Mémoires du Poète libertin - Ligaran - E-Book

Mémoires du Poète libertin E-Book

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Extrait : "Si j'écrivais un roman, je glisserais sur une foule de détails du jeune âge, pour arriver à la fulminante époque des passions. Mais je suis historien. C'est ma vie entière que j'écris. Je l'écris de préférence pour moi. Mon but est de me rendre à moi-même le compte le plus fidèle possible de tout ce qui m'est arrivé dans le cours d'une existence très tourmentée."

À PROPOS DES ÉDITIONS Ligaran

Les éditions Ligaran proposent des versions numériques de qualité de grands livres de la littérature classique mais également des livres rares en partenariat avec la BNF. Beaucoup de soins sont apportés à ces versions ebook pour éviter les fautes que l'on trouve trop souvent dans des versions numériques de ces textes.

Ligaran propose des grands classiques dans les domaines suivants :

• Livres rares
• Livres libertins
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• Poésies
• Première guerre mondiale
• Jeunesse
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Introduction

« Un des plus beaux magasins de Paris était, il y a cent ans environ, le magasin de porcelaines situé rue du Roule et ayant pour enseigne : Au balcon des deux Lions blancs. Cette maison, dont le chef jouissait d’une réputation de loyauté et de bonhomie incontestable, devait donner le jour à l’un des plus aimables libertins du XVIIIe siècle, Pierre-Jean-Baptiste Choudart-Desforges, qui fut un poète et un romancier toutes les fois que l’amour lui en laissa le loisir. Son histoire peut se raconter derrière l’éventail, et ceux de nos contemporains qui voudront bien y prêter l’oreille souriront peut-être à ce récit considérablement abrégé des folies d’un autre âge et d’une autre littérature. »

Ainsi débute une très curieuse et très piquante étude écrite par Charles Monselet sur notre auteur. Il faut la lire en entier pour bien connaître Desforges. Toutefois, Desforges lui-même nous a fourni les éléments de sa biographie avec une verveuse abondance de détails, que lui ont parfois reprochée les moroses et pudiques critiques.

La Décade philosophique (7e année, 1er trimestre, pp 408-416), au cours d’un article consacré à cette autobiographie romanesque, exprime son étonnement que l’auteur « ait osé se montrer à son siècle dans toute la nudité d’un libertinage dont on ne dissimule aucun détail, dont on n’omet aucune circonstance ». Le livre, ajoute le critique outré, est rempli de détails « qui feraient rougir une prostituée si on l’obligeait d’en soutenir la lecture ».

Que voilà bien une délicate exagération, celle du réquisitoire partial, qui nous met très à l’aise pour déclarer notre sentiment. L’autobiographie de Desforges est d’une sincérité un peu crue sans doute ; mais elle n’a rien qui puisse choquer la susceptibilité de ceux que le XVIIe siècle appelait des « honnêtes gens » et que nous appellerons, si vous le voulez bien, des gens sensés. Il est vraiment puéril, quelque peu suranné, de décréter scandaleux tout écrit qui détaille avec quelque complaisance les voluptés amoureuses. Cet ostracisme n’a aucune raison d’être et nous priverait de chefs-d’œuvre que nous ne saurions nous accoutumer à rayer de la littérature.

Ce n’est pas que nous rangions absolument les mémoires de J.-B. Choudart-Desforges parmi ces chefs-d’œuvre : l’auteur lui-même n’eût pas songé à le faire. Mais c’est une œuvre sincère, d’une sincérité un peu naïve même ; c’est une confession sans les réticences coutumières, et qui nous permet de vivre quelques instants dans l’intimité la plus complète avec un homme qui n’est pas indifférent. Ses amies furent nombreuses, appartinrent aux milieux les plus divers, dans lesquels nous pénétrons avec elles, non sans intérêt.

La naïveté de l’écrivain se révèle, dès les premières pages des Mémoires, dans un portrait physique et moral, assez bien enlevé, et fort curieux au demeurant.

Qu’on se représente donc, au physique d’abord, un blond un peu châtain, d’une taille moyenne, assez bien proportionnée, d’une figure fraîche, colorée, douce et assez significative, très svelte, très vif, très agile, et passablement adroit.

Dans ma jeunesse j’ai réussi aux jeux d’exercice, où la souplesse me tenait souvent lieu de force, quoique je ne fusse pas dépourvu de cette dernière. Ajoutez à cela une complexion vigoureuse, une constitution ferme, le tempérament sanguin dans toute la force du terme, une santé que mes écarts même ont eu bien de la peine à altérer quelquefois, et qui surnage au moment où j’écris. Voilà à peu près mon existence physique.

Voyons un peu mon moral. C’est ici le beau côté de la médaille : or écoutez et jugez.

« Enfant, je fus malin comme un singe, espiègle comme un page, colère comme un dindon, friand comme un chat, fougueux comme le tonnerre, étourdi comme un hanneton, paresseux comme une marmotte, vaniteux comme un paon, pleurant, riant, m’affligeant, me consolant, me fâchant, m’apaisant, tout cela en moins d’une seconde, vindicatif du moment, mais sans rancune ; franc, gai, loyal, sensible à l’excès, facile à m’attacher, et ne me détachant presque jamais, même pour de fortes raisons. »

La plus étrange des naïvetés – à moins que ce ne soit une suprême habileté – de Desforges est peut-être encore dans ses prétentions philosophiques, voire même morales. Il est admirable lorsqu’il écrit :

« Personne ne respecte les mœurs plus que moi : personne n’en sent plus que moi la nécessité dans l’ordre social. On le verra par la suite de ces mémoires. On verra que, lorsque fidèle à l’engagement que j’ai contracté de raconter de bonne foi tout ce qui m’est arrivé, je serai obligé d’entrer dans quelque narration un peu délicate ; on verra, dis-je, que je serai le premier à m’accuser si j’ai tort. Je ne prétends pas que ce livre soit un recueil apologétique de mes fredaines ; je veux, au contraire, en les avouant avec humilité, essayer d’en préserver ceux qui se seraient un jour exposés aux mêmes tentations. »

Nous n’avons pas à raconter la vie mouvementée de notre auteur ; il s’en charge beaucoup mieux et plus explicitement que nous ne pourrions le faire. Toutefois, comme il arrête son récit au moment où il est heureux avec son épouse Angélique, il nous reste à ajouter quelques mots sur ses tribulations.

La douce Angélique étant très jalouse et assez ignorante de la poésie, que Desforges se flattait de cultiver avec succès, le ménage ne fut pas longtemps uni. Desforges traduisit sa pensée en une comédie en vers : La Femme jalouse (1785), « chef-d’œuvre de chagrin et d’amertume, qui obtint un succès considérable ». Cette comédie est dédiée au docteur Petit, le père adultérin de l’auteur.

Angélique, que les almanachs du temps présentent comme « superbe femme, talent médiocre », passa bientôt de la Comédie-Italienne au Théâtre-Français.

Pendant ce temps son mari écrivait pour la scène inlassablement. En dix-huit ans il fit représenter une trentaine de pièces, parmi lesquelles une parade curieuse, Le Sourd ou l’Auberge pleine, hilarante, remplie de quolibets et de calembourgs.

Cependant, dès que la loi autorisa le divorce, Desforges en profita et célébra son bonheur par une comédie, sa dernière, Les Époux divorcés. Puis il se remaria avec une veuve pour laquelle il soupirait depuis longtemps, et avec laquelle il connut enfin le bonheur. Il mourut, le 13 octobre 1806, à Paris.

L’œuvre dont nous présentons les passages les plus intéressants parut pour la première fois en 1798, en 4 volumes in-12, sous le titre :

LE POÈTE. Mémoires d’un homme de lettres écrits par lui-même. Hambourg (Paris).

Elle reparut, en 1799, en huit volumes in-18, ornés de huit figures.

