après-midi, sur les bancs des boulevards.

– Embrassez ce pauvre chéri, dit la voix douce de Cécile. Ce n’est pas sa faute...

Linot effleura de ses lèvres gonflées par les larmes la petite face à la peau si douce ; il avait peur, peur de l’enfant, tant il lui semblait fragile et peu attrayant.

– Vous verrez comme il sera beau.

– C’est tout le portrait de ma pauvre fille, dit madame Boucard sans pitié. Ah ! si j’avais su, on m’aurait hachée plutôt que de la donner à cet homme-là.

Cécile entraîna prudemment la matrone par l’escalier, et Linot resta seul avec la morte.

II

– Qu’est-ce que nous allons en faire, de cet enfant ? demanda madame Boucard, quand, deux ou trois heures après, un calme relatif, le calme qui suit une mort imprévue, se fut établi dans la maison. Tous les voisins et voisines étaient venus voir la pauvre femme ; on avait admiré le bébé, on l’avait plaint autant et plus que de raison. Linot, ahuri, s’était laissé serrer la main par une foule de gens qu’il croyait n’avoir jamais vus et qu’à coup sûr il n’eût pu reconnaître ; c’étaient pourtant ses voisins, les habitants de la vaste cité. Mais il s’en allait de bonne heure, rentrait à six heures et demie, ne sortait guère le soir, et le dimanche cultivait avec ardeur le petit jardin qui dépendait de son logement, si bien qu’il ne connaissait presque personne.

Ce monde s’était retiré, les uns pour souper, les autres pour flâner, et le petit appartement se trouvait rendu à la solitude. Linot s’était enfermé avec sa femme, et madame Boucard n’avait plus envie d’aller le troubler.

– Qu’est-ce que nous allons faire de cet enfant-là ? répéta la brave femme, chez qui la douleur de perdre sa fille avait ravivé toute l’acrimonie de sa nature, puissamment douée sous ce rapport.

Cécile, qui tenait l’enfant couché sur ses genoux, ne répondit rien et regarda tristement la petite face bouffie, alors tranquille.

– On ne peut pas éternellement le nourrir d’eau sucrée, reprit la grand-mère. Ce qui m’étonne, c’est qu’il n’ait pas encore crié famine ; ça ne va pas tarder, allez !

– En attendant, on peut le nourrir au biberon, suggéra Cécile.

– Qui est-ce qui le nourrira ? ça n’est pas moi, toujours ! Après le mal que j’ai eu à élever ma malheureuse enfant, je ne vais pas recommencer pour celui-là, bien sûr !

Cécile ne répondit pas. Une pensée mal définie allait et venait sur son visage mobile, changeant l’expression de ses traits plus fins que réguliers, mais doués d’un charme indicible.

– Eh bien, dites-le donc, puisque vous l’avez pris sous votre protection ; dites-le donc, ce qu’on va en faire ! Nous n’allons pas rester là toute la nuit, je suppose.

– Je le coucherai avec moi dans ma chambre, dit Cécile doucement. Il ne faut pas qu’il vous dérange.

– Est-ce que vous croyez que je vais dormir, moi ? Et cette pauvre femme qui est là, qui est-ce qui la veillerait ? Ah ! Seigneur, si on m’avait dit que c’est moi qui enterrerais ma fille !

L’enfant agita ses mains rouges et microscopiques ; le visage pourpre devint violet, et il tira de sa petite poitrine un vagissement prolongé.

– Là ! voilà que ça commence, fit la grand-mère. Qu’est-ce que nous allons devenir ?

Cécile fit prendre de l’eau sucrée au nouveau-né, mais il se montrait d’un appétit robuste, et cette nourriture ne devait pas lui suffire longtemps.

– Nous verrons demain, dit la jeune fille ; je l’emporte en attendant.

Linot ouvrit la porte de la pièce voisine ; il était si pâle et si défait que sa belle-mère elle-même en eut pitié.

– On va le soigner, votre petit, dit-elle ; ne vous en tourmentez pas, il est en de bonnes mains.

– Il faudrait une nourrice, n’est-ce pas ? fit le père en jetant autour de lui un regard désespéré ; il ne faut pas le laisser mourir ; je n’ai plus que lui, ajouta-t-il avec un sanglot.

– Soyez tranquille, on en trouvera une.

– Pas trop loin ? insista Linot, je pourrai le voir.

– Nous verrons, nous verrons ; du reste, ça dépendra de ce que vous voudrez y mettre ; plus il sera loin, moins ça vous coûtera cher, vous savez.

