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Extrait : "En 1887, Farjolle se décida à épouser sa blanchisseuse. A l'âge de trente ans, c'est une des plus graves résolutions que puisse prendre un homme. Mais, vraiment, cette existence d'hôtels meublés, de garnis vagues d'où on l'expulsait sans pitié dès qu'il n'avait plus d'argent, devenait intolérable. Ainsi, depuis des années, il trainait du quartier Latin à Montmartre, et parfois jusque dans les ruelles des extrêmes faubourgs."

À PROPOS DES ÉDITIONS Ligaran :

Les éditions Ligaran proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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I

En 1887, Farjolle se décida à épouser sa blanchisseuse. À l’âge de trente ans, c’est une des plus graves, résolutions que puisse prendre un homme. Mais, vraiment, cette existence d’hôtels meublés, de garnis vagues d’où on l’expulsait sans pitié dès qu’il n’avait plus d’argent, devenait intolérable. Ainsi, depuis des années, il traînait du quartier Latin à Montmartre, et parfois jusque dans les ruelles des extrêmes faubourgs, une vieille malle, seul objet au monde dont il fût propriétaire. Cette malle eût contenu, à la rigueur, douze chemises, un habit noir et deux vêtements complets, en forçant un peu. Des circonstances indépendantes de sa volonté avaient toujours empêché Farjolle de faire cette expérience.

Lorsqu’il abandonna ses études de médecine, après un examen malheureux, il vécut d’abord dans les tripots qui, à ce moment-là, pullulaient. Le long des boulevards, leurs larges fenêtres aux rideaux rouges raccrochaient les passants, et de la Madeleine à la Bastille, un pstt ! continuel vous attirait autour des cagnottes profondes. Il suffisait, pour entrer, de présenter poliment sa carte au valet de pied.

Farjolle se nourrit quelques mois des miettes qui tombaient de la table de baccarat, empruntant, jouant, truquant. Puis il se lia avec des agents de publicité et esquissa ce métier de la réclame fantastique et indéfinissable. Cela lui procurait, de temps en temps, un billet de banque qu’il risquait aussitôt.

À vingt-cinq ans, il retourna chez lui, à Rouen, où sa mère venait de mourir ; il y resta trois mois pour liquider la situation et rentra à Paris avec quinze cents francs environ. Pendant le trajet en chemin de fer, l’idée lui surgit d’employer cette somme à une œuvre pratique, comme l’achat d’un mobilier et le payement des dettes pressantes. À la deuxième station, il se voyait installé dans un petit entresol de la rue de Douai qu’il avait visité jadis par curiosité ; à Mantes, son projet lui parut irréalisable, et, lorsqu’il franchit les fortifications, il ne se faisait plus aucune illusion sur le sort de son héritage. En effet, le même fiacre qui porta ses bagages dans un hôtel le conduisit à son tripot familier où il perdit, à quelques sous près, les quinze cents francs, dans la nuit.

Le lendemain, il se réveilla à cinq heures de l’après-midi et sourit sans amertume en pensant à l’entresol de la rue de Douai. Il se rappela qu’il avait rendu la veille un louis à un garçon de jeu et il se hâta d’aller le lui réemprunter. Son existence ordinaire recommença.

Ses histoires de femmes étaient fort simples, ses intrigues ne variant que suivant le prix qu’il y mettait et la rue qu’il choisissait. Une fois, pourtant, il se crut amoureux d’une modiste, lui fit la cour et le soir du rendez-vous définitif n’eut pas d’argent pour lui payer à dîner. Il ne sut jamais où avait dîné la modiste ce soir-là. Le souvenir de cette aventure s’effaça bientôt.

La trentième année le surprit sans qu’il lui fût arrivé quelque chose de saillant ou d’imprévu, un grand chagrin, une joie, une émotion.

Il avait essayé de plusieurs professions sans s’y appliquer et sans réussir. Trois ou quatre mois reporter au journal l’Informé où il gagnait par-ci par-là vingt-cinq francs les jours d’incendie ou de catastrophe ; quelques mois aussi employé chez Letourneur, le grand banquier.

L’habitude de passer la nuit au cercle et de se lever à l’heure du dîner étant incompatible avec un travail assidu, il renonça bientôt à toute occupation régulière et se borna à traiter de menues affaires de publicité, suivant l’occasion. Il ne montrait une apparence de volonté et d’audace que dans cette lutte avec le client, et les rares fois qu’il se leva avant midi, ce fut pour forcer des industriels à « faire de la réclame » dans l’Informé.

Un hasard heureux – la publicité de Bretelles écossaises, conquise par un vigoureux boniment – lui permit de payer quatre-vingts francs par mois deux pièces meublées dans la rue des Martyrs. Une suite de coïncidences fortuites lui fit solder son loyer exactement et il eut, pour la première fois de sa vie, la sensation d’un crédit quelconque dans un quartier.

La conquête de la patronne de la Blanchisserie desMartyrs le récompensa de sa sage conduite et de sa bonne tenue. Certes, elle était désirable, Mme Emma Favard, vue surtout au milieu des cinq chétives et maigrelettes ouvrières qui, toute la journée, dans la boutique, s’éreintaient le fer à la main. Celles-ci ne parlaient de la patronne qu’avec respect et aucune n’eût osé risquer la moindre gouaillerie à son sujet, car elle imposait par son allure résolue et la hardiesse de ses yeux noirs.