Une nouvelle édition, comprenant une notice bibliographique, la clef des principaux personnages, un portrait et 4 figures, fut publiée, en 1819, en 5 volumes in-12. Elle fut mise à l’index par mesure de police en 1825.

Enfin, Gay et Doucé publièrent à Bruxelles, en 1881, une dernière édition du Poète, en 5 volumes in-8, avec une eau-forte de Chauvet en frontispice de chaque volume.

L’année qui suivit celle de l’apparition du Poète, soit en 1799, Desforges publia un ouvrage de même caractère : Les Mille et un souvenirs, ou les Veillées conjugales, recueil d’anecdotes véritables, galantes, sérieuses, bouffonnes, comiques, tragiques, nationales, étrangères, merveilleuses, mystérieuses, etc. C’est en quelque sorte le complément de l’autobiographie que nous publions en ces pages.

Cet ouvrage fut également mis à l’index, par mesure de police, en 1825. Nous aurons sans doute l’occasion de le faire connaître à nos lecteurs.

Les quelques lignes suivantes de Monselet seront la meilleure des conclusions :

 

« Desforges représente complètement la décadence du XVIIIe siècle. Il est le produit sans ampleur de la Régence et a en lui le sang mélangé du duc de Richelieu et de Mme Michelin. Il est le type accompli d’une société qui se déprave à chaque étage. Il porte très haut une tête sans cervelle, et il traîne très bas un cœur généreux. Tous les sentiments ne lui arrivent que sophistiqués par l’impure philosophie de Du Laurens et du curé Meslier ; ce qu’il nomme sensibilité n’est que de la débauche ; il a cette candeur dans le vice qui ne voit qu’une faiblesse dans une faute, qu’un oubli dans un crime. Du reste, beau, brillant, ferrailleur, tantôt rusé par boutades comme Guzman d’Alfarache, tantôt naïf comme la rue Gréneta. Tels étaient et tels devaient être en effet ces bâtards de la Régence, qui tranchaient à la fois sur la bourgeoisie et sur la noblesse. On conçoit que de tels beaux-fils ne pouvaient guère faire autre chose que des comédiens ou des auteurs de deuxième ordre. »

L’auteur à ses contemporains

Minuit sonne. Le 15 septembre expire. Ma cinquante-deuxième année commence. C’était l’époque que j’avais fixée au travail que j’entreprends aujourd’hui.

Quand on a vécu un demi-siècle, surtout quand on a beaucoup vu, beaucoup observé, beaucoup senti, on peut parler savamment de la vie, et l’on n’a plus grand temps à perdre pour écrire la sienne.

Mais pourquoi écrire la sienne ? me dira-t-on peut-être. Ah ! pourquoi ? Ma réponse à moi, et pour mon propre compte, est que cela me fait plaisir. La puérile ambition d’aller à la postérité, cette gloriole enfantine qu’on attache à ce qu’on dira de nous quand nous ne serons plus, ne m’ont point mis la plume à la main. La prétention d’instruire et de sermonner les hommes encore moins. Je sais à quoi aboutissent ces grandes et augustes entreprises.

J’ai voulu tout simplement réunir sous mes yeux, et dans un même cadre, mes plaisirs et mes peines passés, mes malheurs, mes erreurs, mes passions et leurs suites ; le bien et le mal que j’ai fait et que j’ai reçu ; les variations de ma destinée, et les causes de ces variations : en un mot, j’ai voulu avoir ma vie devant mes regards, comme on y met son portrait fait à différentes époques de son existence. Voilà pourquoi j’ai entrepris cet ouvrage.

D’après cet aveu, on me demandera encore pourquoi je ne le garde pas pour moi et quelle est ma raison pour le mettre au jour. À cela je réponds que c’est mon secret. Le devine qui pourra ; me lise qui voudra ; je n’en irai pas moins mon chemin ; et, dans le cas où j’aurais quelques lecteurs, je vais leur dire un tout petit mot de cet ouvrage.

 

Lecteurs bénévoles,

Il s’agit ici d’une histoire vraie, et non pas d’un roman. Je dois faire sentir la différence immense qui existe entre un romancier et un historien.

Le romancier se crée un héros ou des héros, une héroïne ou des héroïnes, qu’il promène au gré de son imagination partout où cette magicienne voudra les conduire.

Les héros ou les héroïnes de l’historien sont tous créés et ne peuvent se promener ailleurs que dans le cercle de leur véritable existence.

Le romancier, pouvant fabriquer les évènements, les place suivant le besoin qu’il en a : il les agrandit, il les atténue à sa volonté pour ralentir ou fortifier l’intérêt.

L’historien trouve les évènements tout faits ; il ne peut ni les arranger, ni les modifier, ni les placer, ni les déplacer à son gré. Il doit en suivre régulièrement la série. Tout doit être vrai, quand même tout ne serait pas vraisemblable.

Le romancier se débarrasse de ses personnages quand il n’en sait plus que faire, et termine son roman où et quand il lui plaît.

L’historien ne peut tuer ni faire vivre personne à sa fantaisie. Il lui faut les extraits de baptême, ainsi que les certificats de vie et de mort de tout son monde.

Enfin, jusqu’au style, qui est à la disposition du romancier, devient une entrave pour l’historien, ainsi que la morale. Le premier donne à ses acteurs les principes, le sentiment, le caractère, le langage qui lui conviennent le mieux. L’autre, qui ne peut rien inventer, est contraint de suivre ses modèles comme un peintre dont la tâche est de faire des portraits ressemblants.

Il résulte de ce que je viens de dire qu’une histoire telle que celle-ci ne doit point être lue de la même manière qu’un roman, par la raison qu’elle n’a pu être faite de même. Ceci ne s’appelle point demander ni faveur, ni indulgence ; c’est tout naturellement faire observer que ce n’est point un roman, mais ma véritable histoire que je mets au jour, et que je ne dois être jugé ni sur l’invention, ni sur le style, parce que je ne saurais avoir le mérite de la première, et que la plus grande naïveté, la simplicité la plus frappante doivent présider à l’autre qui devra souvent être prolixe, minutieux, et même faible suivant les sujets.

Que si dans le grand nombre des aventures sentimentales que contient ce livre, il s’en trouve quelques-unes tracées avec un peu de chaleur et un peu d’abandon, je ne m’en accuse ni ne m’en justifie. Les retrancher ou les modifier blessait également les lois imposées à l’histoire, dont le premier devoir est d’être fidèle.

Que si l’on me disait durement qu’il vaut mieux blesser la fidélité historique que les mœurs, je répondrais hardiment : Brûlez donc Suétone, la Nouvelle Héloïse, les Confessions de Jean-Jacques, etc. Brûlez donc les trois quarts de ce qui a été écrit : brûlez Montaigne lui-même, et renouvelez l’incendie d’Alexandrie.

Que si l’on s’obstine inquisitorialement à me faire un crime énorme de mes petites esquisses de boudoir, je dirai philosophiquement :

Parve, nec invideo, sine me, liber, ibis in ignem.

OVID.

Livret, brûle sans moi, fort peu je m’en soucie.

Mais non, nous n’en viendrons pas là. Mes contemporains, aussi sages que moi, et dont un grand nombre me reconnaîtra sans doute, diront qu’elle est bien peu de chose la morale qu’on voudrait puiser dans les livres ; que les sources de la morale sont dans le cœur et dans la raison ; qu’enfin mon livre, qui ne saurait être dangereux, sera passable, si l’on y trouve de l’aliment pour la curiosité, de l’intérêt pour le sentiment et de la gaieté pour l’esprit.

Il me reste à parler de sa distribution. Dans les premiers volumes, on me verra enfant, adulte et jeune homme. J’y serai tour à tour écolier, étudiant en médecine, élève de peinture, et puis rien du tout, excepté amoureux. J’arriverai ainsi jusqu’à l’âge de vingt-deux ans, époque de mon entrée au théâtre.

