Croquis - Henry Gréville - E-Book

Croquis E-Book

Henry Gréville

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Beschreibung

Le diable emporte les gens qui vous mettent martel en tête ! me disais-je en revenant à pied de la ville voisine à travers les blés jaunissants sur lesquels le soleil jetait une large nappe d'or rouge : il fait un temps magnifique, je rentre chez moi ; ne devrais-je pas être joyeux et entendre toutes les douces chansons du foyer chanter dans mon coeur ? Au lieu de cette bonne musique, c'est la voix aigre de la tante Caroline qui me tinte aux oreilles : « Mon neveu, prenez garde à votre femme, vous vous apercevrez trop tard que j'avais raison de vous prévenir. »

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Croquis

Pages de titreLébedkaLe rendez-vousLa juive de RoudniaLa valse mélancoliqueLes 25 roubles de NikitaLes incendies en RussieL’ours blancTante MargueriteLinaJalouxLe bal du gouverneurUne mère russePage de copyright

Henry Gréville

Croquis

Henry Gréville, pseudonyme de Alice Marie Céleste Durand née Fleury (1842-1902), a publié de nombreux romans, des nouvelles, des pièces, de la poésie ; elle a été à son époque un écrivain à succès.

Lébedka

Serge Manourof était grand chasseur, par goût d’abord, par habitude ensuite : quand on passe toute l’année en province et qu’on peut chasser sur ses propres terres, sans permis ni garde champêtre, on aurait bien tort de négliger le seul ou à peu près le seul plaisir vraiment digne d’un homme que puisse offrir la solitude.

Serge aimait aussi les chevaux. Depuis un temps immémorial, les Manourof avaient fondé un haras superbe, où les propriétaires des environs se fournissaient d’étalons et de poulinières. Les produits de ce haras n’étaient pas très nombreux, mais ils étaient tous remarquables par leur perfection. Serge passait une vie heureuse entre son haras et son fusil.

Mais pour chasser, un fusil ne suffit pas, il faut des chiens, et Serge avait une meute, – non pas une meute bruyante, pour la montre, mais une collection de chiens bien choisis, bien appareillés, capables de chasser, ensemble ou isolément, suivant leurs aptitudes diverses, le renard, l’ours, le lièvre ou le gibier à plume. Le chenil était bien tenu, les portées soigneusement comptées, et jamais aucun chien n’était vendu.

– Le chien, disait Serge, est une trop noble bête pour qu’on puisse le payer avec de l’argent.

Il donnait donc ses chiens, – car il n’était pas avare.

La reine du chenil, et aussi de la maison, était Lébedka, grand lévrier femelle de Sibérie, aux poils d’argent, sans tache, frisés et soyeux comme ceux d’une chèvre d’Angora. Elle était si grande, qu’assise sur son séant elle dominait la table de toute la hauteur de son cou de cygne et de sa longue tête fine. Pendant le dîner, si son maître l’oubliait, elle lui léchait le cou, sans autre effort que de lever un peu le museau, et lui rappelait ainsi sa présence. Elle obtenait alors le petit morceau de pain blanc objet de ses désirs, la seule friandise que lui permît Manourof.

Lébedka, dont le nom veut dire « cygne », méritait cette noble appellation par la grâce de son allure. Quand elle forçait le lièvre à la course, ses quatre pattes allongées formaient avec son corps une seule ligne à peine onduleuse ; elle était si légère, qu’elle ne laissait presque pas d’empreinte sur la terre meuble ; sa douceur n’avait pas d’égale ; sa soumission sans borne lui faisait braver son instinct jusqu’à quitter la piste au sifflet de son maître, tandis qu’aucun appel étranger ne lui faisait seulement dresser l’oreille.

Lébedka avait trois ans et demi. C’est l’âge où un chien a donné la mesure de ses qualités. La jolie bête avait prouvé qu’elle était parfaite, – parfaite au point de n’avoir agréé pour époux que le plus beau, le plus blanc des lévriers de la meute, un superbe animal presque aussi remarquable qu’elle-même, mais marqué d’une tache grise à l’oreille, et moins irréprochable à la chasse.