Linot fit un geste d’indifférence.

– À présent, qu’est-ce que je dépenserai pour moi ? dit-il d’un ton lassé : tout ce que je gagnerai sera pour lui...

– Nous ferons pour le mieux, monsieur Linot, dit Cécile.

L’ouvrier la regarda avec reconnaissance. Il lui savait bon gré de la douceur qu’elle mettait à lui parler. Cette petite ouvrière qu’il connaissait à peine lui témoignait la sollicitude d’une fille pour son père, et il sentait bien que c’était le grand cœur de cette enfant qui lui dictait sa conduite.

– Vous l’emportez ? dit-il avec regret, quand il vit qu’elle se préparait à quitter la chambre, l’enfant toujours sur le bras.

– Il le faut bien, monsieur Linot. Voulez-vous l’embrasser ?

Il approcha son visage, cette fois sans plus de crainte, et appuya longuement ses lèvres sur le front de son petit garçon. Au moment où le cœur du pauvre père allait éclater en sanglots, Cécile retira doucement l’enfant et leva le doigt en disant : Chut !

Linot soumis étouffa ses larmes et suivit du regard la jeune fille qui disparut dans l’escalier avec son précieux fardeau.

III

Le soleil matinal de six heures baignait le jardin plein de verdure et la plaine jusqu’aux coteaux de Montmartre ; la cité réveillée bruissait déjà depuis une heure, quand Cécile reparut avec son petit protégé. Brisé par la fatigue, Linot s’était endormi dans la première pièce. Assis sur une chaise de paille, devant la table où il prenait ses repas, il avait appuyé sa tête endolorie sur ses bras croisés, et il dormait tout habillé, d’un sommeil lourd et pénible, plein de rêves anxieux, auxquels il ne pouvait s’arracher. Dans la chambre de la morte, elle vit par la porte ouverte madame Boucard, qui dormait aussi dans un fauteuil, l’unique fauteuil de la maison, acheté d’occasion par Linot pendant les derniers jours de la grossesse de sa femme. C’est là-dedans qu’il espérait la voir, souriante et guérie, donnant le sein à leur nouveau-né... Au moins, madame Boucard y avait-elle trouvé quelques heures de bon sommeil.

Cécile mit l’enfant endormi dans son berceau, placé à dessein dans la première pièce, et s’occupa dans la cuisine à préparer à manger à ces pauvres gens qui n’avaient pris aucune nourriture depuis le déjeuner de la veille. Elle eut bientôt fait un peu de soupe, qu’elle posa fumante sur le coin de la table. Elle hésitait pourtant à réveiller les dormeurs, lorsqu’un vagissement du petit garçon les tira tous les deux de l’oubli momentané qui leur faisait tant de bien.

Ils se levèrent en sursaut, presque du même mouvement, et furent tout étonnés de voir Cécile penchée sur le berceau, s’efforçant de calmer l’enfant.

Mais, cette fois, il ne se payait ni d’eau sucrée ni de bonnes paroles ; il réclamait impérieusement une nourriture plus substantielle, et ses cris devenaient de plus en plus aigus.

– Attendez, dit Cécile ; j’ai une idée, elle est peut-être bonne ; si elle est mauvaise, nous en chercherons une autre. Mangez en attendant ; voilà la soupe toute chaude.

Elle prit l’enfant avec l’adresse d’une nourrice consommée et disparut dans l’escalier.

– Où va-t-elle ? demanda Linot.

Madame Boucard fit un geste quelconque et s’approcha de la soupière. Linot prit sa casquette et suivit Cécile ; il avait déjà peur qu’il n’arrivât malheur à son fils.

Il n’alla pas bien loin. Dans le même escalier, deux étages au-dessus, la jeune fille avait poussé une porte entrouverte ; Linot s’arrêta sur le seuil avec un respect plein de retours amers sur lui-même : il l’avait oublié, la mort avait visité cette maison deux fois dans la même journée ; chez lui elle avait pris la mère, ici elle avait pris l’enfant.

Dans la salle à manger brûlait une bougie, dont la flamme jaune paraissait singulièrement lugubre à la clarté de ce jour triomphant. Un berceau, tout pareil à celui de là-haut, avec ses petits rideaux de perse bleue et blanche, était tout contre la table, et dans le berceau un enfant de trois mois, d’une blancheur navrante et auquel la mort donnait une expression de placidité auguste.

