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Extrait : "M. et Mme de Néri et leurs enfants étaient de retour à Paris depuis quelques jours. Blanche et Laurence de Néri, âgées l'une de dix-huit ans, l'autre de seize ans, avaient continué à demeurer avec leur frère et leur belle-sœur. Quatre ans auparavant, après la mort de leur mère, elles avaient demeuré chez leur sœur aînée Léontine de Gerville, âgée alors de vingt-trois ans ; mais le caractère intolérable de leur nièce Giselle, qui avait alors près de six ans..."À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARANLes éditions LIGARAN proposent des versions numériques de qualité de grands livres de la littérature classique mais également des livres rares en partenariat avec la BNF. Beaucoup de soins sont apportés à ces versions ebook pour éviter les fautes que l'on trouve trop souvent dans des versions numériques de ces textes. LIGARAN propose des grands classiques dans les domaines suivants : • Livres rares• Livres libertins• Livres d'Histoire• Poésies• Première guerre mondiale• Jeunesse• Policier
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EAN : 9782335050431
À MON PETIT-FILS
LOUIS DE SÉGUR-LAMOIGNON
Cher enfant, tu es fort et généreux comme un lion, doux comme un agneau et sage comme un ange. En lisant l’histoire de Giselle, tu te garderas bien de l’imiter ; au lieu d’être agneau, elle est loup ; au lieu d’être ange, elle est diable. Je ne crains donc pas que tu souffres de la comparaison avec cette méchante petite fille. Il faut en remercier ton Papa et ta Maman, qui l’élèvent si bienqu’on ne te voit pas de défauts, et que tes bonnes qualités ressortent dans toute leur beauté.
C’est ainsi que te juge ma vive tendresse.
Ta grand-mère qui t’aime,
COMTESSE DE SÉGUR,
née ROSTOPCHINE
M. et Mme de Néri et leurs enfants étaient de retour à Paris depuis quelques jours. Blanche et Laurence de Néri, âgées l’une de dix-huit ans, l’autre de seize ans, avaient continué à demeurer avec leur frère et leur belle-sœur. Quatre ans auparavant, après la mort de leur mère, elles avaient demeuré chez leur sœur aînée Léontine de Gerville, âgée alors de vingt-trois ans ; mais le caractère intolérable de leur nièce Giselle, qui avait alors près de six ans, et la faiblesse excessive de Léontine et de son mari pour cette fille unique, avaient forcé Pierre de Néri à retirer ses sœurs de l’odieux esclavage dont elles souffraient. Ils avaient été panser un hiver à Rome ; M. de Néri retrouva à Paris sa sœur Léontine, qu’il aimait tendrement, et qu’il voyait presque tous les jours.
Un matin, que Giselle avait fait une scène de colère en présence de son oncle, et que Léontine cherchait à persuader son frère de la sagesse et de la douceur de Giselle, Pierre ne put s’empêcher de lui dire :
« Je t’assure, Léontine, que tu es encore bien aveugle sur les défauts de Giselle ; elle est franchement insupportable.
Oh Pierre ! comment peux-tu avoir une pensée aussi fausse ! Tout le monde la trouve changée et charmante.
Je veux bien croire qu’on te le dise ; mais, ce que je ne puis croire, c’est qu’on te parle franchement.
Si tu savais comme je suis devenue sévère ! Je la gronde, je la punis même toutes les fois qu’elle le mérite.
Très bien ; mais elle ne le mérite jamais.
Ceci est vrai ; elle est devenue douce, obéissante, tout à fait gentille. Mais tu es si sévère pour les enfants, que tu ne supportes ni leur bruit, ni leurs petits défauts…
En effet, je ne supporte pas leurs cris de rage ni leurs méchancetés ; mais quant à leurs jeux, leurs cris de joie, leurs petites discussions, non seulement je les supporte, mais je les aime et j’y prends part. Au reste, tant mieux pour elle et pour toi si je me trompe. J’ai promis à mes enfants de leur acheter des fleurs pour des bouquets qu’ils veulent donner à Noémi le jour de sa fête. Il est un peu tard, et je m’en vais. Au revoir, ma sœur. »
Léontine embrassa son frère, quoiqu’elle fût contrariée de son jugement sur sa charmante fille, et revint s’asseoir dans son fauteuil ; elle réfléchit quelques instants : petit à petit son visage s’assombrit.
