L'héritage de Jack l'Éventreur - Hugo Buan - E-Book

L'héritage de Jack l'Éventreur E-Book

Hugo Buan

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Beschreibung

La légende du célèbre tueur en série refait surface...

— J’aimerais vous rencontrer. Je suis une vieille dame et je me déplace difficilement. Pourriez-vous venir me rendre visite à la pointe du Décollé ?
— La pointe du Décollé à Saint-Lunaire ?
— C’est cela. Si ça ne vous dérange pas.
— Bien sûr que si, ça me dérange ! Si vous avez des révélations à faire, appelez la gendarmerie locale !
— Il n’y a que vous qui allez comprendre ce que j’ai à vous dire.
— Vous me surestimez, Madame… Allez-y !
— Pas au téléphone. Il faut que je… que je vous montre.
— Quoi ?

Ce qu’il s'apprête à découvrir dépassera sa raison. Mrs Drummond, la vieille Anglaise, ne l’épargnera pas. Workan se voit plonger dans son propre passé… sous les griffes et le couteau de Jack l’Éventreur.

Hugo Buan nous livre une fois de plus une enquête passionnante, à l’imagination débordante, avec un commissaire Workan toujours aussi insolent et terriblement attachant.


EXTRAIT

— Ma sœur Jessica et moi avions comme parents – ils sont décédés – Marvin Drummond, notre père né en 1919, et Beverly Ashley, notre mère née en 1924. Vous me suivez ?
Workan se massa les tempes.
— Jusqu’ici ça va. Vos parents, tout ça… Mais quel est le but de…
— Vous voulez que je saute la génération précédente ?
— Si elle est inutile…
— Non, il s’agit de mes grands-parents : Margaret Stablehorse, née en 1893, et James Ashley, né en 1891.
Workan soupira :
— Et alors ?
— Alors, jurez de ne pas divulguer ce que je vais vous révéler ! dit solennellement Mrs Drummond.
— Jurer, jurer… marmonna Workan, ce n’est pas évident…
— Sur l’honneur de la police, le coupa Mrs Drummond.
— Sur l’honneur de la police ? Alors oui, ça, je peux le faire… Je le jure.
— Margaret Stablehorse était la fille de Russell Stablehorse, mon arrière-grand-père.
— Et alors ?
— Russell Stablehorse était plus connu sous le nom de Jack L’Éventreur…


CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE
L’intrigue joue habilement sur les époques (1888, 1999, et aujourd’hui) tout en gardant, comme toujours dans cette série, une belle part d’humour. Cette nouvelle enquête du commissaire Workan tient toutes ses promesses : on se régale ! - Claude Le Nocher, Action-Suspense


À PROPOS DE L'AUTEUR

Hugo Buan est né en 1947 à Saint-Malo où il vit et écrit.

Passionné de polars, après une carrière professionnelle de dessinateur dans le Génie Civil, il publie en 2008 son premier roman, Hortensias Blues, une enquête policière bourrée d’humour à l’imagination débordante. Il crée ainsi le personnage du commissaire Lucien Workan, fonctionnaire quelque peu en disgrâce auprès de sa hiérarchie, ce qui lui vaut d’être muté depuis Toulouse, où il a laissé sa famille, à Rennes. Ses méthodes sont encore largement désapprouvées par son nouveau patron, mais pour Workan, seul le résultat compte ! Ses ouvrages se sont retrouvés sélectionnés pour pas moins de 5 prix, parmi lesquels le Prix Michel Lebrun au Mans et le Prix Polar de Cognac.

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HUGO BUAN

L’héritage

de

Jack l’Éventreur

DU MÊME AUTEUR

J’étais tueur à Beckenra City

Les enquêtes du commissaire Workan

1. Hortensias blues

2. Cézembre noire

3. La nuit du Tricheur

4. L’œil du singe

5. L’incorrigible monsieur William

6. Eagle à jamais

7. Le quai des enrhumés

8. L’héritage de Jack l’Éventreur

Site de l’auteur :www.hugobuan.com

CE LIVRE EST UN ROMAN.

Toute ressemblance avec des personnes, des noms propres,

des lieux privés, des noms de firmes, des situations existant

ou ayant existé, ne saurait être que le fait du hasard.