Dans un coin, sur une chaise, tournée à demi et les bras appuyés sur le dossier, la mère regardait le berceau et ne pleurait pas. Elle avait pleuré avant, pendant la courte maladie, quand elle espérait et luttait ; depuis la veille elle regardait d’un œil sec ce qui avait été sa meilleure joie, et pensait désormais que le reste du monde lui importait bien peu.

C’est toujours le dernier enfant qu’on aime le mieux, tant qu’il est petit, et en ce moment la mère avait oublié l’autre.

Après avoir couvert d’un mouchoir le visage de celui qu’elle portait, Cécile entra doucement, alla jusqu’au berceau, se pencha sur la petite face de cire qui reposait sur l’oreiller et la baisa pieusement, puis elle se dirigea vers la mère.

– Votre lait vous fait bien mal, madame Gardin ! dit-elle.

– Oui, répondit la pauvre femme ; qu’est-ce que ça fait ?

– Avez-vous pris quelque chose pour le faire passer ?

– Non.

– Vous ne faites rien ?

– Comment voulez-vous que je pense à autre chose qu’à celui qui est là ?

Elle indiqua d’un geste à peine ébauché le petit cadavre et laissa tomber sa tête fatiguée sur le dossier de sa chaise.

Cécile s’approcha d’elle et lui mit sur l’épaule la main qu’elle avait de libre.

– Vous avez beaucoup de lait, dites ? fit-elle d’une voix insinuante.

– Ah ! Dieu ! oui ! le chagrin ne me l’a pas fait passer !

Une douleur aiguë comme un mal de dent contracta le visage de la malheureuse. Cécile entrouvrit doucement son fichu mal croisé. Les grosses veines bleues bosselaient la peau brûlante : le sein dur et tendu semblait prêt à éclater ; ce contact si léger de Cécile fit bondir la pauvre femme.

– Vous me faites mal, dit-elle avec un frisson répété qui la parcourut deux ou trois fois de la tête aux pieds ; elle voulait refermer son fichu, mais Cécile avait ôté le mouchoir qui couvrait le nouveau-né, et déjà celui-ci, soutenu par son bras, réveillé par le mouvement, avançait ses lèvres goulues vers la source de vie.

– Qu’est-ce que c’est ? cria la mère en pâlissant.

– Un orphelin qui meurt de faim. Faites-lui la charité d’un peu de ce lait qui vous fait mal ; ce sera une bonne œuvre, madame Gardin !

Le petit tétait déjà ; il avait collé son visage tout contre la peau sèche et brûlante où une moiteur salutaire perlait à son contact, et le visage contracté de la malheureuse femme prit une expression moins pénible.

Soudain, la pensée, engourdie par le soulagement tout physique qu’elle éprouvait, lui revint cruellement.

– Je ne veux pas, s’écria-t-elle en repoussant l’enfant que Cécile soutenait, toujours agenouillée devant elle. Je ne veux pas ! Le lait appartient à mon petit ; je ne veux pas qu’un autre le lui prenne.

Le visage de Cécile fut soudain inondé de larmes.

– Il n’en a plus besoin, madame Gardin, dit-elle d’une voix suppliante, et celui-ci va mourir si vous le repoussez ; ayez pitié de lui !

L’enfant dérangé dans son repas criait à tue-tête ; la jeune fille le replaça doucement, et il reprit le sein avec avidité.

– Pensez un peu, madame Gardin, que ce serait très mal de refuser votre lait à l’innocent qui a perdu sa mère...

– Qui ça ? fit distraitement la mère.

– Madame Linot.

– Elle est morte ? C’est celui-là qui aurait dû mourir avec elle, et pas le mien ! Personne n’avait besoin de celui-là, qui n’était pas né, et moi j’avais besoin du mien. Ôtez-le bien vite, Cécile, emportez-le, je n’en veux pas. Ah ! oui, les mères devraient mourir avec leurs petits ; ce serait plus juste !

– Ce n’est pas sa faute, madame Gardin, ce n’est la faute de personne ! Regardez-le, comme il a bonne envie de vivre.

– Je n’en veux pas ! fit délibérément la mère en se levant et en refermant sa robe. Mais la douleur que lui causait la montée du lait, appelé par les lèvres de l’enfant, devint si intolérable qu’elle se laissa retomber sur sa chaise.

– Ah ! que je souffre ! dit-elle d’une voix éteinte.

Cécile lui mit l’enfant sur les genoux. Elle hésita un instant, puis brusquement, avec rage, elle ouvrit sa robe.

