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Recueil de poèmes en prose d'Henry Gréville, fort appréciés de Guy de Maupassant : « De toutes les femmes de lettres de France, Mme Henry Gréville est celle dont les livres atteignent le plus d'éditions. Celle-là est surtout un conteur, un conteur gracieux et attendri. On la lit avec un plaisir doux et continu ; et, quand on connaît un de ses livres, on prendra toujours volontiers les autres. » et de Barbey d'Aurevilly : « Cette revenue du pays des neiges, a tout de suite percé la neige de l'indifférence publique, si dure aux débutants. Elle est une perce-neige heureuse ! Elle en a la pureté... Elle a la pureté de la plume, cette chose maintenant plus rare que le talent. » De longueur inégale ces Idylles bien nommées sont joliment écrites. « L'herbe était verte et brillante, les feuilles délicates des arbustes, reluisant sous l'eau qui les avait lavées, formaient un réseau fin comme de la dentelle sur le fond noir de la grande forêt qui reprenait au-delà. Il s'arrêta pour mieux voir, mieux observer, mieux respirer l'impression de cette forêt mouillée, plus pénétrante, plus humaine pour ainsi dire dans ces grandes ombres, qu'en plein soleil, sous toutes les magnificences du jour. » (Le Portrait) « Une lueur chaude emplit tout à coup le ciel, communiquant sa splendeur ambrée à tout ce qu'elle effleurait, comme si les objets eussent été plongés dans un bain d'or ; la rivière sembla rouler des flots de métal pur, les arbrisseaux se dressèrent comme des apparitions du pays de féerie, et les graviers des chemins parurent une poussière de diamants. » (Après la pluie)
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Seitenzahl: 182
Veröffentlichungsjahr: 2019
Henry Gréville, pseudonyme de Alice Marie Céleste Durand née Fleury (1842-1902), a publié de nombreux romans, des nouvelles, des pièces, de la poésie ; elle a été à son époque un écrivain à succès.
Le maître des sources limpides
Où le ciel bleu se réfléchit
S’en va seul, par les prés humides
Que le crépuscule blanchit.
Au seuil des longues avenues,
Sous l’abri des arbres discrets,
Il voit passer les nymphes nues
Qui sont les âmes des forêts.
Comme des bêtes merveilleuses,
Elles vaguent en liberté
Sous l’œil du maître, insoucieuses
De leur auguste nudité.
Il peint ce qu’il voit, et son âme
Jette, ainsi qu’un manteau royal,
Sur la beauté d’un corps de femme
La vision de l’idéal.
C’est pourquoi je veux dans ce livre
Inscrire son nom près du mien ;
Et sa gloire me fera vivre
Lorsque je ne serai plus rien.
Henry Gréville.
Paris, 22 février 1885.
La petite pluie fine qui rayait le ciel depuis le lever du jour cessa enfin ; un rayon d’or jaune enfilant le sombre couvert des hêtres pénétra au fond de la grande bergerie. Les béliers enfouis jusqu’au jarret dans la haute litière, que, tout en broutant la provende matinale, ils avaient, recouverte de trèfle vert arraché aux crèches, levèrent la tête vers le rayon et poussèrent un bêlement d’appel.
À ce signal, les brebis pleines et nourrices se levèrent précipitamment en ployant leurs genoux, et, d’un seul bond, la moitié du troupeau se présenta à la claire-voie qui ferme la bergerie. Les derniers venus grimpaient sur les autres pour aspirer la tiédeur du soleil, et les maîtres béliers durent repousser d’un coup de frontal plus d’un indiscipliné sorti des rangs.
– Eh oui ! fit le valet de ferme en s’approchant lentement de la porte, on va vous lâcher dans les clos ! Vous avez bien le temps, l’herbe est encore mouillée ! Jean, le maître, veut voir les agneaux. La porte de la cour est-elle fermée ?
– Oui ! répondit une voix lointaine. Et l’on entendit la lourde barrière retomber de tout son poids contre le montant de pierre avec le cliquetis ordinaire du crochet de fer sur le granit.
– Allez ! dit le valet de ferme de sa voix paresseuse et lente.
Il retira la traverse qui assujettissait la claire-voie, puis ôta la claire-voie elle-même et recula un peu pour n’être pas renversé.
Effrayés de la liberté subite, les béliers restèrent immobiles sur le seuil étroit et bas, regardant devant eux et craignant un piège.