Aux termes du Code de la propriété intellectuelle, toute reproduction ou représentation, intégrale ou partielle de la présente publication, faite par quelque procédé que ce soit (reprographie, microfilmage, scannérisation, numérisation…) sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L 335 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. L’autorisation d’effectuer des reproductions par reprographie doit être obtenue auprès du Centre Français d’Exploitation du droit de Copie (CFC) - 20, rue des Grands Augustins - 75 006 PARIS - Tél. 01 44 07 47 70/Fax : 01 46 34 67 19 - © 2016 - Éditions du Palémon.

Chapitre 1

La pluie battait violemment le pare-brise de la limousine. Les yeux plissés et attentifs, le commissaire Workan cherchait désespérément “son” adresse. L’obscurité, avec les bourrasques automnales qui s’engouffraient dans la Manche, avait balayé le jour. De rues ténébreuses en lueurs blafardes délayées sur la vitre par des myriades de gouttes d’eau, le grand flic se sentit perdu. Il n’était pourtant que 18 heures ce jeudi soir, mais le mois de novembre appliquait ses règles hivernales sur la côte nord de Bretagne : pluie, vent, ténèbres.

Et ce GPS qui ne fonctionnait pas ! Par deux fois, Workan avait tutoyé l’homicide sur la personne de son garagiste qui lui avait vendu « l’affaire du mois », une Bentley Arnage 457 CV de 2003. Le Bluetooth avait fondu les plombs et le GPS rendu l’âme, sans tambour ni trompette. Le garagiste en question se mettait à suer en abondance dès qu’il apercevait le capot de la belle anglaise se profiler près de son atelier. Bien vite, il se persuada qu’il mourrait des mains de ce flic. Ne lui avait-il pas montré la crosse de son pistolet, un jour ? Et tout ça en ricanant et en le menaçant. Ce type de GPS n’existait plus, lui avait-il dit. « Rien à foutre ! » avait rétorqué le grand malade. Le mécano s’en était tiré par une promesse de recherche de ce GPS dans toute l’Europe et peut-être même ailleurs.

Workan se gara le long d’un trottoir pour déchiffrer la plaque de rue, zébrée par les chutes de feuilles. Il avait pénétré la petite presqu’île par le boulevard des Rochers, ça, il en était certain. Il avait poursuivi son avancée sur le boulevard de la Mer pour terminer dans une sorte d’impasse, la rue du Pont au Diable. Pas gai tout ça, surtout que l’ensemble de ces rues se trouvait sur la pointe du Décollé. Ils ne rigolaient pas dans le coin ! Il déchiffra la plaque en baissant sa vitre et fut saisi au passage par une giclée de pluie : « Boulevard de Kerpezdron », lut-il. Il fit remonter la vitre promptement pour se mettre à l’abri.

Il extirpa le portable de sa poche et consulta le plan de la Pointe. Le boulevard du Décollé lui tendait les bras à moins de cent mètres. Il enquilla la rue du Sémaphore, la rue des Falaises et se retrouva sur le boulevard tant désiré. Il parcourut à peu près trois cents mètres sur la voie et vit avec satisfaction le numéro qu’il cherchait. Sur sa gauche se dressait, au fond d’un parc, une maison ancienne à colombages, de trois étages, qui devait dater du début du XXesiècle et qui dominait la côte est de la presqu’île. Workan imagina qu’en plein jour, la vue devait être magnifique, car la baie de Saint-Malo-Dinard s’étalait en contrebas.

Aussi curieux que cela pût paraître, il ignorait en partie le pourquoi de sa venue à Saint-Lunaire et plus précisément à la pointe du Décollé. Nom sinistre s’il en est. Cette pointe sinueuse, située entre la Grande Plage et la plage de Longchamp, est une avancée de rochers faite de pics, de failles, de grottes, à la beauté sauvage, qui fut recouverte dès la fin du XIXesiècle de somptueuses villas appartenant à l’aristocratie et à la grande bourgeoisie. La légende raconte que la pointe doit son nom à l’extrémité rocheuse nord qui se serait “décollée” de façon intempestive par la magie d’un coup d’épée de Léonor, futur saint Lunaire, dans les années 535. La presqu’île est désormais reliée à celle-ci par un petit pont. Mais nous savons que le commissaire Workan s’en battrait les semelles d’une telle confidence !

