Turbulences sur Dinard - Hugo Buan - E-Book

Turbulences sur Dinard E-Book

Hugo Buan

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Beschreibung

Le commissaire Workan de la police judiciaire de Rennes, qui une fois de plus a joué avec les nerfs de ses supérieurs, est nommé responsable de la Police de l’air et des frontières de l’aéroport, plus ou moins en service, de Dinard-Pleurtuit. Abandonné à son sort par la hiérarchie, il va voir ses journées oisives se pimenter lorsqu’une joggeuse disparaît mystérieusement sur la Voie verte, chemin de promenade passant à proximité.

Parallèlement, un autre événement de taille, orchestré par le commissaire divisionnaire Prigent, va définitivement le sortir de sa léthargie : il doit accueillir le soir de Noël un tueur en série pour dîner. Il va comprendre que sa nomination en cet endroit n’était pas qu’une mise au placard… et qu’il est le jouet d’une machination machiavélique.

Les événements criminels vont alors se multiplier, laissant sans voix et dans le doute absolu le commissaire et son équipe.

C’est avec bonheur que l’on retrouve l’insolent mais irrésistible Workan dans cette nouvelle enquête hilarante, à l’énigme habilement construite. Rires et suspense garantis !


À PROPOS DE L'AUTEUR

Hugo Buan est né en 1947 à Saint-Malo où il réside. Passionné de polar, il publie son premier roman, Hortensias Blues (en 2008 aux éditions Galodé de Saint-Malo), une enquête policière bourrée d’humour à l’imagination débordante. Il crée ainsi le personnage du commissaire Lucien Workan, fonctionnaire quelque peu en disgrâce auprès de sa hiérarchie, ce qui lui vaut d’être muté depuis Toulouse, où il a laissé sa famille, à Rennes. Ses méthodes sont encore largement désapprouvées par son nouveau patron, mais pour Workan, seul le résulat compte ! Ajoutons que ses ouvrages se sont retrouvés sélectionnés pour pas moins de 5 prix, parmi lesquels le Prix Michel Lebrun (au Mans) et le Prix Polar de Cognac.

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Couverture

Page de titre

CE LIVRE EST UN ROMAN.

Toute ressemblance avec des personnes, des noms propres, des lieux privés, des noms de firmes, des situations existant ou ayant existé, ne saurait être que le fait du hasard.

Chapitre 1

Un peu avant Noël

Les courants d’air frais le transperçaient. Le vent soufflait du nord-est, de nordet comme on dit ici. Le commissaire Workan, les mains dans les poches de son manteau bleu marine (90 % laine, 10 % cachemire) de chez Éric Bompart, admirait la campagne. Il répugnait à porter ces nouvelles matières synthétiques qui faisaient la joie des doudouneurs. Workan releva son col, le regard se perdant sur l’étendue herbeuse, blanche et givrée, de ce matin de décembre. Froid précoce qui annonçait un hiver rigoureux ou pas, selon les caprices météorologiques des éléments et des one (wo) men show des présentateurs télé.

Lucien Workan pivota sur lui-même, ses chaussures vernies glissèrent légèrement sur le béton bitumineux du runway. Il jura entre ses dents et enleva les mains de ses poches pour se protéger d’une éventuelle chute. La piste se trouvait verglaçante par endroits sous l’effet du givre. Désert. Tout l’environnement ressemblait à un désert sibérien. Pourtant l’aéroport de Saint-Malo-Dinard-Pleurtuit recevait encore près de deux cent mille voyageurs par an dans le milieu des années 2010. On avait cru bon d’ajouter au patronyme de l’aéroport le bon vieux Mont-Saint-Michel (pour attirer les touristes), ce qui en faisait un nom à rallonge qui débordait des prospectus. Est-ce ce changement de nom, certes astucieux, qui fut la cause à effet du déclin de l’aéroport ? Nul ne saurait le dire, alors mettons ça sur le dos de la « crise ». Crise universelle et sans limites bien définies, telles celles de l’univers.

La piste pouvait accueillir de gros aéronefs comme des Airbus A320 et des Boeing 737, mais plus aucun avion de ligne ne s’y posait. Ryanair fut la dernière compagnie à jeter l’éponge, sans doute faute de subventions… Après, sur cette lancée, les passagers auraient dû pousser l’avion pour le décollage, ensuite sortir les rames, à la viking, par les hublots afin de battre l’air tels des chicken wings enchapelurés. Au pire, l’aéronef ne dépasserait pas le bout de la piste, au mieux il se crasherait sur le Super U d’un côté ou le Leroy Merlin de l’autre. Heureusement, dans tout ce marasme, restait une aviation d’affaires ainsi que privée, des jets de millionnaires ou milliardaires de la côte d’Émeraude ; on y voyait des Cessna XLS, des Bombardier Learjet, des Embraer Legacy 600, ce dernier souffrant maintenant de la renommée du crash de Prigojine, le célèbre patron de Wagner.

Par chance, la Sabena Technics, une société de réparations et de maintenance d’aéronefs tant civils que militaires, implantée à un bout de l’aéroport Saint-Malo-Dinard-Pleurtuit-Saint-Michel-la-baie-du-Mont, tenait bien haut le gant de la maintenance aérienne française.

Sur les trois cents hectares de l’ensemble aéroportuaire, il fallait y ajouter l’aéro-club et ses petits zincs, lui bien vivant, ainsi qu’un héliport.