– Prends, puisque tu le veux, dit-elle, et puis je souffre trop. Mais vous allez l’emporter, Cécile, et ne le ramenez plus. C’est au mien que tout appartient ; celui-ci est un voleur. Mon trésor, cria-t-elle au berceau, mon petit, mon chérubin, c’est toi qui étais le maître de tout ici, mon petit garçon !

Les larmes montèrent à ses yeux secs avec une violence extraordinaire, jaillirent en pluie et tombèrent sur ses joues, sur son sein soulagé, sur le nourrisson qui s’endormait à la douce chaleur nourricière, et qui, réveillé, se remit à téter de plus belle.

– Mon fils ! J’avais une fille et je voulais un fils, et je l’avais, et voilà qu’il s’en va ! Ils vont me l’emporter ; – qu’est-ce que je vais devenir ? Pendant les nuits, mon mari est dehors pour son travail, la petite dort comme un plomb ; c’est lui qui me tenait compagnie ; il me réveillait deux ou trois fois, je le prenais pour le nourrir, et il était content ; il me pétrissait avec ses petites mains roses... Tout ça est fini, fini...

Elle buvait ses larmes en parlant et ne songeait plus à repousser l’intrus. Il lui apportait l’illusion, le rêve de toutes ces douceurs perdues ; il poussa un faible vagissement : machinalement, elle l’entoura de ses bras et le berça avec le geste familier aux nourrices.

– Et je vais rester toute seule ; les nuits seront bien longues ! Vous croyez peut-être que je dormirai ? Ah bien oui ! On se déshabitue de dormir quand on a un enfant, et on ne s’en plaint pas...

Revenant soudain à la réalité, elle arracha l’enfant de son sein et le jeta sur les bras de Cécile.

– Mais reprenez-le donc, cria-t-elle en colère ; je n’en veux pas !

– Vous n’êtes pas juste, madame Gardin, dit Cécile, en essayant d’apaiser les cris du petit être qui s’endormit presque subitement dans ses bras compatissants. Il vous a tiré votre lait, qui vous faisait mal, et, au lieu de lui en savoir gré, vous vous fâchez contre lui ! Ce n’est pas bien !

Gardin entrait en ce moment ; il aimait son fils, mais qu’était l’amour de ce père, absent la nuit, souvent endormi le jour, auprès de la tendresse intime de la mère ? Il regarda Cécile avec quelque surprise.

– C’est le petit de la dame qui est morte hier là-haut, lui dit la jeune fille. Si vous vouliez, monsieur Gardin, le père serait bien heureux de le mettre en nourrice chez votre femme : ça lui ferait du bien, à la pauvre dame ; son lait est dans le cas de lui monter à la tête après le chagrin qu’elle vient d’avoir, et comme ça elle serait sauvée. Seulement, si vous ne voulez pas...

– Qu’est-ce que ça peut me faire ? dit Gardin d’un air bourru. La femme fera comme elle voudra : je rentre de l’imprimerie à six heures du matin, il ne me dérangera pas la nuit, bien sûr.

– Je n’en veux pas, dit madame Gardin d’un ton moins résolu. Après ce pauvre petit qui est là, comment veux-tu, Gardin, que je mette un étranger à sa place ?

– Ça te regarde, répondit l’ouvrier en haussant les épaules ; mais si ce nourrisson pouvait empêcher ton lait de te monter à la tête, il me semble que l’affaire ne serait pas si mauvaise.

– Il n’a pas de mère, madame Gardin, reprit Cécile avec ses gestes de suppliante antique et sa voix trempée de larmes ; si vous le gardez, le père le verra tout les jours, il l’aimera ; tandis que, si on l’envoie en province, il s’en déshabituera, et le pauvre petit ne saura pas ce que c’est que d’avoir une famille.

– C’est bon, on verra, murmura madame Gardin en se levant. Mais je trouve qu’il faut être joliment sans cœur pour parler de tout ça devant ce pauvre petit corps qu’on va emporter.

Elle se pencha sur le berceau, couvrant l’enfant de baisers et de larmes ; mais Cécile comprit que sa partie était gagnée. Elle remonta l’escalier, coucha le petit garçon endormi et tranquille, et redescendit à la hâte. Une demi-heure après, elle reparut avec deux couronnes de perles blanches, telles qu’on en voit chez les marbriers auprès du cimetière Montmartre. Elle en porta une à madame Gardin.

– De la part de M. Linot, dit-elle.

– Le pauvre homme, il a pensé à nous dans son chagrin ! fit la mère, très touchée de ce souvenir.