Il avait découvert le nom de ce lieu, l’été précédent. La Police Judiciaire de Rennes avait été amenée à enquêter sur le meurtre d’une jeune femme. Ce fut le capitaine Lerouyer qui dirigea les investigations. La victime avait été repêchée en contrebas de la falaise près du rocher Napoléon. Égorgé et abîmé par la chute, le corps balloté par les vagues avait séjourné dans l’eau et était cisaillé de toutes parts. Les arêtes des rochers, affûtées comme des rasoirs, se révélaient de redoutables objets tranchants. À cause du séjour dans l’eau salée, le prélèvement d’indices s’avéra famélique. Le légiste ne put déterminer avec certitude l’heure de la mort. On put la déduire grâce à la présence de la jeune femme, quelques heures plus tôt, dans une discothèque située sur la même pointe. Tout indiquait qu’elle avait été assassinée peu de temps après en être sortie. Avait-elle rendez-vous avec son assassin ?

Workan, mécontent des résultats de Lerouyer sur les trafics de drogue à Rennes, avait décidé de saisir ce problème à bras-le-corps. Aussi avait-il demandé au commissaire divisionnaire Armel Prigent, son boss, de détacher le capitaine Lerouyer sur le crime de la pointe du Décollé. Mais après deux mois d’enquête, Lerouyer, à son corps défendant, avait passé le relais à la gendarmerie locale. Il avait obtenu de piètres résultats, mais à sa décharge, les recherches sur les corps immergés sont classées dans les plus difficiles. À cela, il faut ajouter le laminage des chairs par les rochers ainsi que le flux et le reflux incessant des vagues. Workan évoqua très peu cette enquête avec son capitaine, d’autant plus que lui-même avait bu le bouillon avec les dealers rennais : il n’avait arrêté que du petit gibier et s’était très vite lassé des magouilles des trafiquants jamais à court d’ingéniosité. Il repassa le relais à Lerouyer et le train-train reprit son cours.

La veille de sa présence au Décollé, alors qu’il détaillait avec minutie un Bacon accroché au mur de son bureau, il reçut un coup de téléphone étrange.

Il décrocha, c’était le standard.

— Commissaire ? dit le sous-brigadier de service.

— Oui.

— J’ai une dame qui veut vous parler.

— Beaucoup de dames veulent me parler, comment est-elle ?

— Je ne sais pas, elle est au téléphone.

— J’ai autre chose à faire que d’écouter des chansons d’amour, bêla-t-il.

Il raccrocha.

Le téléphone sonna à nouveau.

— Elle insiste Commissaire. Elle dit que c’est important.

— C’est important… C’est important… Tout le monde dit ça. C’est fou, ça ! Chaque personne croit que ce qu’elle a à dire est plus important que l’important du commun des mortels…

— C’est au sujet de votre mère.

— Passez-la-moi ! claqua Workan.

La mère du commissaire avait été assassinée une quinzaine d’années auparavant1.

— Commissaire Workan ?

— C’est moi. Que voulez-vous ? dit-il sur la défensive.

— J’aimerais vous rencontrer. Je suis une vieille dame et je me déplace difficilement. Pourriez-vous me rendre visite à la pointe du Décollé ?

— La pointe du Décollé à Saint-Lunaire ?

— C’est cela. Si ça ne vous dérange pas.

— Bien sûr que si, ça me dérange ! Si vous avez des révélations à faire, appelez la gendarmerie locale !

— Il n’y a que vous qui allez comprendre ce que j’ai à vous dire.

— Vous me surestimez, Madame… Allez-y !

— Pas au téléphone. Il faut que je… que je vous montre.

— Quoi ?

— Venez me voir…

Workan s’impatienta.

— Vous avez parlé de ma mère au standard.

— Oui, c’est pour ça que je vous ai choisi. À l’époque, j’avais suivi l’affaire dans les journaux.

— Qu’a-t-elle à voir avec vous, cette affaire ?

— Si vous saviez…

— Je ne demande que ça.

— Alors, venez demain à dix-huit heures au Décollé !

Workan soupira.

— J’y serai !

— Voici mon adresse…

En ouvrant sa portière, une rafale cueillit le commissaire et le plaqua le long de la carrosserie. Ce fut, courbé en deux, le bras sur la tête pour se protéger de la pluie, qu’il tenta de déchiffrer le nom de l’occupante de la villa. Quand il fut certain d’être au bon endroit, il carillonna au portillon. Quelques secondes plus tard, un homme, svelte et leste, sortit de l’obscurité de l’allée et vint à sa rencontre, en tenant un parapluie qui n’avait qu’une obsession : s’envoler.

— Monsieur Workan ? demanda l’homme.

— Oui. J’aimerais autant “commissaire” que “monsieur”, mais le temps ne me permet pas d’entrer dans les détails hiérarchiques.