Workan regarda vers la tour de contrôle, à travers une des vitres, au sommet de l’édifice ; il eut l’impression que le contrôleur de service agitait les bras dans sa direction comme pour le faire dégager de là. Il y avait deux pistes sur cet aéroport : la 17/35, orientée nord-sud, longue de 2 200 mètres, et la 12/30 qui déroulait son tarmac sur 1 445 mètres. Les deux pistes se croisaient et formaient une sorte de croix de Saint-André, comme le X de l’alphabet. Il fallait ajouter à cela une troisième piste, petite travée herbeuse de 200 mètres, destinée aux pilotes des avions de l’aéro-club qui désiraient atterrir sur l’herbe.

Workan était planté juste à l’intersection des deux grandes pistes au milieu du X. Il souhaitait savoir quelle était la distance de ce point central au sommet de la tour de contrôle. Ça n’avait aucune importance, mais il fallait bien qu’il s’occupe. Son œil trigonométrique, aidé en cela par un petit logiciel sur son portable, décréta une longueur de 340 mètres. Il fut persuadé que même les contrôleurs ignoraient cette distance. Le muezzin en haut de la tour s’excitait et c’est à ce moment-là qu’il entendit un bruit de moteur. En patinant sur le givre, il courut, deux pas en avant, un en arrière, se mettre à l’abri en bord de piste. L’avion le frôla. Il vit au passage du petit zinc le pilote tendre son poing, menaçant.

— Défoule-toi, mon petit bonhomme, mais regarde ton volant parce que tu vas te foutre dans le décor si tu n’as pas mis tes pneus neige, grommela-t-il entre ses dents.

Il s’éloigna vers son bureau, grand comme un terminal d’aéroport. Ce qui était normal puisque le bureau du commissaire Lucien Workan de la police judiciaire trônait en plein milieu du terminal. La minuscule pièce adjacente de la PAF ne lui convenait pas et il fit transporter le meuble au centre de la salle des arrivées et des départs des passagers. Ce ne seraient pas eux qui le dérangeraient. L’ex-Police de l’air et des frontières de l’aéroport avait un nouveau chef, tellement chef qu’il constituait l’ensemble des policiers à lui tout seul. Cette précision le rendait chafouin. Arrivé dans son terminal, il alla s’asseoir derrière son bureau. Le service d’entretien avait déréglé son siège, il appuya sur la manette pour le baisser. Son mètre quatre-vingt-sept ne nécessitait pas d’être juché en hauteur telle une barre d’un sautoir à la perche.

Des papiers traînaient sur son bureau, il se saisit d’un flyer et lut :

Services aéroportuaires

Wi-Fi gratuit : non

Distributeur automatique de billets : non

Salles de réunion : non

Centre d’affaires : non

Conciergerie : non

Salon d’accueil : non

Click and Collect : non

Informations touristiques : non

Autres : néant

Boîte aux lettres : oui

Ouf ! L’honneur était sauf, l’aéroport s’enorgueillissait d’une boîte aux lettres. Workan connaissait son emplacement, ayant déjà reçu une missive de son ami le préfet avec qui il était en conflit :

COMMISSAIRE WORKAN

POLICE DE L’AIR ET DES FRONTIÈRES

AÉROPORT DE SAINT-MALO-DINARD-PLEURTUIT-SAINT-MICHEL-LA-BAIE-DU-MONT (CINQ MINUTES D’ARRÊT)

Par bonheur, le facteur avait trouvé la boîte.

Au cas où un jet privé se poserait, la PAF, c’est-à-dire lui, n’interviendrait que hors espace Schengen, le divisionnaire Prigent avait bien insisté là-dessus : « Ne pas foutre le bordel à l’intérieur de l’espace Schengen ! Vous m’entendez, Workan ? On a assez d’ennuis avec l’Europe comme ça ! » « Et avec les Anglais, je fais comment ? » répliqua Workan. Prigent leva les bras au ciel, consterné : « Pff… Les Anglais… Mon Dieu, s’ils pouvaient ne pas exister… Brexit oblige, ils sont hors Schengen, mais ils jouissaient déjà d’un autre système auparavant, un privilège qu’ils ont perdu. Par conséquent, désormais, vous devrez vérifier aussi leurs passeports », soupira-t-il. Pour cette lourde tâche, le commissaire faisait appel aux douaniers de Saint-Malo qui veillaient au grain.

Il y avait à peu près trois mois que Workan avait pris la direction de la police de l’aéroport — déchéance oblige, on le qualifiait maintenant d’aérodrome, nous continuerons de l’appeler aéroport, c’est plus classe. En tant que seul policier sur l’ensemble aéroportuaire, le temps d’adaptation avec ses subalternes fut court et sans anicroche. Il demanda à la maintenance de déplacer le bureau en plein centre du terminal désert. « Où sont-ils ? » s’enquit Workan auprès des déménageurs en désignant du menton les différents guichets, kiosques et autres boutiques. L’ouvrier haussa les épaules, autre chose le taraudait : « Vous allez rester là tout seul en plein milieu du terminal abandonné ? » « Oui », dit sobrement Workan. « Qu’est-ce que vous avez fait ? » « Bonne question », lâcha le commissaire.

Chapitre 2

Toujours un peu avant Noël

Sous sanction disciplinaire, le commissaire Workan était touché par une exclusion temporaire de fonction de six mois avec éloignement à plus de cent kilomètres du commissariat de Rennes. Bienveillant, le divisionnaire Prigent, en tant que chef de la police judiciaire de tout l’Ouest, avait usé de ses pouvoirs en évoquant une possibilité d’une exclusion territoriale plus courte en matière d’éloignement.

« Je vous ai trouvé un lieu d’exception où vous n’aurez pas besoin de venir sur Rennes, comme ça, le préfet vous laissera tranquille », avait-il dit à Workan.