Les derniers m’offriront comme comédien, voyageur, auteur, époux, etc. Mais toujours soumis à l’empire de ma passion favorite, de l’amour qui se rit de mes cheveux blancs, et qui, grâce à la compagne qu’il a dit à l’hymen de lier à mon sort, a juré par le Styx de ne désemparer mon cœur qu’à mon dernier soupir. Encore, quand je fixe mon épouse, je l’entends, ce dieu, dire tout bas que cela n’est pas bien sûr :

Que la mort quelquefois n’éteint pas son flambeau,
Et qu’on peut soupirer par-delà le tombeau.

NOTA.– Beaucoup de portraits d’hommes célèbres, ou dignes de l’être ; une galerie assez piquante de femmes de tous les âges, de tous les caractères ; une foule d’anecdotes de tous les genres ; du sérieux, de l’enjouement, du comique, du tragique, de la morale, du sentiment ; une variété infinie, surtout des vérités, dont une grande partie de mes contemporains pourront reconnaître la trace ; tels sont les évènements qui entrent dans la composition de cet ouvrage entrepris dans un dessein dont le lecteur ne tardera pas à saisir l’objet et peut-être l’utilité.

CHAPITRE PREMIERUrsule

Né à Paris le 15 septembre 1746, Desforges se déclare, conformément à l’usage légal : Pater is est quem nuptiæ demonstrant, le fils d’un digne homme, honnête bourgeois de Paris, marchand de profession, et d’une femme peu jolie, mais parfaitement aimable, très bien faite et fort spirituelle.

En réalité, Desforges ne nous laisse pas ignorer qu’un certain médecin, familier de la maison de son père, le docteur Petit, n’était pas étranger à sa naissance.

Élevé à la campagne par les soins d’une nourrice qui dut reconnaître son propre lait comme insuffisant, il suça celui d’une bonne chèvre, prénommée Jeanne, qui fit de lui un garçon robuste et bien constitué.

À deux ans, il rentre à Paris, auprès de ses parents, et à cinq ans et demi on l’emmène à la pension Maltor.

Si j’écrivais un roman, je glisserais sur une foule de détails du jeune âge, pour arriver à la fulminante époque des passions. Mais je suis historien. C’est ma vie entière que j’écris. Je l’écris de préférence pour moi. Mon but est de me rendre à moi-même le compte le plus fidèle possible de tout ce qui m’est arrivé dans le cours d’une existence très tourmentée. Il est probable que j’aurai peu de lecteurs ; mais il est sûr que je me lirai souvent moi-même, pour revivre, s’il m’est permis de parler ainsi, dans ma vie passée, et composer mes derniers instants du souvenir des premiers.

D’après cela, il est essentiel que je donne un peu de latitude au récit de mes jeunes aventures. Je n’abuserai pourtant pas, si je puis, de la permission que je m’accorde, et je vais parcourir, en bref, l’espace qui sépare les grands évènements des petits, par un exposé succinct de ces derniers.

La pension de M. Maltor, à la barrière du Trône, était belle ; la maîtresse à la grande dent, bonne ; le maître, son mari, brutal ; des deux précepteurs, l’un était imbécile et méchant, et l’autre ivrogne et bon diable. Les élèves en grand nombre étaient aussi différents de caractère que de figure. On buvait de l’abondance, on ne mangeait pas toujours suivant son appétit. On jouait avec ardeur. On travaillait avec nonchalance, souvent grondé, quelquefois corrigé.

Les écoliers se réfugiaient machinalement de cette vie assez peu agréable au fond, dans l’insouciance de leur âge, dans leurs espiègleries, dans le sommeil et dans la santé, inséparable compagne de la tempérance, de l’exercice et de l’innocence. Du reste, on était très proprement entretenu, passablement nourri, assez doucement traité, mais faiblement instruit. Ce n’était qu’un passage, une préparation à une éducation plus mâle, plus développée, et il n’en fallait guère davantage alors.

Le portrait que je viens d’esquisser est à peu près celui de toutes les pensions consacrées à cet intervalle qui mène de l’enfance à l’adolescence. Enfin m’y voilà installé.

Commencements pénibles, regrets tardifs du séjour paternel, habitudes lentes à se former, et enfin résignation totale, telle fut ma marche ; telle sera, je crois, celle de tous les enfants à cette époque.

Supposez que, dans ce chaos de volontés, de contrariétés, de tourments et de jouissances de tous les genres analogues à mon âge, j’ai atteint six ans et demi.

Supposez que je suis assez gentil, frais, gai, amusant, pas plus bête qu’un autre, avide de m’instruire, dévorant le latin comme un bonbon, brûlant à mon insu d’un certain feu intérieur qui se manifestait d’une manière significative quoique enfantine à l’aspect d’une petite personne qui ne me voyait pas de travers avec ses jolis yeux de douze ans, et vous voilà déjà au tiers du chemin d’un grand évènement.

C’est ici que je suis vraiment dans la crise, et la petite anecdote qu’on va lire porte un cachet de singularité qui pourra n’être pas sans intérêt, ne fût-ce que celui de la bizarrerie.

Je décris cette aventure avec d’autant moins de scrupules que la plus pure innocence y présida de mon côté et que l’instinct puissant d’une nature précoce en fit les frais de part et d’autre à coup sûr. Voici le fait tel qu’il s’est passé :

C’était vers la fin d’avril 1753. Le soir était fort beau. Nous nous étions tous promenés après souper au lieu de jouer comme à l’ordinaire dans les classes. Nous avions beaucoup parlé des revenants, du diable, conversation favorite et dangereuse de tous les enfants.

On monte se coucher. Le dortoir était vaste. De deux rangs de lits en face les uns des autres, l’un était adossé au mur, l’autre était disposé de façon qu’il se trouvait entre chaque lit une croisée qui donnait sur la cour. Le mien était le dernier de la ligne et le premier, quand on entrait dans le dortoir qui avait deux issues par la chambre du maître de pension, dans laquelle on descendait par trois marches, et qui restait ouverte toutes les nuits du côté du dortoir. L’autre porte de cette chambre du maître, en face de la porte du dortoir, était sur l’escalier qui conduisait dans le reste de la maison, et la clef y restait presque toujours.

Cette description un peu longue était nécessaire pour l’intelligence de ce qui va suivre.

Un de mes camarades avait deux dés ; et quand tout le monde est couché, quand les lumières sont éteintes, il se relève, fait rouler ses deux dés sur le carreau, tout près de mon lit, en disant, d’une voix effrayante, que, si les deux dés ont amené treize, le diable viendra emporter, cette nuit même, celui sous le lit duquel ils seront.

La frayeur me saisit. Sans réfléchir que deux dés ne peuvent pas amener treize, je saute à bas de mon lit. Je me traîne à terre ; je rampe, je cherche partout dans les environs les maudits dés. Bref, je les trouve, j’ouvre la fenêtre voisine de mon lit, je les jette dans la cour ; je me recouche tout à fait rassuré, et je m’endors d’un sommeil de six ans et demi.

Qui ne croirait que le diable ne viendra pas m’emporter ? Hélas ! je le croyais bien moi-même qu’il n’aurait jamais cette audace-là, puisque quand même les dés auraient amené treize, ils n’étaient plus sous mon lit. Mais le diable est bien malin.

Écoutez et frémissez. Voici sa première niche, et je puis vous assurer que ce ne sera pas la dernière du même genre.

J’étais dans les premiers moments de ce sommeil si profond, qu’on nomme vulgairement le premier somme. Tout à coup je sens comme un fardeau extrêmement pesant, mais ambulant, qui se traîne de mes pieds jusqu’à ma poitrine et s’y étend avec un râle sourd et continu qui me remplit d’épouvante. Je fais un mouvement que j’accompagne d’un signe de croix, fermement persuadé que c’était le diable qui venait me saisir. Le mouvement fait reculer le diable jusqu’à mes pieds, avec lesquels je soulève violemment la couverture. Le diable tombe à terre en miaulant.