Une bouffée de vent tiède leur apporta l’arome des falaises humides des buées de la mer, l’odeur de l’herbe courte et grasse, tondue jusqu’au sol par leur dents tenaces et patientes, et soudain, la tête levée, comme poussés par un fouet invisible et résistant encore à l’instinct qui les appelait, les superbes animaux se précipitèrent dans la grande cour qu’ils franchirent en quelques bonds.
L’abreuvoir, entouré de pierres moussues, abrité par les épines noires, ne les tenta point ; ils passèrent outre et s’arrêtèrent, le nez sur la barrière qui menait à la liberté.
Tout le troupeau avait suivi, les vaillants en tête, les mères pleines plus lentes et plus lourdes, et enfin les nourrices, encourageant les agneaux nouveau-nés encore chétifs et tremblants sur leurs jambes d’un jour. La masse entière s’arrêta immobile, résignée, et pourtant frémissante devant la grande barrière qui ne voulait point s’ouvrir.
– Eh ! sont-ils pressés ! dit le valet en traversant de son pas ferme et lent la cour boueuse où ses lourds sabots de hêtre remplis jusqu’au bord de paille fraîche laissaient de larges empreintes. On dirait qu’ils n’ont pas vu d’un mois le ciel du bon Dieu !
– Laisse-les aller ! dit une voix forte derrière lui.
Le fermier venait de sortir ; sur le seuil de la porte, les bras croisés, la tête couverte d’un chapeau à larges bords, il dénombrait son troupeau et le trouvait en bon état ; son œil de propriétaire satisfait allait des brebis pleines aux agneaux gras, s’arrêtant avec complaisance sur les nobles béliers, si redoutables quand ils tenaient tête aux chiens du voisinage.
Longeant le mur de terre, le valet se fraya à grand-peine un passage jusqu’à la barrière, et d’un geste de menace écarta la troupe pusillanime. Ils reculèrent tous, excepté les trois grands béliers, qui continuèrent à regarder la route d’un air méchant. Un second geste ne les effaroucha pas davantage, et ils rallièrent le troupeau d’un bêlement d’appel.
– C’est bête, ces animaux-là, grommela le valet de ferme en prenant par les cornes le plus voisin de lui ; ils ne comprennent pas qu’une barrière, ça s’ouvre en dedans, exprès pour les faire rentrer quand ils sont dehors, et pour les empêcher de sortir quand ils sont rentrés !
Le bélier se débattit et menaça pendant un instant ; mais de sa main libre le valet avait repoussé la barrière qui s’écarta, grinça sur ses gonds et alla battre le mur ; toute la bande, d’un élan prodigieux, se précipita sur la route.
Ils prirent leur course au grand galop, se culbutant contre les haies et se passant sur le corps sans pitié ; puis le parfum des lychnides roses, abreuvées de pluie et déjà chauffées par le soleil, tenta leur gourmandise, et lentement, faisant l’école buissonnière, les moutons se dirigèrent vers la falaise.
Quand le piétinement du troupeau sur la route eut cessé de frapper l’oreille d’un bruit régulier, le fermier se décroisa lentement les bras, regarda le ciel devenu bleu, et poussa un soupir. L’horloge de la salle derrière lui dans la maison frappa lentement neuf coups, avec un formidable bruit d’échappement, puis le silence se fit, mesuré par les battements égaux et sourds du balancier.
Quelques gouttes de pluie tombaient l’une après l’autre du toit de chaume neuf, et faisaient un petit clapotis mélancolique dans l’ornière pleine qui marquait la ligne d’avancement du toit tout autour de la maison ; l’une d’elles effleura le fermier qui avait fait un pas en avant ; il l’essuya sur sa joue d’un geste machinal et poussa un second soupir, comme si cette larme de sa maison avait remué en lui toutes les larmes de son cœur.
– Marie, dit-il en se tournant vers l’intérieur, voilà qu’il fait beau, vous pouvez sortir le petit.
Une vieille servante parut, tenant dans ses bras, avec autant de soin et de respect que si c’eût été un Enfant Jésus de cire, un petit être pâle et triste, dont les grands yeux bleus errants autour de lui cherchaient, pour s’y reposer, un objet qui lui fût agréable.