– Il vous remercie d’avoir eu pitié de son petit garçon, ajouta Cécile.

Elle se hâta de remonter afin de prévenir Linot de son pieux mensonge. Il l’écouta d’un air abruti, la comprit peut-être, mais ne la remercia pas ; il vivait depuis la veille dans un douloureux cauchemar et ne distinguait plus la réalité du rêve. Jamais Cécile ne fut remboursée de cette dépense ; mais elle était de celles qui ne regrettent rien pour une œuvre utile, et si elle veilla quelques nuits de plus, personne n’en sût rien.

Le lendemain matin, à neuf heures, les deux cortèges se dirigèrent vers l’église voisine ; tous les passants crurent qu’on enterrait ensemble la mère et l’enfant moissonnés ensemble ; et pendant ce temps, madame Gardin, dans sa chambre assombrie, écoutait les douces paroles de Cécile, qui la faisait pleurer en lui parlant de son petit garçon et qui présentait à son sein nourricier l’enfant de la morte.

IV

– C’est un autre petit frère ? demanda timidement Noémi Gardin à Cécile, qui, le dimanche suivant, promenait dans le jardin de la cité le petit garçon endormi. Et c’est toi qui l’as apporté, dis ?

Cécile sourit. Tous les enfants de cette ruche l’aimaient et la tutoyaient.

– C’est moi qui l’ai apporté ; mais il faut le toucher bien doucement, tu sais, de peur de lui faire mal.

– Je sais, répondit d’un air capable la fillette de trois ans et demi ; c’est comme l’autre, celui qui est parti. Moi, je croyais que c’était le même. Mais celui-là est plus petit. Comment s’appelle-t-il ?

– Pierre Linot.

– C’est le fils à Linot, alors ? Et toi, tu es sa petite mère ?

Cécile rougit un peu et se mit à rire.

– Je suis sa petite mère, reprit-elle, comme tu es celle de ta poupée, qu’on a achetée chez le marchand ; sa petite mère, la vraie, est morte ; tu sais qu’on l’a emportée avec ton petit frère.

Le visage de l’enfant devint sérieux. Par un violent effort de mémoire, elle évoqua le souvenir de cet événement, si récent, mais déjà presque effacé ; un petit frère avait remplacé l’autre si vite, qu’elle n’avait pas bien compris la substitution, et surtout n’avait pu s’en affliger.

– Si tu voulais être sage, Noémi, c’est toi qui serais sa petite mère, reprit Cécile. Quand il saura marcher, tu le conduiras à l’asile, tu t’occuperas de lui, tu mettras des tartines dans son panier, tu coudras des boutons à ses culottes. Les petites mères font tout cela.

– Oui, je sais, la nuit, quand les enfants dorment, fit Noémi en hochant la tête ; mais moi, je ne sais pas ! Et puis je dors la nuit !

– Tu coudras le jour, et tu apprendras. Il n’a plus de maman, le pauvre petit ; nous sommes toutes ses mamans ici : il faut que nous lui soyons toutes bonnes à quelque chose. Ta mère le nourrit de son lait ; toi, tu seras sa petite mère toute la journée.

– Eh bien, et toi ?

– Moi, soupira Cécile, je suis sa petite mère le dimanche... je ferai ce que je pourrai ; pas grand-chose peut-être, mais on verra.

Noémi ne retourna pas aux petits tas de sable qu’elle appelait des pâtés ; assise à terre, ses cheveux ébouriffés dans les yeux, elle méditait sur la perspective nouvelle que Cécile venait de lui ouvrir. Recoudre des boutons de culotte n’était pas une opération facile ; dans ses idées, c’était un véritable brevet de capacité, et elle se sentait fort incapable de postuler. Après une méditation très longue pour son âge, elle leva vers la jeune fille son nez barbouillé de terre.

– Est-ce qu’il en portera bientôt, des culottes ? demanda-t-elle un peu inquiète.

– Pas avant un an et demi au moins, répondit Cécile. Tu as le temps de te préparer ; tu auras cinq ans, dans ce temps-là.

Noémi, satisfaite de savoir qu’elle pouvait faire un stage, retourna à ses pâtés de terre, et bientôt ce n’est pas seulement sur le nez qu’elle en eut, mais sur tout son museau rose.