« C’est triste, pensa-t-elle, de voir toute ma famille tomber sur ma pauvre petite Giselle ! Parce que, mon mari et moi, nous l’avons peut-être un peu gâtée dans sa petite enfance, on se figure quelle doit être insupportable… Pauvre ange ! elle est si gentille ! »
Pendant que Mme de Gerville s’extasiait sur la gentillesse de sa fille, Pierre de Néri rentrait chez lui avec un bouquet de fleurs, qu’il alla faire voir à sa femme.
« Vois, Noémi, les jolies fleurs que j’apporte aux enfants. Ils auront de quoi faire une demi-douzaine de bouquets pour le moins.
Elles sont charmantes, trop jolies pour les leur livrer ; les camélias sont ravissants. Donne-les-moi, mon ami ; c’est vraiment dommage de les faire abîmer par des enfants si jeunes.
Je n’ai rien à te refuser, ma bonne Noémi, prends les camélias et laisse-leur les lilas, les muguets et les giroflées.
– Merci, mon ami. »
Et Noémi s’empressa d’enlever les camélias et une belle branche de lilas blanc.
Assez ! assez ! Noémi ; les enfants n’auront plus rien si tu continues. »
Pierre emporta son bouquet. Quand il entra chez ses enfants, ils coururent à lui.
Papa, papa, nous attendons les fleurs ; en avez-vous trouvé ?
Je crois bien ! et de très jolies. Tenez, mes enfants, tenez ; voici de quoi faire une quantité de bouquets. »
Pierre posa sur une table les fleurs qu’il avait tenues cachées derrière son dos. Georges et Isabelle poussèrent un cri de joie.
« Quelles belles fleurs ! Merci, papa ; vous êtes bien bon ! »
Ils embrassèrent leur père, qui les laissa faire leurs bouquets et alla rejoindre leur mère.
Georges et Isabelle commencèrent à étaler les fleurs sur la table. Isabelle, qui avait trois ans, prenait et rejetait les giroflées ; elle en faisait tomber quelques-unes par terre.
Prends garde, Isabelle : tu fais tout tomber.
Non, pas tout ; seulement un peu.
Mais tu les casses. Regarde, cette belle-là ; elle est tout-abîmée.
Ça fait rien, ça fait rien.
Si, ça fait beaucoup : c’est pour maman.
Et moi ? J’en veux aussi, moi.
Tu auras les petites, qui sont maigres.
Non ; je veux les grasses.
Les grasses sont pour maman.
J’en veux, je te dis.
Et moi, je te dis : je ne veux pas ; je suis le plus grand, j’ai quatre ans et demi. »
Isabelle regarda Georges d’un air malin, saisit une poignée de muguet et s’enfuit du côté de sa bonne. Georges courut après elle pour lui arracher les fleurs ; Isabelle, se voyant prise, les cacha dans les plis de sa robe en criant :
« Au secours, ma bonne ! au secours ! »
La bonne savonnait dans un cabinet à côté ; elle accourut aux cris d’Isabelle, et la trouva luttant de toutes ses forces contre son frère, qui, sans lui faire de mal, la secouait, la culbutait, en cherchant à ravoir le muguet : Isabelle le défendait, en tenant sa robe à deux mains.
Qu’y a-t-il donc ? Georges, pourquoi bousculez-vous votre sœur ? Et vous, Isabelle, qu’est-ce que vous tenez si serré dans vos mains ?
Elle prend les fleurs de maman ; elle les abime ; elle ne veut pas me les rendre.
Il veut prendre tout ; il me donne les maigres.
