Les Poches de mon oncle - Ligaran - E-Book

Les Poches de mon oncle E-Book

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Extrait : "Aimez-vous les mathématiques ?... Je parie que non ! Enfin, je puis me tromper. Ce goût utile m'est venu si tard que, jugeant de vous par moi, je me figure que vous bâillez comme je bâillais sur les éléments ennuyeux de cette science si intéressante. C'est pourquoi je n'ai jamais compris Pascal, lui qui les inventait, ces terribles mathématiques, parce qu'on ne voulait pas les lui enseigner."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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Chapitre premier

Mes aptitudes. – Un mot qu’il ne fallait pas dire. – Mon tuteur. – Ma pupille. – Lucette. – Les arrêts. – Mon assiette à l’envers. – Le sourire de mon oncle.

Aimez-vous les mathématiques ?… Je parie que non ! Enfin, je puis me tromper. Ce goût utile m’est venu si tard que, jugeant de vous par moi, je me figure que vous bâillez comme je bâillais sur les éléments ennuyeux de cette science si intéressante. C’est pourquoi je n’ai jamais compris Pascal, lui qui les inventait, ces terribles mathématiques, parce qu’on ne voulait pas les lui enseigner. Oh ! que j’aurais voulu être à sa place ! avoir autour de moi des obstacles, beaucoup d’obstacles, pour le seul plaisir de ne pas les vaincre, de ne pas monter au grenier comme Pascal enfant ; encore moins tracer des angles, droits ou obtus, sur la muraille ; toutes choses dont j’avais à cette époque une horreur assez semblable à celle qu’il convient d’avoir de la peste.

Donc, je n’aimais point les sciences exactes, c’est entendu. Le malheur est que je détestais l’étude des langues. Partant, aucun goût pour les verbes, soit latins, soit français ; pour les analyses, logiques ou autres. Mon antipathie pour le purisme était telle que, ayant ouï-dire de Boileau qu’il faisait grand cas d’un mot mis à sa place, et grondait à propos d’une voyelle en son chemin heurtée, je n’aimais pas Boileau, et lui en voulais même un peu d’avoir fait l’Art poétique, comme si le vieil Horace n’eût pas déjà pris cette peine.

« Alors, dites-vous, jeune lecteur, il aimait l’histoire ? » Point. Des neuf muses, Clio était peut-être celle qui me déplaisait le plus. Je ne voyais nul profit à tirer du souvenir de ces millions d’hommes, bataillant depuis qu’ils se connaissent pour conquérir ou pour garder un coin de terre, dussent-ils se faire tuer sur place. Depuis, j’ai eu le loisir de changer d’avis, mais pour le moment, j’eusse préféré que le genre humain eût fait moins d’exploits, car il me fallait les mettre dans ma tête, ces exploits, et c’était une grosse affaire que de les ranger dans mon pauvre cerveau, avec leur numéro d’ordre à côté. Le plus souvent, je ne les rangeais point, mais les entassais pêlemêle, associant volontiers Cyrus à Romulus, ou quelque autre illustration en us. Je n’y tenais pas, eux non plus ; mais mon tuteur y tenait, et je conviens qu’il avait raison.

Je vous entends ; vous dites :

« Qu’aimait-il donc, ce garçon-là ? La géographie ? »

Non certes ! moins que l’histoire.

« Quoi donc ? avait-il un penchant décidé pour la littérature ? »

Non, aucun penchant, aucun.

Vous voudriez me faire dire, ami lecteur, que j’étais un franc p… ; mais je ne le dirai point ; et si quelqu’un s’en charge, ce sera vous.