Le lieu d’exception étant donc le centre du terminal de l’aéroport de Dinard-Pleurtuit. Workan pensait que si Prigent n’avait pas bavé au préfet que son commissaire roulait en Bentley Arnage de 507 CV millésime 2003, tout cela ne serait pas arrivé. Le premier mail du préfet lui demandait combien il consommait d’essence. Naïf et sans méfiance, Workan avait répondu environ 25 litres aux 100 kilomètres. Et là, tout s’enchaîna dans un déferlement de mails plus incisifs et destructeurs les uns que les autres. Il fallait montrer l’exemple aux administrés. Plein de bonne volonté, pendant cette querelle, Workan fit installer sur sa voiture un boîtier lui permettant de rouler au bioéthanol, ce qui porta sa consommation à près de 35 litres aux 100, mais des litres bio. Désormais, il se trouvait restreint dans ses déplacements, son réservoir de cent litres lui délivrait une autonomie d’à peine trois cents kilomètres.

Après diverses menaces des deux côtés, le dernier mail de Workan fut l’élément de trop pour le préfet ; le commissaire évoquait un trou du cul à casquette républicaine qui mériterait une baffe. Branle-bas de combat à la préfecture en présence du divisionnaire qui se fit l’avocat de son subalterne qui, somme toute, s’en tira assez bien avec une exclusion temporaire accompagnée d’excuses et de profonds regrets.

Le froid régnait à l’intérieur du terminal, Workan enfila ses gants en cuir, remonta le col de son manteau, il hésita à remettre son bonnet, il se cala bien droit sur le dossier et attendit qu’il se passe quelque chose. Le smartphone posé sur son bureau se manifesta, le nom de la lieutenante Mahir apparut sur l’écran. Il appuya sur la touche de l’ampli.

— Oui ? À qui ai-je l’honneur ? récita-t-il.

— Il fait froid ce matin, je caille, pas toi ?

— Si.

— Tu n’es pas rentré à Rennes hier soir ?

— Si.

— Menteur, je suis passé chez toi.

— Comment vont les affaires ?

— Le boxon avec Lerouyer et Roberto, il est temps que tu reviennes.

— Encore trois mois.

— Tu m’aimes ?

— Bien sûr, mon trésor.

— Ne te fous pas de moi. Où étais-tu hier soir ?

— J’ai couché dans la maison de service à l’entrée de l’aéroport que le Conseil régional, dans sa grande mansuétude, a mise à ma disposition… D’ailleurs, tout lui appartient ici, pistes, terminal, hangars, même la tour de contrôle, c’est pour te dire que c’est toujours l’État et ses innombrables assemblées locales d’élus en tout genre à qui on refile ce genre de lieu encombrant et non rentable… Ils s’en sont débarrassés, provisoirement, avec Vinci qui a accepté de gérer le truc.

— Excuse-moi, Lulu, il faut que je raccroche, j’ai mis une racaille en garde à vue, il paraît qu’il se rebelle, je vais aller le baffer et lui mettre un coup de talon dans la tronche.

— Tu portes des talons maintenant ?

— Non, mais j’ai toujours une godasse genre babouche en plomb dans mon sac.

— Ne tape pas trop fort.

— T’inquiète ! Bisous.

Leila raccrocha, Workan soupira. La Bédouine ne changerait jamais. Mais ça lui plaisait. Il se leva de son fauteuil à roulettes, traversa le hall carrelé et alla actionner le bouton du rideau métallique de l’entrée principale du terminal. À mesure que montait le tablier, il découvrait à l’extérieur les jambes puis un torse vêtu d’un gilet jaune et enfin l’ensemble d’un vieil homme coiffé d’un bonnet marron. Il était muni d’un balai et enlevait tant bien que mal de la terre et des feuilles séchées accumulées au pied du rideau. Les portes coulissantes étant closes, Workan se dirigea vers une issue latérale au bout d’un petit couloir séparant les salles de réunion de la douane et du bureau de la police.

À l’extérieur, il contourna le terminal et rejoignit l’employé sous l’auvent de l’entrée.

— J’ignorais qu’il y avait du monde à travailler ici, s’étonna le vieux.

— Ça fait à peu près trois mois que je suis là… Commissaire Workan de la Police de l’air et des frontières. La PAF si vous préférez.

— Je ne savais pas qu’il y avait encore la PAF… Pour quoi faire ? Vous êtes un planqué ?

— Provisoirement. Encore un trimestre et vous ne me verrez plus.

— Donc vous êtes un planqué ! Au cas où vous ne le sauriez pas, il n’y a plus de compagnie aérienne. Pas d’avions ni à décoller ni à atterrir. Juste une aviation d’affaires. Et la maintenance à la Sabena.

— J’en sais quelque chose… J’ai été prévenu. Et vous, qui êtes-vous ?

— On m’appelle Traîne-Savates… Un peu à cause de mon pied gauche qui empiète sur le droit.

— Vous êtes un peu âgé pour effectuer ce genre de travail.

— Soixante-cinq ans au compteur… La commune de Pleurtuit qui m’emploie s’arrange avec le Conseil général pour me payer quand je travaille ici. Des Cesu, je crois… je n’y comprends rien dans les papiers.

— Je ne vous avais jamais vu depuis les trois mois que je suis là ?

— J’étais aux terrains de sport, salle polyvalente et tout le toutim, chaque chose en son temps… Vous êtes un peu inconscient pour rester ici.

— Pourquoi inconscient ? Vous me dites que je suis planqué ?

— Planqué pour le travail, mais pas pour la trouille.

— Quelle trouille ?

— Celle des fantômes.

Workan le dévisagea, perplexe.

— Quels fantômes ?