Non pas qu’Emma Favard étalât avec une ostentation de mauvais goût une vertu d’ailleurs inusitée sur la butte Montmartre.

– Tiens ! mes petites, leur disait-elle en leur offrant, après le travail, du vin blanc et des marrons, vous pensez bien qu’à vingt-neuf ans, je n’en suis pas à ma première bêtise. Mais je n’ai jamais pris le premier venu et je ne me suis pas donnée à tort et à travers, comme Joséphine que voici.

– Oh ! Madame, hasarda Joséphine, une grande de vingt-deux ans, très paresseuse.

– Vous êtes idiote, ma chère, à votre âge et avec une figure pareille… mais oui, un brin de toilette, vous seriez gentille. Vous êtes idiote de traîner dans les bals avec des pas grand-chose. Je ne vous conseille pas la vertu, ça ne me regarde pas, et d’ailleurs il est trop tard. Seulement soyez raisonnable et ménagez-vous. Un jour, vous aurez peut-être besoin de votre frimousse, et vous l’aurez usée dans les bastringues. Vous ne supposez pas que vous vous tirerez d’affaire en repassant des chemises, n’est-ce pas ?

Les ouvrières, attentives et intéressées, souriaient :

– Voulez-vous que je vous avoue tout, continua la patronne. Eh bien ! j’ai vingt-neuf ans, je suis plutôt bien, hein ?…

– Rudement bien ! murmura Joséphine.

– Et vous me croirez si vous voulez, j’ai eu quatre hommes, pas un de plus, pas un de moins. Le premier, à dix-huit ans, pour commencer, quand je travaillais chez une modiste, rue Nollet, aux Batignolles. Il m’a duré trois ans ; il était très gentil : je ne sais pas ce qu’il est devenu. De vingt et un à vingt-cinq ans, deux autres. Je ne vous donne pas de détails, c’est toujours la même chose. À vingt-cinq ans, un chef de bureau du ministère est devenu amoureux de moi ; j’ai demeuré avec lui jusqu’à l’année dernière. Il n’avait pas beaucoup d’argent, mais j’ai tout de même trouvé le moyen de faire des économies, quatre mille francs. Et quatre mille francs qu’il m’a donnés quand il s’est marié, ça fait huit mille. Je ne l’ai pas trompé, parce que les difficultés dans l’existence, ça m’ennuie. Alors, j’ai pris cette boutique pour m’occuper, et voilà un an que ça marche.

– Et depuis le chef de bureau, Madame ? Rien ?… demanda une des ouvrières.

La patronne réfléchit un instant.

– Rien, jusqu’à il y a huit jours.

– Le monsieur du quinze, un brun ! s’écria Joséphine.

– Monsieur Farjolle ! Je l’avais deviné, dit une autre.

Elle avoua sans réticences.

– Oui, M. Farjolle, M. René Farjolle. Je me suis laissée aller.

– Il est très gai, fit remarquer Joséphine, et il a l’air d’un bon garçon.

– Maintenant, bonsoir, mes enfants. Mon amoureux va venir : c’est son heure. Il faut fermer la boutique.

Au début de leur liaison, Farjolle arrivait vers dix heures du soir et il couchait dans la chambre de la patronne, située à l’entresol au fond de la cour. Il s’en allait le matin avant déjeuner pour surveiller quelques clients, mettre en train des affaires, voir des camarades dans un café de la rue Montmartre. Ils couchaient parfois chez lui à l’hôtel et, alors, Emma réparait un peu le désordre de son installation sommaire de garni, cousait des boutons à ses vêtements, enlevait des taches.

Ils se plaisaient l’un à l’autre beaucoup et n’avaient pas, au courant de leurs nuits communes, une minute de regret ni d’amertume : lui, délivré enfin de l’écœurement de ses amours ordinaires ; elle, désennuyée par la bonne humeur de Farjolle et le sans-gêne de ses façons.

Il lui raconta sa misère, sa décave, comme il disait d’un mot plus élégant, qu’il s’était souvent passé de dîner et qu’il avait couché sur les canapés des tripots. Ces histoires l’amusaient.

– Oh ! moi, s’il me fallait être inquiète du lendemain, je crois que j’en finirais avec l’existence… Je n’ai jamais souhaité de faire la fête et j’aurais pu, cependant… Être tranquille et m’amuser gentiment quand l’envie m’en prendra, je ne désire rien de plus.

Leur liaison durait depuis trois mois. Ils dînaient maintenant tous les soirs ensemble, tantôt au restaurant, tantôt chez Emma par économie. Car la patronne connaissait la cuisine, le ménage et tout ce que comporte l’éducation des femmes à Montmartre.

Un matin, de bonne heure, ils furent réveillés par des coups très violents frappés contre la porte de la chambre. Farjolle sauta à bas du lit, pris de la vague inquiétude de quelque chose de désagréable.

– Qui est là ?

– Ah ! c’est vous, monsieur Farjolle ! cria une voix bourrue. Je vous trouve enfin, ouvrez donc.