Comme il y avait à cette époque un mot que je ne voulais ni prononcer, ni écrire, je me réfugiais dans les circonlocutions honnêtes, et je disais, finissant par le croire, que je n’avais pas d’aptitudes pour ce qu’on voyait dans ma classe ; même observation pour les classes précédentes, et aussi pour les suivantes. C’est pourquoi il y avait des gens de très bonne foi, incapables de déguiser leur pensée, et de deviner celle des autres, qui disaient d’un air pénétré, parlant bas, et clignant des yeux, que j’étais un imbécile. Cette assertion m’a toujours paru blessante, même, et surtout, quand elle est fondée. Vous allez me jeter à la tête le vieux dicton : « Il n’y a que la vérité qui blesse. » Eh bien, non, tant pis pour le dicton ; vrai, je n’étais pas plus bête qu’un autre, et même j’ai connu bien des autres que je ne valais point dans cet exercice.

Ne jouissant pas, hélas ! des gâteries du foyer paternel, j’avais un tuteur sage, expérimenté ; un tuteur qui, avec ses quarante ans et son impassibilité absolue, avait toutes les qualités requises par sa charge de dévouement. Il la remplissait de son mieux, et je trouvais qu’il y avait du trop dans son mieux. Ces appréciations diverses ne dépendent, comme vous savez, que des lunettes ; mon tuteur et moi, nous ne nous servions pas du même numéro.

Or, ce tuteur était en même temps mon cousin. On se figure aisément qu’un cousin devrait avoir sur le visage un reflet de cette bonté familière qui met à l’aise les petits garçons ?… Ce reflet, il ne l’avait point. Je ne sais quoi d’herculéen dans la stature, la corpulence et la force, éloignait toute supposition de ce genre. Trois gros plis au front, des sourcils noirs se croisant, un nez assez long pour en faire deux, et des lèvres fort minces ; voilà pourquoi je ne riais jamais tout seul quand je pensais à mon cousin.

Ce n’est pas que je me fusse permis de lui adresser intérieurement le plus léger reproche ; il me paraissait au contraire irréprochable, et il l’était. C’est là précisément ce qui me gênait, car en sa présence, je me croyais devant cette inexorable Justice dont on avait pris soin de me faire le portrait dans ma Mythologie, lui mettant en main une balance qui ne penchait ni à droite, ni à gauche. Seulement, au lieu d’une femme, que les anciens avaient imaginée, c’était un homme, donc un être plus grave et plus intimidant que l’image, d’ailleurs assez laide, de ma Mythologie.

Tout ce qu’on a pu vous dire, ou tout ce que vous avez pu lire sur les pétrifications ne signifie rien, comparé à ce que j’éprouvais devant M. Bedlok. Il y a des fontaines, de par le monde, où vous jetez un objet, une pomme, je suppose, et, la vertu pétrifiante agissant, il vous faut revenir la chercher vingt-quatre heures après, ou même beaucoup plus tard, pour la trouver telle que vous l’avez désirée, c’est-à-dire pierre au lieu de pomme, puisque c’est votre goût ; mais le regard de mon cousin produisait sur moi un effet si subit que je devenais pierre tout de suite, ce qui n’était pas mon goût.

C’est ce qui doit vous aider à comprendre comment je me sentis incapable de répondre ou de questionner, lorsque mon tuteur étant venu me chercher au collège le lendemain de la distribution des prix, après une année employée à constater mon manque d’aptitudes, m’annonça d’un air impassible que mes dix mois de classe pouvaient compter pour de longues vacances ; et que je trouverais dans sa maison, et jusqu’à la rentrée, du papier, des plumes, de l’encre, mes livres, et lui-même pour professeur !

Non, il n’est fontaine, ni pomme qui puissent donner idée de ce tête-à-tête ! Je serais certainement resté dans cet état de pétrification si le chemin de fer ne se fût trouvé là pour qu’on m’emballât avec mon paquet. Nous étions si attrapés, mon paquet et moi, que mon cousin, paraissant nous confondre, ne nous adressa la parole ni à l’un ni à l’autre pendant le trajet, qui dura bien deux heures.