– Promenez-le le long de la haie, il n’y a pas trop de soleil, et il y a de la chaleur, fit le père en couvrant le petit garçon d’un regard aussi triste et plus profond que celui de l’enfant lui-même. Il approcha, son visage du petit visage pâle et l’embrassa avec tendresse ; le garçonnet lui passa doucement la main sur la bouche, mais sans sourire, et le père, navré, recula un peu pour ne pas laisser voir à la servante le chagrin que lui causait l’état de son fils unique.
Soudain les yeux du petit s’éclairèrent ; il leva son bras débile indiquant un objet qui satisfaisait son regard, et prononça lentement ce nom court et facile :
– Vevette !
Le père suivit ce mouvement, et la jeune fille qui passait de l’autre côté de la cour, se sentant regardée, pressa le pas en rougissant.
– Vevette ! répéta l’enfant prêt à pleurer.
– Le petit te veut, viens un peu ici, cria le fermier de sa voix mâle et sonore.
Vevette traversa la cour et s’approcha du groupe. Le petit lui tendit les bras ; elle le prit, et il se mit aussitôt à jouer avec les cheveux frisés et indociles, avec le petit bonnet de toile, avec les oreilles mignonnes de la fillette. Elle se prêtait à ce jeu, lui donnant de petits noms d’amitié, faisant coucou avec lui derrière l’épaule de la vieille servante, et transfusant en cet être frêle et soucieux toute la joie de sa propre jeunesse.
– Il n’aime guère que toi, dit tristement le père, pendant que l’enfant, qui avait commencé par sourire, finissait par rire aux éclats des caresses de son amie.
– Oh ! notre maître, et puis vous ! Et il vous aime plus que moi, et c’est bien juste, puisque vous êtes son père ! fit la jeune fille avec un sentiment de délicatesse qui amena sur sa joue une nouvelle rougeur. Voyez comme il vous regarde !
Elle présenta au père ému l’enfant qui continuait à sourire. Le père ouvrit les bras, et le petit garçon tendit les siens. Vevette le remit au fermier et s’éloigna aussitôt du côté de la bergerie.
En la voyant disparaître, le petit visage se contracta, la bouche pleureuse se gonfla, et l’orphelin répéta plaintivement :
– Vevette !
– Pauvre petit ! murmura le fermier, ce n’est pas Vevette, c’est ta mère qu’il te faudrait. Mais ni ton chagrin ni le mien ne feront revenir la pauvre âme !
Il rendit l’enfant à la bonne et s’en alla de son pas ordinaire voir les veaux nouveau-nés à l’étable.
Laurent avait perdu sa femme dix-huit mois auparavant, et la joie d’être père avait été assombrie par la mort prématurée de la jeune mère.
Non qu’il l’eût aimée d’un amour très profond, mais l’habitude d’être ensemble, la douceur de la pauvre créature, souvent malade et toujours patiente, lui avaient inspiré un attachement plein de pitié.
Elle désirait ardemment un fils, – moins pour elle que pour le fermier ; ceux qui possèdent la terre savent seuls quel chagrin cruel ressent le propriétaire à la pensée de mourir sans héritier direct.
À quoi bon l’ordre et l’épargne, si le patrimoine séculaire, augmenté de tout ce que peut y joindre une vie de travail, doit aller enrichir des collatéraux ? Avec quel courage, au contraire, n’ensemence-t-il pas, celui qui dans l’avenir voit mûrir les moissons des fils de son fils !
Elle sentait qu’elle mourrait de sa maternité, la pauvre jeune femme peu faite pour l’existence grossière des champs, et pourtant elle avait demandé un fils dans toutes ses prières. Il était venu, cet enfant désiré, et la mère était partie, sans même avoir le temps d’apprendre que la vie de l’héritier semblait un miracle, tant il était frêle. Depuis, l’époux esseulé, le père inquiet devenait de jour en jour plus triste dans la maison riche et désolée, où il y avait de tout en abondance, – sauf du bonheur.
Laurent avait beau vouloir détourner son esprit vers les choses pratiques, il ne pouvait secouer la mélancolie de ses souvenirs.
Qu’est-ce qu’une maison sans maîtresse, sinon un corps sans âme ? Les armoires de chêne, hautes et luisantes, avec leurs appliques de cuivre découpé, sont tristes à voir lorsque la fermière n’y range pas elle-même les piles de linge parfumé d’une bonne odeur de lessive ; ce silence même de la demeure bien ordonnée est triste et lourd ; ne vaudrait-il pas mieux mille fois y entendre résonner la voix de la maîtresse, dût-elle donner des ordres et réprimander les filles négligentes ?
