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Henry Gréville

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Beschreibung

C’était au camp de Krasnoé-Sélo, à quelques kilomètres de Pétersbourg.
On finissait de dîner au mess des gardes à cheval. Les jeunes officiers avaient célébré la fête de l’un d’entre eux, et la société était montée à ce joyeux diapason qui suit les bons repas.
Une dernière tournée de vin de Champagne circulait autour de la table. La tente du mess, relevée d’un côté, laissait entrer les derniers rayons d’un beau soleil de juin : il pouvait être neuf heures du soir, la poussière, soulevée tout le jour par les pieds des chevaux et de l’infanterie, redescendait lentement sur la terre faisant un nimbe d’or au camp tout entier.

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Henry Gréville

Dosia

© 2023 Librorium Editions

ISBN : 9782385742904

I

C’était au camp de Krasnoé-Sélo, à quelques kilomètres de Pétersbourg.

On finissait de dîner au mess des gardes à cheval. Les jeunes officiers avaient célébré la fête de l’un d’entre eux, et la société était montée à ce joyeux diapason qui suit les bons repas.

Une dernière tournée de vin de Champagne circulait autour de la table. La tente du mess, relevée d’un côté, laissait entrer les derniers rayons d’un beau soleil de juin : il pouvait être neuf heures du soir, la poussière, soulevée tout le jour par les pieds des chevaux et de l’infanterie, redescendait lentement sur la terre faisant un nimbe d’or au camp tout entier.

Vers le petit théâtre d’été, où la jeunesse se désennuie de son exil militaire, roulaient de nombreuses calèches, emportant les officiers mariés avec leurs femmes ; les petits drochkis, égoïstes, étroits comme un fourreau d’épée, sur lesquels perche un jeune officier, – voiturant le plus souvent un camarade sur ses genoux, faute de place pour l’asseoir à son côté, – prenaient les devants et déposaient leur fardeau sur le perron de la salle de spectacle.

Cette joyeuse file d’équipages roulait incessamment de l’autre côté de la place ; mais la représentation de ce soir-là ne devait pas être embellie par les casquettes blanches à liséré rouge : MM. les gardes à cheval avaient décidé de clore la soirée au mess. On y était si bien ! De larges potiches de Chine ventrues laissaient échapper des bouquets en feu d’artifice ; des pyramides de fruits s’entassaient dans les coupes de cristal ; les tambours étaient copieusement garnis de bonbons et de fruits confits, – tout officier de dix-huit ans est doublé d’un bébé, amateur de friandises ; – de grands massifs d’arbustes à la sombre verdure cachaient les pieux qui soutenaient la tente... ; bref, ces jeunes gens, dont beaucoup étaient millionnaires, s’étaient arrangés pour trouver tous les jours au camp un écho de leur riche intérieur citadin, et ils y avaient réussi. D’ailleurs quand pour un dîner d’amis on se cotise à deux cents francs par tête, c’est bien le moins qu’on dîne confortablement.

– Où peut-on être mieux qu’au sein de sa famille ? fredonna le héros de la fête, en se laissant aller paresseusement sur sa chaise, pendant qu’on servait le café et les cigares.

– Vous êtes ma famille, mes chers amis, ma famille patriotique, ma famille d’été, s’entend, car pour les autres saisons j’ai une autre famille ! continua-t-il en riant de ce rire gras et satisfait qui dénote une petite, toute petite pointe.

Les camarades lui répondirent par un chœur d’éclats de rire et d’exclamations joyeuses.

– J’ai même une famille pour chaque saison, reprit Pierre Mourief avec la même bonne humeur. J’ai ma famille de Pétersbourg pour l’hiver ; ma famille de Kazan pour la chasse... l’automne, veux-je dire ; ma famille du Ladoga pour le printemps...

– La saison des nids et des amours ! jeta un interlocuteur un peu gai.

Le colonel, qui avait assisté au dîner, – il était l’ami de toute cette belle jeunesse, – jugea que le moment était venu de se retirer, et recula son siège. Les vieux officiers, au nombre de quatre ou cinq, l’imitèrent.