Enfin nous arrivâmes à Paris. La maison de M. Bedlok était située dans un de ces quartiers tranquilles qu’il affectionnait, et que les Parisiens à la mode et dans le mouvement n’aimaient point. C’était du côté des Invalides. On ne pouvait venir de n’importe où sans l’intermédiaire d’une avenue où l’on ne rencontrait que des gens affairés, à pied ou en voiture ; car de promeneurs, pas question.

De quelque côté qu’on se tournât dans la maison de mon cousin, il fallait voir l’inévitable dôme des Invalides, que depuis j’ai trouvé si beau. À cette époque, je lui en voulais d’être là, parce qu’il me cachait l’espace, les arbres, les charrettes et les militaires.

Le pire est que l’appartement de mon cousin donnait en partie sur la cour, et que précisément dans cette partie se trouvait la chambrette de l’écolier, comme on l’appelait. De cela, je ne prenais point mon parti. Rien à voir, absolument rien que le dôme, la pompe, et une cage où se démenait sans plaisir le serin de la concierge, devenu bête à force de s’ennuyer.

Me voilà entrant dans la maison de M. Bedlok, honteux comme un renard qu’une poule aurait pris… non, c’est citer mal à propos la Fontaine, car il s’en fallait de beaucoup que je fusse le renard !

Mon cousin montait devant moi sans mot dire, et personne ne venait à ma rencontre. C’était là ce qui me frappait le plus ; car, bien que j’affirmasse n’avoir aucune aptitude, on m’aimait par bonté, par compassion peut-être, parce que j’étais bien seul, et que ma famille se composait uniquement des personnes de cette maison.

Il est temps de vous dire, lecteur, que M. Bedlok était le mari d’une femme bonne comme elles devraient être toutes. Cette femme avait un père encore meilleur qu’elle, une mère admirable, une fille un peu plus jeune que moi, et un beau petit garçon encore en robe. Ajoutez deux bons serviteurs bien dévoués, et vous connaitrez à peu près le personnel. Donc, je reprends. Mon cousin, toujours impassible, me conduisit jusqu’à ma chambre, m’y fit entrer, me dit froidement : « Restez ici jusqu’à ce qu’on vous appelle, » ferma la porte et s’en alla.

Entre lui et moi, tout se passait à peu près à la muette, et pourtant j’étais écrasé par ce silence. Je n’osais pas ouvrir la bouche, même pour demander des nouvelles de mon oncle que j’aimais extrêmement ; j’étais intimidé, pétrifié… enfin la pomme, toujours la pomme !

Il y avait encore deux heures à passer avant de dîner, et, quoique la porte ne fût pas fermée à clef, pour rien au monde je n’eusse osé sortir de ma retraite, de peur d’irriter mon cousin, qui voulait certainement me punir en me séquestrant ainsi.

J’avais entendu dire qu’autrefois certain officier mis aux arrêts avait imaginé un voyage autour de sa chambre. J’eus la pensée de l’imiter ; mais je ne tardai pas à trouver cet amusement ennuyeux. Pas une idée ne me venait, sinon que je me promenais en long parce qu’il n’y avait pas assez de place en large. Une seule idée, c’est monotone, surtout quand elle ne donne lieu à aucun développement. Je n’en étais pas encore au temps des souvenirs. Les meubles ne me rappelaient absolument rien ; les tableaux… il n’y en avait pas. La glace ne me montrait qu’un sot qui n’avait rien fait de l’année ; je renonçai aussitôt à ce mode de divertissement, et la tristesse me gagnait quand j’entendis frapper deux petits coups à ma porte.

« Restez ici jusqu’à ce qu’on vous appelle. »

« Entre ! » criai-je de toutes mes forces. J’avais reconnu la touche discrète de Germaine, une enfant de onze ans et demi qui ne me ressemblait pas, car elle était studieuse, raisonnable et sage ; c’était ma cousine pourtant.