— Brindejonc des Moulinais, Roland Garros, Nungesser, les as de la Grande Guerre… Ils ont tous décollé et atterri sur ce terrain dans les années 1910. Vous ne les avez pas repérés ? Toutes les nuits, ils passent en escadrille à l’intérieur du terminal, sans un bruit, on sent juste un courant d’air, le dernier souffle de l’avion et de son pilote… Vous ne dormez pas à l’intérieur, ce n’est pas possible ?

— Non. Je suis dans une de ces maisons à droite en entrant.

— C’est pour ça.

— Ce n’est pas bien méchant, ce sont de bons fantômes.

— Sauf quand ils tirent une rafale.

— Ah ! Ils tirent des rafales ?

— Oui, monsieur le commissaire, fit gravement le vieil homme.

— Écoutez, monsieur Traîne-Savates, dites-moi de quelle maladie vous êtes atteint, j’essaierai de vous soigner. Je vais vous dire, je ne crois pas en grand-chose et ce n’est pas aujourd’hui que je vais commencer à avoir la trouille d’une escadrille de biplans, fussent-ils pilotés par Nungesser, Roland Garros et Brindejonc des Moulinais.

— C’est comme vous voulez, mais ce n’est pas moi qui viendrai vous rendre visite la nuit.

— Ça tombe bien, je n’en ai pas du tout envie.

Workan s’éloigna, toujours les mains dans les poches de son manteau.

— Si vous avez besoin de moi, monsieur Traîne-Savates, n’hésitez pas à faire appel à mes services. J’ai du temps libre ! cria Lucien.

— C’est vous qui aurez besoin de moi, commissaire ! brailla l’employé au balai.

Workan avait de l’intuition, beaucoup d’intuition, qu’il alliait à son bon sens. Le sixième. Il eut son frisson habituel, annonciateur de turbulences, et non dû au froid. Il subodora que l’atmosphère de tranquillité qui régnait jusqu’à présent se chargeait d’un air pollué, vicié. Il pressentit un événement… Non pas un… Une escadrille d’événements, de mélodrames, allait lui choir dessus. Et c’est pour cela qu’il était là. Non par punition à la discrétion du divisionnaire ou du préfet. Non ! Tous ces gens avaient besoin de lui, ici ! Sur ce putain d’aéroport abandonné ! Pourquoi ?

Déterminé à en connaître les raisons, il pénétra dans le terminal et alla s’asseoir derrière son bureau. Il appela Prigent. Ce dernier décrocha aussitôt.

— Monsieur le divisionnaire ?

— Je vous écoute, Workan.

— Bonjour.

— Bonjour aussi… Je sens à votre voix que vous ne m’appelez pas uniquement par envie de me souhaiter une bonne journée. Je me trompe ? Vous vous plaisez toujours aussi bien sur votre aéroport ? Ça vous donne des envies de voyage ?

— Trois mois que je végète.

— Fallait pas faire de conneries.

— Pourquoi je suis sur cet aéroport, monsieur le divisionnaire ?

— Vous savez bien que c’est une sanction… Et en même temps, vous rendez service en palliant l’absence de la Police de l’air et des frontières.

— Y’a rien à contrôler ici ! Y’a plus d’avions de ligne ! Rien ! Nada ! Que dalle ! Oualou ! Peau de zobi ! s’énerva Lucien.

— Allons, commissaire, vous avez aussi l’aviation privée et l’aviation d’…

— Hors Schengen ! le coupa Workan.

— Et alors ?

— Ça ne fait pas lourd.

— Je ne suis pas le législateur… il faut se conformer à la loi.

— Je rentre à Rennes !

— Ah non ! s’écria Prigent comme si son château de cartes s’écroulait.

Workan aperçut un certain désarroi dans l’intonation de son supérieur.

— Ça vous gênerait si je rentrais à Rennes ? Vous ou le préfet ?

Le divisionnaire toussota, gêné.

— Je dois avouer, Workan, que votre sanction, méritée, tombe au bon moment, pour vous, pour nous, pour la France…

Qu’est-ce que c’était que ces histoires ? Que lui avait-il encore concocté ? Était-ce le lieu ou le contexte dans lequel Workan officiait ? Il flaira que Prigent était en train de se dissoudre comme un cachet de vitamine C dans un verre d’eau et que les synapses de son cerveau s’étiraient dans de grandes chevauchées.

— Quoi, la France ? s’enquit-il.

— Parce que c’est d’une affaire internationale que j’vous cause, ou tout au moins bilatérale dont se soucient nos amis britanniques.

— Je ne comprends rien à votre charabia, mais je sais une chose : si vous n’aviez pas parlé de ma bagnole et de ma consommation d’essence au préfet, on n’en serait pas là.

— Ce n’était pas une raison de le traiter de trou du cul à casquette.

— Je me suis excusé.

— C’est vrai, mais votre sanction est méritée… Je précise que c’est sans perte de salaire, vous pourrez ainsi mettre de côté pour investir dans le bioéthanol, peut-être acheter un champ de betteraves ?

— Pourquoi suis-je là, monsieur le divisionnaire ? reprit fraîchement Workan.

— Hum, hum… fit Prigent. Bon, c’est vrai, je vous ai peut-être caché quelque chose… mais rien de grave.

— Vous en avez trop dit… Vous êtes complice avec le préfet… Vous avez magouillé avec ce même préfet pour m’éloigner de Rennes.

— Non, Workan, je vous jure, ce n’est pas pour vous éloigner de Rennes, mais plutôt pour vous rapprocher de… hum… hum, de là où vous êtes.

— Sur cet aéroport ?

— Oui.

— À cause des fantômes ?

Stupéfait, Prigent demanda :

— Quels fantômes ?

— Ceux de Brindejonc des Moulinais, Roland Garros, Nungesser, les as de l’aviation de la Première Guerre.