– Vous vous en allez, colonel ? s’écria Pierre en s’appuyant des deux mains sur la table. C’est une défection ! le colonel qui fuit devant l’ennemi !... Eh ! vous autres, le punch !... cria-t-il en russe aux soldats de service. Présentons l’ennemi au colonel, il n’osera pas abandonner son drapeau.

– J’ai un rendez-vous d’affaire, dit en souriant le chef du régiment, vous voudrez bien m’excuser... C’est très sérieux ! ajouta-t-il d’un ton si grave, que Pierre et les autres officiers n’insistèrent pas.

Le colonel se retira, serrant toutes les mains et répondant à tous les sourires.

– Qu’il est gentil, le colonel ! dit un lieutenant, il s’en va juste à temps pour se faire regretter.

– Parbleu ! c’est un homme d’esprit ! répondit un capitaine de vingt-cinq ans environ, décoré de la croix de Saint-Georges, et dont la belle figure offrait un mélange très piquant de gravité et de malice. Il a vu que Pierre allait dire des bêtises, et comme il ne veut pas le mettre aux arrêts pour le jour de sa fête...

– Des bêtises, moi ? Tu ne me connais pas ! riposta Pierre avec une gravité inénarrable.

Tout le mess éclata de rire.

– Des bêtises ! Est-ce que c’est une bêtise que d’avoir une famille pour chaque saison ! C’est au contraire le moyen de ne jamais vivre seul. Or, le Seigneur a dit à l’homme qu’il n’est pas bon d’être seul !...

– Monte sur la table ! cria-t-on de toutes parts. Allons, en chaire ! nous allons avoir un sermon.

– Non, je ne monterai pas, fit Pierre en secouant la tête ; je n’aurais qu’à mettre les pieds dans le punch.

Le punch arrivait flambant, formidable, dans un énorme bassin d’argent aux armes du régiment. Les petits bois de même métal, marqués aux mêmes armes, qui remplaçaient les verres, se rangèrent autour de la coupe magistrale, en corps d’armée bien ordonné.

Pierre prit la grande cuiller et commença à agiter consciencieusement le liquide enflammé.

– Ta famille d’hiver, cela se comprend, dit un officier ; la famille de chasse, c’est raisonnable aussi ; mais que diable peux-tu faire de ta famille de printemps ?

– Est-ce que cela se demande ? fit Pierre avec un ton de supériorité sans égal.

– Mais encore ? insista un autre.

– Je lui fais la cour ! jeta triomphalement le jeune officier. Il n’y a que des femmes.

Un éclat de rire roula d’un bout à l’autre de la tente et revint sur lui-même comme une balle violemment lancée contre une muraille. Pierre Mourief ne put conserver son sérieux.

– Sur huit verstes carrées de terrain, reprit-il, j’ai dix-neuf cousines. Il y en cinq dans la maison à gauche de la route, en arrivant ; il y en trois dans la maison à droite, deux verstes plus loin ; il y en a sept sur la rivière et quatre au bord du lac. Total, dix-neuf. Et vous me demandez à quoi bon ma famille de printemps !

Il haussa les épaules et se remit à faire flamber le punch.

– À laquelle as-tu fait la cour ? lui demanda un voisin.

– À toutes ! répondit Pierre d’un air vainqueur.

Il réfléchit un moment et reprit :

– Non, je n’ai pas fait la cour à l’aînée, parce qu’elle a trente-sept ans, ni à la plus jeune, parce qu’elle a dix-sept mois et demi... Mais j’ai fait la cour à toutes les autres.

– Oh ! si tu comptes les bébés... dit son voisin d’un air dédaigneux.

– Les bébés ? sachez, monsieur, qu’il n’y a pire coquette qu’une petite fille de douze ans ; et comme elle est censée ignorer les vertus féminines, elle vient vous tirer par votre surtout et vous dit : – Eh bien ! cousin, vous ne me faites plus de compliments ?

– Accordé ! rugit la moitié du mess la plus voisine du punch.

– Mais as-tu réussi près de quelque autre cousine ? reprit l’officier à la croix de Saint-Georges, en se rapprochant.

– Réussi ?... Hum !... fit Pierre.

Après une seconde de réflexion, il éclata de rire en s’écriant :

– Oh ! que oui, j’ai réussi ! j’en ai enlevé une !

– Enlevé ?

– Qu’est-ce que tu en as fait ? cria-t-on.