Cécile marchait lentement dans l’ombre grêle d’avril ; les arbres s’étaient couverts de feuilles plus tard que de coutume, et le soleil jetait dans l’allée de vieux tilleuls une chaleur presque comparable à celle de juin. Les jardinets étaient néanmoins pleins de travailleurs affairés ; pas d’enclos qui n’eût au moins un laboureur s’escrimant avec une bêche, un herseur retournant la semence avec un râteau, et deux ou trois enfants pleins de bonne volonté, qui eussent volontiers mis tout sens dessus dessous, mais que la vue de leur père laboureur retenait dans les bornes d’une sagesse bien pensante. Les mères descendaient plus tard ; elles étaient toutes occupées à mettre en ordre leur logis.

Dans les ménages d’ouvriers, c’est le dimanche qui est le jour du nettoyage général. Occupées toute la semaine, rentrant souvent plus tard le samedi, à cause de quelque course imprévue, d’ouvrage à reporter, de comptes à vérifier, les ouvrières se hâtent de souper et de s’endormir. Mais le dimanche, dès l’aube, la ruche retentit de sons aigus et pressés : ce sont les brosses grinçant sur l’évier, les coups de balai sonores dans les coins qui s’obstinent à garder la poussière ; si les plinthes ont une âme ou seulement une vague sensibilité, elles doivent redouter cruellement ce jour-là. On entend du haut en bas de la rampe de l’escalier gémir sous les mains affairées des jeunes garçons qui montent l’un après l’autre assez de seaux d’eau pour faire croire à la légende des Danaïdes. On voit à tous les étages des mains s’agitant pour secouer des torchons d’où s’échappent des nuées de duvets variés de formes et de couleur, et au-dessus des garde-manger de bois percés de trous en losange qui garnissent les fenêtres des cuisines, on aperçoit, surmontées de têtes sérieuses et absorbées, des mains chaussées de bottines qui manient activement le cirage et la brosse. Je ne sais si jamais un philosophe a remarqué combien quelqu’un qui cire ses souliers a l’air méditatif et convaincu.

C’est de ce travail acharné des ménagères que naît toute la joie du dimanche. Le jour de repos n’est en vérité qu’une demi-journée, car quelle est la femme un peu soigneuse qui consentirait à sortir avant d’avoir mis toute sa maison en ordre ? Et les vêtements du mari, qui les brosse ? Les habits propres des enfants, qui les a cousus, raccommodés, blanchis, repassés ? La Providence, qui veut bien qu’on chôme le dimanche, a négligé de créer un ange spécial chargé le samedi de laver les cuisines, balayer sous les lits, mettre les tiroirs en ordre et recoudre ces fameux boutons aux vêtements de MM. les gamins.

Cécile ne faisait point son petit ménage le dimanche. Tous les matins, avant de partir pour l’atelier de couture, elle passait une heure à chasser la poussière des moindres coins ; en rentrant, elle préparait ses vêtements du lendemain. Son repas était vite fait ; – elle n’allumait point de feu, hormis dans les grands froids, pour dégeler un peu sa chambrette voisine du toit, et les ustensiles qu’elle employait étaient aussitôt remis en place. Sa vieille tante, qui occupait une chambre contiguë, se suffisait encore à elle-même, et si elle gagnait peu d’argent à faire des raccommodages à la journée, au moins ne dépensait-elle presque rien. Ces deux femmes vivaient heureuses, ne demandaient à la destinée rien de plus que ce qu’elle leur apportait, et, ne se connaissant pas d’ennemi, ne redoutaient qu’une chose : les mortes saisons, qui réduisaient leurs ressources et les contraignaient à dévorer deux fois par an les petites économies si patiemment amassées pendant la saison du travail.

– Ce n’est pas encore cette année que j’achèterai ma glace, disait Cécile en souriant avec un peu de regret chaque fois que le trésor se trouvait entamé.

Le rêve de la jeune fille était de mettre une glace sur sa vilaine petite cheminée de bois peint en imitation de marbre, que le propriétaire n’avait pas jugé à propos de surmonter d’un ornement fait pour les appartements seuls, et très déplacé dans une chambre.

Cécile était libre comme l’air. Sa tante, vieille fille douce et patiente, de celles qui dans les maisons acceptent la plus mauvaise place, le morceau de rebut, la plus vilaine chambre, comme un lot tout naturel, n’avait jamais pensé à la conseiller ni à la soupçonner. La conseiller ! en quoi ? Cécile agissait ouvertement, racontant jour par jour les événements de l’atelier à sa tante, sa confidente naturelle, et sa vie innocente n’avait pas besoin de préceptes pour continuer à être pure. La soupçonner ! de quoi ? Si Cécile avait voulu cacher quelque chose, elle avait assez d’esprit pour tromper facilement une vieille fille ignorante de tout ; – à quoi bon alors le soupçon qui déshonore également celui qui s’y livre et celui qui en est l’objet ?