Laissez votre sœur, mon petit Georges ; et vous, Isabelle, soyez sage ; rendez au pauvre Georges les fleurs que vous chiffonnez et que vous cassez en les serrant si fort. Pensez donc que c’est pour votre maman que Georges soigne ces fleurs. Vous lui faites de la peine en les abîmant. »
Georges lâcha Isabelle, et Isabelle laissa tomber les fleurs, fanées, écrasées à ne pouvoir servir. Quand Georges vit l’état dans lequel les avait mises sa sœur, il fondit en larmes. Isabelle, voyant pleurer son frère, se mit à sangloter de son côté. Elle se jeta au cou de Georges, lui demanda pardon, lui dit qu’elle ne le ferait plus. Georges, qui était très bon, l’embrassa, essuya ses yeux et retourna à ses fleurs. Isabelle le suivit, mais elle ne toucha à rien, et mit ses mains derrière son dos.
Vois-tu, Georges, comme ça, je ne toucherai pas ; je n’ai plus de mains.
À la bonne heure ! Reste comme ça, et ne bouge pas. »
Georges commença à mettre ensemble les plus belles fleurs ; Isabelle les lui désignait avec son menton, gardant fidèlement ses mains derrière son dos. Ils avaient presque fini, quand la porte s’ouvrit, et leur cousine Giselle entra.
Vous voilà ici ! Je croyais que vous étiez partis pour vous promener.
Non ; nous faisons des bouquets pour maman. C’est demain sa fête.
Et toi, qu’est-ce que ma tante te donnera ?
À moi ? rien du tout. Ce n’est pas ma fête.
C’est drôle, ça. Papa et maman me font toujours des présents le jour de leur fête. Voyons tes fleurs. Elles sont très jolies ! Et comme elles sentent bon ! Où les as-tu cueillies ?
C’est papa qui nous les a apportées.
Aimes-tu ton papa ?
Beaucoup ; il est si bon !
Pas pour moi, toujours. Il me gronde continuellement.
Parce que tu es méchante. Papa ne nous gronde jamais, Isabelle et moi.
Qui est-ce qui t’a dit que j’étais méchante ?
C’est personne. Je le vois bien.
Petite bête, va ! Tu seras comme ton papa, qui trouve tout le monde méchant.
Non, pas tout le monde. Il trouve maman très bonne ; il trouve ma tante Laurence et ma tante Blanche très bonnes ; il me trouve très bon ; il trouve Isabelle très bonne.
Et pourquoi me trouve-t-il méchante ?
Je ne sais pas ; demande-lui. »
Laurence entra au moment où Giselle allait répondre. Georges et Isabelle coururent au-devant d’elle et l’embrassèrent à plusieurs reprises. Giselle fit un pas, puis s’arrêta.
« Bonjour, ma tante, dit-elle sèchement.
– Bonjour, Giselle. » Laurence voulut l’embrasser, mais Giselle la repoussa.
« Toujours aimable, dit Laurence en riant.
Tu fais des bouquets avec Georges et Isabelle ?
Non, je regarde.
Je vais les aider, ces pauvres petits. Voyons, mon petit Georget, choisis-moi les plus belles fleurs. Et toi, mon petit Isabeau, va me chercher du fil chez ta bonne ; je vous ferai deux beaux bouquets, que vous donnerez demain à votre maman.
Et moi, qu’est-ce que je ferai ?
Toi, tu feras ce que tu faisais quand je suis entrée : tu regarderas.
Tu crois donc que ça m’amuse de regarder faire des bouquets ?
Si cela t’ennuie, fais autre chose.
Et que veux-tu que je fasse ?
Je n’en sais rien ; fais ce que tu voudras. Tu n’es pas facile à contenter.
Je vois bien que c’est toi qui dis à tout le monde que je suis méchante. Je le dirai à maman et à papa ; ils seront très fâchés contre toi, tu verras cela.
Dis ce que tu voudras, ma pauvre fille. Quand j’avais treize ans et que je demeurais avec toi chez ta mère, après la mort de ma pauvre chère maman, j’avais peur de tes méchancetés, parce que ton père et ta mère nous grondaient et nous rendaient malheureuses, Blanche et moi ; mais à présent que nous demeurons chez mon frère et mon excellente belle-sœur, je ne m’effraye plus de ce que tu peux dire, et je te plains d’être aussi méchante à dix ans que tu l’étais à six.
Ce n’est pas vrai ; maman dit que je suis devenue très bonne.
Ta pauvre maman t’aime tellement qu’elle te croit bonne. Demande à ton oncle Pierre s’il pense comme elle.