– Je ne peux pas, je ne suis pas seul ; mais je passerai chez vous cette après-midi… à trois heures juste, répondit Farjolle, croyant se débarrasser de son créancier par la précision de sa promesse.

Le visiteur tourna le bouton de la porte et appuya. En même temps, il chassait du pied les deux bottines disposées le long du mur, et ce geste brutal signifiait évidemment : « Quand on a des bottines comme ça, on paye ses dettes. »

– Je resterai ici tant que vous n’ouvrirez pas. J’en ai assez, à la fin, eh ! Monsieur !… Si ça n’est pas honteux de ne pas payer sa nourriture… Voulez-vous ouvrir, oui ou non ?

Emma se leva brusquement, en colère :

– Qu’est-ce que c’est que ce monsieur-là ?

– C’est le patron d’une table d’hôte où j’ai mangé l’année dernière… Je lui dois une note.

– Beaucoup ?

– Deux cents francs, je crois, à peu près.

– Il faut le payer, c’est assommant, ce potin !

Elle ouvrit la porte. Le créancier se précipita dans la chambre et s’arrêta court en voyant Emma, en camisole, qui le regardait courageusement. Il tendit un papier quelle lui arracha des mains.

– Asseyez-vous là, et tâchez de vous tenir tranquille. Je vais chercher de la monnaie… Vous n’aurez pas beaucoup de clients, vous, avec ces manières-là…

Elle traversa la rue, rentra chez elle et revint bientôt.

– Acquittez votre note, on va vous payer, dit-elle au créancier qui s’empressa de remplir cette formalité.

Et il disparut, avec le remords de n’avoir pas fait à Farjolle un crédit plus important… Alors, Emma s’approcha de son amant, qui, assis sur le bord du lit, semblait tout penaud, et l’embrassa.

– Es-tu bête de te faire de la bile pour cette misère ! murmura-t-elle doucement. Tu me dois deux cents francs : voilà un malheur !

– Je les trouverai cette après-midi, je m’arrangerai, répliqua Farjolle, je ne veux pas de ça…

– Tais-toi donc, ce n’est rien. Tiens ! tu ne sais pas, si j’étais riche ? Je payerais tes petites dettes, les plus ennuyeuses, celles qui gênent dans la rue. Je suis sûre que c’est ça qui t’empêche de gagner de l’argent et de te créer une position…

– Peut-être.

– Tu es gentil, au fond, et je t’aime bien. Quand tu serais riche, ce serait ton tour, n’est-ce pas ?

Elle répéta à plusieurs reprises :

– Je t’aime bien, va, je t’aime bien. Nous sommes très amis, nous deux, mon chéri.

Cette circonstance rendit leur union plus intime. Le soir, Farjolle lui tendit cinquante francs, empruntés au cercle, en lui disant :

– C’est tout ce que j’ai pu trouver. J’aurai le reste demain.

Elle refusa de les prendre et il consentit à les garder. Les jours suivants, ils eurent des conversations sérieuses. Elle l’interrogea sur son métier et lui demanda en quoi il consistait.

– La publicité, en quoi ça consiste ? Hum ! ce n’est pas commode à t’expliquer. On fait un peu de tout…

Il lui montra la quatrième page d’un journal qu’il avait dans sa poche.

– Regarde là : Bretelles écossaises, les seules qui ne rétrécissent pas. C’est moi qui ai levé cette affaire-là, ça me rapporte cent cinquante francs par mois. Mais c’est une bagatelle : on peut gagner énormément d’argent.

– Il y a de l’avenir alors ? fit-elle.

– Je connais des gens qui gagnent deux cent mille francs par an les bonnes années… Un tas d’affaires autour… C’est le meilleur métier aujourd’hui… Fichus, les autres ! Seulement il faut de la chance, des relations. Ça viendra…

– Deux cent mille francs par an ! C’est trop, mon chéri. On serait si heureux avec dix ou douze mille, vingt mille au plus.

– Vingt mille ! le petit Velard, que je vois au cercle et qui a vingt-cinq ans, les gagne les vingt mille, et il commence à peine… Ah ! on va vite, mais les débuts sont joliment durs quand on n’a pas de relations.

Emma voulait des détails. Comment des négociants, des industriels, dépensaient-ils tant d’argent pour que leurs noms soient dans les journaux ou sur les murs ? quel intérêt ?…

– Quel intérêt ? ma pauvre enfant, tu n’es pas assez au courant pour te rendre compte de ces choses-là… Sans la réclame, la publicité, personne ne vivrait plus maintenant. Il n’y a qu’à en profiter.

Elle restait interdite sous le mystère de ce métier bizarre et sentait confusément que Farjolle avait raison.

Ils ne se quittèrent presque plus et combinèrent des projets pour l’avenir. Emma négligeait la blanchisserie, ce qui inspira à Joséphine cette réflexion : « La patronne se dérange. » Ses soupçons s’aggravèrent lorsque la patronne l’envoya en tournée chez les clients, réclamer les notes et réaliser. Enfin, Emma avoua ses nouvelles dispositions. Décidément elle lâchait la blanchisserie et le commerce ; elle avait trouvé un acquéreur.