Cette liberté, cette indépendance, avaient fait à la jeune fille une position exceptionnelle dans la cité Ménard. N’étant arrêtée par aucune charge de famille, elle pouvait disposer sinon de son temps, au moins de quelques heures, de temps à autre ; aussi, en cas d’accident ou de maladie, était-ce elle qu’on allait chercher tout d’abord. Le docteur Régnier la connaissait bien, et les habitants des maisons qui bordent la rue Ravignan avaient l’habitude de la voir passer, marchant auprès du docteur, doublant ses pas agiles pour se mettre au courant des longues enjambées du brave homme.

On avait d’abord glosé sur la présence de cette jeune fille, le plus souvent nu-tête, qu’on rencontrait si souvent en compagnie de ce monsieur bien couvert, – et puis, lorsqu’on avait su quel motif la poussait à toute heure du jour et de la nuit, le soir le plus souvent, ou le matin à la première heure grise et froide pendant les sombres mois d’hiver, on avait cessé de sourire, et un respect involontaire accompagnait désormais le passage de ce couple bizarre ; elle toute longue et toute mince dans son éternelle robe noire, lui grand, gros et poussif dans son paletot bourru boutonné jusqu’au menton.

La jeune fille avait vingt-deux ans. Depuis huit ans qu’elle travaillait à l’atelier où elle avait été d’abord apprentie, puis ouvrière à deux francs, puis à trois, et gravissant enfin l’échelle des salaires, elle avait fini par être comptée parmi les meilleures ouvrières, et elle était en passe de devenir première, le jour que le hasard d’une aventure galante ou d’une querelle brouillerait mademoiselle avec la patronne. Cécile avait vu et entendu bien des choses que les jeunes filles du monde doivent ignorer ou sembler ignorer.

Elle savait, par exemple, que les mieux rétribuées de ses compagnes ne gagnaient pas plus de six francs par jour ; avec quoi, alors, payaient-elles les costumes frais qu’on leur voyait à chaque saison ? Quelles rentes mystérieuses leur procuraient ces fichus de dentelle, ces chapeaux mignons, ces cravates brochées, qu’elles étalaient comme un luxe naturel et indispensable ? La corrélation directe entre ces colifichets coûteux et les parties fines du dimanche, où les noms de certains messieurs désignés par leur prénom reparaissaient avec persistance, était trop facile à voir pour que Cécile eût conservé longtemps des doutes. Comment, à quelle époque, avait-elle appris qu’on peut avoir de beaux habits sans dépenser un centime ? Cécile ne put le dire : il lui semblait l’avoir toujours su ; mais cette science précoce n’eut d’autre effet sur elle que de lui inspirer une grande frayeur.

En effet, la vie de ces belles demoiselles n’était pas uniquement composée de tableaux brillants ; le lundi, elles se racontaient entre elles, sans gazer les peintures, sans ménager les mots, des scènes de jalousie, des querelles, qui parfois dégénéraient en rixes. Cécile entendait avec quels termes de mépris elles se traitaient les unes les autres ; lorsqu’un dissentiment éclatait entre elles parfois, sous le prétexte le plus futile, des gros mots, des vérités cruelles s’échangeaient d’un bout à l’autre de l’atelier. La petite apprentie courbait alors la tête, comme si ces injures, dont elle devinait la portée, l’avaient effleurée en passant au-dessus d’elle ; elle rougissait, prête à pleurer, et c’est de ce plongeon dans les boues de Paris qu’elle rapporta le dégoût du vice.

– Jamais, jamais, se dit-elle, on ne m’appellera des noms que ces femmes se jettent à la figure ; jamais on ne me rencontrera avec un homme ; jamais on ne pourra me demander si je suis rentrée chez moi la veille... Et elle se tint parole. Certaines plantes magnifiques croissent le pied dans les eaux croupissantes des marécages ; ce ne sont pas les moins fières, et au bout d’une tige assez haute pour les élever au-dessus de toutes les atteintes de la fange, elles dressent vers le soleil leur fleur blanche et superbe. Cécile était de ces fleurs-là.