Mon oncle Pierre est méchant lui-même ; il veut qu’on n’aime que ses enfants, et alors il tâche de me faire du mal.
Mauvaise petite fille, tais-toi ou va-t’en.
Je ne m’en irai pas et je ne me tairai pas ; et je dis que mon oncle Pierre et ma tante Noémi sont très méchants et que je les déteste.
Je ne veux pas que tu dises que papa et maman sont méchants ; entends-tu, méchante ?
Moi, veux pas non plus, méchante. »
Laurence pose ses fleurs sur la table et veut faire sortir Giselle, qui se débat, qui s’échappe et qui court à la table ; avant que Laurence ait pu l’en empêcher, elle saisit les fleurs, les écrase dans ses mains, les jette par terre, les piétine, et chante d’un air moqueur et triomphant :
La bonne aventure ô gué !
La bonne aventure.
Georges et Isabelle restent immobiles et consternés ; Laurence appelle la bonne.
« Annette, voulez-vous aller chercher mon frère tout de suite, et enfermez-nous à double tour pour que Giselle ne s’échappe pas. »
La bonne obéit avec empressement ; Giselle comprit le danger qu’elle courait, et chercha inutilement un moyen d’y échapper. Elle n’eut pas le temps de réfléchir longtemps ; la bonne ramena M. de Néri presque immédiatement.
Qu’y a-t-il donc, Laurence ? Pourquoi m’envoies-tu chercher ? pourquoi les enfants pleurent-ils ?
À cause d’une nouvelle méchanceté de Giselle. »
Laurence raconta à Pierre ce qui venait de se passer.
« Je t’ai fait appeler parce que je ne peux pas en venir à bout et qu’elle ne veut pas sortir d’ici.
Giselle, si tu étais ma fille, je te punirais de manière à t’empêcher de recommencer, mais comme tu n’es, grâce à Dieu, que ma nièce, je me bornerai à t’emmener chez moi, où tu resteras tout le temps que tu devais passer ici.
Je ne veux pas aller chez vous ; vous me battriez ; je veux m’en aller.
Combien de temps Giselle devait-elle rester ici ?
Je crois que c’est une heure et demie, Monsieur ; sa bonne est chez la femme de chambre de Madame ; Monsieur veut-il que je l’appelle ?
Merci, Annette, c’est inutile ; vous lui direz seulement que lorsqu’il sera temps de partir, elle vienne chercher Giselle dans mon cabinet de travail. » Et s’approchant de sa nièce :
« Voyons, marche devant moi, Giselle.
Je ne veux pas aller chez vous ; je ne veux pas vous voir. »
M. de Néri ne dit rien, mais, s’approchant de Giselle, il lui saisit les mains, malgré ses cris et ses efforts ; il prît ses deux poignets avec une de ses mains et se dirigea vers la porte, traînant Giselle après lui ; il arriva ainsi jusqu’à son cabinet de travail, décrocha une courroie qui retenait ses fusils, enleva Giselle, la plaça dans un fauteuil et l’y attacha avec sa courroie, mais sans lui faire de mal.
« Maintenant, dit-il, crie, gigote, hurle, je ne m’inquiète plus de toi ; tu en as pour une heure environ. Réfléchis et tâche de comprendre combien ta méchanceté te profite peu ; combien tu offenses le bon Dieu, qui t’a donné tant de choses que les autres n’ont pas ; combien tu te rends malheureuse toi-même, et combien tu te fais détester par tout le monde. »
Pierre se remit à son bureau et continua son travail interrompu. Giselle eut beau crier, appeler, se démener, il ne leva seulement pas les yeux de dessus son papier. Au bout d’une heure, sa bonne vint la chercher : elle semblait consternée. Pierre délia Giselle et la laissa partir sans la regarder. Giselle lui lança un regard furieux, et se dépêcha de retourner à la maison, où elle raconta ses aventures à sa façon.
Georges et Isabelle, distraits par l’arrivée de leur papa et l’enlèvement de leur cousine, oublièrent un instant les fleurs.
Qu’est-ce que papa va lui faire ?
Il va la fouetter, bien sûr, et avec de grosses verges.