– Oui, ma petite Joséphine, je me marie…

Joséphine et les autres ouvrières furent subitement émues par la gravité de ce mot.

– Vous vous mariez sérieusement ?

– À la mairie et à l’église ; je deviens Mme Farjolle.

Le mariage avait été décidé entre eux, très rapidement. Au fait, pourquoi se « coller » et se priver des avantages d’une situation régulière ? Ça résolvait aussi la question d’argent qui aurai fini par se compliquer. Le passé d’Emma et le passé de Farjolle se valaient et l’indulgence réciproque pour les petits accidents de l’existence n’est-ce pas ce qu’il y a de plus commode en ménage ? Et puis, qui le saurait ? Farjolle n’était rien, et personne n’avait intérêt à connaître sa vie. D’ailleurs ils allaient s’installer dans un autre quartier.

Le mariage eut lieu dans le plus bref délai. Emma prit comme témoins deux clients, et lui, deux anciens camarades de la rive gauche qu’il rencontrait de temps en temps au café. À cette occasion, la patronne offrit à dîner à ses anciennes ouvrières et les quitta en leur recommandant de ne pas trop se galvauder. La nuit de leurs noces, ils ne se crurent pas obligés de faire des excentricités.

II

Ils louèrent, avenue de Clichy, un appartement sur la cour, au quatrième, composé de trois pièces exiguës et mal éclairées. Emma préleva deux mille francs sur ses économies pour acheter des meubles et subvenir aux premiers frais. Ils s’offrirent même une bonne. Farjolle, moyennant un acompte, se réconcilia avec un tailleur de sa jeunesse, qui le voyant revenir solvable après tant d’années, se sentit saisi d’une immense considération et lui prédit un grand avenir. Il lui confectionna une redingote, sous laquelle Farjolle prit tout de suite un air cossu et sérieux. Il avait un peu de ventre, malgré ses privations antérieures, phénomène qu’il expliquait par sa vie paresseuse et certaines habitudes d’alcoolisme. Un commencement de calvitie, qui accentuait jadis son aspect misérable, lui alla bien dès qu’il eut des vêtements neufs. Il fut désormais rasé avec soin, sauf la moustache. Quoique de taille médiocre, court de jambes et carré d’épaules, il ne manquait pas d’une distinction facile et extérieure.

Les deux mille francs ne durèrent pas longtemps, mais Emma l’avait prévu, et, pleine de confiance, versa résolument dans le ménage un supplément de fonds.

Farjolle montrait d’ailleurs une activité extraordinaire. Il sortait tous les matins, courant de client en client. À l’époque où, continuellement décavé, il s’agitait des heures pour trouver cent sous, il admirait ceux qui ont toujours quelques louis en poche et savent où dîner chaque soir. Il en était là, par un brusque changement du sort. Il ne tenait plus qu’à lui de monter et de grandir.

Il restait encore à Emma trois ou quatre mille francs, six mois d’assurés. La chance se prononcerait d’ici là, et, certainement, il gagnerait leur vie à tous deux avant que les provisions soient épuisées. Emma non plus n’en doutait pas. Les nouvelles conditions de son existence ne la trouvèrent ni inquiète ni effarée : elle apportait, à la conduite de leur intérieur, cet ordre précis, cette implacable patience des femmes résolues à se défendre contre le hasard. Sentant qu’elle venait de risquer sa vie dans cette aventure, elle voulut, au moins, n’avoir aucune maladresse à se reprocher.

Avec une subtile intelligence, elle comprit que Farjolle ne changerait pas de mœurs du jour au lendemain, par le seul fait de la cérémonie matrimoniale, et ne passerait pas de l’extrême vagabondage à l’extrême régularité sans quelques oscillations.

– Tâche de jouer le moins possible, lui dit-elle. Tu sais que tu n’as guère de chance. Un louis par-ci, par-là, c’est bien assez…

Mais Farjolle n’était pas vraiment joueur. Il avait vu de trop près la duperie du jeu, tel qu’il est organisé à Paris dans les tripots, pour y engager de l’argent, « solide et honnêtement acquis », comme il se disait à lui-même, non sans fierté. « Jouer, pensait-il, c’est bon quand on n’a pas le sou. » Et peu à peu, il n’alla plus au cercle que pour voir des camarades utiles, donner des rendez-vous, écrire une lettre ; il traversait dédaigneusement les salles de baccarat, visant plus haut que les vulgaires combinaisons des cartes.

S’aimaient-ils, les deux époux de ce ménage hasardeux ? Ils n’étaient ni l’un ni l’autre de nature à se poser cette question. Emma était trop rangée et trop pratique pour tenir compte d’une chose qui ne se prêtait pas à des calculs faciles, et lui avait cessé d’être sentimental depuis sa première communion. Ils ne s’ennuyaient pas ensemble et s’embrassaient parfois violemment. Mais les étreintes ne leur laissaient pas cette reconnaissance attendrie qui semble le sillage de l’amour. Ils n’y prenaient qu’un plaisir instantané, sitôt disparu, délayé dans les préoccupations quotidiennes.