– Ah ! voilà ! en croisant les bras sur sa poitrine, qu’est-ce que je peux bien en avoir fait ?

Mille suppositions se croisèrent comme des baïonnettes dans l’air saturé d’alcool et d’aromates. Le capitaine Sourof était devenu très sérieux.

– À quelle époque as-tu fait cette belle équipée ? demanda-t-il à Pierre.

– Il y a environ six semaines, répondit celui-ci : c’était pendant mon dernier congé.

– Et tu ne nous en as jamais parlé ? Oh ! le cachottier ! Oh ! le mystérieux ! Oh ! le mauvais camarade ! cirèrent les jeunes fous en frappant dans leurs mains.

– Voulez-vous savoir mon histoire ? demanda Pierre Mourief en reposant sa grande cuiller.

Le punch ne flambait plus que faiblement ; les plantons avaient allumé de nombreux candélabres, il faisait clair comme en plein jour.

– Oui ! oui ! cria-t-on.

Sourof n’avait pas l’air content.

– Pierre, dit-il à demi-voix, pense un peu à ce que tu vas faire.

– Oh ! monsieur le comte, répondit Pierre avec une gravité d’emprunt, soyez tranquille : on n’offensera pas vos chastes oreilles.

Le comte réprima un geste d’humeur.

– Là ! dit Pierre en posant la main sur le bras du jeune capitaine, tu m’arrêtera si tu trouves que je vais trop loin.

– Ah ! le bon billet ! s’écria le voisin d’en face.

– Pas si mauvais ! fit Pierre d’un air narquois. Vous verrez que c’est lui qui me priera de continuer. Attention ! je commence.

Le punch circula autour de la table, on alluma des cigares, des cigarettes turques, des paquitos en paille de maïs, en un mot tout ce qui peut se fumer sous le ciel, et Pierre commença son récit.

II

– Je ne vous dirai point dans quelle maison vivait la cousine que j’ai enlevée, ni combien elle avait de sœurs ; cela pourrait vous mettre sur la voie, et je préfère laisser peser le soupçon sur ces dix-neuf Grâces ou Muses, à votre choix. Je vous dirai seulement que ma cousine... Palmyre...

– Palmyre n’est pas un nom russe ! cria une voix.

– Disons Clémentine, alors !

– Clémentine non plus n’est pas russe !

– Raison de plus, riposta Pierre, puisque je ne veux pas vous dire son nom ! Ma cousine Clémentine vient d’avoir dix-sept ans, et c’est la plus mal élevée d’une famille où toutes les demoiselles sont mal élevées. La cause de cette déplorable éducation est assez singulière. Ma tante Eudoxie, – je vous préviens que ce n’est pas son nom, – ma tante eut pour premier enfant une fille admirablement laide. Désolée de voir cette fleur désagréable s’épanouir à son foyer, elle s’appliqua à l’orner de toutes les vertus qui peuvent embellir une femme. Mais ma tante Prascovie...

– Eudoxie ! fit un cornette...

– Virginie ! reprit imperturbablement Mourief. Ma tante Virginie n’a pas la main heureuse. Quand il lui arrive de saler des concombres, elle met généralement trop de sel, et quand ce sont des confitures, parfois elle n’y met pas assez de sucre. Cette fois elle traita sa fille comme les concombres, mais à cette différence près c’est du sucre dont elle mit trop. Bref, pour parler clair, elle éleva si bien sa fille aînée, elle lui inculpa tant de vertus et de perfections, que la chère créature devint intolérable. Sa douceur chrétienne la rendait plus déplaisante que tout le vinaigre d’une conserve... Excusez, mes amis, ces comparaisons culinaires ; mais si vous saviez quel culte on professe pour les conserves chez ma tante Pulchérie !... Enfin ma cousine première était si parfaite, que ma tante, au désespoir, déclara que son second enfant, qui se fit beaucoup attendre, par parenthèse, s’élèverait tout seul. Ainsi en fut-il. Ma tante reçut du ciel une jolie collection de filles qui se sont élevées chacune à sa guise, et je vous réponds que, dans la collection, il y en a d’assez curieuses.

– Peut-on les voir ? fit un officier.

– Non, mon tendre ami.