Comme toi l’autre jour, quand tu m’as mordu jusqu’au sang.
Et comme toi, quand tu as craché sur ma bonne.
Mais je n’ai pas craché après.
Je n’ai plus mordu, moi aussi.
Et nos bouquets ? Nous n’avons rien à donner à maman.
Si fait, mes durs petits ; j’avais mis sur la commode les deux plus beaux, que j’avais heureusement finis avant l’arrivée de Giselle. J’en faisais d’autres avec les petites fleurs qui restaient. Il y en a beaucoup qui ne sont pas écrasées ; vous donnerez ces deux beaux bouquets ; Blanche et moi, nous en donnerons deux plus petits que je vais finir.
Non, non, ma pauvre tante, prenez les gros et donnez-nous les petits. N’est-ce pas, Isabelle ?
Non ; moi je veux un gros ; toi, prends un petit.
Comment ? tu ne veux pas donner un gros bouquet à ma pauvre tante qui est si bonne ?
Oui, je veux bien, le tien ; moi, je veux un gros.
Et ma pauvre tante Blanche ?
Ma tante Blanche ?… Comment faire ? Prends, prends tout par terre ; c’est beaucoup ça.
C’est écrasé ; les fleura sont cassées ; ce n’est pas joli.
Mes chers petits, gardez vos gros bouquets. Vois-tu, mon bon petit Georges, toi et Isabelle vous êtes les enfants de maman ; Blanche et moi, nous ne sommes que les sœurs ; les enfants doivent donner le plus beau cadeau, parce que les mamans les aiment davantage que les sœurs. C’est mieux comme cela. »
Ce raisonnement persuada Georges, qui fut bien content de pouvoir donner à sa maman le plus beau bouquet. Laurence acheva de lier tout ce qui restait de fleurs fraîches et non cassées ; elle montra ensuite aux enfants à tout mettre en ordre, à balayer les débris de fleurs qui couvraient le plancher ; enfin, elle leur fit tout nettoyer et ranger.
Pendant ce temps, Giselle arrivait furieuse chez sa mère.
Maman, je ne veux plus aller chez mon oncle Pierre ni chez ma tante Laurence.
Pourquoi donc, ma petite chérie ?
Georges et Isabelle n’ont pas voulu me laisser faire des bouquets ; ma tante Laurence m’a battue, m’a enfermée ; elle a…
Battue ! enfermée ! Mon pauvre trésor ! Battue ! Et pourquoi donc ? Qu’avais-tu fait ?
Rien du tout, maman. J’ai seulement fait tomber quelques fleurs ; elle a dit que je l’avais fait exprès ; je m’ennuyais puisqu’on ne me laissait toucher à rien, et je me suis mise à chanter. Ma tante s’est fâchée, elle m’a poussée, j’ai crié ; ma tante a envoyé chercher mon oncle pour me fouetter…
Te fouetter ! Mais c’est affreux ! Est-ce qu’ils t’ont réellement fouettée ?
Ils n’ont pas osé, parce que j’ai dit que je m’en plaindrais à vous et à papa. Alors mon oncle m’a grondée horriblement ; il a dit que si j’étais sa fille il me fouetterait à me faire mourir, mais qu’il avait peur de vous et de papa et qu’il était bien fâché de m’avoir pour nièce.
Mais c’est incroyable ! Je n’en reviens pas.
Alors mon oncle m’a prise ; il m’a traînée, malgré mes cris, dans toute la maison, en me tirant par les poignets, qui sont tout rouges encore ; il m’a entraînée dans un cabinet ; il m’a attachée avec des cordes en cuir qui me faisaient un mal affreux, et il m’a laissée là ; j’ai eu beau le supplier, lui demander grâce, il m’a laissée là pendant plus d’une heure. Quand il m’a détachée, j’étais presque évanouie, tant j’avais eu mal. Vous voyez bien, maman, pourquoi je ne veux plus retourner chez mon oncle. Je l’aime beaucoup pourtant, mais il est trop méchant. »
Léontine pleurait à chaudes larmes ; les souffrances qu’avait endurées sa malheureuse enfant, la cruauté de son frère et de sa sœur Laurence la mettaient hors d’elle. Elle prit dans ses bras la douce l’innocente Giselle et la couvrit de baisers.