Pendant qu’on promenait l’enfant, des poules aux lapins, puis aux canards, puis dans le jardin, plein d’un fort bruissement d’abeilles affairées autour des touffes de thym en fleur, puis aux ruches qui portaient encore un lambeau d’étoffe noire, en deuil de la fermière, Laurent faisait partout sa visite accoutumée. Depuis les greniers pleins de fourrage jusqu’à l’humble tect à porcs, il inspectait chaque jour les moindres coins de son domaine, et c’est cette surveillance active sans tracasserie qui lui permettait d’être un maître généreux, tout en faisant de lui-même un homme riche.
Il s’assura que les portes des granges étaient closes, que personne n’avait touché à la clef du cellier, plein de grandes futailles de cidre en bel ordre ; ensuite il entra dans les écuries et ramassa un collier tombé de son clou, puis dans l’étable, où tout était à souhait, et enfin, passant devant la bergerie, vide à cette heure, il s’arrêta pour voir si rien n’y était dérangé.
Il croyait n’y trouver personne ; il resta immobile sur le seuil en apercevant Vevette assise sur une pierre, dans le jour qui venait de la porte, un agneau sur les genoux et une tasse de lait à la main. Son tablier de toile bleue et blanche à petits carreaux, ourdi et filé à la ferme, protégeait contre le courant d’air venu de la porte, la bestiole encore frêle et presque nue.
– Qu’est-ce que tu fais ? dit Laurent surpris.
– C’est un agneau de la semaine dernière, répondit la jeune fille, levant vers lui son doux visage qui rougissait si facilement ; sa mère a eu deux jumeaux ; elle nourrit l’autre et ne veut pas de celui-ci ; j’ai essayé dix fois de le faire téter, elle le tuerait d’un coup de pied si je n’étais pas là ; elle n’en a que pour l’autre. Pauvre petit ! Ce n’est pourtant pas sa faute ! Il est si doux et si mignon !
Elle trempa dans la tasse de lait une sucette de mie de pain dans un chiffon, comme celles qu’on donne aux nourrissons pour les empêcher de crier, la fit entrer dans la bouche de l’agneau qui se mit à sucer avec avidité, et tout en rejetant sur lui son tablier, elle continua :
– C’est drôle, n’est-ce pas, notre maître, que des mères n’aiment qu’un enfant et pas l’autre ? Ce pauvre petit, il m’a fait peine, quand je l’ai vu resté là, l’autre jour ; la mère ne veut pas qu’il la suive au clos : il grelottait dans la paille. Alors je l’ai mis à part et je le nourris. Il pourra bientôt manger un peu d’herbe, car il devient fort.
– Et tu le gardes sur tes genoux tout de même ? fit Laurent en souriant.
Vevette fit un mouvement d’épaules plein de compassion et rougit encore.
– C’est pour qu’il ait chaud et qu’il soit content, notre maître, dit-elle en souriant, mais en baissant la tête pour cacher son embarras ; je me figure que cela lui fait plaisir et qu’il croit avoir une mère.
Elle écarta un peu son tablier et laissa voir l’agneau repu, endormi, blotti dans son giron, avec la pose abandonnée d’un être heureux et réchauffé.
Laurent regarda la jeune fille, puis la bestiole, et, troublé lui-même, il ne savait par quelle émotion bizarre et nouvelle, il promena son regard autour de la bergerie.
Elle était grande et haute, chaude en hiver, fraîche en été, avec une petite fenêtre à l’ouest, faisant face à la porte à l’est, qu’on pouvait ouvrir pour aérer l’asile. La paille jaune foulée et brisée avait un ton doux à l’œil, et les brins de trèfle vert éparpillés formaient çà et là des taches sombres, surtout près des crèches ; une bonne odeur de laine et de verdure mêlées imprégnait les murailles et provoquait à une sorte de mollesse aussi douce que les toisons floconneuses qui y trouvaient abri la nuit.
Malgré lui, le regard de Laurent revenait toujours à la jeune fille, qui restait immobile et comme assoupie dans la chaleur du soleil déjà haut.
– Il y a longtemps que tu es chez nous ? demanda-t-il.
– Quatre ans à la Madeleine, répondit Vevette réveillée en sursaut de sa rêverie.
– Quel âge as-tu ? dit le fermier, sans savoir pourquoi il faisait cette question.