— Ma maîtresse vous attend… Si vous voulez, je vous propose de courir…

— Alors, courons !

Au petit trot, Workan suivit celui qui devait être le serviteur – sans parapluie, puisque ce dernier avait eu le dessus et s’était envolé – de la maîtresse de maison. Dans le hall, le commissaire se secoua comme un chien après l’averse et essuya ses pieds sur un tapis persan.

Une dame, sans doute celle qu’il avait eue au téléphone, s’approcha de lui.

— Merci d’être venu, Commissaire. Approchons-nous du feu, ça vous séchera un peu… Vous prendrez bien un whisky ? Sans attendre de réponse, elle appela : Pierre ? Servez-nous deux whiskies près de la cheminée…

Workan lui donna dans les soixante-dix ans, elle était vêtue sobrement d’une longue robe en laine tirant sur le rose fuchsia, qui tombait à mi-mollet sur des bottes en cuir noir. Les cheveux blancs, coiffés en chignon, lui donnaient un air de mamie confiture.

— Merci de votre accueil, madame Drummond, mais, si je peux me permettre, en vous voyant, je ne comprends pas pourquoi vous vous êtes présentée comme une vieille dame incapable de se déplacer au commissariat de Rennes.

Mrs Drummond sourit.

— Je vous remercie pour votre compliment. Mais je n’aime pas faire voyager ce que j’ai à vous montrer. Asseyez-vous dans ce fauteuil, Commissaire…

Déjà, au téléphone, Workan avait cru déceler une pointe d’accent anglais dans la voix de son interlocutrice. Face à face, cet accent se révéla indéniable.

— Ce que vous avez à me montrer concerne l’assassinat de ma mère ?

— Non.

Workan s’irrita :

— Pourtant, une des raisons qui m’a poussé à venir ici, c’est justement l’attente de révélations concernant ce meurtre. Je suis particulièrement déçu !

— Je m’en excuse, Commissaire. Mais vous verrez qu’il y a un lien indirect entre mon histoire et l’assassinat de votre maman… Je peux commencer ?

— Je vous en prie…

Mrs Drummond but une gorgée de whisky et reposa le verre sur un petit guéridon placé entre les deux fauteuils. L’âtre rougeoyait, les braises crépitaient et Workan, gêné par la chaleur qui se dégageait du foyer, tenta d’éloigner son siège à l’aide de ses jambes.

— Vous êtes contrarié par le feu, Commissaire ? s’enquit madame Drummond.

— Un peu… C’est surtout que mon costume est mouillé et je n’ai pas envie de finir comme un capelan desséché !

— Je vous comprends, ça doit être désagréable.

— J’sais pas, mais j’ai pas envie d’essayer.

— Encore que j’adore les capelans dans une soupe de poisson…

— Peut-être, mais vous ne me ferez pas changer d’avis.

— Si l’on revenait aux choses sérieuses, Commissaire ?

Workan pensait au contraire que finir comme un capelan était une chose très sérieuse. Cette femme manquait de discernement.

— Je vous écoute, dit-il en saisissant son verre posé sur le guéridon.

— Comme vous l’avez peut-être remarqué, je suis anglaise et…

— Effectivement, j’avais cru percevoir une pointe d’accent du Yorkshire, pontifia Workan.

— Vous avez une connaissance linguistique et phonologique, des régions anglaises, assez étonnante, Commissaire ! Vous êtes d’accord avec moi pour situer le Yorkshire plutôt au nord de l’Angleterre ?

— Of course !

— Je suis née à Chichester dans le sud du Royaume et j’ai ensuite vécu à Londres. Je suis arrivée ici, en France, il y a trente ans.

— Je vois… fit Workan, perplexe.

Mrs Drummond s’aperçut de la gêne de son hôte, elle enchaîna :

— Laissons ces balivernes tranquilles si vous le voulez bien. Comme vous le savez maintenant, je suis née en Angleterre, sous le nom de Susan Drummond, nom que je porte encore actuellement puisque je ne me suis jamais mariée.

— C’est important de connaître votre état civil ? se hasarda Workan que cela ennuyait.

— Très très important, Commissaire. Beaucoup plus que vous ne pouvez l’imaginer.

C’est ce moment que vint troubler Pierre, le serviteur, en venant déposer une bûche dans l’âtre. Il attisa les braises et se retira. Mrs Drummond le remercia et lui dit qu’il pouvait disposer et monter dans sa chambre. Workan jeta un coup d’œil sur sa montre : 18 h 45. Il se fit la réflexion que les gens se couchaient tôt dans le coin. Mais il ne s’agissait peut-être que d’une pause…

— Vous n’avez pas enquêté sur le meurtre qui a eu lieu cet été sur la Pointe ? lui demanda Mrs Drummond.

— Non. J’aurais dû ?

— Vous êtes une sommité dans la police, non ?

— Allez dire ça à mes supérieurs. Vous seriez assez stupéfaite de leurs réponses… Donc si je suis là, c’est pour me reprocher de n’être pas venu cet été me mêler à l’enquête de la PJ ?

— Pas du tout… Mais il y a quand même un meurtrier en liberté… Il n’a pas été arrêté, je crois ?

— Qui vous dit que ce n’était pas un accident ?

— La presse !

— Les médias n’en savent rien. Cette jeune femme…

— Cette prostituée, vous voulez dire.

Workan, agacé, ignora la remarque et poursuivit :

— Je reprends : cette jeune femme a très bien pu basculer accidentellement par-dessus le parapet. C’était en fin de nuit, l’alcool, la fatigue et peut-être la drogue… Ce coin est dangereux.

— Elle a été égorgée !

— Madame Drummond, permettez-moi de garder secret le résultat de nos investigations et revenons au pourquoi de ma présence ici.

— Excusez-moi, Commissaire. C’est vrai, je dérape.

— Continuez !

— Où en étais-je ?

— Votre état civil.

— Ah oui ! Je m’appelle donc Susan Drummond, je ne suis pas mariée, je n’ai pas d’enfant, grâce à Dieu !

Workan s’étonna et porta son regard des flammes au visage de la vieille Anglaise. Ce dernier s’empourprait, en grande partie à cause du feu de cheminée mais aussi du whisky. Le nez et les joues rouges faisaient ressortir ses yeux bleus, empreints d’une dureté qui troubla le commissaire.

— Pourquoi « grâce à Dieu » ? s’enquit Workan.

— Vous comprendrez tout à l’heure… J’ai une sœur prénommée Jessica. Elle porte également le nom de Drummond puisqu’elle n’est pas mariée.

— Je dois prendre des notes ? se moqua Workan.

Il fut surpris de la réponse, car elle semblait sérieuse :

— Si vous voulez… Vous en aurez besoin pour mettre tout ça dans l’ordre.

— Quel ordre ? s’étonna-t-il.

— Chronologique !

— Vous êtes sérieuse ? fit Workan, de plus en plus médusé.

— Oui.

— Alors, attendez que je sorte mon portable. Je vais vous enregistrer. Vous n’y voyez pas d’inconvénient ?

Il trouva l’application d’enregistrement et posa le téléphone sur le guéridon.

— Vous pouvez continuer, madame Drummond…

— Ma sœur Jessica et moi avions comme parents – ils sont décédés – Marvin Drummond, notre père né en 1919, et Beverly Ashley, notre mère née en 1924. Vous me suivez ?

Workan se massa les tempes.

— Jusqu’ici ça va. Vos parents, tout ça… Mais quel est le but de…

— Vous voulez que je saute la génération précédente ?

— Si elle est inutile…

— Non, il s’agit de mes grands-parents : Margaret Stablehorse, née en 1893, et James Ashley, né en 1891.

Workan soupira :

— Et alors ?

— Alors, jurez de ne pas divulguer ce que je vais vous révéler ! dit solennellement Mrs Drummond.

— Jurer, jurer… marmonna Workan, ce n’est pas évident…

— Sur l’honneur de la police, le coupa Mrs Drummond.

— Sur l’honneur de la police ? Alors oui, ça, je peux le faire… Je le jure.

— Margaret Stablehorse était la fille de Russell Stablehorse, mon arrière-grand-père.

— Et alors ?

— Russell Stablehorse était plus connu sous le nom de Jack L’Éventreur…

1. Le sujet est évoqué dans La Nuit du Tricheur et L’œil du Singe.

Chapitre 2

« J’aurais dû rester dans mon bureau », songea Workan, dépité. Il y avait une cinglée à Saint-Lunaire, elle était pour lui.

— Voyez-vous, madame Drummond, dit-il, ironique, j’étais l’autre jour à l’hôpital psychiatrique Guillaume Régnier – qui n’a rien à voir avec la famille princière – à Rennes, et savez-vous qui j’ai vu, outre le Napoléon de service ?

— Non.

— Vous n’allez pas me croire…

— Si bien sûr !

— