Mémoires sur la reine Hortense - Ligaran - E-Book

Mémoires sur la reine Hortense E-Book

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Extrait : "Un grand poète Allemand a dit « qu'un moment de bonheur n'est pas payé trop cher, même au prix de la mort, » mais une longue vie de tortures et de douleurs est une compensation trop forte pour un court instant de félicité. Pour Hortense Beauharnais, fille d'une Impératrice et mère d'un Empereur, il est difficile de dire à quelle époque elle a connu cet instant de bonheur qui devait compenser une vie entière de souffrances. "

À PROPOS DES ÉDITIONS Ligaran :

Les éditions Ligaran proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

● Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
● Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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CHAPITRE IJours d’enfance

Un grand poète Allemand a dit « qu’un moment » de bonheur n’est pas payé trop cher, même au « prix de la mort, » mais une longue vie de tortures et de douleurs est une compensation trop forte pour un court instant de félicité. Pour Hortense Beauharnais, fille d’une Impératrice et mère d’un Empereur, il est difficile de dire à quelle époque elle a connu cet instant de bonheur qui devait compenser une vie entière de souffrances. Elle pleura beaucoup et souffrit beaucoup ; dès sa plus tendre jeunesse, elle apprit à connaître les larmes et le malheur ; dans la suite, l’infortune n’épargna ni la jeune fille, ni l’épouse, ni la mère.

Hortense est celle de toutes les femmes de la famille de Napoléon qui excite le plus de sympathies. Cette reine, à la fois délicate et altière, lorsqu’elle descendit du trône, quand elle cessa d’être reine douce et résignée, quand, épuisée par les chagrins et fatiguée de la vie, elle trouva un refuge dans la tombe, resta encore parmi nous comme reine des fleurs. Les fleurs ont conservé le souvenir de la fille de Joséphine, et on ne les vit pas se détourner d’elle, comme tant de ses amis, lorsqu’elle ne fut plus la fille d’un tout-puissant Empereur, mais d’un exilé. Elle continue à vivre parmi elles, et Grandville, le grand poète des fleurs, a élevé un monument des plus touchants à leur reine dans ses fleurs animées. Sur un parterre d’Hortensias on voit le portrait de la Reine Hortense, et dans le lointain, comme dans un nuage qui disparaît, on découvre les dômes et les tours de Paris. La solitude règne partout, mais dans l’air plane l’Aigle Impériale. Le manteau Impérial avec ses abeilles d’or s’étend derrière le noble oiseau comme la queue d’une comète, le ruban rouge et la croix de la Légion-d’Honneur sont attachés à son cou, et dans son bec il porte un rameau richement fleuri de Couronne Impériale.

La Reine de Hollande a connu toutes les grandeurs et toutes les magnificences de la terre, et elle les a vues toutes se réduire en poussière. Mais, non, pas toutes, ses chants et ses poésies ont survécu, car le génie n’a pas besoin de couronne pour être immortel. Quand Hortense cessa d’être reine par la grâce de Napoléon, elle resta poète par la grâce de Dieu. Ses poèmes sont charmants et gracieux, pleins de tendresse et d’accents profonds et passionnés qui cependant, ne dépassent jamais les limites de la délicatesse féminine, et toutes ses compositions musicales sont agréables et mélodieuses. Qui ne connaît la romance Partant pour la Syrie, dont Hortense composa les vers et la musique, et que plus tard, sur le désir de Napoléon, elle arrangea en marche militaire. C’est au son de cette marche que nos soldats quittèrent un jour la France pour porter jusqu’en Russie les Aigles Impériales, et c’est au son de la même marche que, récemment encore, ils ont envahi de nouveau la Russie, et fait la glorieuse campagne d’Italie.

La romance d’Hortense lui a survécu. D’abord le monde entier la chanta à haute voix et gaiement, et quand les Bourbons furent revenus, les soldats, blessés et hors de combat, la fredonnaient doucement aux Invalides, tout en s’entretenant, entre eux et à voix basse, de la gloire de la France. Aujourd’hui ce chant fait encore retentir tous les échos ; il s’élève fièrement jusqu’au faîte de la colonne Vendôme, et la figure de bronze de l’Empereur semble sourire. Ce chant a maintenant une signification sacrée pour la France, c’est l’hymne d’une religion devant laquelle elle désire s’agenouiller et rendre hommage : la religion des souvenirs. Et Partant pour la Syrie, que la France chante aujourd’hui, vibre sur la tombe de la Reine Hortense, comme des salves funèbres sur la tombe d’un brave guerrier.

L’infortunée et charmante Reine eut à soutenir une lutte terrible ; mais elle eut constamment et conserva toujours le courage, particulier aux femmes, de sourire à travers ses larmes. Son père mourut sur l’échafaud ; sa mère, Impératrice deux fois détrônée, de douleur ; son beau-père sur un rocher solitaire. Exilés et repoussés, tous ces rois et ces reines sans couronnes, durent errer çà et là, bannis de leurs foyers, et obtenant à peine un peu de pitié de ceux auxquels ils avaient témoigné tant de commisération, et un coin de terre où ils pussent vivre dans la retraite, loin du tourbillon du monde, méditant sur leurs grands souvenirs et leurs grandes douleurs. Leur passé restait derrière eux comme un éblouissant conte de fées, auquel personne ne voulait plus croire, et le présent semblait agréable aux nations, puisqu’il leur permettait d’irriter et de torturer la famille détrônée de Napoléon.

Et pourtant, en dépit de toutes ces douleurs et de toutes ces humiliations, la Reine Hortense eut le courage de ne pas haïr l’humanité, et d’apprendre à ses enfants à aimer leurs semblables et à les traiter avec bonté. Le cœur de la reine détrônée saignait par mille blessures ; mais elle ne le laissa ni se cicatriser, ni s’endurcir sous les rudes coups de la douleur. Elle aimait ses souffrances et ses blessures, et les conservait béantes avec ses larmes ; mais souffrir d’une manière si terrible la rendit compatissante aux souffrances des autres et désireuse de chercher à apaiser leur chagrin. Depuis lors sa vie fut une suite incessante de bontés, et quand elle mourut, elle put dire d’elle-même ce qu’avait dit sa mère, l’Impératrice Joséphine : « J’ai beaucoup pleuré, mais je n’ai jamais fait pleurer personne. »

 

Hortense était la fille du Vicomte de Beauharnais, qui, malgré le désir de sa famille, avait épousé une jeune créole, Mademoiselle Tascher de la Pagerie. Cette union, quoiqu’elle fût un mariage d’amour, ne fut pas heureuse, car tous deux étaient jeunes et sans expérience, passionnés et jaloux, et tous deux manquaient de la force de caractère et de l’énergie nécessaires pour dompter l’impétuosité de leur nature et les assouplir au calme du mariage.

Le Vicomte était trop jeune pour devenir pour Joséphine autre chose qu’un mari aimant et tendre ; il ne pouvait pas être son guide et son ami, dans la route difficile de la vie : et Joséphine était trop inexpérimentée, trop candide, et trop enjouée, pour éviter les inconséquences dont ses ennemis se servirent contre elle comme d’une arme, en les dénaturant et en les changeant en calomnies.

Aussi arriva-t-il que le bonheur domestique du jeune couple fut bientôt troublé par de violents orages. Joséphine était trop charmante et trop belle pour ne pas exciter l’attention et l’admiration, et elle n’était pas encore assez expérimentée pour cacher sa satisfaction de se voir ainsi admirée, ni assez prudente pour éviter de soulever une telle admiration. Dans la sincérité et l’innocence de son cœur, elle croyait impossible que son mari ressentît la moindre contrariété ou le moindre soupçon de sa coquetterie enjouée ; et elle pensait qu’il devait avoir une confiance aveugle en sa fidélité. Son orgueil se révoltait donc contre la méfiance de son mari, de même que la jalousie de celui-ci s’enflammait devant sa légèreté apparente, et quoique sincèrement attachés l’un à l’autre, ils auraient probablement rompu leur union, si leurs enfants n’avaient pas été un lien qui les retenait ensemble.