– Pour de l’argent ! insista un autre.

– Pas même gratis ! répliqua Pierre. Or ma cousine Clémentine est la plus mal élevée de toutes, – jugez un peu ! Je ne vous citerai qu’un détail, il vous donnera une idée du reste : lorsque à table on présente un entremets de son goût, elle fait servir tout le monde avant elle ; puis, au moment où le domestique lui offre le plat, elle passe son doigt rose sur l’extrémité de sa langue de velours et fait le simulacre de décrire un cercle sur le bord du plat avec son doigt mignon. – « À présent, dit-elle, personne ne peut plus en vouloir, et tout est pour moi ! »

– Oh ! fit l’assistance scandalisée.

– Et elle mange tout, car c’est une jolie fourchette, je vous en réponds. Voilà donc la cousine que j’ai enlevée. Vous me demanderez peut-être pourquoi, – quand dans la collection de mes cousines il y en a d’autres certainement moins mal élevées, même parmi ses sœurs, – pourquoi j’ai préféré celle-là. Mais c’est qu’elle a un avantage : elle est jolie comme un cœur.

– Blonde ? dit un curieux.

– Châtain clair, avec des yeux bleus et des cils longs comme ça.

Pierre indiqua son bras jusqu’à la saignée.

– Grande ?

– Toute petite, avec des pieds et des mains imperceptibles, une taille fine, – fine comme un fil ; – et de l’esprit... oh ! de l’esprit !

– Plus que toi ? fit le comte Sourof, redevenu de belle humeur.

– Les femmes ont toujours plus d’esprit que les hommes ! fit sentencieusement Pierre Mourief. Il y a des hommes qui veulent faire croire le contraire, mais...

Il passa deux ou trois fois son index devant son nez avec un geste négatif fort éloquent. Tout le mess battit des mains.

– Or continua le héros, ma cousine adore l’équitation. Et de fait, elle a raison, car à cheval, elle est divine. Elle monte un grand diable de cheval, haut comme le cheval du colonel, mais plus maigre ; un de ces chevaux secs qui ruent, vous savez ? Celui-là ne dément pas les traditions de sa race : il rue à tout propos et sans propos. Il faut voir alors Clémentine, perchée sur cette machine fantastique, s’incliner gracieusement en avant à chaque ruade. Pendant que cette bête de l’Apocalypse fait feu des quatre pieds, ma cousine a l’air aussi à son aise que si elle vous offrait une tasse de thé.

– Eh ! c’est une maîtresse femme, ta cousine ! fit observer un officier.

– Oh ! oui, s’écria Pierre, vous le verrez bien. Or, il y a à peu près six semaines, c’était au commencement de mai, j’étais assis sur un de ces bancs qu’on a dans les jardins, vous savez ? une très longue planche posée à ses deux extrémités de façon à fléchir sous le poids du corps...

– Oui, une balançoire à mouvement vertical.

– Justement. J’étais assis là-dessus, aidant à ma digestion par un exercice mesuré, me balançant légèrement de bas en haut et de haut en bas, comme un bonhomme suspendu à un fil de caoutchouc. Il tombait des chenilles d’un gros arbre qui ombrageait cette balançoire, – je les vois encore, – lorsque j’entendis un grand fracas de portes vitrées.

– Oh ! me dis-je, une vitre cassée !

Je prête l’oreille. Non ! la vitre n’était pas cassée. – Sauvé ! merci mon Dieu, pensai-je en reprenant ma cigarette.

J’avais à peine proféré cette oraison jaculatoire, que j’aperçus un tourbillon blanc qui dégringolait le long du perron. Il faut vous dire que ce perron est composé de neuf marches si hautes, qu’on se cogne les genoux contre le menton quand on les monte. Jugez un peu s’il est facile de les descendre. Le tourbillon blanc arrive sur le gazon, m’aperçoit, s’arrête effaré, reprend sa course et se jette dans mes bras si fort, que je manque de tomber à la renverse de l’autre côté du banc.

– Oh ! mon cousin, je suis bien malheureuse ! me dit Clémentine en pleurant à chaudes larmes.

Je l’avais reçue dans mes bras, je n’osai l’y retenir : les fenêtres de la maison nous regardaient d’un air furibond. Je l’assis sur le banc auprès de moi et je repris ma place. J’avais perdu ma cigarette dans la bagarre.