« Chère petite victime d’une incroyable jalousie, dit-elle, tu n’iras plus chez ton oncle qu’avec moi, et je ne te quitterai pas d’un instant. Pauvre, pauvre enfant ! »
Les larmes de Léontine redoublèrent. Giselle triomphante courut chez sa bonne pour lui recommander de dire comme elle.
Mais, Mademoiselle Giselle, je ne sais pas ce qui s’est passé ; vous savez que j’étais avec la femme de chambre de Madame votre tante.
Mais vous savez toujours comme je criais…
Oh ! quant à ça, je puis l’affirmer.
Et comme j’étais attachée avec des cordes en cuir, si fort, que je ne pouvais pas bouger.
Je crois bien que cette courroie ne vous serrait pas trop, et que vous n’étiez pas si à plaindre, assise dans un bon fauteuil, ayant les mains libres.
Enfin je vous ordonne de dire comme moi et de ne pas faire à maman et à papa les réflexions que vous inventez sans savoir ce qui s’est passé.
Soyez tranquille, Mademoiselle Giselle, je ne vous contredirai pas. »
Quand Giselle fut partie, la bonne leva les épaules : « Elle est méchante tout de même, cette petite fille. Si je n’avais pas de si gros gages, je ne resterais pas deux jours avec elle ; mais j’ai ma pauvre mère à soutenir, je gagne ici huit cents francs ; j’ai souvent des cadeaux ; je ne retrouverais pas cela ailleurs, il faut que je reste ; ma mère ne manquera de rien tant que je serai chez Mme de Gerville. »
Giselle rentra au salon ; elle y trouva un ancien ami de la famille, M. Tocambel, qui ne se gênait pour personne et qui était d’une franchise rude, mais bienveillante.
« Bonjour, la belle enfant, dit-il à Giselle ; êtes-vous toujours méchante ? Avez-vous fait beaucoup de tapage aujourd’hui ?
Je ne suis plus méchante depuis longtemps, vous le savez bien.
Mais je n’en sais pas un mot ; et je vois à vos jolis yeux rouges et à vos cheveux ébouriffés qu’il y a eu quelque chose cet après-midi.
Il y a eu que mon oncle Pierre a été plus méchant que jamais, et ma tante Laurence aussi.
Mon enfant, ceci n’est pas possible. Je connais votre oncle et votre tante depuis qu’ils sont au monde ; ils ne peuvent pas être méchants. »
« Ah ! vous voici, mon vieil ami, dit Léontine qui entrait ; de quoi parliez-vous donc avec Giselle ?
Nous causions d’une petite fée lutine qui est en guerre avec deux génies bienfaisants, que la petite fée métamorphose en malfaiteurs.
La petite fée a donc une puissance plus grande que celle des génies ?
Cela dépend d’une certaine poudre avec laquelle elle aveugle les gens qui croient y voir clair.
Vous parlez un peu en énigmes, mon ami » Mais moi, j’ai à vous parler sérieusement. Giselle, va chez ta bonne, ma petite chérie ; j’irai te chercher dans une heure.
Oh ! ma petite maman, laissez-moi ici ; je vous aime tant.
Mon cher amour, j’ai quelque chose à dire que tu ne dois pas entendre ; je t’en prie, va chez ta bonne.
Oh ! je sais bien ce que vous voulez dire à mon bon ami que j’aime tant ; vous voulez lui parler de mon oncle et de ma tante. »
Léontine frit un geste de surprise et dit à l’oreille de M. Tocambel : « Elle a deviné ; quel esprit a cette enfant ! »
Giselle, voyant que sa mère hésite, l’embrasse, la câline et dit d’une voix bien douce :
« Chère petite mère, pardonnez-leur ; vous êtes si bonne. Ne dites rien à mon bon ami ; cela lui ferait de la peine ; et il est si vieux, il ne faut pas le tourmenter.
Giselle, votre maman vous a dit de vous en aller ; moi aussi, j’ai à lui parler, laissez-nous seuls.
Mon bon ami, vous êtes fâché contre moi, et je sais bien pourquoi ; c’est parce que j’ai dit que vous êtes vieux. Pardonnez-moi, mon bon ami, j’ai eu tort ; je ne pensais plus que ma tante de Monclair m’avait recommandé de ne pas vous parler de votre âge ni de votre perruque ; elle dit que c’est un gazon que vous avez sur la tête. Ha, ha, ha ! C’est drôle, n’est-ce pas ?
Giselle, votre tante a raison ; vous êtes trop jeune pour vous permettre des plaisanteries sur mon âge et sur mes cheveux ; et pas assez jeune pour ne pas comprendre que vous venez de faire une double méchanceté. Je n’ai pas de votre poudre dans les yeux, moi.
Moi ? Une méchanceté ! Contre qui donc ?
Contre votre tante et contre moi ; et vous le savez très bien. Sortez à présent ; je vous le demande très sérieusement.
Maman !
Va, mon enfant ; obéis à notre meilleur et plus ancien ami. »
Giselle sortit en faisant semblant de pleurer, mais très satisfaite d’avoir chagriné M. Tocambel, qui avait deviné sa méchante intention et qui allait sans doute en parler à sa mère.
Giselle ne se trompait pas ; à peine fut-elle partie que M. Tocambel, se tournant vers Léontine, lui dit :
« Parlez, mon enfant, je vous écoute.
Vous m’avez peinée, mon cher ami, par votre sévérité pour ma pauvre Giselle. Je crains qu’elle n’ait compris toutes vos paroles ; elle est si intelligente ; elle en a beaucoup de chagrin, j’en suis bien sûre.
Rassurez-vous ma chère enfant ; bien loin d’avoir du chagrin, elle est contente de m’avoir vexé, comme elle le croit ; elle m’a peiné en effet, vous aussi ; elle, par sa fausseté et ses intentions malicieuses ; et vous, par votre faiblesse et votre confiance aveugle en ses paroles.
Ma faiblesse ? Ma faiblesse ? Comment ? Au moment où j’use de sévérité à son égard, où je l’oblige à m’obéir malgré ses larmes, vous m’accusez de faiblesse ? Que fallait-il donc faire ?
Il fallait ouvrir les yeux, mon enfant, et voir que sa feinte amitié pour moi, que sa demande en grâce pour son oncle et sa tante, que sa prétendue étourderie en parlant de mon âge et en rapportant les paroles de la tante Monclair, que ses larmes forcées, que tout cela était fausseté et mensonge. Aussitôt qu’il s’agit de Giselle, vous devenez aveugle à l’évidence, sourde à la vérité. Et à présent, ma chère enfant, dites-moi ce que vous aviez à me dire. »
Léontine, un peu émue, lui raconta la scène qui s’était passée chez son frère et le martyre de la malheureuse Giselle. M. Tocambel l’écouta attentivement ; quand elle eut tout dit, il leva les yeux sur elle, lui serra les mains et lui dit avec un sourire :
« Pauvre mère ! Comme vous voilà troublée pour un rien !
Pour un rien ! Vous appelez un rien d’avoir traîné mon enfant dans toute la maison, de l’avoir menacée du fouet, de l’avoir garrottée comme un malfaiteur, de l’avoir torturée ainsi pendant une grosse heure ! Tout cela n’est rien ? À moins de l’avoir tuée, je ne vois pas ce que Pierre aurait pu faire de mieux.
Tout cela est faux, je le garantis. Vous connaissez Pierre tout aussi bien que je le connais ; vous savez qu’il est bon, qu’il est juste, qu’il vous aime, et qu’il est incapable d’un acte injuste et cruel.
Alors vous ne croyez pas ma fille ?
Je ne la crois pas du tout. D’abord, elle est en colère contre son oncle et sa tante, qui l’ont probablement empêchée de faire quelque sottise. Ensuite, elle ne dit pas toujours les choses comme elles sont. Attendez pour juger votre frère qu’il vous ait raconté lui-même ce qui s’est passé.
Et vous croyez que Pierre osera nier ses brutalités à l’égard de Giselle ?
Je crois qu’il osera dire la vérité, ce qui n’est pas sans danger avec vous. Tenez, dans ce moment vous me détestez, vous voudriez me voir à cent lieues d’ici.