Ces enfants étaient un garçon, Eugène, et une fille, Hortense, qui était de quatre ans plus jeune que son frère. Le père et la mère aimaient passionnément ces enfants, et toutes les fois qu’une querelle avait lieu en leur présence, un mot enfantin d’Eugène ou une caresse d’Hortense venait effectuer une réconciliation entre leurs parents, dont la colère n’était autre chose que de l’amour irrité.

Mais ces orages matrimoniaux devenaient de plus en plus violents avec le temps, et malheureusement Hortense était restée seule pour réconcilier ses malheureux parents dans ces occasions. Eugène, à l’âge de sept ans, avait été envoyé en pension, et la petite Hortense, qui n’était plus aidée par son frère, commença à ne plus être à la hauteur de la tâche de calmer les tempêtes, sans cesse renaissantes, qui s’élevaient entre son père et sa mère. Intimidée par la violence de ces querelles domestiques, elle s’enfuyait dans quelque coin retiré de la maison pour pleurer sur un malheur dont la grandeur ne pouvait encore être appréciée par son cœur enfantin.

Durant cette triste et orageuse période de sa vie. Joséphine reçut une lettre de la Martinique dans laquelle madame Tascher de la Pagerie décrivait son isolement dans une maison dont personne ne partageait avec elle les énormes dépendances, si ce n’est des serviteurs et des esclaves, et elle parlait avec effroi du changement qui s’était opéré dans la conduite de ces derniers. Elle priait en outre sa fille de revenir près d’elle, pour égayer par sa présence les dernières années de la vie de sa mère.

Joséphine regarda cette lettre comme un ordre du ciel. Fatiguée des discordes domestiques, et déterminée à y échapper pour toujours, elle quitta la France, avec sa fille, pour chercher de l’autre côté de l’Océan, dans les bras de sa mère, le bonheur d’une vie paisible.

Mais, à cette époque, la paix semblait avoir disparu du globe. Des orages s’amoncelaient de tous côtés, et un terrible pressentiment de danger imminent, d’horreurs prochaines, semblait planer sur la race humaine. Cela ressemblait aux sourds grondements du tonnerre qui ébranlent les entrailles de la terre quand le cratère est près de donner passage à une éruption volcanique, et d’ensevelir sous des flots de la lave brûlante tout ce qui l’environne. Et le cratère vomit au loin ses flammes, répandant partout la destruction et la mort, et emportant des nations entières de la surface de la terre. C’était la Révolution.

La première et la plus effrayante explosion de ce terrible volcan eut lieu en France, mais ces effets ne se firent pas sentir que dans ce pays. Toute la terre trembla et sembla menacée de destruction par la sauvage matière volcanique qui était en ébullition sous sa surface. La Martinique ressentit également le tremblement moral qui venait de produire en France le plus hideux de tous les instruments de la Révolution, la guillotine. La guillotine était devenue l’autel de ce qu’on appelait la liberté nationale, sur lequel la fureur folle et fanatique du peuple sacrifiait à ses nouvelles idoles ceux qui avaient été jusqu’à ce moment ses maîtres et seigneurs, et par la mort desquels il pensait acquérir son éternelle liberté.

Liberté, Égalité, Fraternité ! tel était le cri de guerre de ce peuple ivre et altéré de sang. Ces mots étaient écrits, comme s’ils l’eussent été dans un esprit de cruelle moquerie, en lettres de sang sur la guillotine, et voyaient la chute du sanglant couteau au moment où il tombait pour couper les têtes des aristocrates, qui, en dépit des principes exprimés par ces trois mots, n’étaient pas admis à jouir de la liberté de penser et de vivre, ni reconnus comme frères.

La fureur révolutionnaire de la France avait passé jusqu’à la Martinique. Elle avait réveillé les esclaves de cette colonie de leur sombre obéissance, et les avait armés contre leurs maîtres. Ils étaient résolus à avoir leur part de cette liberté, de cette égalité et de cette fraternité qui venaient d’être proclamées ; mais la torche incendiaire qui était lancée dans la maison des planteurs blancs était une terrible lueur pour souhaiter la bienvenue à la liberté nouvellement née.

La maison de Madame de la Pagerie fut brûlée comme celle de beaucoup d’autres.

Une nuit, Joséphine fut réveillée en sursaut par la livide lueur des flammes, qui avait tout à coup pénétré dans sa chambre à coucher. Elle sauta à bas de son lit en poussant un cri de désespoir, et saisissant Hortense, qui dormait paisiblement à côté d’elle, elle se précipita hors de la maison incendiée, et, avec le courage désespéré d’une mère, elle se fraya un passage à travers la foule de soldats et de nègres qui se battaient et emplissaient la cour. Vêtue seulement d’une légère robe de nuit, elle courut au port, où le capitaine d’un vaisseau, au moment où il mettait le pied dans sa chaloupe pour retourner à bord de son navire, aperçut la jeune femme avec son enfant qu’elle pressait sur son sein, juste comme elle tombait épuisée de peur et de fatigue sur la plage. Ému de compassion, il se hâta de la secourir, et relevant la mère et l’enfant, il les porta à son canot, qui quitta immédiatement la terre et conduisit son précieux fardeau à bord du bâtiment marchand.

Le navire fut bientôt atteint, et Joséphine, serrant son enfant sur son cœur, et heureuse de l’idée d’avoir sauvé ce qu’elle avait de plus cher, grimpa à l’échelle vertigineuse. Toutes ses pensées étaient encore dirigées vers l’enfant, et ce ne fut que lorsque Hortense eut été mise en sûreté dans la cabine, que Joséphine remarqua combien elle était légèrement vêtue. Quand la mère eut accompli son devoir, la femme retrouva tous ses sentiments de pudeur, et elle regarda craintivement et modestement autour d’elle. À moitié vêtue d’une robe de nuit légère et flottante, le col et le sein à peine couverts, si ce n’est par sa longue chevelure flottante, qui l’entourait comme d’un épais voile noir, la jeune Vicomtesse de Beauharnais s’aperçut qu’elle attirait les regards indiscrets de l’équipage et des passagers.

Quelques dames qui se trouvaient à bord pourvurent à ses besoins avec bonté, et à peine sa toilette était-elle achevée, que Joséphine demanda à être ramenée à terre, où elle voulait s’informer du sort qui avait été réservé à sa mère. Le capitaine du navire refusa d’exaucer ses vœux, de peur que la jeune femme ne tombât dans les mains des nègres révoltés, dont on pouvait distinctement entendre les cris hideux. Toute la côte, aussi loin que la vue pouvait atteindre, paraissait en feu, et ressemblait à une seconde mer, à une mer de flammes, dont les vagues furieuses lançaient au loin des colonnes de feu en se heurtant les unes contre les autres. C’était une scène horrible à contempler ; et Joséphine, incapable d’y assister plus longtemps, chercha un refuge dans la cabine, où, s’agenouillant à côté de sa fille toute tremblante, elle pria Dieu avec ferveur d’avoir pitié de sa pauvre mère.