– Contez-moi vos peines, ma cousine ! lui dis-je.

Elle est toujours jolie ; mais, quand elle pleure, elle a quelque chose de particulièrement attrayant.

– Maman me fera mourir de chagrin ! me dit-elle en se frottant les yeux de toutes ses forces avec son mouchoir, dont elle avait fait un tout petit tampon, gros comme un dé à coudre. Elle ne veut plus que je monte Bayard !

– Votre grand cheval ? fis-je un peu interloqué.

– Oui, mon pauvre Bayard, il m’aime tant ! Il est si doux !

Sur ce point, je n’étais pas de l’avis de Clémentine, mais je gardai un silence prudent.

– Maman lui en veut, je ne sais pourquoi... Pour me contrarier, je crois. Eh bien ! oui, il rue quelquefois ; mais qui est-ce qui est parfait ?

Je m’inclinai devant cette vérité philosophique.

– Hier, il était de mauvaise humeur ; notre juge de paix est venu avec nous à pied jusqu’au bois...

– Je le sais, je vous accompagnais.

– Ah ! oui. Eh bien ! arrivé au fossé de sable, Bayard s’est mis à ruer, et le juge de paix a été couvert de poussière. Ah ! ah ! fit Clémentine déjà consolée, en éclatant de rire ; mon Dieu, qu’il était drôle ! En a-t-il mangé, du sable ! Ça l’empêchera de parler à ses pauvres paysans, qu’il malmène ! Et maman est furieuse ! Elle dit que Bayard est une vilaine bête, et qu’il faut lui faire traîner le tonneau... vous savez, le tonneau pour aller chercher de l’eau de source, là-bas, dans la vallée ?

– Oui, oui, je sais.

– J’espère bien que lorsqu’on l’attellera il se dépêchera de tout casser et qu’il défoncera le tonneau.

– Ah !

– Maman aura beau dire, Bayard n’est pas une vilaine bête. Et puis, s’il a rué hier, ce n’est pas sa faute...

– Ah ! ce n’est pas sa faute ? fis-je en regardant Clémentine à la dérobée.

– Non ! dit-elle bravement c’est moi qui l’ai fait ruer. Ça m’amuse : je le lui ai appris.

– Vous avez trouvé un écolier docile, lui dis-je, ne sachant que répondre.

– Oh ! oui, il était peut-être un peu disposé de naissance, mais il est très obéissant.

– Pour cela !... ajoutai-je.

Clémentine n’y fit pas attention.

– Je le déteste, ce juge de paix, reprit-elle. Savez-vous pourquoi ?

– Non, ma cousine.

– Eh bien, c’est un prétendu ! C’est pour cela que maman est si fâchée.

Un petit frisson de jalousie me mordit le cœur. Jusque-là, je n’avais regardé Clémentine que comme une enfant absurde et charmante ; mais l’ombre de ce juge de paix venait de bouleverser mes idées.

– Un prétendu pour vous ? lui dis-je.

– Pour moi, ou pour Sophie, ou pour Lucrèce, ou pour... (Elle nomma encore quelques sœurs.) C’est un prétendu en général, vous comprenez, mon cousin.

L’idée de ce prétendu « en général » était moins effrayante. Cependant, je ne retrouvai pas ma tranquillité. Clémentine, tout à fait calmée, avait mis en branle notre balançoire élastique, et le bout de son pied mignon, effleurant la terre de temps en temps, nous communiquait une impulsion plus vive. Machinalement, je me mis à l’imiter, et pendant un moment nous nous balançâmes sans mot dire.

– Dites donc, mon cousin, fit tout à coup Clémentine, est-ce qu’on se marie dans les gardes à cheval ?

– Mais oui, ma cousine, on se marie... certainement ! Pas beaucoup, mais enfin...

– Pas beaucoup ? répéta Clémentine en fixant sur moi ses jolis yeux bleus encore humides de larmes.

– C’est-à-dire qu’il y a beaucoup d’officiers qui ne se marient pas, ou qui quittent le régiment lors de leur mariage ; mais il y a aussi des officiers mariés.