Cependant la patronne de la blanchisserie des Martyrs, qui n’était dans sa boutique qu’une forte fille, aimable à voir, devenait délicieuse sous la forme bourgeoise. Sa vigueur s’adoucissait dans des vêtements plus gracieux ; et à la chaleur de l’intimité, sa beauté un peu sombre prit du charme et de la tendresse.

Quant au passé d’Emma, à ces petites aventures ordinairement pénibles pour un mari, Farjolle avait beau s’interroger, songer au chef de bureau à qui il devait son installation : ça lui était égal. C’était une lointaine légende dont le souvenir n’excitait en lui aucun trouble. Ils n’en furent jamais gênés et en parlèrent à diverses reprises sans rancune : « Bah ! pensait Farjolle, ces machines-là n’ont plus d’importance, et qui est-ce qui n’a pas aujourd’hui quelque mauvaise histoire dans sa vie ? On n’y fait plus attention »

Emma, quoique bourgeoise, ne devint ni prude ni maniérée. Son libre langage de Montmartre s’atténua à peine, et juste ce qu’il fallait pour éviter le scandale. Et si, parfois, elle n’hésitait pas à dire devant Farjolle, en parlant d’une de leurs connaissances : « C’est un salaud » ou : « C’est un cochon », elle ménageait ses expressions dès qu’il y avait quelqu’un. Ainsi, elle passa bientôt dans Batignolles pour une femme maligne, élégante et distinguée.

Deux mois après leur emménagement, l’homme des Bretelles écossaises irrétrécissables, Borck, un Hollandais, cessa la publicité de ce produit, qui n’allait plus du tout. On s’était aperçu que les bretelles ne rétrécissaient pas, mais qu’elles cassaient, et cela avait suffi pour éloigner les acheteurs.

– La publicité a été mal faite, c’est sûr, dit Borck à Farjolle.

Celui-ci se rebiffa…

– Allons donc ! c’est de votre faute. Il ne fallait pas lésiner sur la réclame. Et puis elles cassent les bretelles… j’en ai fait l’expérience moi-même, vous ne pouvez pas dire le contraire.

– Possible, mais si la publicité avait été mieux menée, ça n’aurait rien fait, continua Borck, très entêté…

Et il ajouta :

– Je vais essayer une autre affaire.

– Bonne idée, excellente idée, répliqua Farjolle. Oh ! pour celle-là, vous pouvez être tranquille, je vais vous la soigner… J’en réponds de celle-là… Qu’est-ce que c’est ?

Borck parut contrarié :

– Ah ! voilà… C’est que l’idée n’est pas de moi… Il s’agit de lancer un corset… C’est un de vos collègues qui me l’a proposée et j’ai accepté.

– Un collègue ! s’écria Farjolle, navré de voir lui échapper un de ses rares clients. Vous ne me donnez pas votre publicité ?

– Puisque l’idée n’est pas de moi, je ne puis guère…

– Et qui est-ce, ce collègue ?

– Velard, un petit, mince. Il est venu me trouver ce matin… Il a une belle voiture.

– Je le connais, votre Velard, parbleu ! Il se fourre partout…

– Il était ici à huit heures…

– Monsieur Borck, monsieur Borck, je n’ai pas de conseil à vous donner. Mais vous avez eu tort de manquer de confiance en moi. Tant pis pour vous !

Farjolle fit mine de s’en aller, Borck qui craignait de s’être fait un ennemi, le rattrapa.

– Écoutez, mon cher monsieur Farjolle, l’affaire n’est pas encore conclue. Voyez Velard, entendez-vous avec lui… Enfin, arrangez-vous. Si vous pouviez faire l’affaire à vous deux, ça vaudrait mieux. Revenez me trouver demain…

Farjolle sortit du magasin, un peu consolé. Mais ce petit Velard, vingt-cinq ans, imberbe, quel aplomb tout de même ! Il l’admirait malgré sa déception. En dînant, il raconta tout à Emma, qui lui dit :

– Il n’est pas plus fort que toi, ce Velard. Seulement, il a plus l’habitude du métier, il est plus actif. Tâche de te lier avec ce garçon. Voilà de bonnes relations dans ta partie.

– Je le connais un peu, j’ai joué à l’écarté contre lui, au cercle où il déjeune presque tous les matins. J’irai demain, à onze heures…

On déjeunait dans la vaste salle à manger du cercle, par petites tables de deux, de quatre, de huit. Le repas coûtait quatre francs, café compris. On prenait un ticket, en entrant, et on le remettait après les hors-d’œuvre au maître d’hôtel. L’administration avait renoncé au crédit à cause de l’abus. Les membres du cercle sérieux, ceux qui exerçaient une profession, les gens d’affaires, déjeunaient à onze heures ; à midi et demi ou une heure, arrivaient les oisifs, couchés tard, ayant joué au baccarat une partie de la nuit, éreintés. Ordinairement, ils causaient, pendant tout le repas, des coups surprenants qu’ils avaient subis la veille et échangeaient des considérations sur le jeu.