– J’ai eu dix-huit ans aux Rois, notre maître, répondit-elle en levant la tête par déférence, mais en tenant ses yeux toujours baissés.
– Aux Rois... mais tu n’es pas allée voir ta famille, aux Rois ? Les autres domestiques y sont tous allés... et toi, pourquoi es-tu restée ?
– Je n’ai pas de famille, dit la jeune fille sans changer de voix ni de visage. Vous savez bien que je n’ai plus ni père ni mère.
– Tu as des tantes, là-bas, du côté de la lande ?
Vevette ne répondit pas.
– Est-ce qu’il serait arrivé malheur chez elles ? reprit Laurent avec un intérêt soudain pour Vevette et les siens.
Elle secoua doucement la tête.
– Il n’est rien arrivé, notre maître, dit-elle, de sa voix douce et un peu attristée ; mais la famille, c’est tout bon ou tout mauvais : quand on ne s’aime pas, on se déchire, et moi, j’aime la paix.
– Elles ne sont pas bonnes pour toi ? insista Laurent.
– Pour cette famille-là, reprit Vevette, j’aime mieux rester ici. Elles ne m’aiment pas, mes tantes ; il faut y aller les mains pleines, et je n’ai rien.
– Tu n’as vraiment rien, Vevette ? demanda le fermier attendri.
– J’ai la maisonnette et le jardin de mes pauvres parents, mais cela ne rapporte rien, puisque je n’ai pas pu les renter à loyer ; de fait, j’ai mes gages que vous me donnez, mon maître, répliqua la fillette. Mais il leur faudrait autre chose, elles aiment à bien manger. Et puis, elles seraient autrement, que j’aimerais mieux rester ici que d’aller les voir. Je me plais mieux ici que partout ailleurs.
Elle voulut se lever, mais l’agneau poussa un gémissement, et elle reprit sa première posture.
– Tu es une bonne fille, Vevette, dit le fermier, surpris de se sentir touché jusqu’au fond de l’âme par ces paroles si simples. Veux-tu que j’augmente tes gages ? Je suis prêt à te donner ce que tu me demanderas : tu es la meilleure servante de la maison, et puis ma défunte t’aimait.
Vevette détourna légèrement la tête, et avec un tremblement dans la voix, elle répondit :
– Vous ferez comme vous voudrez, mon maître ; ce n’est pas pour de l’argent que je vous sers fidèlement, c’est par grand amour pour la défunte et pour son joli fisset, votre petit garçon.
Laurent rougit à son tour, un peu de honte, et il fit un mouvement pour sortir, mais il se ravisa.
– Si l’agneau en réchappe, Vevette, dit-il, je te le donne ; tu l’auras bien gagné. Tu n’as pas besoin de le vendre si tu veux le garder ; il sera nourri avec les autres. C’est un mâle ?
– C’est une brebis.
– Elle est à toi, et les petits qu’elle pourra avoir aussi. À tantôt, Vevette.
Laurent disparut de la porte, et le soleil entra. Mais il ne sembla pas causer de joie à la jeune fille ; elle continua à passer sa main doucement sur la tête fine et veloutée de l’agneau.
Les paroles de son maître lui avaient fait à la fois plaisir et peine, elle ne savait pas pourquoi. Il avait eu tort de parler de gages ; à quoi bon les gages, quand elle avait l’asile et le couvert ? Cette maison était celle où elle voulait vivre et mourir.
Enfin, elle inclina ses lèvres jusqu’au front de la bestiole et l’embrassa à deux reprises. C’était sa propriété désormais ; pour la première fois de sa vie elle avait reçu un présent ; elle était très contente ; cependant à côté de ses deux baisers, elle laissa tomber une larme.
Soulevant l’agneau endormi ; elle le plaça doucement dans une crèche pleine de paille, et sortit de la bergerie pour vaquer à ses autres devoirs.
En traversant la grande cour, elle aperçut l’enfant du fermier ; soutenu par les bras de la vieille servante, il essayait ces premiers pas si gauches et si gracieux, si comiques qu’ils font éclater de rire, et si touchants qu’ils font pleurer les mères. Averti par quelque instinct secret, le petit garçon tourna la tête de son côté, et l’appela du geste et de la voix.