Clémentine continuait à se balancer ; moi aussi. Une grosse chenille tomba sur ses cheveux.

– Permettez, ma cousine, lui dis-je ; vous avez une chenille sur la tête.

Elle inclina sa jolie tête vers moi, et je m’efforçai de dégager cette sotte chenille des cheveux frisés et rebelles où elle s’accrochait. Ce n’était pas tâche aisée : la maudite créature rentrait et sortait ses pattes d’une façon si malencontreuse que j’avais grand-peur de tirer ces beaux cheveux châtains. Mes mains, d’ailleurs, étaient fort maladroites. Je réussis pourtant.

– Voilà qui est fait, ma cousine, lui dis-je.

Je me sentais fort rouge. Elle n’avait pas bronché.

– Merci ! dit-elle.

Et nous recommençâmes à nous balancer.

Je ne sais quel lutin se mêlait de nos affaires ; – une seconde chenille tomba, cette fois sur l’épaule de Clémentine. Je la saisis sans crier gare, et j’eus le temps de sentir la peau tiède et souple sous la mousseline de son corsage.

– Il en pleut donc ? dit-elle tranquillement en levant les yeux vers l’arbre.

– Allons-nous-en, lui dis-je, mû par une certaine envie de l’entraîner dans les allées désertes et ombragées du vieux jardin.

– Mais non, dit-elle ; c’est très amusant de se balancer. S’il tombe des chenilles, vous me les ôterez.

– Je ne demande pas mieux, ma cousine, répondis-je.

En même temps je touchai la terre du pied et nous voilà repartis. Hop ! hop !

Au bout d’un moment, Clémentine me dit sans lever les yeux :

– Est-il vrai, mon cousin, que je sois si méchante ?

– Mais non... lui répondis-je. Vous êtes seulement un peu... fantasque.

– Maman me dit que je suis détestable, et que personne ne peut m’aimer.

– Oh ! par exemple ! fis-je avec chaleur.

– Vous m’aimez, vous ? dit-elle ingénument, en plongeant ses yeux droit dans les miens.

– Oui, je vous aime ! m’écriai-je tout éperdu.

Les chenilles, Bayard, le juge de paix et cette balançoire endiablée m’avaient fait perdre la tête.

– Là ! quand je le disais ! fit Clémentine triomphante. Eh bien ! mon cousin, épousez-moi.

Je vous avoue, mes amis, que, quand je repense à cette matinée, je suis absolument honteux de ma sottise...

– Il n’y a pas de quoi, dit tranquillement Sourof.

– Tu trouves, toi ? Eh bien, je ne suis pas de ton avis, mais j’avais perdu la tête, vous dis-je... – Oui, je t’épouserai, chère enfant, m’écriai-je en arrêtant si brusquement le mouvement de notre balançoire, que nus faillîmes tomber tous les deux le nez en avant. Je la retins en passant un bras autour de sa taille ; mais elle se dégagea doucement, posa le pied à terre, et hop ! hop !

– Quand ? me dit-elle.

– Quand tu voudras ! Ô Clémentine, comment n’ai-je pas compris que je t’aimais ?

Je lui en débitai comme ça pendant un quart d’heure. Elle m’écoutait tranquillement et souriait d’un air ravi.

– Nous irons à Pétersbourg, disait-elle.

– Oui, ma chérie, et au camp.

– Au camp ? Ce doit être bien amusant !

Un éclat de rire interrompit l’orateur.

– Est-ce de moi, messieurs, ou d’elle que vous riez ? fit Pierre en se levant.

Il avait arrosé son récit d’un certain nombre de verres de punch, et ses yeux n’annonçaient pas des dispositions trop pacifiques.

– C’est que je n’entends pas qu’on rie ni de l’un ni de l’autre ! continua-t-il.

Sourof le tira par la manche.

– C’est du camp que nous rions ! lui dit-il. Continue !

– Bon ! fit Mourief. C’est que ce n’est pas risible au moins !

– Non, non, va toujours !

– Eh bien ! messieurs nous voilà fiancés. Seulement, me dit Clémentine, n’en parle pas à maman : tu sais quel est son esprit de contradiction ; – nous en parlerons quand il sera temps... Fort bien ; mais j’avais oublié que mon congé allait finir et que je partais le surlendemain.