Après que le navire eût pris le large, Joséphine remonta de nouveau sur le pont, et regarda encore une fois la maison sous le toit de laquelle elle avait passé les jours de son enfance, et qui s’écroulait alors rapidement sous la fureur des flammes. Comme elle devenait de plus en plus petite à mesure que la distance augmentait, et que finalement elle disparut tout à fait, Joséphine sentit que l’étoile de sa jeunesse venait de s’évanouir, qu’elle venait de terminer une première existence, existence de doux rêves et de cruels désappointements, et qu’elle en commençait une seconde avec des idées et des sentiments bien différents. Le passé, comme le vaisseau de Cortez, avait été détruit par le feu, mais les flammes qui le dévoraient semblaient en ce moment projeter une lueur magique sur l’avenir. Tandis que Joséphine regardait disparaître les rives de son île natale, elle se rappela les paroles d’une vieille négresse qui peu de jours auparavant, lui avait murmuré une étrange prophétie à l’oreille.

– Tu retourneras en France, – lui avait-elle dit, – et bientôt tu verras ce pays à tes pieds. Tu deviendras reine… même plus qu’une reine !

CHAPITRE IILa prophétie

Ce fut vers la fin de 1790 que Joséphine arriva à Paris avec sa fille Hortense ; elle se logea dans un modeste hôtel. Elle apprit bientôt après que sa mère avait été sauvée, et que la tranquillité avait été rétablie à la Martinique. En France, cependant, la Révolution continuait avec une fureur toujours croissante, et la guillotine et le drapeau rouge de la Terreur étendaient leur ombre sanglante sur Paris. La crainte et l’effroi s’étaient emparés de tous les cœurs ; personne ne pouvait dire le soir s’il serait libre le lendemain matin, et s’il vivrait jusqu’au coucher du soleil. La mort veillait à chaque porte, et trouvait de nombreuses victimes dans chaque maison, presque dans chaque famille. Au milieu de telles horreurs, Joséphine oublia les querelles et les humiliations du passé ; son ancien amour pour son mari se réveilla, et, comme elle n’était pas sûre de vivre le lendemain, elle désira employer le moment présent à se réconcilier avec son mari, et à embrasser encore une fois son fils.

Mais toutes les tentatives pour aboutir à cette réconciliation semblaient devoir être inutiles. Le vicomte avait regardé son départ pour la Martinique comme une telle insulte, comme un acte de cruauté si délibérée, qu’il paraissait ne jamais plus vouloir rouvrir les bras à son épouse. Quelques bons amis des jeunes gens, finirent enfin par amener une entrevue, quoique sans consulter M. de Beauharnais. Sa colère fut par conséquent très grande, lorsque, en entrant dans le salon du Comte de Montmorin, il se trouva en présence de sa femme, Joséphine, qu’il avait évitée si obstinément. Il allait quitter le salon quand une petite fille se précipita vers lui, les bras ouverts, en l’appelant « papa. » Le vicomte s’arrêta tout à coup, et il ne lui fut plus possible de conserver sa colère. Il souleva la petite Hortense et la pressa sur son cœur. Elle lui demanda innocemment d’embrasser sa mère comme il l’avait fait pour elle. Il regarda sa femme dont les yeux étaient remplis de larmes et quand il vit son père s’approcher et lui dire : – « Mon fils, réconciliez-vous avec ma fille ; je ne lui donnerais pas ce nom si elle n’en était pas digne, » quand il vit Eugène s’élancer dans les bras de sa mère, – il ne put résister davantage. Tenant toujours Hortense dans ses bras, il s’avança vers sa femme qui cacha sa figure dans sa poitrine, en poussant un cri de joie.

La paix fut ainsi conclue, et le couple réuni s’aima plus tendrement qu’il ne l’avait jamais fait. Il semblait que leurs querelles de ménage étaient passées, pour ne plus revenir, et qu’à partir de ce moment rien ne devait plus les séparer. Mais la Révolution devait bientôt détruire leur récent bonheur.

Le Vicomte de Beauharnais avait été choisi par la noblesse de Blois pour la représenter aux États-Généraux, mais il avait renoncé à cet honneur pour servir son pays avec son épée au lieu de la servir par sa parole. Malgré les larmes et les prières de Joséphine, il partit pour l’armée du Nord dans laquelle il occupa le rang d’adjudant-général. L’épouse entendait dans son cœur une voix qui lui disait qu’elle ne devait plus le revoir, et cette voix ne la trompait pas. L’esprit d’anarchie et de rébellion régnait non seulement dans le peuple, mais encore dans l’armée qui était sous son influence. Les aristocrates, qui, à Paris, tombaient sous la hache du bourreau, étaient regardés par les soldats avec des yeux méfiants et remplis de haine ; et c’est ainsi qu’il arriva que le Vicomte de Beauharnais qui, en récompense de sa bravoure à la bataille de Soissons, avait été élevé au rang de commandant en chef, fut peu de temps après accusé par ses propres officiers d’être ennemi de son pays et hostile au nouveau régime. Il fut arrêté et envoyé prisonnier à Paris, où on le logea dans les prisons du Luxembourg, avec un grand nombre d’autres victimes de la Révolution.

Joséphine apprit bientôt le malheureux destin de son mari, et ces tristes évènements forcèrent son dévouement et son amour à agir. Elle résolut de sauver son mari, le père de ses enfants, ou de mourir avec lui. Sans songer au péril, elle brava tous les dangers, toutes les craintes qui auraient pu la détourner de son entreprise, et elle usa de tous les moyens en son pouvoir pour obtenir une entrevue avec son époux et lui apporter des consolations.

Mais en ce temps, on regardait même l’amour et la fidélité comme des crimes méritant la mort, et par conséquent, deux fois coupable, – d’abord, parce qu’elle était aristocrate elle-même ; et, ensuite, parce qu’elle aimait un noble, traître à sa patrie – Joséphine fut arrêtée et envoyée en prison à Sainte-Pélagie.

Eugène et Hortense pouvaient être considérés comme orphelins, car à cette époque, les prisonniers du Luxembourg et de Sainte-Pélagie ne quittaient leurs cachots que pour monter à l’échafaud. Isolés, privés de tous secours, abandonnés par ceux qui avaient été autrefois leurs amis, ces deux enfants étaient exposés à la faim et à la misère. La fortune de leurs parents avait été confisquée à l’heure même où Joséphine avait été jetée en prison, toutes les portes de leur maison avaient été mises sous les scellés, de sorte que les pauvres enfants n’avaient pas même un toit pour s’abriter. Cependant ils ne furent pas tout à fait abandonnés, car une amie de Joséphine, Madame Holstein, eut le courage de venir en aide aux malheureux enfants et de les garder chez elle.

Il était nécessaire d’agir avec précaution pour ne pas éveiller les soupçons et la haine de ceux qui, sortis des bas-fonds de la populace, étaient devenus les gouvernants de la France, et qui teignaient la pourpre de leur pouvoir dans le sang de l’aristocratie. Un mot inconsidéré, un regard aurait suffi pour faire soupçonner Madame Holstein, et la conduire à l’échafaud. On regardait comme un crime d’adopter les enfants des traîtres ; il était donc absolument nécessaire de tout faire pour éloigner les soupçons de ceux qui étaient au pouvoir. Hortense fut obligée de se joindre avec sa protectrice aux processions solennelles de chaque décade, en honneur de la République une et indivisible ; mais elle ne fut jamais appelée à prendre une part active dans ces fêtes. On ne la jugeait pas digne de marcher de pair avec les filles du peuple ; on ne lui pardonnait pas d’être la fille d’un vicomte, d’un ci-devant emprisonné. Eugène fut mis en apprentissage chez un menuisier, et l’on put voir souvent le fils d’un gentilhomme vêtu d’une blouse, et portant une pièce de bois sur son épaule, une scie ou un rabot sous son bras.