Vevette savait que le maître ne dirait rien pour quelques instants dérobés au travail en faveur de son fils ; d’ailleurs, eût-elle dû être grondée, elle ne pouvait résister au plaisir de voir sourire ce petit garçon et sentir le baiser de ses lèvres fraîches ; elle se dirigea vers lui. À une courte distance, elle se baissa, lui tendant les bras ; avec un sourire plein de triomphe et de confiance, l’enfant s’échappa des mains qui le retenaient, fit quelques pas en trébuchant et vint tomber dans le tablier de la jeune fille, rouge de plaisir et d’orgueil.
– Il a marché, Seigneur Jésus ! Il a marché tout seul ! s’écria la vieille servante en levant les mains au ciel. Reviens à moi, mon fisset, et montre que tu es un grand garçon !
Mais l’enfant ne voulait pas quitter sa petite amie, et détournait obstinément la tête. La voix grave de Laurent se fit entendre.
– Il a marché tout seul ! C’est la première fois !
– Va voir ton père, mon fisset, va vite, dit Vevette avec douceur.
Le petit leva en hésitant les yeux sur son père, puis soutenu par la main, encouragé par la voix de la jeune fille, il traversa la courte distance qui le séparait du fermier ; – soudain, Vevette retira sa main, et l’enfant cherchant un appui alla tomber dans les bras de Laurent, fier et ému, qui le souleva jusqu’à son visage, puis le remit sur ses jambes.
– Vevette, répéta l’enfant au moment où ses petits pieds touchaient la terre. Et, encore appuyé sur le genou de Laurent, il étendit sa menotte vers son amie.
Mais elle avait disparu, ne voulant pas usurper les caresses dues au père.
– Vevette ! cria Laurent, qui eût voulu la voir rester. La présence de la jeune fille auprès de son fils lui semblait une sauvegarde. Quand elle était là, jamais de pleurs ni de cris ; elle devinait ses désirs, et pourtant elle savait refréner ses caprices. Seule, elle lui parlait le langage de la raison, et seule elle obtenait sa soumission. Mais elle avait disparu, comme elle faisait toujours après ces courtes scènes. On l’eût dite honteuse de son empire et désireuse de le faire oublier.
La servante emporta le petit garçon pour le distraire, mais non sans résistance de sa part, et ses cris de colère et de regret se firent entendre au loin plus d’une fois dans l’après-midi.
Laurent prit à travers les clos pour aller voir ses génisses, parquées à l’autre extrémité de la propriété. Il marchait la tête baissée, comme font le plus souvent les habitants de la campagne habitués à chercher leur bien dans le sol ; les mains derrière le dos, penché en avant, il pensait, il ne savait pourquoi, mais avec une persistance singulière, à la petite servante que son fils chérissait.
C’était vrai ; à proprement parler, Vevette n’avait pas de famille, puisque celles qui lui appartenaient ne se souciaient pas d’elle. Son père était un honnête homme, mais un cultivateur inhabile ; loin de prospérer, son modeste patrimoine s’était fondu dans ses mains, et le chagrin l’avait miné avant son temps. La mère avait survécu de quelques années, filant pour vivre le fil le plus fin de la contrée ; puis elle était morte aussi, et l’orpheline s’était placée pour gagner son pain.
Laurent, la revoyait encore à l’assemblée de la Madeleine, où se louent pour l’année les serviteurs à gages. Avec son petit bonnet blanc, ses yeux pleins de larmes, son mince paquet sous le bras, elle regardait tristement dans la foule, cherchant un visage bienveillant, choisissant un maître par la pensée, redoutant celui-ci, acceptant plus volontiers celui-là, mais le cœur bien gros d’être obligée de vivre chez les autres.
Elle avait fermé le matin sa petite maison de pierre grise, dont elle était, hélas ! seule propriétaire ; après avoir fait en pleurant le tour du jardinet, elle avait mis la clef dans sa poche, et maintenant elle craignait de ne pas trouver ce maître d’abord redouté.
Voudrait-on d’elle, avec ses petits bras débiles, sa stature mignonne, ses mains rouges, mais fluettes... Si on allait la trouver trop chétive, lui faudrait-il s’en retourner à la maison déserte, si triste, où le pain manquait ? Faudrait-il mendier de village en village ce pain qu’elle eût préféré devoir au travail ?
C’est alors que la femme de Laurent s’était approchée, et trouvant à cette enfant un visage honnête, l’avait louée pour soigner les veaux et les agneaux, et donner du grain aux poules.