Je vous croyais un ami, et vous ne l’êtes pas ; je comptais sur vous, qui avez de l’influence dans la famille, pour protéger ma pauvre Giselle, et vous l’accablez de votre mépris et de vos faux jugements. Pauvre enfant ! Pauvre ange calomnié ! »
Léontine sanglota de plus belle ; M. Tocambel resta impassible. De temps en temps il prenait une prise de tabac ; il attendit ainsi que la crise fût passée. Quand Léontine cessa de pleurer, il lui parla sérieusement, mais avec douceur, de sa trop grande faiblesse pour sa fille, du mal qu’elle lui faisait et du triste avenir qu’elle lui préparait. Il parvint à la faire consentir à une explication avec son frère.
Voulez-vous y aller avec moi ? Je vous donne toute ma fin de journée, s’il le faut.
J’aimerais mieux attendre ; je suis trop émue, trop troublée maintenant. Mais que dire à Giselle ? Je ne puis croire qu’elle ait mis, comme vous le pensez, de la fausseté, de la vengeance, de la méchanceté dans sa conduite de ce matin.
Mon enfant, croyez-en ma vieille expérience : Giselle a besoin d’être réprimandée, punie et tenue avec sévérité, jusqu’à ce que vous soyez parvenue à la rendre bonne, douce et sincère. Quant à Pierre, si vous ne voulez pas y aller, j’y vais, moi, et je vous rapporterai ses explications.
Merci, mille fois merci. Et de toutes manières amenez Pierre avec vous. J’ai besoin de le voir. »
Léontine resta seule et réfléchit. Nous allons voir plus loin quel fut le résultat de ses réflexions.
Une heure après le départ de M. Tocambel la porte s’ouvrit. Pierre entra, s’avança vers Léontine qui s’était levée, la prit dans ses bras et l’embrassa à plusieurs reprises.
Pauvre sœur !… Comme te voilà triste et malheureuse ! Tu as donc réellement cru que j’avais torturé ta fille ?
Pierre, mon bon Pierre ! pardonne-moi ! Oui, je t’ai cru méchant, cruel pour ma pauvre Giselle ! J’ai cru… »
Les larmes lui coupèrent la parole ; elle serra son frère contre son cœur, et pleura la tête appuyée sur son épaule.
« Si tu savais, continua-t-elle, combien il m’est difficile et douloureux de croire Giselle coupable de mensonge, de méchanceté, de fausseté. J’aime tant cette enfant, la seule, hélas ! que le bon Dieu m’ait donnée.
Je comprends, chère Léontine, je comprends tout ; mais, dans l’intérêt même de Giselle, il faut que tu saches ce qui s’est passé ce matin ; tu verras ensuite ce que tu dois croire et ce qui te reste à faire. Asseyons-nous et écoute-moi. »
Pierre raconta exactement la scène qu’il avait eue avec Giselle, et ce qui s’était passé auparavant. Léontine pleura beaucoup. Quand il eut terminé son récit, elle l’embrassa affectueusement et lui dit :
« Mon bon Pierre, rends-moi un grand service : va chercher Giselle, amène-la-moi et reste-là pour me donner le courage dont j’ai besoin et que je demande au bon Dieu. »
Pierre lui serra les mains et alla chercher Giselle.
Ta mère te demande, Giselle ; viens au salon.
Pas avec vous, toujours.
Si fait, avec moi. Ta maman le veut.
Maman le veut !… Elle le veut si je veux.
Tu te trompes, ma fille. Je te répète que ta maman le veut… Entends-tu ? Elle le veut,… et tu vas venir. »
Le ton ferme de Pierre décida Giselle à obéir de bonne grâce ; elle ne voulait pas que sa mère la crût capable de résistance ouverte à la volonté de son oncle. Elle se leva et le suivit.
Giselle eut peur en entrant chez sa mère ; le doux et affectueux sourire avait fait place à une expression froide et sévère. Giselle s’arrêta au milieu de la chambre.
« Approche, Giselle. Pierre, viens t’asseoir près de moi. »
Léontine se recueillit un instant, le visage caché dans ses mains qui tremblaient visiblement.