« Te voilà donc enfin ! » lui dis-je en l’embrassant avec d’autant plus de plaisir que je ne voyais qu’elle au monde. Tout le reste me semblait mort ou endormi (excepté le serin qui remuait encore un peu).

« Oui, me voilà, dit Germaine, mais sans entrain, et comme attristée par des pensées trop lourdes pour son bon petit cœur. Ah ! que de malheurs, mon ami ! que de malheurs cette année !

– C’est vrai, répondis-je, mon oncle qui s’est cassé la jambe il y a trois mois, et mes vacances perdues !… Ah ! que le temps va me sembler long ! Travailler toute la journée, dans cette chambre si petite, avec mon cousin si grand ! Tiens, Lucette (je l’appelais ainsi, depuis trois ans, pour m’amuser, et elle m’appelait Perrin), tiens, Lucette, je crois que je vais tomber malade. ».

Effectivement, je sentais une sorte de tiraillement de sinistre augure, que je jugeais devoir être un commencement de consomption. Était-ce réellement cela ? ou bien cet état provenait-il de ce que je n’avais pas goûté comme à l’ordinaire, à trois heures, et qu’il en était quatre ?

Germaine écoutait mes paroles avec bonté, mais sans s’appesantir sur ma peine, ni sur ma maladie, tant elle était absorbée par le chagrin que lui causait l’état de mon oncle. Cependant, elle ne pouvait passer sans s’arrêter devant un être à plaindre, fût-ce le plus détestable des écoliers. Je lui remis sous les yeux ma situation critique, relatant sept ou huit mots bien comptés que m’avait dits son père, ma sentence, et ce commencement d’exécution qui faisait de moi le plus infortuné des cousins.

Elle fut bonne, aimable, et me dit pour m’encourager :

« Tu verras, le temps passe vite. Pense que ton malheur n’est rien, comparé à celui de mon cher bon papa.

– Qu’est-il donc survenu ? demandai-je. Je sais qu’il a fait une chute, et qu’il s’est cassé la jambe, ce qui est bien triste. Mais on m’écrivait qu’il allait de mieux en mieux, et je t’avoue que je n’ai osé demander aucun détail à ton père.

– Papa ne t’a rien dit ? C’est vrai, quand il est fâché, il ne parle plus du tout. Eh bien, nous sommes désolés ! Bon papa va mieux certainement ; il se lève, et en s’appuyant sur Florent, il s’assoit dans son grand fauteuil ; mais il ne peut pas marcher seul !

– Pas du tout ?

– Du tout, du tout ! J’ai peur qu’il ne marche jamais !…

– Oh ! mon pauvre oncle, m’écriai-je avec une peine bien réelle ; quelle vie ! quoi ! toujours dans ce fauteuil ?

– C’est si triste, vois-tu, que nous ne pouvons plus le regarder sans avoir envie de pleurer. Bonne maman est si malheureuse qu’on croirait que c’est elle qui s’est cassé a jambe, quoiqu’elle marche toute la journée autour de bon papa. Aujourd’hui, il est tout découragé ! il a eu la fièvre cette nuit ; il s’inquiète, et ne supporte pas le moindre bruit dans sa chambre. C’est peut-être à cause de cela qu’on ne t’a pas fait venir pour lui dire bonjour ?

– Non, Lucette, non, ce n’est pas à cause de cela ! C’est exprès, je le vois bien, qu’on me reçoit si froidement. Mon cousin veut me punir de ce que… Tu sais que je n’ai d’aptitude pour rien de ce qui se fait au collège ? Ce n’est pas ma faute.

– Je suis trop petite pour te gronder, Perrin, dit-elle gentiment, et d’ailleurs je t’aime trop ; mais papa, qui a été au collège comme toi, dit que l’application peut remplacer l’aptitude, et que ceux qui ne sont bons à rien ne sont que des par…

– Tais-toi, Lucette, je t’en prie ! Ne prononce jamais ce mot-là devant moi, ni devant personne !