La table la plus bruyante était près de la porte, en entrant. Les habitués, des remisiers, deux rédacteurs d’un journal du soir qui sortaient de l’imprimerie et Brasier, qui avait au cercle une grande réputation d’esprit, se plaignaient à haute voix des imperfections du service et exigeaient des plats supplémentaires. Dès qu’un membre du cercle pénétrait dans la salle à manger, ils racontaient immédiatement sur son compte quelque histoire malpropre qui égayait le repas. Brasier surtout excellait dans ces sortes de récits et il les disait d’une façon froide très comique. Il passait pour un homme roublard parce qu’il possédait des rentes et ne les perdait pas au jeu. Il les augmentait, au contraire, par une conduite habile et prudente au baccarat, et de la veine.

Il était grand, brun, très vigoureux et ne craignait pas les bagarres… Farjolle arriva, donna deux ou trois poignées de main, et demanda à quelqu’un :

– Avez-vous vu Paul Velard, ce matin ? J’ai à lui parler.

Brasier répondit :

– Non, il n’est pas encore venu, mais il ne tardera pas. Déjeunez donc avec nous, en attendant. Comment se fait-il qu’on ne vous rencontre jamais, vous ? Rangé ?

– Marié depuis un mois.

– Compliments : ça ne se voit pas trop.

Brasier entama sa côtelette et déclara avec dégoût qu’elle était immangeable. Puis se tournant vers Farjolle :

Il est en retard, le petit, aujourd’hui.

Et, suivant le penchant naturel de son esprit, il ajouta :

– Il doit être en train de terminer quelque canaillerie.

– Oh ! fit Farjolle.

Les autres sourirent, prêts à approuver.

– Je ne peux expliquer son retard que comme ça, car il est très régulier, continua-t-il de sa voix brève et méchante. Étonnant, ce gamin ! levé à huit heures du matin ; à l’heure du déjeuner, il a déjà f… dix personnes dedans ! Ça ne trahie pas avec lui. Je l’aime beaucoup, mais quelle fripouille !

C’était le mot favori de Brasier et il l’appliquait à peu près à tout le monde.

– Auriez-vous une affaire avec lui, Farjolle ? Dans ce cas, vous êtes flambé. D’ailleurs vous êtes marié maintenant, vous n’avez plus aucune défense…

Farjolle protesta.

– Allons donc, mon cher. Ça saute aux yeux : vous n’êtes pas de force avec Velard. Il ira loin, ce gosse ! Indélicat, cynique et d’une fripouillerie.

Il y eut, soudain, un silence. Brasier, étonné, leva les yeux, et vit Paul Velard très pâle, à un pas de lui. Il avait certainement entendu la dernière phrase, prononcée à haute voix. Les convives cessèrent de manger : un garçon qui passait un plat s’arrêta, curieux.

Brasier retroussa tranquillement sa moustache et attendit, tandis que Velard, tout décontenancé, songeait : « Il y a vraiment des situations stupides. Qu’est-ce que ça peut me faire qu’on m’appelle canaille ? » Il fut tiré d’embarras par Farjolle qui lui tendit la main.

– Comment allez-vous, mon cher ? Justement, je vous cherchais.

Ces quelques paroles rompant le silence général suffirent à lui rendre son habituel aplomb. Il serra la main de Farjolle avec effusion.

– Tiens ! puisque vous êtes là, mon cher ami, vous allez me rendre un service…

Et il le prit ostensiblement par le bras et l’entraîna. Tout le monde en conclut qu’une affaire d’honneur s’engageait. Il ne restait plus qu’à patienter. Farjolle revint au bout de dix minutes et se rassit à côté de Brasier qui buvait lentement son café.

– Nous allons arranger ça, hein ? voulez-vous ?…

– Vous êtes son témoin ? Voici les miens, répondit Brasier.

Et il désigna d’un geste Radowski le remisier et Jean Dartot le journaliste, qui s’inclinèrent.

– Finissons notre café, nous causerons après déjeuner, en fumant un cigare, dit Farjolle.

Il pria le commandant Baret de l’assister. Le commandant, homme d’une cinquantaine d’années, rond et jovial, décoré de la Légion d’honneur, accepta sans même demander de détails. C’était le témoin naturel des membres du cercle : on l’appelait commandant à cause de cela et aussi parce qu’il connaissait à fond l’histoire de la guerre de 1870. Entre autres campagnes, il avait présidé le fameux duel au pistolet de l’an dernier, toujours entre deux membres du cercle, à la suite d’un scandale de jeu. Dans cette rencontre, le baron D… accusé de tricher, logea une balle sous la sixième côte de son adversaire, laquelle balle fut extraite par le propre médecin du cercle, et la blessure elle-même fut pansée avec de la charpie appartenant à l’administration. Tout se passa donc en famille.

Les quatre témoins réunis, le journaliste parla le premier :

– Messieurs, je suppose que vous êtes résolus à arranger cette affaire, qui ne repose sur rien…

– Le fait est, fit remarquer le commandant, qu’il n’y a pas eu insulte directe, comme l’année dernière, au pistolet… pan ! c’était autre chose.

Farjolle intervint :

– Brasier a traité de fripouille… à haute voix…

– Tout est dans les circonstances, affirma le journaliste… D’abord, lorsqu’on l’a traité de fripouille. Velard n’était pas présent. Il y a là une nuance : quand les gens sont absents, on exagère toujours. Notez que Brasier n’a jamais eu avec lui que d’excellents rapports… Vingt fois je l’ai entendu dire de Velard que c’était une fripouille, mais ils dînent souvent ensemble… Je prétends donc qu’il y a, dans ce cas, débinage, blague, plaisanterie. Insulte, non.