— J’hésite à vous poser la question, Workan. Vous avez bu ou vous les avez vus ces pilotes au casque en cuir ?

— Moi, non ! Mais Traîne-Savates, un employé de l’aéroport, sans doute.

— Excusez-moi, mais je ne pensais pas que l’exil pouvait avoir autant d’effets dévastateurs. Il serait bon que vous reveniez le plus vite possible.

— Je ne demande que ça, monsieur le divisionnaire… Dites-moi, pourquoi m’avez-vous mis dans ce pétrin ? quémanda Workan.

— Et si je vous dis que c’est une marque de confiance ?

— De qui ?

— Du ministère de l’Intérieur.

— De l’Intérieur ?

— Oui… Et aussi du ministère des Affaires étrangères.

— Des Affaires étrangères ? Là, vous me subjuguez, monsieur le divisionnaire. Alors me chercher des noises pour la consommation d’essence de ma bagnole, c’est une marque de confiance ? Faire passer une Bentley Arnage à l’éthanol, c’est une marque de confiance ? Et tout ça, sous l’égide de deux ministères ?

— Le ministère de l’Intérieur n’a trouvé personne pour faire le boulot, et comme votre frère, en tant que haut fonctionnaire, y travaille, ils ont pensé à vous.

— Il ne m’a rien dit.

— Ils ont pensé à vous sans lui demander son avis. Les Workanowski, à cause de votre père et surtout de votre grand-père, sont très prégnants dans ces murs. Le commandant Workan, Compagnon de la Libération, a même son portrait à côté de celui du général, votre parrain. C’est tout juste si on ne met pas un genou à terre quand on prononce le nom de Workanowski dans ce ministère. Belle réussite pour des immigrés polonais…

— Vous allez continuer longtemps ? l’interrompit Workan. Ils n’ont trouvé personne pour quoi faire ?

— Aucun policier ! Personne !

— J’ai compris… Pour quoi faire ?

— Passer la nuit de Noël dans cet aéroport !

— La nuit de Noël dans cet aéroport ? s’étouffa Workan. Pour me déguiser en père Noël ? En Enfant Jésus ?

— En Enfant Jésus, vous auriez du mal… Et je ne vous imagine pas tout nu.

— C’est normal, vous n’êtes pas une femme.

— Je ne vous croyais pas aussi prétentieux.

— Et si je dis non à votre proposition ?

— Ce n’est pas une proposition, c’est un ordre, commissaire. Vous devriez lire les petites lignes de votre récépissé d’exclusion temporaire, vous l’avez signé sans broncher. En cas de refus ou d’insoumission de votre part venant d’un ordre de la hiérarchie, l’exclusion temporaire se transformera en exclusion définitive. Qu’est-ce que vous dites de ça ? roucoula Prigent.

— Je préfère fermer ma gueule.

— Comme vous voudrez.

Workan tripota son téléphone, il aurait voulu l’éteindre, mais la curiosité l’emportait.

— Qu’est-ce qu’il se passe la nuit de Noël à l’aéroport de Saint-Malo-Dinard-Pleurtuit-Saint-Michel-la-baie-du-Mont ? se moqua Lucien.

Prigent poussa un gros soupir. Comment vendre à l’irascible commissaire ce qui aurait dû être la plus belle nuit de l’année ?

Chapitre 3

Toujours un peu avant Noël

À l’âge de la retraite, le commissaire divisionnaire Armel Prigent et sa prostate pratiquaient la séparation de biens. L’un ou l’une commandait l’autre. Il s’excusa auprès de Workan en lui promettant de le rappeler quelques minutes plus tard. Ce qu’il fit.

— Ça va mieux ? se gaussa Lucien.

— Quand vous serez proctologue, je vous répondrai !

— Je ne suis pas sûr que ce soit un proctologue qu’il vous faille.

— Foutez-moi la paix ! Mon cher Workan, comment comptiez-vous passer la nuit de Noël ?

— Avec Tino Rossi !

— Ah ! Alors la chute va être rude… Connaissez-vous Henry-Cornelius Humphrey, sujet franco-britannique ?

— Ça me dit quelque chose… c’est un peu vieux cette histoire, non ?

— Sept ans ! Condamné à perpette. Plus connu sous le nom d’Henri-les-Gros-Doigts, Henri-le-Dingue, ou Henri-le-Cannibale ou pour les Anglais : l’Anthropophage du Somerset.

— Merde ! Henri-le-Dingue, c’est celui qui mangeait les oreilles de ses victimes, non ?

— Exact ! Crues de préférence.

— Et alors ?

— Le plus grand tueur en série de ces dernières années. Il a reconnu une trentaine de meurtres autant en France qu’au Royaume-Uni, à peu près en parts égales. Un fou dangereux. En France, il a été jugé et condamné à la perpétuité incompressible, autant dire jusqu’à sa mort. Dans la première partie de sa carrière criminelle en Angleterre alors que les policiers britanniques l’avaient démasqué, il a réussi à s’échapper du pays, c’est deux ou trois ans après qu’il a commis ses premiers meurtres connus sur notre territoire. Capturé par nos collègues en Alsace, jugé et condamné, il croupit depuis en prison. Et c’est là que ça se corse…

— Comme disait Napoléon…

— Je vous remercie de votre humour à deux balles !

— Je vous en sais gré !

— Vous connaissez les Anglais : quand ils veulent quelque chose, ils finissent par l’obtenir contrairement à nous, Français… tout part à vau-l’eau dans ce pays.

— C’est quand même nous qui avons Henri-le-Dingue, ce n’est pas donné à tout le monde.

— On s’en passerait volontiers.

— Quel est le rapport entre ce cannibale et ma douce nuit de Noël ?