Pendant que les enfants passaient ainsi leur vie dans une sécurité momentanée, l’avenir de leurs parents devenait de plus en plus sombre, car ce n’était pas seulement la vie du Général de Beauharnais, mais encore celle de sa femme, qui était sérieusement menacée. Joséphine avait été transportée de la prison de Sainte-Pélagie au couvent des Carmélites, et avait ainsi fait un pas vers la guillotine. Elle ne tremblait pas pour elle-même, elle pensait seulement à ses enfants et à son mari. Elle écrivait aux premiers des lettres très tendres, qu’elle leur faisait parvenir par un geôlier qu’elle avait gagné, mais tous ses efforts pour communiquer avec son mari furent inutiles.

Tout à coup elle reçut avis qu’il avait été conduit devant le tribunal révolutionnaire. Joséphine attendait dans une cruelle anxiété de plus amples détails. Le tribunal l’avait-il acquitté ? Avait-il été condamné à mort ? Était-il libre ? Était-il délivré d’une autre manière – était-il mort ? S’il eût été libre il aurait trouvé moyen de l’informer de son bonheur ; s’il avait été exécuté, pourquoi son nom n’était-il pas sur la liste des condamnés ? Joséphine passa toute une journée d’angoisses, et quand la nuit vint, il ne lui fut pas possible de fermer l’œil. Elle s’assit avec ses compagnons d’infortune, qui tous, comme elle, s’attendaient à mourir bientôt.

Les personnes qui étaient réunies dans cette prison étaient de rang et de naissance. C’étaient la Duchesse Douairière de Choiseul, la Vicomtesse de Maillé, dont le fils, malgré ses dix-sept ans, venait de monter sur l’échafaud, – la Marquise de Créqui, cette femme spirituelle qu’on a souvent nommée la dernière Marquise de l’ancien régime, et qui nous a laissé dans ses mémoires, écrits il est vrai à un point de vue tout aristocratique, l’histoire de France pendant le XVIIIe siècle. Il y avait aussi cet Abbé Terrier, qui, lorsqu’il fut appelé devant les propagateurs de la terreur pour donner un gage de fidélité au nouveau gouvernement, et menacé sur son refus de le faire, d’être pendu à la lanterne, demanda à ceux qui l’entouraient : « Y verriez-vous plus clair ? » Avec toutes ces personnes se trouvait aussi un Monsieur Duvivier, élève de Cagliostro, qui, comme son maître, pouvait deviner l’avenir, et déchiffrait les mystérieuses énigmes du destin à l’aide d’une carafe d’eau et d’une colombe, c’est-à-dire d’une jeune fille innocente au-dessous de sept ans. Joséphine s’adressa à lui, comme au Grand Cophte, après ce jour d’angoisses, et lui demanda de lui révéler le sort de son mari.

Ce fut une scène étrange, que celle qui se passa dans le silence de la nuit, dans cette froide et obscure prison. Le geôlier, gagné par un assignat de cinquante livres, qui valait alors à peu près quarante sous, avait consenti à ce que sa fille jouât le rôle de la colombe, et avait fait tous les préparatifs nécessaires. Au milieu de la chambre était une table, sur laquelle on avait placé une carafe remplie d’eau, et trois bougies en triangle. Ces bougies étaient placées aussi près que possible de la carafe, pour permettre à la colombe de voir plus distinctement. La petite fille venait d’être réveillée, et elle s’assit sur une chaise près de la table, vêtue de sa robe de nuit ; derrière elle, se tenait l’imposant prophète. Les Duchesses et les Marquises, qui peu de temps auparavant, avaient fait partie d’une cour brillante, et qui conservaient même en cet endroit, l’étiquette et les manières de Versailles, s’étaient rangées tout autour. Celles qui avaient joui de l’insigne privilège du tabouret, avaient le pas sur les autres et étaient traitées avec tout le respect possible. De l’autre côté de la table, la malheureuse Joséphine se tenait debout, pâle, et suivant des yeux avec une anxiété terrible l’expression des traits de la jeune fille ; dans le fond, on apercevait les figures du geôlier et de sa femme.

Le prophète étendit les deux mains sur la tête de l’enfant et dit d’une voix forte :

– Ouvre les yeux et regarde.

L’enfant devint pâle et tressaillit en regardant la carafe.

– Que vois-tu ? – demanda le Cophte. – Je t’ordonne de pénétrer dans la prison du Général de Beauharnais… que vois-tu ?…

– Je vois – répondit l’enfant très émue – un jeune homme qui dort sur un lit de camp. À côté de lui, il y a un homme qui écrit quelque chose sur une feuille de papier posée sur un grand livre.

– Peux-tu lire ?

– Non, citoyen ! Oh !… regardez… le gentilhomme coupe une mèche de ses cheveux, et la met dans du papier.

– Celui qui dort ?

– Non, non, celui qui vient d’écrire. Il recommence à écrire, il écrit quelque chose sur le papier dans lequel il met ses cheveux ; maintenant il prend un petit portefeuille rouge, il l’ouvre, il compte quelque chose : à présent il referme le portefeuille, et il marche sans aucun bruit… sans aucun bruit…

– Comment sans bruit… ? avais-tu entendu du bruit auparavant ?

– Non, mais il marche sur la pointe des pieds.

– Que vois-tu maintenant ?

– Il cache sa figure dans ses mains, je crois qu’il pleure.

– Où met-il son portefeuille ?

– Parbleu, il le met dans la poche de l’habit de celui qui dort, et la lettre aussi.

– De quelle couleur est l’habit ?

– Je ne puis le voir parfaitement ; mais je crois qu’il est rouge ou mauve avec des boutons luisants.

– C’est assez, enfant, dit le devin ; retourne à ton lit.

Il se baissa vers la petite fille et lui souffla sur le front. Elle se réveilla comme si tout cela n’était qu’un songe, et ses parents l’emmenèrent.

– Le Général de Beauharnais est encore vivant, – dit le grand Cophte, en s’adressant à Joséphine.

– C’est vrai, – dit-elle tristement. – mais il se prépare à mourir.

Elle avait raison ; quelques jours plus tard, la Duchesse d’Anville reçut une lettre et un paquet, envoyés par un prisonnier de la Force, dont le nom était de Ségrais. Il avait été emprisonné avec le Vicomte de Beauharnais, et le jour de l’exécution du Général, il avait trouvé la lettre et le paquet adressés à la Duchesse dans la poche de son habit.

Dans cette lettre, Beauharnais priait la Duchesse de faire remettre à sa femme le paquet qui contenait une mèche de ses cheveux, et ses derniers adieux à elle et à ses enfants.

Ce fut le seul héritage que le Général laissa à sa famille. Quand Joséphine reçut ces gages d’affection, son chagrin fut si vif qu’elle s’évanouit, et qu’une écume sanglante parut sur ses lèvres. Ses compagnons d’infortune s’empressèrent de la secourir autant qu’ils le purent, et prièrent le geôlier d’aller chercher un médecin.

– À quoi bon un médecin ? – dit cet homme d’un ton indifférent. – La mort est le meilleur docteur. Aujourd’hui même elle a guéri le Général, demain ou après demain, elle guérira sa femme.

Cette prophétie fut presque réalisée. Joséphine était à peine remise, qu’elle reçut l’acte d’accusation du Tribunal Révolutionnaire. C’était le signe certain d’une mort prochaine, et Joséphine se prépara à la subir courageusement, quelque peine qu’elle ressentît en pensant à ses enfants qui allaient rester orphelins.

Un évènement inattendu lui sauva la vie. Les chefs des terroristes étaient arrivés à l’apogée de leur pouvoir, et une pareille fortune ne pouvait être très stable ; ils furent précipités de cette hauteur, et tombèrent dans l’abîme qu’ils avaient eux-mêmes creusé.