Farjolle fit : « Hum ! »

– Et la preuve, c’est que Brasier a dit, devant nous tous, avant que Velard n’entrât dans la salle à manger… Vous vous le rappelez, n’est-ce pas, Radowski ?… « C’est une fripouille, mais je l’aime beaucoup. » Donc, plaisanterie, tout simplement…

– Je veux bien admettre, déclara Farjolle, que nous sommes en présence d’une simple plaisanterie. Alors, vous ne ferez aucune difficulté de l’inscrire dans un procès-verbal.

Le commandant rédigeait les procès-verbaux comme personne. Il se mit en avant :

– Parfaitement, un petit procès-verbal qui arrangera tout. M. Brasier ne fait pas d’excuses… jamais d’excuses, ça ne se fait plus ; il reconnaît seulement qu’il y a eu malentendu… fausse interprétation… Je vais vous rédiger ça en cinq minutes.

Les quatre témoins signèrent.

– Il n’est pas trop tard, dit Dartot, j’ai le temps de le porter à la feuille. Il paraîtra ce soir.

Farjolle avait rendez-vous dans un café, près de la Bourse, avec Velard qui le remercia chaleureusement.

– Nous dînons ce soir ensemble, je vais envoyer un mot au commandant, au cercle.

– Il faut que je prévienne chez moi, alors ? dit Farjolle.

Velard sourit :

– Une femme ? Bon ! mais j’ai une idée… Emmenez-la, j’emmènerai ma bonne amie, Jeanne d’Estrelle…

Elle est très chic, vous devez avoir lu son nom dans les journaux…

Farjolle hésita à lui dire qu’il était marié, véritablement marié. D’ailleurs, une occasion superbe de se lier tout à fait avec Velard, si malin ! Et puis, si Emma ne voulait pas, il trouverait un prétexte.

– Entendu ! je monte jusqu’à la maison. Rendez-vous au restaurant…

– Je retiendrai un cabinet.

III

Mise au courant des évènements de la journée, Emma approuva la conduite de son mari et augura favorablement de la manière pacifique dont l’affaire s’était terminée. Elle accepta le dîner, et se hâta de revêtir sa toilette la plus convenable, une toilette de bourgeoise modeste mais qui ne se prive de rien. Comment avait-il pu supposer qu’elle serait froissée de dîner avec Jeanne d’Estrelle, une cocotte ? Quelle importance cela a-t-il ? Est-ce que tout le monde n’est pas mêlé maintenant ?

– Nous sommes mariés, parce que ça s’est trouvé « comme ça ». C’est plus commode, je ne dis pas ; avoue cependant qu’il faudrait être bien bête pour s’en vanter et mépriser les autres. Nous avons besoin de gagner de l’argent et de vivre à notre aise… après, nous verrons.

– Oh ! je ne fais pas le difficile et je m’en moque autant que toi. Tu l’as dit : ça n’a pas d’importance.

Il employait souvent cette expression qui lui rendait de grands services dans ses raisonnements. Grâce à elle, il tranchait bien des petites difficultés intimes, par exemple la question des premiers amants d’Emma, du chef de bureau… Pas d’importance le chef de bureau : elle le lui montrerait dans la rue, il ne se détournerait même pas. Velard venait d’être traité de « fripouille », il n’y songeait déjà plus, sûrement. Demain, lui et Brasier se serreraient la main… Pas d’importance.

– Au fait, dit-il, en arrivant devant la porte du restaurant, achetons le journal de Dartot. Il vient de paraître, il contient sans doute le procès-verbal.

Au même instant, un coupé s’arrêta. Paul Velard et une dame en descendirent.

Paul tenait le journal à la main et sa figure marquait une grande satisfaction.

– Nous présenterons ces dames là-haut. Le commandant doit y être déjà, il est très exact.

Le commandant, en effet, fumait depuis un quart d’heure des cigarettes sur le sofa de velours rouge du cabinet. Il s’était mis en habit noir. « Toujours en frac, dans les dîners de duel, même s’il n’y avait pas eu rencontre effective. » C’était son principe.

Il fit des compliments aux femmes, avec sa galanterie raffinée de témoin. Paul les présenta.

– Madame Jeanne d’Estrelle… Madame Farjolle…

Emma pensa : « Elle a bien l’air d’une cocotte, mais bonne fille. » L’autre ne pensa rien et se mit à bavarder en enlevant son chapeau devant la glace. Les deux jeunes gens étalèrent le journal sur la table et se penchèrent pour lire le procès-verbal imprimé, parmi les échos de Paris.

« On nous communique le procès-verbal suivant… »

– Parfait ! dit Velard, on ne peut mieux rédiger, décidément. Plus je le relis… Le commandant a un chic pour ces choses-là !

Le commandant, par modestie, déclara que c’était très facile, « une tournure de phrase à prendre, seulement ». Puis il ajouta :

– C’est autrement délicat de rédiger un menu. Supérieur, le vôtre, mon cher. J’ai jeté un coup d’œil… Il n’y a à changer que le clos-vougeot en chambertin. Le chambertin, ici, est le meilleur vin de la cave.