– Paress…

– Chut ! chut ! Il ne faut pas dire ce mot-là.

– C’est donc mal ? Tout le monde s’en sert pourtant. Enfin, puisque cela te fait tant de peine, je ne m’en servirai plus.

– Tu feras bien, Lucette. »

Son père l’appela ; elle sortit, et je restai seul avec cent livres de plomb sur la tête ! D’abord, j’avais un véritable chagrin à cause de mon oncle que j’aimais extrêmement, et puis un retour sur moi-même me montrait ma position sous un aspect encore plus triste que tout à l’heure.

« Ainsi, pensais-je, non seulement me voilà aux arrêts comme M. de Maistre, et ne sachant pas voyager autour de ma chambre, mais encore, quand il m’arrivera de ne plus regarder le dôme, la pompe, ou le serin, je tomberai dans une chambre de malade, au milieu de gens affligés. Et ce sont là mes vacances ? Maudits soient les grands hommes ! les rhéteurs ! les académiciens ! les dictionnaires ! les problèmes et le reste ! »

Ne vous scandalisez pas outre mesure, mon cher lecteur ; c’était un sentiment mauvais, injuste ; j’en voulais à tous, au lieu d’en vouloir à moi-même ; disposition aussi éloignée que possible de la contrition parfaite ; je l’avoue, et j’ajoute que loin d’être demeuré dans l’impénitence finale, je suis aujourd’hui grand admirateur de ceux des anciens qui ont été savants et sages, et de ceux des modernes qui les ont imités en les surpassant. Mais à cette époque, j’étais jeune. C’était comme en la romance de Joseph :

Quatorze ans, au plus je comptais !

Et encore, chacun répétait que pour la taille, l’aspect et le caractère, j’avais douze ans.

L’écolier est impatient par nature ; c’est pourquoi mon chagrin devenait facilement de l’irritation. C’était sur l’admirable bonté de mon oncle que j’avais compté pour adoucir mon sort, et voilà qu’il était malade, inquiet, ne supportant pas le bruit ! Que devenir ?

Dans mon malheur, je commençai par ôter mes gros souliers du collège, et mettre des chaussons ; car je ne savais à quel expédient recourir pour me rendre un peu moins désagréable. Ne pas faire trembler et retentir le parquet sous mes pas me parut utile et placé. Ceci à l’adresse de mon oncle et de ma tante, car c’était tout un par le cœur ; ce que Germaine voulait me faire entendre en disant que ma tante semblait ne pas marcher, quoiqu’elle marchât.

Ayant donc fait l’essentiel à mon point de vue pour ne pas indisposer mon oncle et ma tante, je me demandai ce qu’on pourrait imaginer à l’égard de ma cousine, Mme Bedlok ?

Elle aussi n’était que l’ombre de quelqu’un, et ce quelqu’un avait aux yeux de tous une importance trois fois plus grande que sa personne. C’était le fameux bébé, pesant, rouge, massif, un vrai monument. Du reste, rieur, mutin, têtu, comme il est d’usage quand on se porte bien et qu’on en est encore au bourrelet. On lui passait bien des choses ; il y en avait une pourtant qu’on ne lui pardonnait pas. Monsieur ne marchait point ! Or, il avait cet âge où il est convenu qu’un monsieur doit marcher : vingt mois, ou deux ans, je ne sais plus.

Le bébé, c’était le point vulnérable de ma cousine Bedlok ; je résolus de faire tout au monde pour plaire à ce court et gros personnage, afin de me rendre favorable sa chère maman.

De ma petite cousine, il n’était pas question ; je savais qu’elle serait toujours prête à me rendre service ; ces doux noms de Perrin, de Lucette que nous nous étions donnés l’un à l’autre, en lisant un jour dans le même livre la même histoire, faisaient de notre vie une plaisanterie continuée ; mais une plaisanterie du cœur, toute pleine de charmé. Elle avait tant de grâce, l’aimable petite fille, qu’elle m’en prêtait, à moi qui n’en avais pas l’ombre.