La chute de Robespierre ouvrit les prisons à des milliers de gens que l’on considérait déjà comme les victimes de la Révolution. La Vicomtesse de Beauharnais fut mise en liberté, et on lui permit de rejoindre ses enfants ; mais elle quitta la prison, veuve et sans argent, car sa fortune, aussi bien que celle de son mari et de tous les aristocrates, avait été confisquée par la République une et indivisible.

CHAPITRE IIIConséquences de la révolution

La France respirait encore une fois librement. Le règne de la Terreur était passé, un gouvernement plus juste et plus doux tenait les rênes de cette malheureuse nation encore palpitante. Ce n’était plus un crime qui méritait la mort de porter un nom noble, d’être mieux vêtu que les sans-culottes, de ne pas mettre le bonnet rouge, ou d’être en relation avec un émigré. La guillotine qui, pendant les deux dernières années, avait fait couler tant de larmes dans Paris, se reposait enfin de son horrible activité, et les Parisiens avaient autre chose à penser qu’à faire leur testament ou à se préparer à la mort.

Comme ils pouvaient, à tous égards, appeler l’ère présente la leur, ils voulurent se réjouir avant qu’elle ne prît fin, et avant que de nouveaux jours d’anxiété ne vinssent troubler leur sécurité si nouvelle. Ils avaient tant pleuré qu’ils avaient besoin de rire ; ils étaient restés si longtemps dans le deuil et la crainte qu’il leur tardait de s’amuser. Les jeunes femmes de Paris, que la guillotine et le règne de la Terreur avaient privées de leur empire, et renversées de leur trône, eurent assez de courage pour ressaisir le sceptre qu’elles avaient laissé échapper, et reprendre la place d’où la tourmente révolutionnaire les avaient arrachées. Madame Tallien, la femme toute-puissante d’un des cinq directeurs qui étaient alors à la tête de la nation Française, Madame Récamier, l’amie de tous les hommes distingués de son siècle, et Madame de Staël, fille de Necker et femme de l’ambassadeur de Suède, dont le pays avait seul reconnu la République Française, – ces trois dames rendirent à Paris ses salons, ses réunions, ses splendeurs, et ses modes.

Paris avait l’air complètement différent de ce qu’il avait été peu de temps auparavant. Quoique les églises ne fussent pas encore publiquement réouvertes, quelques personnes commençaient cependant à croire à l’existence de Dieu. Robespierre avait eu le courage de placer au-dessus des autels des églises transformées en temples dédiés à la Raison, cette inscription : « Il est un Être Suprême, » et il put bientôt expérimenter par lui-même qu’il ne s’était pas trompé. Trahi par ses collègues, accusé de vouloir s’élever au rang de dictateur, d’être un nouveau César pour cette nouvelle République, Robespierre fut conduit comme prisonnier devant l’odieux tribunal qu’il avait lui-même créé. Il était occupé à signer les sentences de mort à l’Hôtel-de-Ville quand une nuée de Jacobins et de gardes nationaux forcèrent la porte et vinrent l’arrêter. Il essaya de se faire sauter la cervelle avec un pistolet, mais il ne réussit pas, il s’enleva seulement un des côtés de la mâchoire.

Couvert de sang, il fut traîné devant Fouquier-Tinville pour entendre son arrêt, et pour être remis ensuite entre les mains du bourreau. Selon la coutume, il fut cependant conduit aux Tuileries où le Comité de salut public siégeait alors. Robespierre fut traîné dans cette pièce et jeté d’une façon brutale et insultante sur la grande table qui était au centre. La veille, il s’était assis à cette même table ayant plein pouvoir sur la vie et la propriété des Français, mais la veille il n’avait fait que signer des sentences de mort. Elles étaient encore là, toutes éparses, et c’était maintenant ces papiers qu’il avait pour tous bandages pour étancher le sang qui coulait à flots de sa blessure. Il était étrange de voir ces papiers boire le sang de l’homme qui les avait signés. Un sans-culotte, qui était à côté de lui, fut ému de pitié et donna à Robespierre un morceau d’un vieux drapeau tricolore, pour couvrir la blessure de son visage. En voyant le dictateur étendu et hurlant au milieu de ces papiers teints de sang, un vieux garde national leva le bras, et le dirigeant vers ce spectacle terrible, s’écria :

– Robespierre avait raison, – il y a un Être Suprême.

Le temps de la terreur et du sang était donc passé. Robespierre était mort, Théroigne de Méricourt ne représentait plus la Déesse de la Raison, et Mademoiselle Maillard avait cessé déjà d’être le type de la Liberté et de la Vertu. Les femmes étaient fatiguées de jouer le rôle de déesses, et de représenter des personnages symboliques ; elles désiraient redevenir elles-mêmes, et relever encore une fois dans leurs salons, par la grâce et par l’esprit, ce trône que la Révolution avait brisé en éclats.

Madame Tallien, Madame Récamier et Madame de Staël reconstituèrent la société dans Paris, et chacun était désireux d’être admis dans leurs salons. Ces soirées et ces réunions avaient certainement un caractère étrange et attrayant ; il semblait que la mode qui s’était tenue si longtemps à la carmagnole et au bonnet rouge voulût prendre sa revanche de ce long exil, en satisfaisant tous ses caprices et toutes ses extravagances, et en affectant souvent un air politique et réactionnaire. Les femmes ne s’habillèrent plus à la Jacobine, mais à la Victime et au Repentir ; pour montrer le bon goût classique, elles adoptèrent les draperies des statues de l’ancienne Grèce et de l’ancienne Rome. On donnait des fêtes Grecques dans lesquelles figurait le brouet noir de Lycurgue, tandis que, dans les banquets Romains, on déployait un tel luxe et une telle profusion que ces derniers pouvaient rivaliser avec les fêtes de Lucullus.

Ces banquets Romains avaient généralement lieu au Luxembourg, où les cinq directeurs de la République s’étaient logés, et où Madame Tallien fit connaître à la nouvelle société Française ces merveilles de luxe. Trop fière pour porter la tunique de la république Grecque généralement adoptée, Madame Tallien choisit celle des patriciennes Romaines. Sa robe de pourpre flottante, brodée d’or, et le diadème éblouissant qui couronnait ses cheveux noirs comme le jais, donnaient à cette belle républicaine l’air imposant d’une Impératrice. Elle avait aussi une cour brillante autour d’elle, car chacun désirait présenter ses hommages à la toute-puissante femme du tout-puissant Tallien, et de gagner ainsi ses bonnes grâces. Sa maison devint le lieu de réunion de tous ceux qui occupaient une place importante dans Paris, et de tous ceux qui désiraient en obtenir une. Pendant que dans le salon de Madame Récamier qui, en dépit de la République, était restée royaliste, tout le monde soupirait en songeant au temps heureux de la Monarchie, et faisait des remarques caustiques sur la République, – pendant que dans le salon de Madame de Staël on ne s’occupait que de science et d’art, – dans ceux de Madame Tallien on ne songeait qu’à jouir du moment présent, et des splendeurs de la position élevée qu’occupaient les dictateurs.

Cependant Joséphine de Beauharnais et ses enfants vivaient très retirés. Le jour vint, néanmoins, où elle fut obligée d’abandonner ses tristes réflexions sur ses malheurs, car la pauvreté frappait à sa porte ; elle devait protéger ses enfants contre la faim et la misère. La Vicomtesse fut forcée d’adresser une pétition à ceux qui avaient le pouvoir de lui accorder comme une faveur ce qui n’était que son droit, et qui pouvaient lui rendre une partie de sa fortune. Joséphine avait connu Madame Tallien quand cette dernière était encore Madame de Fontenay. Elle se rappela cette connaissance pour le salut de ses enfants, car elle espérait pouvoir peut-être, par ce moyen, leur faire recouvrer l’héritage de leur père. Madame Tallien, la merveilleuse du Luxembourg, que ses admirateurs avaient aussi l’habitude d’appeler Notre-Dame de Thermidor, fut extrêmement flattée de voir une vraie Vicomtesse, qui avait occupé un rang distingué à la cour du Roi Louis XVI, réclamer sa protection ; elle la reçut avec beaucoup d’affabilité et chercha à s’en faire une amie.