Pendant le repas qui dura jusqu’à onze heures du soir, le commandant raconta des histoires de duels où il avait servi de témoin, le fameux de l’an dernier, une balle dans le flanc… pan ! Un de ses favoris, celui-là.

Après le potage, Jeanne d’Estrelle et Emma causaient familièrement Jeanne, les cheveux blonds ébouriffés, gesticulait et éclatait de rire presque à chaque mot. Elle était célèbre par sa gaieté et son entrain dans le monde de la fête : aussi on l’invitait à toutes les parties de plaisir afin de ne pas s’ennuyer.

– Hier, ma chère, figurez-vous, je me suis couchée à six heures du matin. Paul était éreinté… Oh ! il est solide pourtant… On a joué au poker toute la nuit : cette Léa est si joueuse ! Dès qu’on arrive chez elle, il faut cartonner. Je ne me rappelle plus si j’ai gagné ou perdu…

– Tu as perdu, j’en suis sûr, affirma Paul.

– Tu crois ? Vous connaissez Léa, n’est-ce pas, ma chère ?

Emma répondit, d’un air négligent :

– Non.

– Non ? C’est étonnant. Vous êtes la seule. Il n’y a pas longtemps que vous vous amusez alors ?

– Je ne m’amuse pas beaucoup, dit Emma, et nous ne sortons guère.

– Un vrai collage, quoi ! s’écria Jeanne d’Estrelle, éclatant de rire.

Farjolle fit un geste. Emma sentit qu’il allait se lancer dans des histoires, un tas de détails oiseux ; au milieu d’un dîner, en cabinet particulier, ce n’était guère le moment. Elle l’arrêta d’un regard qui voulait dire : « N’embêtons pas ces gens-là, avec nos affaires de ménage. » Et elle éclata de rire, comme Jeanne.

On déboucha une bouteille de champagne. Jeanne tendit son verre, trempa son nez dans la mousse, et, tout à coup, sans raison, dévisageant Emma :

– Vous ne savez pas ce que vous devriez faire, vous ? Vous devriez vous teindre les cheveux en blond ! Ça vous irait parfaitement bien… Ma parole, avec vos yeux noirs, vous seriez épatante…

– Ça, c’est drôle, dit Farjolle.

Tout le monde se mit à rire, surtout Paul Velard, car il était amoureux de sa maîtresse, à cause de la réputation universelle d’esprit qu’elle avait.

– Bonne idée, Madame, la mode n’est plus aux brunes.

– D’autant plus, ajouta Jeanne, qui se leva de table et passa sa main sur la tête d’Emma, d’autant plus que vous avez des cheveux superbes ma chère… Vous, ne vous imaginez pas ce que ça donnerait, en blond, ces cheveux-là.

Le commandant fut de cet avis et Emma déclara qu’elle réfléchirait.

Ils sortirent du restaurant très gais. À la porte, le commandant quitta la société pour aller au cercle. Velard proposa de marcher jusqu’à la Madeleine et de boire un bock dans une brasserie qui devenait chic à partir de minuit. Des gommeux mettaient même l’habit noir ou le smoking pour y être vus mangeant des sandwiches.

La difficulté survenue entre les deux jeunes gens, à propos des Bretelles écossaises, fut tranchée à l’amiable. Le lancement du nouveau corset échut à Farjolle.

– C’est une machine de rien du tout, d’ailleurs, lui dit son concurrent, et vous aurez de la peine à tirer de l’argent de ce Borck qui est d’une avarice sordide. N’ayez aucun égard pour lui, c’est un conseil que je vous donne.

– Une machine de rien du tout ! Vous en parlez à votre aise. Vous gagnez des sommes énormes, vous, et quelques centaines de francs de plus ou de moins ne vous comptent pas… Mais, moi, je commence…

– Encore un bock, Mesdames ? répondit Velard.

– Je te crois ! fit Jeanne d’Estrelle. Les conversations sérieuses m’altèrent. Vous avez raison, monsieur Farjolle, de vouloir gagner de l’argent. Ce que c’est utile ! Tenez, ce gosse-là, à vingt-cinq ans, il roule sur l’or… Il est vrai que tu es malin, mon chéri. L’autre jour, il m’a donné une broche en diamants qui ne lui coûtait pas un sou… Ce n’est pas un reproche… Une affaire de publicité, comme il dit ! Vlan ! ça y était. Sont-ils bêtes, les bijoutiers !

– Je te prie de ne pas débiner mon état, Jeanne, dit Velard.

– Allez, ma petite Emma, ne vous inquiétez pas. Paul est un bon garçon, quoique roublard : il fera gagner de l’argent à votre homme et vous n’habiterez plus les Batignolles !… Oh ! là là, s’il me fallait habiter les Batignolles !

Paul Velard, fatigué des émotions de la journée, fit observer qu’il était temps de s’aller coucher, et les deux couples se séparèrent après un grand nombre de poignées de main. Emma promit à Jeanne de dîner avec elle « un de ces soirs », et les deux jeunes gens fixèrent un nouveau rendez-vous pour le lendemain.

IV

La réclame de l’Informé était une des plus coûteuses de Paris, car l’Informé