Comme je l’ai dit, il y avait encore dans la maison le domestique de mon oncle, brave et digne serviteur, nommé Florent ; et la nourrice du bébé, large Bourguignonne que l’on gardait comme bonne et cuisinière à la fois.

J’avais aperçu dans une embrasure de fenêtre une vieille ouvrière qui m’était inconnue : lunettes à perpétuité, bonnet de forme antique, robe de cotonnade à ramages ; grande pèlerine noire ; ne levant pas le nez, tirant l’aiguille sans distraction, ne bougeant pas, enfin… l’air empaillé ! Pour finir, on l’appelait mamselle Gothon ! s’autorisant de ce qu’elle se nommait Marguerite. Elle aussi aimait mieux Gothon que Marguerite.

Je ne me méfiais pas de Florent ; c’était un ancien soldat, il devait avoir tâté de la salle de police ; je l’espérais, et je comptais là-dessus pour trouver en lui quelque appui dans les moments difficiles.

La Bourguignonne qui gardait le nom de nourrice, bien que tout le monde fût sevré, était, me semblait-il, trop large, trop carrée, ou si vous voulez trop ronde, pour manquer de compassion ; car j’avais remarqué que les femmes d’une ampleur plus que satisfaisante sont bonnes personnes ; il leur faut du temps pour se tourner ; elles économisent leurs pas, leurs gestes, et aussi leurs impatiences qui les mettraient en nage. Donc, je comptais sur la nourrice pour adoucir au besoin ma captivité.

Tout bien examiné, il n’y avait à redouter au logis que mon tuteur. Eh bien, par le plus étonnant concours de circonstances, ce fut le seul dont je ne cherchai point à mériter les bonnes grâces. Ce n’est pas qu’il n’eût, lui aussi, des côtés vulnérables. On pouvait le subjuguer par une attention soutenue, des devoirs soignés et proprement écrits, des divisions sans faute, des leçons bien sues, des résumés bien faits… Que de côtés vulnérables si vous le comparez à Achille qui n’en avait qu’un ! Encore était-ce le talon, par où il est extrêmement difficile de tenir quelqu’un, même cinq minutes, à cause de la tête qui se trouve mal placée.

Pourquoi ne cherchai-je pas le moyen de toucher mon tuteur, de l’attendrir, de me le rendre propice ? Pourquoi ?… C’est qu’il fallait entre lui et moi des intermédiaires, et que c’était malheureusement toutes ces choses pour lesquelles je manquais d’aptitude.

Toujours est-il que, Germaine ayant quitté ma chambre, je me trouvai bien inquiet. Elle m’avait, il est vrai, laissé un peu de chocolat ; mais au moment où j’allais la prier d’aller me chercher du pain, son père l’avait appelée. Le chocolat avait passé comme une lettre à la poste ; j’étais donc distrait malgré moi des idées pénibles que m’avait transmises Germaine, et je commençais à croire qu’il y avait dans mon état encore plus d’appétit que de consomption.

Au bout d’un quart d’heure, j’entendis les grosses bottes de Florent passer dans le corridor, et, entrouvrant ma porte, je regardai le brave homme sans parler, sans remuer. Lui s’arrêta tout court…

« Comment ! vous voilà ici ? me dit-il. Ma foi, je n’en savais rien. J’étais auprès de Monsieur apparemment quand vous êtes arrivé.

– Oui, me voilà, mon pauvre Florent ; mais parlez-moi de mon oncle. Il est donc bien malade ?

– Bien malade, non ; sa santé n’est pas mauvaise, heureusement ; mais il ne marche pas seul, et Dieu sait quand il marchera ! »

Le bon Florent soupira, car il était fort attaché à son maître. Néanmoins, ses paroles me faisaient du bien ; je voyais qu’il n’était pas réellement inquiet, et cela me rassurait sur l’état de mon bon oncle. Étant donc soulagé du côté du cœur, je retombai sur moi-même, ainsi que cela nous est naturel.

« Florent, dis-je, d’un ton à fendre l’âme, je vais bien m’ennuyer pendant deux mois ! Mon cousin est fâché, et il me prive de mes vacances. Je vais travailler dans ma chambre, comme au collège, et c’est lui-même qui me donnera des leçons. »

Au lieu de s’apitoyer, comme j’y comptais si bien, le vieux soldat qui m’avait connu tout enfant partit d’un éclat de rire.

« Ah dame ! dit-il, c’est qu’il faut marcher droit ; M. Bedlok ne plaisante pas ! Il est si travailleur, lui, qu’il n’aime pas les paress…

– Assez, Florent ! je ne suis pas ce que vous alliez dire. Non, vraiment ; mais je n’ai aucune aptitude pour ce qu’on enseigne au collège.

« Il est si travailleur, lui, qu’il n’aime pas les paress… »

– Bah ! laissez donc ! Moi, dans le temps, je croyais aussi que je n’avais pas d’aptitude pour le service militaire, parce que je trouvais les corvées assommantes, l’exercice éreintant et la garde embêtante ; mais on m’a joliment prouvé que j’en avais, de l’aptitude ! Tout ça, voyez-vous, monsieur Anatole, c’est une idée qu’on se met dans la tête, et puis, ça passe.

– Qu’est-ce qui vous a fait passer cette idée-là, Florent ?

– La salle de police, donc ! On m’y fourrait pour huit jours, et en sortant de là, je trouvais tout amusant ! Dame ! au régiment, faut filer ! »

J’étais abasourdi des appréciations de Florent. Un Caton en tablier bleu ! Que faire de lui ? Rien du tout.

Alors, quittant ce ton confidentiel que j’avais pris, sans la moindre prévoyance :

« Florent, dis-je avec beaucoup de dignité, apportez-moi, je vous prie, un peu de pain pour goûter ; il est bien tard. »

Florent se hâta d’aller chercher du pain ; mais ce fut la Bourguignonne qui me l’apporta, ayant eu l’attention d’y joindre une soucoupe pleine de confitures. Je fus sensible au procédé, et aussi à la rouge et large figure de la nourrice, qui semblait faite exprès pour être la protectrice des infortunés.

« Bien le bonjour, monsieur Natole (elle n’avait jamais pu dire mon nom) ; vous avez joliment grandi depuis Pâques. Tenez, voilà du pain et de la mirabelle ; elle est délicieuse !

– Je vous remercie, Prudence, lui dis-je du ton grave qui convenait à ma position, et je suis bien aise de vous retrouver en bonne santé. – L’huisserie de ma porte ne suffisait pas à encadrer Prudence. – J’arrive dans une maison bien triste ! et je suis bien triste moi-même !

– Hélas ! monsieur Natole, tout le monde a ses peines, allez ! Ici, voyez-vous, depuis l’accident de notre pauvre maître, on ne vit plus ! Dire qu’il ne se tient pas sur sa mauvaise jambe depuis qu’elle est rajustée ! Ah ! il en passera de l’eau sous le pont avant qu’il fasse son premier pas tout seul ! Tenez, c’est comme mon gros pâté…

– Quel pâté, Prudence ?

– Eh bien, le petit. Il ne bouge pas de place ; où vous le mettez, faut qu’il reste. Ah ! ces gros enfants-là, c’est terrible ! on a bien du mal après eux ; tout ça pour les voir marcher à quatre pattes, jusqu’à ce qu’ils soient grands comme père et mère. »

Je compris qu’il y avait de l’exagération dans le narré de Prudence. Toutefois, ce que je pus saisir entre ses hyperboles, ce fut que tous les rouages de cette maison fonctionnaient autour de deux personnes qui ne marchaient pas.

Cependant, cette excellente femme était si large que je ne pus m’empêcher d’espérer en elle.

« Hélas ! lui dis-je tout en me jetant sur le pain et les confitures, je vois que la maison est bien sérieuse en ce moment !

– Un vrai tombeau, monsieur Natole. »

J’éprouvai une secousse, car je venais d’énoncer ce jugement avec le secret désir que la nourrice le réfutât. Comme elle abondait dans mon sens, je penchai vers l’opinion contraire ; c’est une des dispositions de ma nature.

« Enfin, ajoutai-je avec une philosophie qui m’étonnait moi-même, mes vacances ne seront pas gales ; mais je ne suis pas le plus malheureux, puisque mon pauvre oncle est dans de si tristes conditions.

– Ne m’en parlez pas, monsieur Natole. »

Avez-vous observé, lecteur, que quand on dit d’une chose : Ne m’en parlez pas, c’est qu’on en veut parler tout au long ? En effet, Prudence me raconta toutes les péripéties par où ce cher oncle avait passé : ses souffrances, ses insomnies, son chagrin, et le chagrin de ceux qui l’entouraient. Lui, si bon, si respectable, faisant du bien à tous, et réduit à l’inaction ! Je le plaignais, et j’avouai à Prudence que j’étais peiné de n’avoir pas encore été appelé près de lui.

« Sans doute qu’il repose, me dit-elle ; Monsieur a eu cette nuit un accès de fièvre.

– Il dort donc en ce moment ?

– Non, il dormitaille, comme on dit chez nous (on avait des mots chez elle !) et madame n’ose pas remuer de peur de le déranger. »

Ces paroles me causèrent une vive satisfaction ; d’abord à cause de mon oncle qui réparait sa mauvaise nuit, et puis à cause de moi-même. L’isolement dans lequel on me laissait n’était donc pas dû entièrement au mécontentement de mon tuteur. Je respirais un peu plus librement.

« Prudence, dis-je avec abandon, tant était large cette honnête femme, quelles vacances ! Ma chambre est bien petite, et la vue de la cour n’est pas gaie ! »

La Bourguignonne changea d’aspect. Essayant, mais en vain, de prendre l’air sec d’une femme maigre, elle me dit d’un ton leste qui me blessa :

« Dame ! que voulez-vous ? c’est votre faute.

– Que ma chambre soit petite ?

– Bah ! bah ! Vous faites le malicieux, mais vous m’entendez bien. Ah ! vous auriez bien dû travailler au collège comme les autres ; ça n’aurait pas fait toutes ces affaires-là. Vous qui êtes un bon enfant, c’est-y dommage que vous soyez si paress…

– Vous vous trompez, Prudence ; ce qu’il y a en moi, ce n’est pas du tout ce que vous croyez, c’est un manque d’aptitudes.

– D’ap… quoi ? (Il paraît que ce n’était pas un mot de chez elle.)

– D’aptitudes ; cela veut dire que je n’ai pas de dispositions pour ce qu’on exige de moi.

– Laissez donc ! Pas d’envie de vous donner du mal, c’est comme ça qu’on dit chez nous. Écoutez, monsieur Natole, ce n’est pas à moi à vous faire la leçon, puisque je ne suis pas de votre étage ; mais, voyez-vous, nous étions sept à la maison, bon pied, bon œil, et mangeant ferme ! Le père travaillait dans les champs ; moi, j’étais l’aînée, fallait aider au ménage et se trémousser, j’en réponds. Ça ne m’allait pas, j’avais une tête ; je me buttais à ne rien faire de ce que la mère commandait, à barguigner de droite et de gauche. Ma pauvre maman voulait m’élever, comme de juste. Vous dire les coups qu’elle m’a donnés !… non, ça n’est pas possible ! J’en avais des bleus !

– Mais c’était très méchant !