— J’y viens. Auparavant, je veux vous expliquer pourquoi on en est là…

— Les Anglais veulent le juger ?

— Non, pas forcément, mais avec la fourberie toute britannique que nous connaissons, ça peut se terminer comme ça, oui. Mais le sujet n’est pas là.

— Je ne comprends pas.

— Je vous ai dit que Henry-Cornelius Humphrey était un sujet franco-britannique. Il est né d’un père anglais et d’une mère française originaire de Ploubalay.

— Je crois que ça s’appelle Beaussais-sur-Mer, désormais.

— Ce n’est pas ce qu’on a fait de mieux, voilà de quoi on est capable en France, grognonna Prigent, assassiner nos beaux noms de communes ! La connerie des élus est vraiment sans bornes… Bon, je reviens à Henry-Cornelius. Cet enfoiré étranglait ses victimes — en majorité des femmes, on dénombre trois hommes dans sa trentaine de meurtres. Une fois qu’elles étaient mortes, il se mettait à bouffer le cartilage du pavillon de l’oreille en délaissant le lobe…

— À chaque fois ?

— À chaque fois, oui. Une passion pour le cartilage sans doute.

— Les femmes avaient-elles subi des violences sexuelles ?

— Non. Aucuns sévices de cette nature.

— Alors, pourquoi des femmes en majorité ?

— Nous savons qu’elles opposent une résistance physique moindre que celle d’un homme, par conséquent elles sont plus faciles à tuer.

— Le cartilage de l’oreille d’une femme est peut-être plus tendre…

— Bon, je dois dire aussi qu’au procès les experts et les psychiatres ont tous soutenu que sa jouissance venait du plaisir qu’il éprouvait à tuer par strangulation. Le cartilage n’étant que sa récompense.

— Comme un os à un chien ?

— Exactement.

— Bien, tout ça ne me dit pas pourquoi je dois passer la nuit de Noël à l’aéroport.

— Son acte de cannibalisme perpétré, Henri-le-Dingue enterrait ses victimes. En France, nous avons retrouvé douze sépultures sur quatorze. Pour les deux autres disparues, il a nié avoir tué ces femmes, mais avec des analyses de son ADN découvert sur les lieux des enlèvements, nous savons qu’il les a pour le moins côtoyées. En revanche, en Angleterre, sur seize meurtres supposés, seules trois sépultures ont été retrouvées lors de recherches effectuées par la police anglaise. Depuis sept ans qu’il croupit en prison en France, il a toujours refusé d’avouer à Scotland Yard les lieux d’enfouissement des femmes assassinées. Vous comprenez qu’avec les autorités britanniques, nous subissons, nous, le gouvernement français, des pressions énormes de la police ainsi que des familles des victimes pour que nous leur livrions Henry-Cornelius, dans le but qu’il les guide sur les lieux des sépultures des défuntes. Jusqu’à présent, Cornelius ne voulait rien savoir, mais il y a six mois, retournement de situation : Henri-les-Gros-Doigts s’est dit prêt à collaborer…

— Bonne nouvelle !

— À ses conditions !

— Ah ! Et quelles sont-elles ?

— Vous êtes assis ?

— Oui. Pourquoi ?

— Parce que…

Prigent hésitait à aller jusqu’au bout.

— Français et Anglais ont accepté les conditions du tueur ?

— Oui.

— Et alors, tout baigne ?

— Vous êtes assis ?

— Je vous ai dit que oui.

— Alors, écoutez-moi…

— Je suis tout ouïe !

— Tant que vous avez encore des oreilles.

— Ce qui veut dire ?

— Laissez-moi parler nom de Dieu, Workan !

Lucien ressentit une légère crispation de son chef qui virait à la colère, les synapses étaient de retour.

— Comme je vous l’ai confié tout à l’heure, Cornelius est né de père anglais et de mère française. Jeune, Cornelius a vécu dans le Somerset…

— Maugham !

— Workan ! Laissez-moi parler, nom d’un chien !

— Je m’en fous où Gros-Doigts a passé son enfance, vous comprenez ?

— OK ! Alors, allons à l’essentiel… Sa mère, après une vie en Angleterre et aussi dans la région parisienne, est revenue dans son pays natal pour y passer sa retraite, elle vit donc à Beaussais-sur-M…

— Ploubalay !

— D’accord, je n’insiste pas, vous m’énervez… Madame Humphrey est âgée de soixante-dix-huit ans et jouit d’une santé relative…

— Si vous voulez que j’aille la soigner, je ne suis pas médecin.

Prigent éructa :

— Bon Dieu de bon Dieu, Workan, je vais mettre le feu à votre voiture !

— Tout, mais pas à ma Bentley ! La feue reine d’Angleterre avait le même modèle ! Ça vous pose un homme, non ? Je ne sais pas si c’est Charles III qui en a hérité…

— La maman de Cornelius jouissant d’une santé relative, disais-je, ce dernier a émis le désir de la revoir une dernière fois… et pas une petite visite au parloir : non, il désire passer la nuit de Noël en sa compagnie. Son souhait était de se rendre à Beaus… à Ploubalay dans la maison de sa mère. Là, les autorités françaises et anglaises ont refusé tout net ! Trop dangereux !

— Quel courage de leur part !

— Voyant qu’il n’obtiendrait pas gain de cause, Cornelius a accepté de passer la nuit, avec sa mère, à l’aéroport de Pleurtuit dans une pièce spéciale.

— Une pièce spéciale ?

— Oui, celle qui était dédiée à la Police de l’air et des frontières que nous aménagerons avec un canapé, une crèche, un sapin et des guirlandes ainsi qu’une petite table pour le réveillon.

— Pour le réveillon ?