Aussi Serge avait-il refusé cent fois de se séparer de sa chienne. Il avait donné les petits lévriers de son unique portée, – il n’était pas avare, nous l’avons dit, – mais il n’en voulait pas élever d’autres, de peur de fatiguer Lébedka. Elle était si belle, si blanche, si douce ! Elle allait et venait dans la maison avec l’air royal d’une souveraine qui sait que tout lui appartient. Elle s’allongeait aux pieds de son maître ou derrière sa chaise pendant le jour, – elle dormait sur une natte au pied de son lit, et dès qu’il ouvrait les yeux, à toute heure de la nuit, il rencontrait le regard de ses yeux bruns, profonds et doux comme des yeux de Circassienne, avec une expression d’intelligence et de bonté qui n’appartient point à l’homme.

Certain propriétaire des environs, nommé Marsine, s’était pris de passion pour Lébedka. Il l’avait vue à la chasse, et savait ce qu’elle valait. D’ailleurs, il possédait un lévrier gris de fer, et son idée était d’en perpétuer la race. Lébedka lui paraissait seule digne de prolonger la dynastie de son lévrier.

Il fit part de son idée à Manourof, mais n’obtint qu’un médiocre succès.

– Lébedka est à moi, dit le jeune homme, je me la suis réservée ; je suis fâché de te la refuser. Choisis parmi les autres chiennes de son espèce celle qui te plaira ; je te la donne de grand cœur, mais Lébedka est à moi.

Marsine ne se rebuta point d’un premier échec. Il était de ceux qui obtiennent souvent par importunité ce qu’on est fâché de leur donner. Il revint à la charge.

– Je ne te demande pas de me la donner, je te prie de me la vendre ! dit-il quelques semaines plus tard. Veux-tu cinq cents roubles argent ?

– Je ne suis pas marchand de chiens, répondit Serge, et Lébedka vaut bien plus de cinq cents roubles. Choisis dans mon chenil la chienne que tu voudras, te dis-je, et laisse-moi tranquille.

Quelques mois après, Manourof se trouva bien embarrassé. On lui demandait une troïka de chevaux noirs.

Il avait bien au haras deux superbes chevaux de volée, noirs et brillants comme le jais, – mais le cheval de brancard ne se trouvait pas. Il faut pour cet usage une bête solide, large du poitrail et de la croupe, ferme de l’échine, et capable de supporter à un moment donné la masse de l’équipage, qui en réalité se trouve peser uniquement sur elle.

Serge parlait un jour de son embarras devant Marsine, qui était venu dîner avec lui à la mode de la campagne, sans cérémonie et sans invitation.

– J’ai ton affaire ! dit Marsine, qui avait aussi un haras. Mes chevaux sont moins jolis, mais plus robustes que les tiens. Tu ne fais que des chevaux de luxe, toi !

– J’aime tout ce qui est beau, répondit placidement Manourof.

Lébedka vint poser sa tête sur l’épaule de son maître, et le regarda avec tendresse.

– C’est parce que tu es belle que je t’aime ! dit-il à son lévrier, et il baisa doucement la tête serpentine aux yeux d’agate.

– Veux-tu que je te fournisse un cheval ? reprit Marsine.

– Je ne demande pas mieux. Qu’en veux-tu ?

– Troquons ! Donne-moi ta chienne, tu auras mon cheval.

– Grand merci, c’est trop cher ! répondit Serge en riant. Nous sommes deux camarades, Lébedka et moi. Je ne vendrais pas mon frère, – trouve bon que je garde ma belle amie. D’ailleurs, elle ne voudrait pas te suivre.

Marsine ne répondit pas, et lança un mauvais regard au superbe animal.

– Est-ce vrai, dit-il après un silence assez prolongé, – est-ce vrai, Lébedka, que tu ne voudrais pas de moi pour maître ?