C’était un gros chat de la maison qui, mal reçu sur mon lit, alla sans doute chercher dans le dortoir quelque hôte plus complaisant.

Plus tranquille sur le compte du diable, je me rendors paisiblement, et c’était là où le diable m’attendait, et c’est ici qu’il faut frissonner, fût-on de marbre.

J’avais renoué le fil de mon premier rêve, je ne sais pas même si je ne ronflais pas bien fort quand je me sens tirer tout doucement, tout doucement, hors de mon lit. Je n’ai pas besoin de dire que pour cette fois il n’y eut plus moyen de douter que ce fût vraiment le diable qui m’emportait. L’effroi glaça tous mes sens, enchaîna ma voix et toutes mes facultés, et je passai du sommeil de la nature à celui de l’évanouissement. Je ne sais pas trop combien dura ma défaillance, mais je sais bien qu’à mon retour à la connaissance je me sentis caressé, serré, réchauffé, baisé avec ardeur par toutes les parties de mon corps et surtout celles qui prononçaient mon sexe.

Extrêmement sensible et très délicat, je ne sortis d’une extase que pour entrer dans une autre, car la manière dont on m’électrisait m’avait rendu, non seulement à la vie, mais même à la plus irrésistible volupté. On s’était emparé de mes menottes que l’on promenait amoureusement sur des petits monticules placés les uns à la partie supérieure, les autres à l’inférieure et du côté opposé. J’ai reconnu depuis que ces deux jolis globes, si doux au toucher, pouvaient bien être ce qui se nomme, en langue un peu vulgaire, des… Je crois qu’on me devine.

Quoi qu’il en soit, on ne s’épargnait point pour me rendre la chaleur que la frayeur m’avait ôtée, et l’on choisit, pour y parvenir, un petit asile où l’on me plaça dans une charmante attitude, en serrant et agitant mes jeunes reins par des mouvements délicieux que l’on partageait, et dont le résultat me sera toujours présent. Le jeu fut continué jusqu’au moment où la fatigue d’un exercice bien neuf pour un enfant de six ans et demi me replongea dans un sommeil presque léthargique, à la fin duquel je me trouvai seul dans mon lit.

Je ne doute pas qu’on ne soit un peu curieux de savoir quel était le diable qui m’avait emporté, comme je viens de le décrire. On n’attendra pas longtemps. La pension dans laquelle j’étais renfermait, outre les paysans de l’un et de l’autre sexe, car ma sœur y fut quelque temps avec moi, des enfants plus ou moins âgés, mais toujours des filles que la commisération de la dame à la grande dent y recueillait avec bonté.

On leur donnait le nécessaire et quelque éducation élémentaire, à condition qu’elles rempliraient dans la maison quelques petites fonctions concernant le linge, la propreté des chambres, etc., etc.

Une d’entre ces élèves de la bienfaisance, âgée de douze ans, fraîche comme une rose, ronde comme une boule, blanche comme la neige, gaie comme un pinson, agile comme un cabri, douce comme un agneau, vive comme un poisson, sensible comme une tourterelle, ardente comme… vous voudrez l’imaginer, était le charmant lutin qui m’avait fait tant de peur et tant de plaisir dans cette incroyable nuit.

À peine fus-je réveillé – il était tard, – que je vis arriver auprès de mon lit le précepteur, ivrogne et bon enfant, qui, ne m’ayant vu ni à la prière ni à la classe du matin, venait s’informer de moi à moi-même. La petite Ursule, – c’est le nom de mon lutin, – l’accompagnait. L’abbé me demande ce que j’ai.

– Il est malade, dit Ursule ; je le vois bien. Tenez, ce pauvre petit homme, voyez comme il est changé.

– C’est vrai, dit le bon précepteur.

Et c’était vrai, car j’étais horriblement fatigué tant de la frayeur que des suites de l’enlèvement.

– Eh bien ! continue l’abbé, d’où cela vient-il, mon ami ?

– Du diable qui m’a…

– C’est un enfant, interrompt Ursule ; il a peur du diable. Tenez, monsieur l’abbé, il faut le laisser se reposer ; je crois qu’il en a besoin.

– Et je le crois de même. Allons, repose-toi mon petit homme, et ne t’amuse pas à avoir peur du diable, entends-tu ?

Ursule dit qu’elle allait dans un instant m’apporter un bouillon. En effet, quelques minutes après, elle revint. Il n’est sorte de caresses que cette chère enfant ne me fît. Notre conversation fut courte, et sa singularité veut que je la rapporte.

C’était l’heure de la classe du matin ; tout le monde était occupé ; nous étions absolument seuls. Ursule va fermer les portes et me dit ensuite, en me baisant bien tendrement, bien amoureusement :

– Qu’est-ce qui t’est donc arrivé cette nuit, mon petit homme ?

Je lui racontai tout ce que l’on vient de lire avec la plus enfantine naïveté. La petite espiègle me fit insister sur les détails, me força à répéter, à peindre mes jeunes sensations, et, pour compléter l’interrogatoire, se glissa dans mon lit, où sûre d’être seule avec moi, sans crainte d’être interrompue, elle entama une seconde représentation de la scène nocturne et se livra à des développements qui me firent connaître à fond le joli démon auquel j’avais eu affaire.

Ah ! j’en demande bien pardon aux rigoristes. Je sais que cette anecdote n’est pas du genre le plus édifiant ; mais j’ai promis d’être exact et vrai. Peut-être même aurai-je quelques envieux quand je soulèverai le voile bien blanc qui cachait des attraits de douze ans plus blancs encore, quand je dirai avec quelle ardeur d’innocence et d’instinct je baisais ces formes si fines, si délicates. Je ne sais pas si mon cœur ne palpite pas encore à ce doux souvenir.

Ô ma bonne petite Ursule ! que tu étais donc ferme, potelée, agile, industrieuse et caressante ! C’est toi, petite amie, qui m’as donné la première leçon d’amitié. Va, je ne l’ai pas oubliée, et la suite de mon histoire en donnera de fréquentes preuves.

Bref, nous voilà bien convenus de nos faits.

– Dors toujours tranquille, mon bon petit ami ; et, si la nuit il prend fantaisie à quelque lutin de venir de temps en temps te réveiller, n’aie plus peur du diable, je t’en prie.

Après mille baisers, mille jolies caresses plus friandes les unes que les autres, il faut se séparer. Ursule me conseille de faire le malade, et se charge d’avoir bien soin de moi pendant ma maladie, qui peut devenir dangereuse.

La petite friponne la fait durer trois grands jours et autant de nuits. Il faut être juste : je ne me rappelle pas d’avoir en toute ma vie eu de semblables jouissances. J’ai sans doute été depuis plus longtemps, plus savamment, plus complètement heureux, mais ce fut d’un autre bonheur que celui que je viens de retracer et qui n’a jamais pu sortir de ma mémoire. Hélas ! il ne dura qu’un an ; mais je passai cette benoîte année dans le paradis.

Ursule, active et intelligente, adorée de la maîtresse à la grande dent, était en même temps la bonne amie de la fille de la maison, jeune personne toute aimable, qui se reposait sur elle des soins confiés à elle-même par sa mère. Ces soins étaient la garde des fruits, des liqueurs, des confitures, des biscuits, de toutes les friandises ; et Dieu sait combien le dépôt de toutes ces douceurs fut souvent écorné et violé pour moi !

Qu’on ne croie pas que l’imprudente et trop éveillée Ursule exigeât de moi rien qui surpassât mes forces ; nos entrevues n’étaient pas si fréquentes qu’on pourrait se le persuader. Je ne sais même s’il n’était pas temps que mes parents me retirassent ; car, vers la fin de l’année, Ursule commençait un peu à s’attiédir, et cela vraisemblablement parce que j’étais, comme tant d’autres qui ont plus de sept ans, remplacé par quelque substitut que je ne connaissais pas. Au reste, mon heureuse étoile me sauva les tourments de la jalousie, les dégoûts du refroidissement, et l’humiliation d’être quitté.

Un beau matin, au moment où je m’y attendais le moins, le docteur Petit et ma mère viennent me chercher et m’annoncent, en m’embrassant gaiement, qu’il faut faire mes adieux à la barrière du Trône et à ma pension.

Cette nouvelle ne me causa pas la moindre peine. Je fis d’un air jovial ces derniers adieux au maître, à la maîtresse, à mes camarades et à Ursule, qui, sentant peut-être qu’elle allait pourtant perdre en moi quelque chose, ne put retenir une larme. Je l’essuyai, sans la partager, avec le baiser de la reconnaissance et le sentiment calme d’un doux souvenir. Mon paquet est fait, attaché derrière la voiture, dans laquelle je monte avec ma mère et le docteur, et me voilà en chemin vers la maison paternelle.

Mon destin ne fut jamais d’y faire de bien longs séjours ; car une huitaine au plus après mon arrivée, on me signifia que j’allais entrer chez M. Aupy, maître de pension, rue Mazarine, et commencer ma sixième au collège des Quatre-Nations, ou Mazarin.

J’aime et respecte trop mes lecteurs pour leur faire avaler l’ennui que me causèrent les Aupy, les leçons des manœuvres pédants et des pédants en chef. Je leur sauverai le détail nauséabond des aventures de cette émétique année.

Un seul fait remplira l’intervalle qui s’est écoulé entre ma courte apparition au collège Mazarin et mon entrée à celui de Beauvais, l’année d’ensuite. Le fait que je vais rapporter ne m’est pas personnel, mais il n’est point étranger à mon histoire et peut servir d’exemple et de leçon à ces maîtres corrompus dont le nombre était immense à cette époque. Je tâcherai de couvrir mon récit d’un voile qui en cache la trop révoltante nudité et me sauve des reproches de l’oreille chaste.

J’en étais là de ma narration. Un ami entre, me surprend au travail, veut voir ma besogne, m’arrête, et me dit, après avoir entendu de vive voix le sujet dont j’allais occuper ma plume :

– Que vas-tu faire, mon ami ? Salir ce papier par le tableau hideux de scènes trop connues, trop multipliées, et sur lesquelles l’œil honnête ne saurait se fixer sans frémir.

Crois-tu apprendre à quelqu’un que ces collèges, prétendus sanctuaires des vertus et des mœurs, qui devraient l’être du moins, sont des cloaques impurs de la plus dégoûtante corruption ? Ne sait-on pas que c’est dans leur enceinte empoisonnée que des millions de jeunes gens ont respiré l’air infect de la dissolution la plus effrénée et la plus faite pour épouvanter la raison et la nature ? Ignore-t-on encore que d’infâmes gardiens de l’innocence et de la pureté des élèves confiés à leurs soins, sont ceux-là mêmes qui ont perverti les esprits, incendié l’imagination, dégradé les cœurs, souillé les corps, gangrené les âmes ?

Ne trempe point tes pinceaux dans les odieuses couleurs de la prostitution collégienne ; ne nous fais pas entrer dans les convulsions de l’indignation, à l’aspect hideux de ces satyres déhontés qui ont méphytisé la nature dans leurs sales orgies, et métamorphosé en rage infernale le plus doux et le plus céleste des plaisirs.

C’est ainsi que mon sage ami exhala sa sainte colère. Je sentis combien il avait raison. Je me fais en conséquence un devoir et un plaisir d’épargner au lecteur la repoussante description que j’allais entamer.

Il est extrêmement vraisemblable que la pureté la plus absolue ne sera pas la partie dominante de mes aventures ; mais je fais ici deux serments auxquels je serai fidèle. Le premier est de ne plus reporter ma plume vers ces anecdotes scandaleuses, dont le nombre est malheureusement si grand, et qui m’inspirèrent toujours une profonde horreur.

Autant d’Ursules que l’on voudra, à la bonne heure. Il n’y a rien de joli comme une Ursule ; mais fuyez, fuyez loin de moi, Ganymèdes et Gitons, Encolpes et Ascyltes modernes ; fuyez pour jamais. Ce ne sera point moi qui profanerai mes crayons en les condamnant à tracer vos écarts inconcevables et vos plaisirs aussi révoltants que faux. Assez d’autres peintres, indignes d’être cités, ont fait rougir la toile de ces honteuses et inexcusables obscénités.

Voilà mon premier serment ; il s’adresse aux deux sexes et à la société entière.

C’est spécialement aux dames que je dois le second. Je leur promets et me promets à moi-même de ménager tellement les nuances, de respecter tellement dans l’expression ce qui sera un peu hasardé dans le fond, qu’on finira par convenir que tout le monde peut supporter la lecture de ces mémoires, s’y attendrir souvent, et y sourire quelquefois.

Je n’aurai pas toujours neuf ans. Je marche pas à pas vers ma croissance ; je grandis imperceptiblement, et quelques chapitres me verront bientôt de toute ma hauteur.

Terminons celui-ci par trois mots. Mon professeur de sixième, au collège Mazarin, veut me faire perdre une année à doubler cette première classe ; – il avait ses raisons. – Je les soupçonnai d’après des aperçus peu douteux. J’en fis part à mes parents.

Le docteur Petit, leur guide ordinaire, conseilla le collège de Beauvais, rue Saint-Jean-de-Beauvais, et à la rentrée des classes, je me vis installé dans cette maison.

CHAPITRE IIManon

Au collège, où il va rester neuf ans, Desforges mène une existence sans heurts. Le principal, M. Hamelin, digne successeur des Rollin et des Coffin, était un homme complètement aimable ; le professeur Trégnier accablait les écoliers de pensums ; le maître de quartier Duclos était la meilleure pâte d’homme, et c’est lui qui a donné à notre « poète » le goût du merveilleux ; M. Maltor lui a enseigné les règles de la versification française. M. Génien, excellent homme ; l’abbé Delille, de glorieuse mémoire ; l’éloquent philosophe Thomas, contribuèrent respectivement à meubler son esprit et sa mémoire.

Mais j’ai promis le commencement d’une grande aventure, et me voici au moment de tenir parole. Pour mettre de la clarté dans ma narration, il faut nécessairement que je parle de deux choses essentielles.

La première concerne mon père et son état ; la seconde, moi-même et les progrès de mon tempérament, que j’ai annoncé très sanguin, c’est-à-dire très ardent et surtout très précoce.

Ceci, cher lecteur, semble vous préparer à quelque petite anecdote un peu guillerette. Eh bien ! pourquoi pas ? Me suis-je interdit la gaieté, le sentiment, l’aveu de mes jeunes secrets ? Ne vous ai-je pas promis de me confesser bien loyalement à vous ? Lisez, lisez, qui que vous soyez, jeune ou vieux, homme ou femme et souriez, en lisant, au souvenir de vos plaisirs et peut-être à vos propres faiblesses.

On pensera de moi tout ce qu’on voudra, mais je proteste que je n’ai pas connu, sur la terre, de plus grand bonheur que celui d’aimer et d’être aimé. Je vais plus loin. Je soutiens qu’il n’en exista jamais ici-bas de plus vrai, et je vous invite à fermer sur-le-champ ce livre, ô vous qui ne seriez pas de mon avis ; car il sera long, il sera volumineux et ne contiendra presque que le récit de toutes les époques de ma vie, qui furent signalées par les peines ou par les plaisirs de l’amour.

Mais ne le fermez pas, ô vous, mes divinités sur la terre, ô vous, femmes charmantes et sensibles, adorables dispensatrices des unes et des autres ! À chaque page, vous verrez que vous fûtes aimées presque autant que vous êtes aimables et que mon encens n’a point cessé de brûler sur vos divins autels.

On saura que mon père joignait à un très brillant commerce de porcelaines et de bijouteries un immense magasin de fleurs artificielles, tant pour les modes que pour les desserts. Ces deux branches réunies étaient extrêmement fructueuses et valurent à mon père une fortune qui n’éblouit quelques instants mes jeux que pour me plonger, en disparaissant, dans les ténèbres de la détresse la plus entière. Mais n’anticipons point et marchons à ma grande aventure.

Elle est grande, en effet, puisque, à l’âge de moins de quatorze ans, on va me voir figurer comme père sur la scène du monde.

Je crois avoir laissé entrevoir que la nature avait mis en moi un foyer d’amour excessif pour les femmes, et je dois ajouter qu’elle se hâta un peu de faire jaillir les premières étincelles de ce feu créateur qui me brûle encore et qui ne s’éteindra vraisemblablement qu’avec moi.

J’étais peu avancé dans ma treizième année quand je m’aperçus, non sans quelque étonnement, mais à ma grande satisfaction, au moyen d’un songe du matin, que j’étais élevé à la dignité d’homme fait pour aspirer à en produire d’autres.

Cette découverte, en me comblant de joie, me livra cependant sur-le-champ à une secrète inquiétude, à une mélancolie tourmentante et continuelle, qui influa prodigieusement sur mes travaux et mes études. Le besoin de communiquer cette nouvelle richesse à l’être auquel elle appartenait de droit me poursuivait en tous lieux, et j’oubliais ou négligeais tout pour ne penser qu’au moyen de le satisfaire.

Voyons un peu comment je m’y pris.

L’atelier où se fabriquaient les fleurs artificielles de mon père était composé d’une trentaine d’ouvriers, tant hommes que femmes. Il y en avait de tout âge dans les deux sexes, et il s’y trouvait surtout des fillettes fort jeunes et fort jolies.

Tous les mercredis, sans faute, j’allais passer la journée à la maison. C’était un des congés de la semaine. Mon grand plaisir, après le premier baiser donné par la tendresse filiale à l’amour de mes parents était de monter à l’atelier de ces bonnes gens, qui étaient enchantés de ma présence et de ma douce familiarité. Je leur faisais à tous mille amitiés, surtout aux jeunes filles que j’embrassais en tout bien, tout honneur, et qui se trouvaient infiniment flattées des caresses de monsieur petit homme.

Ces attentions du fils de la maison, ma gaieté, mes complaisances me préparaient le chemin des cœurs où je devais un jour essayer d’entrer ; mais je fus longtemps sans projets, parce que je fus longtemps sans désirs.

Aussitôt après l’illumination subite que je reçus de mon songe du matin, ce fut toute autre chose. De gai que j’étais, je devins rêveur ; je ne folâtrais plus comme un enfant avec les fillettes ; je les embrassais toujours, mais avec une expression sérieuse, et ces baisers portaient dans mes sens un trouble que je ne savais trop à quoi attribuer.

Dans le nombre des adolescentes qui embellissaient l’atelier, il y en avait une que je ne ferai connaître que sous son nom de baptême. Je tairai celui de sa famille, non que je croie Manon bien coupable, mais elle peut vivre encore, et si ce livre tombe un jour sous sa main, elle me saura gré de ma discrétion. Revenons.

Cette jeune personne était véritablement une charmante fleur naturelle qui en faisait d’artificielles, lesquelles, à coup sûr, ne la valaient pas, quelque talent qu’elle y mît. J’ai peu vu de figure plus fraîche, plus douce, plus virginale. De beaux cheveux d’un blond cendré tombaient en désordre sur un front blanc et ouvert, qui surmontait deux grands yeux bleus d’une sérénité angélique. Le nez fin, la bouche petite et meublée de perles, le menton à fossette ainsi que les joues couleur de rose, tout cela formait une tête charmante posée sur un corps bien découplé, auquel quinze ans avaient assigné des formes délicieuses et que tapissait une peau éblouissante ; et tout cela, la tête et le corps, faisait de Mlle Manon un petit individu vraiment digne d’une préférence marquée, que je ne manquai pas de lui accorder.

Il n’y avait plus qu’une petite difficulté, qui n’était pas de faire connaître à Mlle Manon que je la préférais ; la petite friponne avait dans son intelligence enfantine tout ce qu’il fallait pour me deviner, et j’eus lieu de croire, sans vanité, qu’elle me rendait bien un peu le sentiment qu’elle m’inspirait. Mais la difficulté était de tirer de nos découvertes un parti satisfaisant pour tous deux.

Il est inutile d’observer que nos cœurs, ou nos sens, comme on voudra, n’avaient d’autre connaissance que celle de l’instinct naturel qui nous portait l’un vers l’autre.

Depuis longtemps Ursule avait fui de ma mémoire, et l’ébauche très imparfaite de mes premières sensations dans un genre qui veut des organes plus prononcés que ceux de deux enfants comme nous l’étions alors, Ursule et moi, ne m’avait laissé qu’un souvenir terne qui ne me donnait pas de grandes ouvertures sur le grand œuvre auquel je me sentais appelé. Tout ce que je sais de plus clair, c’est que dans ma tête j’arrangeais assez bien les positions ; et que les tableaux que m’en présentait mon imagination allumaient dans mon être un incendie auquel il était vraiment temps de remédier.

Enfin il me vient une idée. Je m’y attache, et plus j’y songe, plus je m’aperçois qu’elle doit me conduire au succès.

J’avais une bonne gouvernante aussi aimable que laide. Ma mère n’a jamais aimé les jolies femmes de chambre : chacun a son goût.

Catherine était folle de ma mère et, par contrecoup, de petit homme. C’était Catherine qui venait me chercher au collège ; c’était Catherine qui m’y ramenait. Catherine, tous les samedis sans faute, m’apportait mon linge blanc et reprenait celui qui m’avait servi ; Catherine m’achetait en cachette toutes les chatteries dont j’étais friand ; Catherine, enfin, était ma confidente unique et discrète. Si la pauvre fille aimait bien petit homme, petit homme le lui rendait bien, et tout le monde y trouvait son compte.

Ce fut d’elle que je m’avisai de me servir pour mettre ma grande aventure à fin ; mais je ne voulais pas qu’elle s’en doutât. Le hasard commença, l’adresse acheva.

Un samedi, au lieu de Catherine qui venait ordinairement le soir à l’heure de notre souper, c’est-à-dire à sept heures un quart, je vis arriver une autre messagère qui était une des ouvrières de l’atelier, assez jeune, mais laide à faire reculer.

Le mercredi d’ensuite, arrivé à la maison, je demande à Catherine pourquoi elle n’est pas venue samedi dernier. Ma mère l’avait occupée ; c’est fort bien. De fil en aiguille, je lui dis :

– Écoute, ma bonne, il ne faut pas te gêner. Il y a loin de la rue du Roule au collège, et il faut te ménager, car maman ne te donne pas beaucoup de relâche.

– Oh ! monsieur, je me mettrais au feu pour elle et pour vous.

– J’en suis persuadé, et je t’en remercie pour ma part ; mais encore une fois ne te gêne pas. Pourvu que j’aie mon linge, voilà tout ce qu’il faut ; que ce soit toi ou une autre qui me l’apporte, cela revient au même : cependant quand tu me l’enverras, ne choisis plus cette guenon de Claudine : elle est si sale qu’elle me dégoûte.

– Je ne l’ai pas choisie, je l’ai trouvée sous ma main. Au reste, soyez tranquille, dorénavant je vous le porterai toujours moi-même.

– Mais non, ce n’est pas cela que je te dis. Je veux absolument que tu te reposes le samedi, c’est bien assez que les mercredis tu fasses deux fois le chemin d’aller et de venir. Encore une fois, il y a loin, et tu as plus de courage que de force. Il y a à cet atelier des jeunesses qui ne demandent qu’à courir : c’est léger comme des papillons. Cette petite Manon, par exemple ; elle est alerte celle-là ; ce n’est pas comme cette Claudine qui est d’une lenteur ; et puis, tiens, Claudine, je crois, qu’elle a au cou… as-tu remarqué, hein ? comme des humeurs fr… Ah ! le cœur me bondit quand je la vois ; d’ailleurs cette petite folle de Manon dit qu’elle voudrait bien voir un collège, pour savoir comment c’est fait. Elle me persécute ; elle m’en parle tant qu’elle m’en fait tourner la tête.

– Ah ! la petite étourdie, je la reconnais bien là. Tenez, la voilà qui descend les escaliers quatre à quatre, au risque de se casser le cou ; elle chante comme un pinson. Tenez, l’entendez-vous ? Ah ! mon Dieu, l’heureux âge !

Écoute donc, folichonne ; tu serais donc bien aise de voir comme c’est fait un collège ?

Manon rougit.

– Il ne faut pas rougir pour çà. Monsieur petit homme dit que tu en as bien envie.

– N’est-ce pas, ma petite Manon ? dis-je en lui prenant la main.

– Monsieur, c’est pour rire que j’ai dit cela.

– Pour rire ou pour tout de bon, ma fille, dit Catherine, tu iras samedi, à sept heures, porter le linge blanc de monsieur petit homme, à son collège, et tu verras ce que c’est qu’un collège. Dame, il y a bien des garçons là ; prends-y garde, mon enfant, il n’y a que cela.

Et Catherine riait.

– Oh ! mais ! s’il y en a tant aussi…

– Va, va, dis-je, n’aie pas peur, ma petite Manon ; ils ne te feront pas de mal.

Et un coup d’œil expressif et un serrement de main, et Manon de rougir encore, mais d’aise, et de dire à Catherine, les yeux baissés :

– Eh bien, comme il vous plaira, mademoiselle Catherine, je suis à vos ordres.

– Allons, voilà qui est arrangé, à samedi.

Manon poursuit son chemin ; je lui demande si elle allait revenir ; elle me dit que oui. Je lui promets d’aller lui dire bonsoir à l’atelier, avant de retourner au collège, et la faire souvenir de sa parole pour le samedi suivant ; et je retourne ensuite auprès de ma mère passer le reste du jour en attendant l’heure de mon départ.

Quelques minutes avant, supposant Manon revenue, je monte à l’atelier, de l’aveu de ma mère, qui savait que ma coutume, les jours que je venais à la maison, était d’aller toujours dire bonjour et bonsoir à ces braves ouvriers. Ils n’en aimaient que mieux mes parents et moi.

Je dis à Manon tout bas de me suivre sur l’escalier au moment où je m’en irais, ce qu’elle ne manqua pas de faire. Je lui dis alors en l’embrassant bien tendrement :

– Écoute, ma belle amie, ne manque pas de venir samedi à sept heures et un quart juste. Trouve-toi un peu plus tôt, si tu veux, près du collège. Tu ne tarderas pas à entendre une cloche. Tu lui laisseras achever son carillon. Un instant après tu entreras et tu me demanderas.

Alors le portier viendra me chercher. Tu me donneras mon linge blanc, et je te donnerai l’autre. Sans adieu, ma petite.

Je baise encore une fois et plus, je crois, ma petite Manon, dont le cœur battait au moins aussi fort que le mien. Elle rentre. Je descends. Je vais dire adieu à mon père et à ma mère. Je prends ma bonne Catherine sous le bras, et nous nous acheminons assez gaiement vers ce cher collège, que je revis ce soir-là avec un peu moins d’ennui qu’à l’ordinaire.

Il était écrit de toute éternité que l’un des plus beaux jours de ma vie serait cet adorable samedi, dont mille et mille années d’existence ne m’ôteraient jamais le doux souvenir.

C’était un jour de simple congé. Le soleil avait annoncé à son lever une journée des plus brillantes ; nous touchions au milieu du mois de mai, et les promenades alors avaient un charme fait pour être senti plus particulièrement par de pauvres écoliers, qu’une captivité habituelle rendait infiniment amoureux du beau temps dans leurs courts moments de liberté : aussi en jouissions-nous avec des transports impossibles à décrire ; et, si l’on veut bien se rappeler la manière dont devait finir pour moi cet aimable congé, on croira sans peine que, cette fois du moins, je dus être à peu près complètement heureux.

Mais un bonheur imprévu vint encore se joindre à la masse de ma félicité et de la joie générale.

À peine étions-nous entrés en classe le matin, comme à l’ordinaire les jours de petit congé, que tout à coup la cloche sonne. Une grande fermentation se manifeste dans tout le collège. Les portes des classes s’ouvrent, et un envoyé, qui valait bien pour nous celui des dieux en ce moment, vient nous annoncer grand congé, attendu que monseigneur le recteur de l’Université, soit pour affaires, soit par amitié, est venu voir monsieur le principal et est présentement avec lui.

Tout le monde sort en foule des classes ; tout le collège retentit des acclamations les plus bruyantes, et des cris redoublés de :

– Vive monsieur le recteur ! Vive monsieur le principal !

Et les externes de débarrasser le collège, et les pensionnaires de grimper à leurs quartiers, dans l’ivresse d’une joie d’autant plus grande que le motif en était plus inattendu.

Ce petit évènement me fait faire aujourd’hui une réflexion que je crois sage.

Quelle est donc cette méthode d’enseigner, me dis-je à moi-même, qui a si peu d’attraits pour les élèves, que la moindre interruption dans leurs travaux est pour eux la source d’une allégresse qui va presque jusqu’à la démence ? Est-ce l’influence d’un âge frivole et peu ami de l’étude ? Est-ce le genre du travail ? Est-ce enfin le mode dont on se sert pour l’enseignement ? J’incline à penser que c’est cette dernière raison, et ce n’est pas d’aujourd’hui que je crois, non seulement qu’on ferait aimer le travail aux jeunes gens, en le leur présentant sous la forme de l’amusement, et en le dépouillant de sa rebutante aridité ; mais même qu’il est très possible d’en trouver le moyen, si l’on voulait se donner la peine de le bien chercher.

Quoi qu’il en soit, voilà un grand congé de plus. Que le Ciel comble monseigneur le recteur de toutes ses grâces ! Le digne homme les a bien méritées !

Notre ami l’abbé Lagrange n’avait pas encore fini sa chère petite toilette quand le torrent, sorti de la classe, vint avec fracas inonder le quartier.

– Qu’est-ce qu’il y a donc de nouveau, mes amis ? Est-ce que vous êtes tous chassés de classe ?

– Oui, l’abbé, crions-nous tous ensemble.

– Et par quelle aventure ?

– Par l’aventure d’une visite de monseigneur le recteur à monsieur le principal, et d’un grand congé qui en est la suite.

– Ah ! ah ! dit-il en souriant, oui, cela est de règle. Quand un souverain se montre dans quelque partie de ses États, cette heureuse portion du royaume devient à l’instant le théâtre d’une fête universelle pour ses habitants. Eh bien ! mes enfants, tant mieux. Ah çà ! mais qu’allez-vous devenir ? Moi, qui ne m’attendais pas à cela, j’allais sortir comme à mon ordinaire ; et, justement, c’est que j’ai des affaires indispensables.

– Eh bien ! va à tes affaires indispensables, va, mon bon petit abbé, lui dis-je en lui sautant au cou, avec la précaution de ne pas déranger sa frisure, qui était très soignée et qui l’occupait sérieusement trois bons quarts d’heure tous les jours ; va, ne te gêne pas ; reste jusqu’au dîner si tu veux, tu peux nous laisser sur notre bonne foi, nous ne ferons pas de bruit.

– D’ailleurs, dit un de nos camarades, il est possible qu’on nous fasse descendre pour jouer dans la cour ; car nous faire sortir de classe pour nous remettre à l’étude dans nos quartiers, il n’y aurait pas le sens commun.

– Il a raison, dit Lagrange. Ainsi donc vous me permettez de sortir ?

– Oui, lui dis-je ; allez, allez, aimable petit fripon, et surtout soyez bien sage, et ne vous crottez pas, entendez-vous, monsieur ? Allons, achevez votre toilette, et dépêchez-vous.

Il me donne en souriant un petit soufflet, prend son miroir, se regarde quelques secondes en se rengorgeant, et passant le doigt entre son col et son petit collet, empoigne la vergette, se brosse du haut en bas, par devant et par derrière, avec une précision, une grâce infinie, donne aussi un petit coup à son chapeau, le met sous son bras, ferme la porte de son cabinet, nous rend mon prudent soyez sages, passe les deux mains dans sa veste, et part sur la pointe du pied, avec l’air de ne pas toucher à terre. Bon voyage !

Nous voilà les maîtres à la maison, petit bon Dieu ! C’est bien le cas, ou jamais, de dire : Quand les chats ne sont pas au logis, les rats dansent.

Comme le bruit commençait à devenir un peu fort entre vingt-deux gaillards qui, de leur vie, n’avaient jamais eu moins de souci, je me crus obligé, en conscience, de leur représenter notre promesse de laquelle je m’étais rendu caution.

Bah ! ils m’écoutèrent comme les Troyens écoutaient Cassandre ; et je vis bien qu’il fallait finir par faire autant de tintamarre qu’eux. Je crois même que déjà j’étais en train d’en faire davantage lorsqu’arriva ce que notre camarade avait prévu.

La cloche sonna et nous appela dans la cour, où le sous-principal, vulgairement nommé chien de cour, nous annonça que monseigneur le recteur allait descendre, et nous enjoignit de ne pas manquer à le remercier de la faveur qu’il venait de nous accorder : il parut en effet.

Je ne crois pas que, depuis que le monde est monde, jamais reconnaissance ait fait tant de bruit ; et, si le bon recteur ne se boucha pas les oreilles, assurément c’est qu’il était bien poli.

Je ne sais pas si mon lecteur s’aperçoit de mon artifice et des détours que je prends avant de le conduire jusqu’à Mlle Manon. S’il n’y a pas pris garde, je m’en aperçois bien, moi, et il faut que je lui fasse ma sincère confession à ce sujet.

Je brûle du désir de raconter cette tant délicieuse aventure, et je tremble d’en entamer le récit. Oh ! rien que d’y penser, un feu dévorant s’allume dans mes veines et parcourt tous les conduits les plus secrets et les plus délicats de mon ardent individu.

Mon imagination, aussi fraîche, aussi vive qu’au moment même de cette scène inoubliable, m’en retrace jusqu’aux moindres détails avec une vérité, avec une expression qui porte le désordre le plus enchanteur dans toutes mes facultés.

Ô célestes objets que je voudrais à la fois découvrir et cacher ! Ô volupté vraie et pure de l’innocence aux prises avec toutes les puissances de l’amour !

Huit lustres et plus se sont entassés sur ma tête ; la neige de l’âge avancé a presque entièrement couvert mes cheveux, et mon cœur, ressuscité, rajeuni par le souvenir de ce moment de félicité céleste, retrouve en lui toute l’ardeur dont il fut embrasé à cette époque de mon aurore amoureuse.

Saisissons cet instant favorable pour en tracer le fidèle tableau. C’est Manon elle-même, ce sont ses quinze ans qui m’inspirent. Oh ! que mon coloris sera frais, s’il ressemble à celui de ses joues transparentes qui vont être couvertes de baisers de flamme ! Que de grâce aura la copie, si je parviens à lui donner la millième partie de celle de l’original ! Et si c’est une faute dont je vais m’accuser, combien d’êtres sensibles voudraient l’avoir commise, quitte à s’en confesser après, comme j’ai promis, et comme je vais le faire.

Commençons par nous débarrasser en bref de tout ce qui se passa jusqu’à l’heure si ardemment désirée et si impatiemment attendue.

Monseigneur le recteur parti, nous restâmes à jouer dans la cour jusqu’à onze heures. Le dîner fut avancé d’une demi-heure, afin que nous eussions tout le reste du jour, jusqu’au souper, à consacrer à la promenade. Notre bon ami Lagrange revint à l’heure juste, aussi propret, aussi bien arrangé que s’il fût sorti d’une boîte.

Après dîner, tandis qu’il changeait de toilette pour la promenade, il fut question de choisir l’endroit où nous porterions nos pas.

Je n’aurais pas aimé à aller bien loin, pour deux raisons très puissantes : la première, de peur de me trouver trop fatigué ; la seconde, plus forte encore, de crainte de manquer l’heure.

On se décida pour les Champs-Élysées, non pas encore à cette époque tels qu’on les admire aujourd’hui, mais très convenables à nos exercices. Je fus enchanté de ce choix : le lieu n’était pas trop éloigné, et d’ailleurs il était infiniment agréable. Arrivés là, mes camarades proposent les barres, suivant la coutume.

Moi, qui avais mes raisons, je prétexte quelques vers à faire pour maman. J’avais pris un livre amusant. J’avertis Lagrange de mon arrangement, qu’il approuve. Je m’enfonce dans les contre-allées des Champs-Élysées, et je me mets, en effet, à composer quelques vers. Dieu sait combien le temps me durait.

Enfin, six heures sonnent à toutes les horloges, et à cet heureux signal tout le monde se réunit pour retourner au collège, où j’arrivai frais et dispos, et à mon grand contentement avant sept heures, muni, non sans raison, d’un bon goûter. J’avais prévu que je souperais peu.

Ce n’était pas sans raison que j’avais choisi cette heure favorable : elle me promettait la plus entière liberté dans l’exécution de mes projets, bien confus à la vérité, bien embrouillés dans ma pauvre petite tête en fermentation ; mais enfin je sentais que mon entrevue avec Manon, dans une solitude absolue, devait avoir un résultat quelconque ; et sans bien savoir ce qui devait arriver, je soupçonnais qu’il arriverait quelque chose.

Or quelle heure plus commode pour cette énigmatique entrevue que celle où deux cent cinquante affamés, tant maîtres qu’écoliers, arrivent tout trempés et n’en pouvant plus de la promenade, aspirant après le son de la bienheureuse cloche du souper !

Que si Manon a l’adresse de bien suivre la marche que je lui ai indiquée et qu’arrivant juste à sept heures un quart, comme nous en sommes convenus mercredi dernier, elle me fasse demander pour aller donner mon linge, quel est l’individu dans tout le collège qui voudra perdre un coup de dent pour aller voir mon mémoire de la blanchisseuse ? Il n’y a pas d’apparence que personne se dérange de sa tranche de gigot et de sa bonne petite salade pour me suivre dans mon quartier et fouiller avec moi dans ma cassette pour m’aider à en tirer mon linge sale.

Ainsi, ma bonne petite Manon, tu peux venir en sûreté, va ; mais dépêche-toi, et viens donc ; car voilà que je m’impatiente furieusement. Il est vrai que je craignais qu’elle n’arrivât trop tôt. Tout le monde était dans la cour : si Manon se présente au milieu de toute cette garçonnaille, sans en excepter messieurs les maîtres, tous ces gaillards-là sont d’une friandise, et Manon est si jolie ! Ah ! Manon ! laisse sonner la cloche, et ne le montre que quand tout le monde sera à table.

Elle sonne enfin, cette benoîte cloche, et c’est dès le premier coup qu’il faut voir nos faméliques essoufflés, malgré toute leur fatigue, se précipiter vers le réfectoire, se heurter, se culbuter, se presser tellement au passage qu’ils s’empêchent mutuellement d’entrer. C’est comme une représentation de par et pour le peuple.