— Oui… Tout comme Cornelius nous l’a demandé… Et comme vous êtes censé occuper cette pièce en tant que représentant de la PAF, on s’est dit : « Tiens ! Pourquoi Workan ne réveillonnerait-il pas avec les Humphrey ? »

— Vous vous êtes dit ça ?

— Oui.

— C’est gonflé, non ?

— Je vous rassure tout de suite, Cornelius a refusé notre proposition, il désire réveillonner en tête à tête avec sa maman.

— Grand bien lui fasse. Et moi, je réveillonne où ?

— Dans le terminal, devant la porte du bureau de la PAF.

— Tout seul ?

— Oui. C’est une exigence de Cornelius.

— Je n’ai pas à céder aux exigences de Cornelius.

— Bien sûr que non… Mais aux nôtres, oui. Et quand vous le verrez, vous n’aurez pas envie de le contredire. Un mètre quatre-vingt-dix-neuf sous la toise, un centimètre de plus que François Ier, et cent trente kilos sur la balance. Des mains larges comme des poêles à frire. C’est un homo sapiens monstrueux avec une tête de néandertalien.

— Vous en avez vu souvent des néandertaliens ?

— Non… mais j’imagine.

— Comment viendra-t-il ici ? À vélo ?

— Bonne question, Workan. Un Falcon de chez Dassault, appartenant à la flotte gouvernementale, décollera de Villacoublay avec Gros-Doigts à son bord et le déposera à votre porte, sur une des pistes de Dinard. Les gardes armés qui l’accompagneront se retireront après vous l’avoir confié. Sa mère, elle, arrivera de Ploubalay dans un véhicule de la gendarmerie — elle habite à cinq kilomètres environ des pistes de l’aéroport — et passera par l’entrée de la Sabena Technics puis se fera déposer au terminal. Dans la nuit du réveillon, un autre avion, Anglais celui-là, de la Royal Air Force, se posera aussi sur un runway et attendra le petit matin pour redécoller avec Henri-le-Dingue. Nous autres, nous aurons fait notre part du boulot et nous serons bien débarrassés de ce colis encombrant.

— Nous avons encore cédé aux Anglais et à toutes les demandes de Gros-Doigts ? se désola Workan.

— Nous n’avions pas le choix, c’est normal que les familles puissent enfin faire leur deuil en récupérant les dépouilles des victimes. En outre, plusieurs ministres français, en proie avec le Brexit, sont intervenus en approuvant cette décision. Ça facilite le dialogue pour régler les problèmes de la pêche, du transport, des ferries, toutes les liaisons avec l’Angleterre et les îles anglo-normandes, tout ça… Peut-être même qu’un jour votre aéroport revivra ? Qui sait ? Et ça grâce à vous, on lui donnera votre nom : l’aéroport Workan ! Ça en jette, non ?

— Aéroport Workan de Saint-Malo-Dinard-Pleurtuit-Saint-Michel-la-baie-du-Mont… Et l’on allonge la sauce, il ne faut rien négliger, monsieur le divisionnaire.

— Bon, on verra.

— Il a changé votre zigoto ? Il est devenu sociable ?

— Hum… fit Prigent.

« Premier signe d’embarras », songea Lucien. Il s’enquit :

— Mais encore ?

— Au début de sa détention, il avait essayé de manger les oreilles de son codétenu…

— Le cartilage ?

— Oui, le cartilage… Heureusement, un gardien, sous les cris, est intervenu avec une matraque électrique et a endigué la violence de Gros-Doigts.

— Il a endigué ?

— Oui… Vous imaginez bien que depuis qu’il est à l’isolement, aucun détenu ne veut le côtoyer… Vous comprenez bien qu’on est heureux de le refourguer aux English. On a fait des caprices pour le principe, c’est tout. Nous n’espérions qu’une chose : qu’ils le jugeassent, le condamnassent à perpette et le gardassent chez eux.

— Ça en fait des « assent. » C’est quel temps ?

— L’imparfait du subjonctif.

— Vous m’en direz tant. Et qui c’est, le dindon de la farce dans votre histoire ?

— Je ne comprends pas votre question, Workan. Vous pouvez être plus clair ?

— Je vous préviens, au moindre geste, frémissement, chair de poule ou autre de sa part, je lui loge un pruneau dans la tête et ce ne sera pas le pruneau de la farce du cul de la dinde.

— Il y a un problème, Workan, vous ne serez pas armé. Enfin, je suis sûr que c’est vous qui allez dire que c’est un problème alors qu’il n’y en a pas. Cornelius a signé une attestation sur l’honneur dans laquelle il stipule qu’il n’agressera personne dans le terminal. Vous, en l’occurrence, puisque vous serez tout seul… Ça fait quoi de se sentir le patron d’un aéroport, le big chef ? C’est le pied, non ?

— Je dirais presque que c’est le pied au derrière d’un divisionnaire, mais je ne me le permettrai pas… Et le repas de Noël dans tout ça, je dois aussi faire la cuisine ? Qu’est-ce que monsieur Cornelius préfère : des oreilles de cochon sautées ou à la vinaigrette ?

— Nous avons commandé les repas chez un traiteur de Pleurtuit. Cornelius ne boit que de l’eau. Surtout pas de carafe, des bouteilles en plastique, ainsi que les gobelets. Les couverts en plastique également et les assiettes en carton. Ne vous inquiétez pas, tout est prévu.

— Sauf l’imprévu.

— Il ne peut pas en être autrement… Cornelius est… comment dire ? Un personnage imposant, au faciès inquiétant, voire repoussant. Quand vous le verrez, ne soyez pas désarçonné, il ne faut pas montrer votre hostilité. Contrôlez vos surrénales pour que vos poils ne se hérissent pas sous l’effet du choc. Tentez de maîtriser l’adrénaline qui va jaillir de votre corps avec des tas d’autres hormones qui sortent d’on ne sait d’où… Voilà, Workan, j’espère que je vous ai rassuré, ce sera une sublime expérience et vous vous féliciterez d’avoir renforcé cette formidable entente cordiale qui règne entre nos deux peuples.