Elle eut deux ou trois rudes années à passer : on la plaisanta fort à l’atelier sur sa pruderie ridicule ; elle fut accusée de se singulariser, et on ne peut se figurer combien cette accusation comporte de dédains, de taquineries, de méchancetés ; elle tint bon, riposta parfois, se tut plus souvent, et la patronne, qui était une honnête femme, malgré son langage coloré et d’une saveur plus verte qu’il ne l’eût fallu, finit par la prendre sous sa protection. Désormais Cécile eut le droit de rester honnête, et même jusqu’à un certain point d’imposer plus de réserve dans les expressions de ses compagnes d’atelier, non par ses paroles, mais par son silence, qui tombait comme un manteau de glace sur un discours trop hardi.

Aussi, libre de toute crainte, elle se promenait le dimanche dans le jardin de la cité : les trois allées de beaux vieux arbres respectés par la hache des démolisseurs dans cet étrange jardin, appartenaient à ceux qui n’avaient pas d’enclos particulier ; elle y passait une partie de sa journée en été, tandis que sa tante, qui avait conservé quelques relations avec d’anciennes amies, profitait des heures de soleil pour aller les voir.

Un pas robuste résonna sur le sol bien battu ; Cécile ne se retourna pas : elle savait le nom de celui qui marchait derrière elle, et une ombre de tristesse passa sur son front ; cependant elle continua de se promener lentement, sous l’arche grêle des vieux arbres.

– Bonjour, mademoiselle Cécile, dit la voix joyeuse du nouveau venu. Vous êtes toute seule, aujourd’hui ?

Il avait atteint la jeune fille, et à la vue du poupon enveloppé dans sa mante bleue, il fit un mouvement de surprise.

– Qu’est-ce que c’est que cela ? fit-il, en fronçant légèrement le sourcil.

– C’est un orphelin de cinq jours, monsieur Simon, répondit-elle en souriant de la surprise, non sans un peu de malice. Je suis sa petite mère le dimanche ; madame Gardin est sa nourrice tous les jours, et Noémi, que voilà, sera sa petite mère quand il sera grand ; n’est-ce pas, petite ?

La fillette mit deux doigts dans sa bouche et regarda M. Simon d’un air plein de fierté.

– Sérieusement, reprit le jeune homme, à qui est-il, ce mioche ?

– À un ouvrier d’ici, qui a perdu sa femme mardi.

Un banc se trouvait au bout de l’allée. Cécile, qui avait marché longtemps, s’assit, et le nouveau venu fit de même, en laissant entre eux une place vide. Noémi était retournée à ses pâtés de sable.

Le silence se prolongeait ; Simon faisait des ronds avec sa canne dans le gravier clairsemé de l’avenue, et Cécile devenait de plus en plus sérieuse, si sérieuse qu’un moment ses yeux se fermèrent à demi, comme pour empêcher une larme de couler ; mais quand elle les rouvrit, ils étaient tranquilles et se posèrent avec douceur sur l’enfant endormi sous son voile.

– Maria n’est pas venue ? dit enfin le jeune homme avec hésitation.

Cécile réprima un léger mouvement.

– Non, monsieur, dit-elle ; pas encore. Je l’ai priée de venir une heure plus tard aujourd’hui.

– Pourquoi ? fit Simon d’un air vexé, mais sans oser témoigner sa mauvaise humeur trop évidente.

– Je voulais vous parler, monsieur Simon ; j’ai bien des choses à vous dire, reprit la jeune fille d’une voix légèrement altérée en commençant, mais qui, peu à peu, reprit sa pureté de cristal.

– À moi ? fit-il avec un rire nerveux. Vous êtes si sage, mademoiselle Cécile ! c’est probablement un sermon que vous avez préparé.

– Précisément.

Elle reprit haleine et continua bravement :

– Vous recherchez Maria ; c’est pour l’épouser, avez-vous dit : c’est fort bien, et cela vous honore, puisque vous êtes le fils de notre patronne, qui est riche ; vous avez fait vos classes, vous avez une belle place dans une maison de commerce ; mais pensez-vous que madame Simon vous permettra d’épouser une de ses ouvrières ?

André Simon battit nerveusement un caillou avec le bout de sa canne.

– Parbleu, dit-il après un court silence, je pense bien qu’elle fera des difficultés ; mais je suis indépendant : je gagne ma vie ; je ne lui demande pas le bien de mon père, que je pourrais réclamer et que j’ai l’intention de laisser dans sa maison de robes et confections ; il me semble qu’en échange, elle peut bien me permettre d’épouser la personne que j’aime.

– Je ne crois pas qu’elle vous le permette, fit Cécile avec douceur.

– Nous verrons bien, murmura le jeune homme entre ses dents.