Cependant ce n’était pas une chose facile que de recouvrer une fortune confisquée ; la République était toujours prête à prendre, mais ce n’était pas du tout son habitude de rendre, et l’amitié même de la toute-puissante Madame Tallien ne put venir au secours de Joséphine aussi vite que le réclamait son dénuement. La Vicomtesse souffrit grandement ; elle dut passer avec ses enfants par la rude école du besoin et de l’humiliation qui suivent toujours la pauvreté. Mais, au milieu de cette misère, elle avait quelques amis, qui entretinrent sa table et celle de ses enfants, et leur fournirent les objets de première nécessité. En ce temps-là, on ne considérait pas comme une humiliation d’accepter l’aide de ses amis, car ceux qui avaient tout perdu ne l’avaient pas perdu par leur faute, et ceux qui avaient été assez heureux pour conserver leurs propriétés dans ce désastre général, savaient qu’ils n’avaient que le hasard à remercier, et nullement leur propre mérite ni leur prévoyance. Ils considéraient par conséquent comme un devoir sacré de partager avec ceux qui avaient été moins heureux qu’eux, et ces derniers pouvaient, accepter sans rougir les offrandes de l’amitié. La Révolution avait donné, naissance à une espèce de communisme.

Joséphine accepta donc avec beaucoup de reconnaissance, et sans rougir, les prévenances de ses amis : Elle permit à Madame de Montmorin de l’habiller ainsi qu’Hortense, et elle accepta les invitations qui, deux fois par semaine, la conviaient à la table de Madame Dumoulin. Dans la maison hospitalière de cette dame on rencontrait, à certains jours, nombre de personnes que la Révolution avait privées de tous leurs biens. Madame Dumoulin, femme d’un riche fournisseur des armées, faisait ces jours-là préparer à dîner pour ses amis, mais chaque hôte devait apporter son pain avec lui, cet aliment étant considéré comme un grand luxe à cette époque. Le blé était si rare à Paris que la République édicta une loi d’après laquelle, dans chaque section de Paris, on ne devait cuire qu’un certain nombre de pains par jour et chaque individu n’avait droit qu’à deux. Dans de pareilles circonstances, il était très ordinaire d’ajouter à chaque invitation : « Vous êtes prié d’apporter votre pain, » car souvent il était impossible de se procurer cet aliment en plus grande quantité que le gouvernement ne le permettait, et de plus il était extrêmement cher. Joséphine Beauharnais cependant n’était pas assez riche pour acheter les deux onces auxquelles elle avait droit ; elle était la seule qui vînt aux dîners de Madame Dumoulin sans son pain ; mais son aimable hôtesse s’arrangeait toujours de façon à trouver un pain pour elle et pour la petite Hortense.

Le temps était venu où la Vicomtesse de Beauharnais allait voir la fin de sa misère. Un jour, en dînant chez Madame Tallien, le dictateur lui dit que, par son intervention, « le gouvernement voulait faire quelques concessions en faveur de la veuve d’un vrai patriote, qui était devenu victime des erreurs du temps, » et qu’il avait donné un ordre à l’administration des domaines, grâce auquel les scellés seraient levés de toutes ses propriétés mobilières. La République lui donnait aussi un mandat, payable par le Trésor, et lui promettait que ses biens seraient prochainement libérés du séquestre.

Joséphine ne put trouver de paroles pour exprimer ses remerciements ; elle pressa sa fille sur son cœur et s’écria au milieu de ses larmes :

– Nous allons encore être heureux, puisque mes enfants ne souffriront plus du besoin !

C’étaient les premières larmes de joie que Joséphine versait depuis bien des années.

La misère n’était plus à craindre. Joséphine pouvait donner à ses enfants une éducation en rapport avec leur rang, et elle-même pouvait maintenant occuper dans le monde cette place à laquelle sa naissance, son éducation et son amabilité lui permettaient de prétendre. Elle ne vint plus comme une solliciteuse chez Madame Tallien, mais elle était actuellement la reine de ce salon, et chacun s’empressait de rendre hommage à la jeune et belle Vicomtesse que l’on savait être l’amie intime de la maison. Mais Joséphine préférait la compagnie de ses enfants aux brillantes réunions de la meilleure société ; elle se retira de plus en plus de cette vie bruyante pour se vouer à ses chers enfants, dont les caractères devenaient de jour en jour plus prononcés et plus intéressants.

Eugène était alors un jeune homme de seize ans, et comme il n’y avait plus nécessité de renier son rang et de cacher son nom, il demanda à reprendre l’un et l’autre ; il quitta donc la boutique de son maître, et il abandonna la blouse. Guidé par d’excellents professeurs, il se préparait à entrer dans l’armée, et il les étonnait par son zèle et ses dispositions extraordinaires. La gloire de la guerre et les actions d’éclat des Français remplissaient son cœur d’enthousiasme, et un jour qu’un de ses maîtres lui racontait les hauts faits de Turenne, Eugène s’écria les yeux brillants :

– Moi aussi, je serai un jour un grand général !

À la même époque, Hortense avait douze ans et vivait avec sa mère qui n’avait que trente ans, plutôt comme une jeune sœur que comme une fille. Elles étaient toujours ensemble. La nature avait doué Hortense d’une grande beauté, et sa mère sut lui inculper la grâce et la douceur qui devaient compléter cette beauté. D’habiles professeurs instruisaient son esprit, pendant que Joséphine instruisait son cœur. Accoutumée de bonne heure à l’infortune, au besoin, à la misère, l’enfant n’avait pas ces dispositions légères et insoucieuses que l’on rencontre communément chez les jeunes filles de son âge. Elle avait trop vu l’instabilité et la vanité des grandeurs de la terre pour ne pas mépriser toutes ces bagatelles si généralement prisées par les jeunes filles. Elle ne mettait pas son ambition à s’habiller d’une façon élégante et à se plier à tous les caprices de la mode. Elle connaissait de plus grands plaisirs que ceux de la vanité, et elle n’était jamais si heureuse que lorsque sa mère refusait pour elle les soirées de Madame Tallien ou de Barras. Elle s’amusait alors avec ses livres et sa harpe, et ces distractions lui plaisaient infiniment plus que celles qu’elle aurait pu trouver dans les salons des puissants du jour.

À l’école du malheur Hortense avait acquis une raison prématurée, qui donnait à cette jeune fille de douze ans la gravité et l’indépendance des sentiments d’une femme ; mais ses traits admirables portaient encore l’expression de l’enfance, et il y avait tout un ciel de paix et d’innocence dans son profond œil bleu.

Quand à l’heure du crépuscule elle s’asseyait dans l’embrasure d’une fenêtre, avec sa harpe à côté d’elle, – quand les derniers rayons du soleil couchant doraient ses traits et mettaient une auréole autour de sa tête, – on aurait pu la prendre pour un de ces anges d’innocence et d’amour que le pinceau de l’artiste ou les vers du poète nous ont révélés. Joséphine avait l’habitude d’écouter avec une espèce de dévotion les douces mélodies que sa fille tirait de sa harpe, auxquelles elle mariait, avec sa voix charmante, les vers qu’elle avait faits elle-même, vers passionnés, mais pleins d’une innocence enfantine. Ces vers étaient le miroir fidèle de ses sentiments intimes, la véritable image de cette jeune fille chaste et pure qui était arrivée à la limite « où le ruisseau devient rivière, où commence la femme et où finit l’enfant. »

CHAPITRE IVLe général Bonaparte

Pendant que Joséphine, après plusieurs années de misères et de privations, jouissait de jours sans nuages, la France était encore agitée de temps à autre par quelques rafales de l’orage qui l’avait bouleversée, et le pays n’avait pas encore retrouvé une parfaite tranquillité. Les clubs, ces serres chaudes de la Révolution, exerçaient encore une influence pernicieuse sur les habitants de Paris, et excitaient continuellement les masses à la révolte.

Mais alors sortit de la foule l’homme qui devait écraser ces masses sous son talon de fer, et réduire au silence tous les orateurs des clubs avec un éclair de ses yeux. Cet homme était Napoléon Bonaparte.

Il avait à peine vingt-neuf ans, et déjà la France tout entière parlait de lui comme d’un héros couronné de lauriers qui avait laissé derrière lui une trace de brillantes victoires. Comme chef de bataillon il s’était distingué par sa bravoure à la prise de Toulon, et après sa promotion au grade de général il avait été envoyé en Italie. Quand il rentra vainqueur en France, le Gouvernement, hostile à ce général de vingt-cinq ans, et peut-être effrayé de son génie, voulut l’envoyer comme général en chef à l’armée de Vendée. Bonaparte refusa parce qu’il voulait servir dans l’artillerie. Alors la République priva le jeune général de son commandement et le mit en demi-solde.

Bonaparte resta donc à Paris, attendant que son étoile se levât. Et elle se leva cette étoile, brillant d’une telle splendeur qu’elle éblouit les yeux du monde ! Avait-il déjà la prescience de sa grandeur future ?

L’existence de Bonaparte à Paris était extrêmement monotone. Il la passait dans la méditation et dans la société de quelques amis fidèles, qui venaient au secours de sa pauvreté d’une façon très délicate. Bonaparte était pauvre, en effet. Il avait perdu pendant la Révolution le peu qu’il avait ; il ne possédait rien que les lauriers qu’il avait gagnés sur les champs de bataille d’Italie, et sa demi-solde d’officier général. Mais, comme Joséphine, il avait de vrais amis qui regardaient comme un honneur de l’avoir à leur table, et qui lui donnaient même du pain ; car lui aussi, comme Joséphine, était trop pauvre pour en acheter. Son frère Louis et lui dînaient fréquemment chez un ancien ami, Bourienne, qui devint dans la suite le secrétaire de Napoléon. Le jeune général avait l’habitude d’apporter avec lui une part de pain de munition ; son frère faisait de même ; mais Madame Bourienne prenait toujours soin qu’il trouvât du pain blanc sur son assiette. Son mari et elle avaient fait passer clandestinement à Paris quelque farine provenant de leur propriété de Bourienne, et gagné un boulanger qui leur faisait du pain ; fait qui, s’il avait été connu, les aurait certainement menés à la guillotine.

Bonaparte vivait donc tranquillement au milieu de ses amis ; il attendait un changement de fortune, espérant que ses désirs se réaliseraient aussitôt que le gouvernement actuel serait remplacé par un autre. Ces désirs, à ce moment, paraissaient être fort modestes, car il dit une fois à Bourienne :

– Si je pouvais vivre convenablement à Paris, louer la petite maison d’en face, être entouré de mes amis et avoir un cabriolet, je serais le plus heureux des hommes.

Il pensait sérieusement « à louer la petite maison d’en face » avec son oncle Fesch (le futur cardinal), quand des évènements importants vinrent agiter de nouveau la capitale de la France, et appeler son attention sur les affaires publiques. Le 13 Vendémiaire 1795, fit sortir le jeune général de son obscurité, et lui rendit son énergie et son ambition. Ce fut le 5 Octobre qu’éclata l’orage, depuis longtemps accumulé sur Paris. Les sections se révoltèrent contre la Convention Nationale, qui avait présenté à la France une nouvelle constitution, et décrété que les deux tiers de ses membres entreraient dans le nouveau corps législatif. Les sections de Paris ne voulurent pas accepter la Constitution, à moins que des élections complètement nouvelles ne réglassent la formation de l’assemblée législative. La Convention résolut de défendre ce qu’elle considérait comme ses droits, et appela les représentants, qui commandaient la force armée, pour protéger la République. Barras fut nommé commandant en chef de l’armée de l’intérieur, et Bonaparte eut le commandement en second. Il y eut bientôt combat entre la troupe et les sections révoltées ; mais dans ce temps-là, l’art de construire les barricades était dans son enfance, et les insurgés furent bientôt obligés de céder devant le feu meurtrier d’une artillerie bien servie. Ils se retranchèrent dans l’église de Saint-Roch et au Palais-Royal ; mais ils en furent bientôt expulsés, et le combat dans les rues recommença.

Au bout de deux jours, pendant lesquels le sang coula, Barras informa la Convention victorieuse que la tranquillité était rétablie, et que le courage et la prévoyance du Général Bonaparte avaient beaucoup contribué à cet heureux résultat.

La Convention Nationale récompensa le zèle de Napoléon en le confirmant dans le poste qu’il occupait provisoirement à l’heure du danger. À partir de ce jour, Napoléon appartient à l’histoire ; et son étoile commence à se lever à l’horizon de la renommée.

Napoléon avait maintenant une position dans l’État, et il commença à comprendre la voix de son cœur qui lui parlait de grandes victoires et d’un avenir brillant, Il sentit qu’il avait devant lui un but éclatant pour lequel il fallait combattre ; et quoiqu’il ne pût pas encore donner un nom à ce but, il était résolu à le conquérir.

Un jour, un jeune homme se présenta à la maison du jeune général, et demanda avec instance à lui parler. Bonaparte le fit entrer. Il fut frappé de la hardiesse et de la noble démarche du jeune homme, et lui demanda avec bonté ce qu’il désirait.

– Général, – dit le jeune homme, – mon nom est Eugène Beauharnais ; je suis le fils d’un ci-devant, le Général Beauharnais, qui servit la République sur le Rhin ; mon père fut calomnié par ses ennemis et traîné devant le tribunal révolutionnaire, qui l’assassina trois jours avant la chute de Robespierre.

– Qui l’assassina ? – dit Bonaparte d’une voix menaçante.

– Oui, Général, qui l’assassina ! – répondit Eugène hardiment. – Maintenant, je viens vous demander, au nom de ma mère, d’exercer votre influence sur le comité pour qu’on me rende l’épée de mon père. Je m’en servirai pour combattre les ennemis de mon pays, et pour défendre la République.

Ce langage hautain amena un sourire d’approbation sur les joues pâles du jeune général, et son œil prit une expression bienveillante lorsqu’il dit :

– Bien parlé, jeune homme ! J’aime votre courage et votre piété filiale. Vous aurez l’épée de votre père. Attendez un instant.

Napoléon appela un de ses aides de camp, auquel il donna les ordres nécessaires, et l’officier revint bientôt après avec l’épée du Général de Beauharnais.

Bonaparte lui-même la remit à Eugène. Le jeune homme, profondément ému, la serra sur son cœur pendant que des larmes coulaient de ses yeux.

Le Général s’approcha de lui, et, mettant sa main blanche sur l’épaule du jeune homme, lui dit d’une voix sympathique :

– Mon jeune ami, je serai heureux si je puis faire quelque chose pour vous ou pour votre mère.

Eugène essuya ses larmes et le regarda avec un étonnement enfantin.

– Vous êtes bon, Général ; ma mère et ma sœur prieront pour vous.

Cette réplique naïve amena un sourire sur la figure du Général. Il lui fit un signe de tête aimable, et dit à Eugène de présenter ses compliments à sa mère, et de venir bientôt le revoir.

Cette entrevue d’Eugène avec le Général Bonaparte fut le commencement des relations de Napoléon et de Joséphine. L’épée du Vicomte de Beauharnais décapité plaça un diadème Impérial sur le front de sa veuve, et éleva son fils à la royauté.

CHAPITRE VLe mariage

Peu de jours après cette entrevue, Joséphine rencontra le jeune général à une des brillantes soirées données par Barras, le commandant en chef. Elle demanda à Barras de la présenter à son collègue, et alors, en lui tendant la main avec cette manière franche et modeste qui lui était particulière, elle remercia Bonaparte pour la bonté qu’il avait témoignée à son fils.

Bonaparte regarda avec étonnement cette belle jeune femme, qui se disait la mère d’un fils déjà grand. Ses traits avaient encore le charme de la jeunesse, son œil noir et fier annonçait une nature passionnée, tandis que le doux sourire qui errait sur ses lèvres révélait un cœur aimant et une modestie toute féminine.

Napoléon n’eut jamais l’art de faire des compliments aux femmes avec l’air enjoué d’un petit-maître ; chaque fois qu’il essaya il ne put réussir ; ses compliments étaient toujours brutaux ou comiques, et pouvaient être aussi bien pris pour des railleries. Lorsqu’il fut Empereur, il dit un jour à la belle Duchesse de Chevreuse :

– Comme vos cheveux roux sont beaux !

– C’est très probable, – répondit la dame, – mais je vous assure que c’est la première fois que j’entends dire pareille chose.

Dans une autre circonstance, il dit à l’une des dames de son entourage, dont le beau bras avait attiré son attention :

– Mon Dieu ! que votre bras est rouge !

Et à une autre :

– Vous avez vraiment de magnifiques cheveux, mais votre manière de les arranger est d’un mauvais goût horrible.

Bonaparte, nous le répétons, ne savait pas faire de compliments en paroles, mais il savait parler le langage des yeux, et Joséphine comprenait facilement ce langage muet. Elle vit qu’à partir de ce moment elle avait enchaîné le jeune lion, et elle fut heureuse de le constater, car son propre cœur, qu’elle avait cru mort depuis longtemps, battait pour le jeune héros.

Ils se rencontrèrent fréquemment, et bientôt Joséphine entendit l’aveu de l’amour de Napoléon. Elle l’accueillit favorablement et lui promit sa main. En vains ses amis qui étaient au pouvoir, Barras et Tallien, lui conseillèrent de ne pas épouser ce jeune général pauvre, qui pouvait être tué dans une bataille prochaine, et la laisser veuve une seconde fois. Elle se décida à suivre son inclination, et elle secoua la tête avec un sourire significatif. Se rappelait-elle la prophétie de la vieille négresse ? Lisait-elle sur le large front de Bonaparte et dans son œil fier, quel homme il devait être un jour ; ou l’aimait-elle assez passionnément pour préférer une humble position avec lui à un mariage plus avantageux ?

Quoi qu’il en soit, les conseils de ses amis ne purent ébranler sa résolution ; elle s’était dit qu’elle serait la femme du pauvre officier. Le jour de leur mariage fut fixé, et tous deux commencèrent à monter leur maison. Bonaparte n’avait pas encore pu réaliser son rêve de bonheur, il n’avait ni cheval, ni cabriolet, et Joséphine non plus n’avait pas de voiture. Ils étaient donc obligés d’aller à pied ; mais il est très probable qu’ils ne le regrettaient pas, puisque cela leur permettait d’avoir une conversation suivie, non interrompue par le bruit du carrosse. Il avait souvent le bonheur d’entendre admirer la beauté de Joséphine, quand il se promenait avec elle. Alors un sourire éclairait sa figure, et quand le peuple se rassemblait pour voir passer le héros du 13 Vendémiaire, et murmurait son nom, sa fiancée était fière à juste titre de l’homme qu’elle avait choisi, malgré l’opposition de ses amis, et sur lequel elle comptait pour réaliser la prophétie qui lui avait était faite.

Un jour Bonaparte accompagna la Vicomtesse chez M. Ragideau, l’homme le plus petit, mais l’un des premiers notaires de Paris, qui, pendant longtemps, avait été le conseil de la famille Beauharnais, et s’était en cette circonstance chargé de lui procurer de l’argent pour meubler sa maison. Bonaparte resta dans un premier salon, pendant que Joséphine entra dans le cabinet de l’homme de loi.

– Je suis venue pour vous dire que j’ai l’intention de me remarier, – dit Joséphine à M. Ragideau, avec un délicieux sourire.

Le petit notaire fit un signe de tête approbateur.

– Vous faites bien, – répliqua-t-il, – et je vous en félicite sincèrement, car vous n’avez pu que faire un bon choix.

– Certainement, – répondit Joséphine, avec l’heureux orgueil d’une femme qui aime ; – mon futur mari est le Général Napoléon Bonaparte.

Le petit notaire recula stupéfait.

– Comment, vous, la Vicomtesse de Beauharnais, vous avez l’intention de vous marier avec ce petit Général Bonaparte, ce général de la République, qui l’a déjà renvoyé une fois, et qui peut le renvoyer encore demain.

Joséphine répondit simplement :

– Je l’aime !

– Oui, vous pouvez l’aimer maintenant, – répliqua l’homme de loi, dans une excellente intention, – cependant, vous ne devez pas l’épouser, car vous le regretterez un jour. Je vous le répète, vous avez tort, Vicomtesse, vous allez commettre une folie en épousant cet homme, qui n’a rien que la cape et l’épée.

– Mais qui a de plus un grand avenir, – répondit gaîment Joséphine.

Et, changeant de conversation, elle parla des affaires qui l’amenaient à l’étude.

Quand elle eut terminé avec M. Ragideau, Joséphine retourna au salon où le Général l’attendait. Il s’approcha d’elle avec un sourire, mais il lança à M. Ragideau, qui la suivait, un tel regard de colère et de mépris, que le pauvre petit homme s’éloigna épouvanté. Joséphine remarqua aussi que la figure de Bonaparte était plus pâle que de coutume, et qu’il parlait moins ; mais elle savait que, dans de pareilles circonstances, il ne fallait pas le questionner sur la cause de sa mauvaise humeur ; elle fit donc semblant de ne pas la remarquer, et elle réussit bientôt à chasser les nuages de son front.

Le mariage de Bonaparte et de Joséphine eut lieu le 9 mars 1796 : les témoins étaient, outre Eugène et Hortense Beauharnais, Barras, Jean Le Marrois, Tallien, Calmelet et Leclercq.

L’acte civil contient une erreur très flatteuse pour Joséphine. Bonaparte, dans l’intention d’égaliser son âge et celui de sa fiancée, avait rajeuni Joséphine de quatre ans, tandis qu’il s’était vieilli, lui, de plus d’un an. Bonaparte n’était pas né le 5 février 1768, comme le disait l’acte de mariage, mais bien le 15 août 1769, et le jour de la naissance de Joséphine n’était pas le 23 juillet 1767, mais le 23 juin 1763.

Joséphine récompensa la délicate flatterie de Bonaparte d’une manière princière. Le jour de son mariage, il reçut le commandement en chef de l’armée d’Italie, avancement qu’il devait à l’amitié de Barras et de Tallien pour sa femme.

Avant que le jeune mari ne partît pour la guerre, où il allait conquérir de nouveaux lauriers et une plus grande renommée, il passa quelques mois heureux auprès de sa femme. Il habitait avec sa famille dans une petite maison de la rue Chantereine, qu’il avait achetée peu de temps auparavant, et que Joséphine avait meublée avec beaucoup de goût.