Lucien, abasourdi, raccrocha.

Il appuya aussitôt sur son écran, la photo de sa lieutenante en subit la pression.

— Leila ? C’est moi, qu’est-ce que tu fais le soir de Noël ?

Chapitre 4

Dix jours avant Noël

Le commissaire Lucien Workan alla déjeuner dans une zone commerciale non loin des pistes de l’aéroport. Une brasserie correcte avec des serveuses polies et tout. Il avait du temps libre ; il lui prit un désir de folâtrer dans les enseignes accueillantes, pile-poil sous son nez. C’étaient les mêmes magasins qu’à Dunkerque ou Toulouse, mais ceux-ci se situaient à Dinard… Dans une autre catégorie d’élégance. Il supposa que sa vie actuelle ressemblait à celle d’un chômeur ou de quelqu’un au RSA, on pouvait se promener dans les boutiques en semaine sans avoir à supporter la cohue du samedi. Bon, d’accord, le revers de la médaille était un pouvoir d’achat limité. Regarder, regarder, sans jamais acheter avait un petit côté frustrant, voire provocateur, de la part de ces magasins. Toutes ces marchandises ne demandaient qu’à être volées… le point de départ, l’origine des délits, le début de la taule… Ses pensées s’éloignèrent de son statut de chômeur et de gars au RSA. Chez Action, il remarqua un type piétinant sur place devant un rayon qui étalait des produits de vaisselle. Il eut pitié de ce monsieur mal fringué qui semblait faire une fixette sur les éponges et les lavettes. Il s’approcha de l’individu :

— Tu peux les chourer, mec, au prix que ça coûte, personne ne verra rien.

L’homme le dévisagea :

— Si, moi. Je suis le chef de rayon.

Workan, déconcerté, se rattrapa aux branches :

— Je suis désolé de vous l’apprendre, mais vous n’avez pas une tête de chef de rayon. Vous devriez vous habiller correctement : au revoir, monsieur.

À l’extérieur du magasin, Workan respira un bon coup, l’air frais envahit ses poumons. Ce connard de chef de rayon avait appelé la sécurité pour qu’on fasse les poches de son manteau. Ladite sécurité et le petit groupe d’employés pilotés par ledit chef de rayon s’ébahirent à la présentation de sa carte de commissaire et durent s’abstenir, non sans regret, à toute vengeance, velléité ou humiliation qu’ils lui réservaient. Dans les allées, il dut supporter de la part du directeur, arrivé sur l’entrefaite, des doux noms d’oiseaux comme cégétiste, mélanchoniste, LFiste, nupestiste… La vie n’était pas simple dans ces zones commerciales. C’est pour cela qu’on les construisait à proximité des aéroports, le pourcentage des crashs aériens dans leurs environs immédiats y était le plus fort. Il hésita à se rendre au Leroy Merlin d’en face, une vis d’un bouchon de lavabo, le matin même, s’était échappée dans le siphon… Avec l’accueil que lui réservaient certaines boutiques, il remit son achat.

Retiré dans son terminal, et assis derrière son bureau, il se sentit en sécurité loin des déversoirs de haine qu’il venait de subir.

La porte latérale, côté tour de contrôle, s’ouvrit. Elle était poussée par le contrôleur aérien qui veillait sur les pistes le matin même.

— Bonjour, commissaire ! clama-t-il au milieu de la salle des pas perdus. Vous avez eu chaud ce matin…

— Pas vraiment, répliqua Workan.

— Je ne parle pas du temps, mais de l’avion qui a failli vous balayer, je vous ai déjà dit de ne pas marcher sur les runways, et en plus de ça, vous vous mettez en plein croisement des deux pistes.

— Je mesurais une distance.

— Laquelle ?

— Ça ne vous regarde pas.

— Est-ce que je peux vous parler, commissaire ?

Workan tourna la tête, fit un tour d’horizon circulaire. Les boutiques Hertz, Europcar et autres prestataires de location de voitures étaient toujours aussi vides. Les tapis d’enregistrement de bagages toujours inactifs. Il remarqua que les deux pendules du terminal affichaient des heures différentes : 17 h 35 pour l’une, 10 h 55 pour l’autre, il n’en tira aucune conclusion, mais c’était à noter. D’autant qu’elles indiquaient déjà ces heures-là depuis son arrivée.

— Je crois que nous ne sommes que tous les deux, Jules… C’est bien Jules que vous vous appelez ?

— Oui. Jules Chabert.

— Joli nom.

— Ah bon ?

— Je disais ça comme ça… Qu’est-ce que vous voulez ?

— Voilà, il n’y a rien de sûr, mais c’est délicat…

— Vous avez des hémorroïdes ou votre femme attend des jumeaux ?

— Ni l’un ni l’autre, mais comme je sais que vous êtes commissaire de la vraie police, pas celle de la PAF, mais de la judiciaire, je me suis dit que je pourrais m’adresser à vous.

— C’est bien. Vous êtes en train de le faire, que puis-je pour vous ?

— Voilà, c’est bête à dire, mais ma sœur a disparu.

— OK ! Votre sœur a disparu ?

— Je viens de vous le dire.

— Quel âge a votre sœur ?

— Quarante-huit ans.

— Et vous-même ?

— Ce n’est pas important, je ne suis pas concerné, vous…

— Vous voyez bien que je suis en train de prendre des notes… Quel âge avez-vous ?