La bête tourna la tête vers lui d’un air indifférent, et reporta ses yeux sur Serge.

– Veux-tu aller avec lui ? demanda celui-ci en indiquant Marsine.

Lébedka se dressa avec la grâce paresseuse de sa race ; une ondulation serpentine parcourut son corps ; elle s’étira longuement sur ses pattes de devant, puis s’approcha de Marsine, qu’elle flaira de tous côtés. Celui-ci avançait la main pour la flatter, – elle recula avec un grondement de menace, en montrant ses dents blanches et pointues comme des aiguilles.

Serge se mit à rire.

– Vous feriez mauvais ménage, dit-il ; allons, allons, ma belle, viens ici, laisse-le tranquille.

Non sans gronder encore, la noble bête obéit. Marsine la suivit d’un regard haineux.

– Quand tu seras à moi, pensait-il, il faudra bien que tu cesses de m’en vouloir !

Un mois s’écoula. Serge avait trouvé ailleurs le cheval dont il avait besoin ; les chasses d’automne avaient commencé, et tous les matins, avant le lever du soleil, il s’en allait aux champs avec Lébedka. Jamais ils ne rentraient sans rapporter deux ou trois lièvres, artistiquement pris par la chienne, qui ne tachait jamais d’une goutte de sang la robe de neige dont elle était fière : – d’un coup de dent, elle cassait les reins au pauvre animal, sans gâter la fourrure. Serge avait tapissé le parquet de sa chambre avec la peau des lièvres qu’elle lui avait ainsi rapportés.

En revenant d’une foire de district, Marsine s’arrêta pour passer la nuit chez son ami. Le lendemain matin, il fut de la partie. En voyant à l’œuvre la belle chasseresse, il sentit revenir plus ardent que jamais le désir de se l’approprier.

– Vends-moi ta bête, Serge, je t’en supplie, dit-il à Manourof.

– Je t’ai déjà dit que non, répondit celui-ci avec quelque sécheresse. Je ne comprends pas comment tu ne comprends pas que cela m’ennuie de te refuser quelque chose, ajouta-t-il en riant, afin de pallier la dureté de sa réponse.

– Je te la volerai, alors, dit brutalement Marsine.

– Essaie ! répondit Serge, croyant à une plaisanterie. Tu ne l’auras pas depuis deux heures, qu’elle aura déjà repris le chemin de chez nous.

À l’heure du déjeuner, les deux amis se dirigèrent vers la maison. Désireux de ne pas témoigner d’humeur à son voisin, Serge déploya plus de cordialité que jamais.

La pluie s’étant mise à tomber, la promenade n’était plus possible : Marsine proposa une partie de piquet ; on apporta des cartes.

Manourof n’était pas très habile au jeu. Comme tous ceux que cela ennuie, il était distrait, et sa distraction finit par lui coûter cher. Il avait perdu une assez grosse somme lorsqu’il devint nerveux, sa mauvaise chance l’agaçait, – non pour l’argent perdu, mais à cause d’un vieux levain de superstition qui naît avec le Russe, et que la vie de campagne ne contribue pas peu à développer.

– C’est un mauvais jour ! dit-il avec dépit en se voyant battu pour la cinquième fois.

– Pas pour moi, fit observer Marsine en mêlant les cartes avec un sourire machiavélique. Ne jouons plus d’argent, veux-tu ?

– Quoi, alors ?

– Jouons des chevaux.

– C’est une idée ! s’écria Serge. Voyons si la chance est meilleure avec les chevaux qu’avec les roubles.

Il se remit au jeu avec une ardeur nouvelle, gagna, perdit, perdit encore, et finalement se trouva débiteur de trois poulains et d’un millier de roubles.

– Je perdrais jusqu’à minuit, dit-il, découragé, ce n’est pas la peine de continuer.

– Veux-tu que je te donne ta revanche ? dit Marsine. Je te joue tout ce que tu as perdu... contre...

– Contre quoi ?

– Contre Lébedka.

– Grand merci ! dit Serge en riant, j’aime mieux te payer... Mais quelle ténacité ! continua-t-il en se dirigeant vers son bureau, où il prit la somme qu’il avait perdue. Tu n’as pas des masses d’idées, mais celles que tu as te tiennent bien.

– Ta chienne me plaît..., répondit Marsine en regardant par la fenêtre.

– Eh bien, mon cher, tu pourras te vanter d’avoir eu dans ta vie une passion malheureuse.

La nuit venait ; le dîner fut servi, puis Marsine demanda son équipage, malgré la pluie qui n’avait pas cessé.

– Je ferai conduire demain chez toi les chevaux que tu m’as gagnés, dit Serge comme son ami prenait congé de lui.

– Ce n’est pas la peine, ne te presse pas. Je viendrai les chercher, ou bien j’enverrai.

Voyant la porte ouverte, Lébedka mit le bout de son museau à l’air ; la fraîcheur humide la tenta, et elle sortit sans se presser, avec un joli balancement de hanches qui faisait luire comme de l’argent les longues mèches soyeuses de sa blanche toison. Serge n’y prit pas garde.

Marsine la regarda disparaître dans la nuit noire, et prit son mouchoir de poche à la main.

– Je crois que je m’enrhume, dit-il. Écoute, Serge, encore une proposition... la dernière... Veux-tu tout ce que tu as perdu aujourd’hui... et mon plus beau cheval... pour ta chienne ?

Manourof secoua la tête négativement.

– Je double l’offre !... fit Marsine comme saisi de la fièvre.

Il tremblait d’agitation nerveuse. Ses yeux brillaient, et ses mains tordaient avec une sorte de crispation le mouchoir qu’il tenait toujours.

– Veux-tu une troïka de mes meilleurs chevaux et trois mille roubles comptant ?

– Non ! dit Serge. Tu me fais de la peine, mon cher ami ; mais quand j’ai dit non, c’est non.

– Soit ! dit Marsine qui parut calmé. Sans rancune ; au revoir.

Serge voulait l’accompagner sur le perron avec son valet de chambre.

– Ce n’est pas la peine, dit Marsine. Il fait un temps abominable ; rentre, tu vas t’enrhumer.

En sortant, il heurta si maladroitement le domestique que celui-ci fit un faux pas ; la bougie qu’il tenait à la main s’éteignit. Il jura plus tard que Marsine l’avait soufflée ; mais dans le moment, son maître l’appela dourak (imbécile) et l’envoya en chercher une autre.

Pendant ce temps, Marsine était sorti, fermant la porte derrière lui. Serge rentra à pas lents dans le salon ; il y était depuis un moment, lorsqu’il entendit le bruit des roues quittant le perron.

– Il aura eu de la peine à s’installer sans lumière, pensa-t-il ; tant pis pour lui, il m’ennuie, ce garçon-là !

Il s’assit sur le canapé, et au bout d’une seconde, chercha quelque chose autour de lui.

– Tiens ! se dit-il, Lébedka n’est pas rentrée. Avec le temps qu’il fait, elle va être abominablement sale.

Il prit son manteau, et sortit sur le perron. Ses yeux essayèrent vainement de découvrir la tache blanche que faisait ordinairement le lévrier dans l’obscurité ; il siffla doucement, puis plus fort ; – rien ne répondit. Il lança alors dans la nuit un appel si aigu que toute la maison accourut.

– Lébedka est perdue, dit-il. Cherchez-la.

Il ne voulait pas dire tout haut ce qu’il pensait. – Il ne pouvait pas dire à ses gens que son ami lui avait volé son chien ! Des valets munis de torches parcoururent bientôt toute l’enceinte des communs et du jardin. Mille appels se firent entendre, – vainement !

Serge rentra, le cœur gros : il avait bonne envie de pleurer, si bonne envie qu’il se mit les poings sur les yeux en se disant avec énergie : – Je ne veux pas !

La perte de la chienne lui était bien douloureuse, – mais, si fort qu’il l’aimât, il l’aurait peut-être bien donnée pour que son ami n’eût point commis cette action sans nom.

Au bout d’un instant, la solitude lui parut si lourde, qu’il retourna sur le perron. Par habitude plutôt que par espoir, il lança encore dans l’espace un coup de sifflet perçant. Un faible aboiement, lointain comme un écho, lui répondit.

Il tendit l’oreille et recommença. Plus près, derrière la forêt, le même aboiement se fit entendre. Serge rappela ses gens et leur indiqua la direction. Déjà un palefrenier à cheval, muni d’une torche, se dirigeait vers la porte de l’enclos, qu’il allait ouvrir. Une masse blanche franchit d’un bond la claire-voie, haute d’une toise, et tomba aux pieds de Serge. C’était Lébedka. Elle se roula deux ou trois fois aux pieds de son maître en gémissant de joie, et resta pâmée.

Il l’enleva, ma foi ! dans ses bras, lourde et couverte de boue comme elle l’était, et l’emporta dans le salon, sur le canapé. Tous les gens l’y suivirent, oubliant le décorum, dans leur joie : ils aimaient la bonne bête, qui n’avait aucune peccadille sur la conscience.

On roula Lébedka dans des couvertures, on lui fit boire du lait chaud, et elle n’eut pas même un rhume de cerveau.

Marsine seul aurait pu raconter de combien de morsures elle avait émaillé ses mains et ses bras : il garda le silence.

Dans sa joie, Manourof avait presque pardonné la perfidie de son ami ; l’affection dont Lébedka venait de lui donner une preuve éclatante lui faisait prendre en pitié le malheureux qu’elle accablait de sa haine.

Il se garda bien d’envoyer à son ex-ami les chevaux que celui-ci lui avait gagnés.

– J’aurais l’air de vouloir rompre, se dit-il ; qu’il vienne lui-même ou qu’il les envoie chercher.

Huit jours s’écoulèrent sans que Marsine donnât signe de vie ; enfin, le dimanche suivant, de hon matin, son cocher vint réclamer de sa part les chevaux qu’il avait gagnés.

Serge, suivi du messager, se rendit au taboun, – on appelle taboun un troupeau de chevaux, et par extension l’enceinte palissadée dans laquelle sont enfermés les chevaux pendant la belle saison – il choisit en sa présence trois bêtes sans défaut ni vice, et leur fit passer une longe. Trois palefreniers les firent sortir non sans quelque difficulté, et les dirigèrent vers la maison.

Pendant cette opération, Lébedka avait suivi son maître comme toujours. Le cocher de Marsine semblait ne pas même l’avoir vue. Au moment où Serge surveillait attentivement la fermeture du cadenas à secret qui assujettissait la porte de son taboun, le cocher présenta à la chienne dans le creux de sa main une friandise sans doute fort appétissante, car elle l’avala sans hésitation et se pourlécha ensuite d’un air satisfait. La chose était si bien de son goût, qu’elle vint à plusieurs reprises flairer les poches du cocher ; mais celui-ci, indifférent, sembla n’avoir jamais fait attention à elle.

Il partit, du reste, sur-le-champ, prétextant la nécessité de parcourir en plein jour, avec ces jeunes chevaux encore peu dressés, la route longue et difficile qui menait chez son maître.

– Comme tu voudras. Que le bon Dieu t’accompagne ! dit Serge, qui caressa une dernière fois le museau de ses poulains.

En entrant dans la cour, il fut très étonné de voir Lébedka s’approcher de l’auge placée auprès du puits, et y boire à longs traits.

– Il ne fait pas chaud, pourtant, se dit-il, – et ce n’est pas son heure !...

Puis il se rendit au salon et se mit à pianoter. Rien n’est long comme les après-midi du dimanche à la campagne, quand il ne vient pas de voisins.

Deux ou trois fois, Lébedka demanda à sortir ; elle rentrait au bout d’un moment et se recouchait sur le tapis, mais, contrairement à son habitude, elle ne dormait pas. Ses yeux, fixés sur ceux de son maître, exprimaient une sorte d’angoisse.

À trois heures, le valet de chiens vint la chercher pour la soupe. Elle le suivit d’un air morne.

– C’est singulier ! se dit Serge en la voyant passer. Lébedka engraisse ! Il faudra que j’y veille.

Et il entama une autre valse. Au bout d’une minute, le valet de chiens rentra effaré. – Votre Honneur, dit-il, Lébedka refuse la soupe.

– Hein ? fit Serge en se levant.

– Elle boit tout le temps ! Voilà la quatrième fois qu’elle boit depuis une heure.

– Qu’est-ce que ça veut dire ? murmura Serge. Ce n’est pas naturel !...

– Non, Votre Honneur, ce n’est pas naturel ! répéta le valet de chiens d’un air concentré.

Serge leva la tête. Leurs yeux se rencontrèrent. Le jeune homme pâlit et sortit rapidement.

Lébedka était couchée dans la cour, devant l’écuelle pleine ; elle ne pouvait plus se tenir debout ; sa respiration haletante faisait battre ses flancs démesurément gonflés... En voyant son maître, elle essaya de se lever, et cet effort lui fit rendre un peu d’eau. Elle laissa retomber sa belle tête blanche et fine.

Serge mit un genou en terre auprès d’elle, et la caressa doucement.

Toute la maison se tenait alentour, attentive, respectueuse et muette. Tous aimaient leur maître et savaient qu’un grand chagrin l’attendait.

Serge passait doucement sa main sur la tête du lévrier qui le remerciait du regard. Il se hasarda à parcourir d’une main compatissante ce pauvre corps déformé, gonflé outre mesure. Comme il approchait de la région de l’estomac, Lébedka poussa un cri plaintif, et un peu d’eau sortit encore de sa bouche.

– Qu’est-ce que cela veut dire ? demanda Serge stupéfié par la soudaineté du coup.

– Elle a avalé une éponge frite... répondit le valet de chiens.

De toutes les cruautés que l’homme peut exercer envers la bête, celle-ci est la plus odieuse. Quand on veut se débarrasser d’un chien, on fait frire une éponge dans du beurre très salé ; l’éponge se ratatine et devient toute petite. Bientôt l’animal a soif, – il boit, et l’éponge, débarrassée du beurre par la chaleur de l’estomac, se gonfle peu à peu ; la pauvre bête, toujours altérée, boit de plus en plus, jusqu’à ce que l’extrême distension de l’estomac amène la mort. Il n’y a ici ni contrepoison ni remède. C’est une mort lente, certaine, précédée d’une agonie épouvantable.

– En es-tu sûr ? demanda Serge, blême d’indignation.

– Je l’ai vue flairer le cocher, répondit le valet de chiens ; c’est ce lâche Marsine qui l’a tuée... Je vous demande pardon, Votre Honneur, dit-il confus en s’apercevant qu’il venait d’insulter un noble, lui simple serf.

– Lâche, en effet ! murmura Manourof. Ne pouvant pas l’avoir, il n’a pas voulu me la laisser... Elle va mourir ? demanda-t-il.

– Oui, Votre Honneur.

– Dans combien de temps ?

Le valet de chiens hésita.

– Dans trois ou quatre heures... peut-être demain. Elle est très robuste, ce sera long.

– Tu es sûr qu’il n’y a pas de remède ?

Le valet de chiens fit de la main un triste geste négatif.

Serge monta à sa chambre, prit un revolver, le chargea, l’arma, et redescendit. Lébedka avait fermé les yeux ; une écume blanche lui venait sur les lèvres par moments ; elle poussait de temps en temps un gémissement aigu, se débattait, et retombait épuisée. Serge se pencha sur elle, – il ne retenait plus ses larmes, qui tombèrent, rapides et chaudes, sur la tête intelligente de son amie.

– Adieu, dit-il, ma belle, ma bonne Lébedka, – tu étais trop bonne et trop belle... adieu...

Il l’embrassa sur le front, et lui lâcha son revolver dans l’oreille. Elle tressaillit – et ne remua plus.

Pendant longtemps, Serge garda dans son revolver une balle pour Marsine. C’est aux prières et aux larmes de la vieille madame Manourof, – la mère de Serge, – que le misérable doit d’être encore de ce monde.

Le rendez-vous

Ceci remonte bien loin, si loin qu’en y pensant je ne puis m’empêcher de sourire, tout comme si mon aventure était arrivée à une autre... Pourtant, le portrait que je vois d’ici, suspendu en face de ma chaise longue, avec ses boucles blondes et ses yeux rêveurs, est bien le mien, – du moins celui de la femme que j’étais il y a trente-cinq ans, alors qu’on portait des manches plates et des boucles à l’anglaise.

J’étais veuve, – et depuis assez longtemps pour qu’il me fût très agréable de retourner dans le monde. J’avais porté le deuil deux ans, dont un avec le crêpe, et vraiment c’était fort convenable. Par une habile transition, j’avais passé du noir au gris, du gris au lilas, du lilas au rose pâle, et du rose pâle au bleu tendre, ma couleur favorite, si bien et si doucement que personne ne s’en était aperçu, sauf la couturière, dont le mémoire accusait trois robes grises là où le bon public avait cru n’en voir qu’une. Affaire de nuances !

J’en étais au bleu tendre, avec des roses dans les cheveux, lorsque je rencontrai chez une de mes amies le comte Alexis B... C’était le plus charmant causeur de cette époque, où chacun se piquait du bel esprit : il portait des cheveux à la lord Byron, avait été l’ami de notre Lermontof, à jamais regretté, et de plus, à la promenade, il avait une façon de se draper dans son manteau d’ordonnance qui faisait tourner toutes les têtes. La mienne n’était pas plus forte que les autres, et ne tint pas plus longtemps ; il est vrai que le comte Alexis y mettait du sien, comme on dit à présent, car il m’offrait ses hommages de la façon la moins équivoque.

Au bal, il était mon cavalier pour la mazurka ; au concert, il se trouvait toujours derrière ma chaise, et à la promenade, sa calèche, dans laquelle il se drapait si superbement à l’aide du fameux manteau, passait et repassait dix fois devant la mienne. Que pouvais-je opposer à tant de séductions ?

Cependant, il ne pouvait être question d’épouser le comte Alexis. Mes plus chères ennemies prenaient trop de soin pour me le faire agréer, et mes amies véritables, celles qui avaient passé l’âge de nuire, m’en détournaient avec trop d’instances. Le comte Alexis était un incomparable cavalier servant, mais il était perdu de dettes, et de plus, disait-on, fort mauvais sujet. C’eût été, à ce qu’il paraît, un de ces maris qui tournent le dos à leur femme au bout de huit jours de mariage ! J’avais un fils, je lui devais de garder intacte la fortune de son père ; si je me remariais, ce devait être à un homme sage et prudent, qui fit bon usage de notre argent... Bref, je ne pouvais épouser le comte Alexis, tout le monde était d’accord sur ce point, moi la première.

Oui ; mais il était charmant ! Ses yeux noirs, ses récits du Caucase, – on n’en parlait alors qu’avec un lyrisme exalté, – ses folies mêmes avaient pour moi un attrait irrésistible. Tous les soirs je le rencontrais quelque part, et si par un accès de raison je restais chez moi, vers dix heures il se faisait annoncer, demandant la faveur d’une tasse de thé... Pouvais-je la lui refuser ? Je l’accordais, et ces entretiens, à la lueur adoucie de la lampe, dans la solitude de mon petit salon, me paraissaient plus redoutables que tout le reste.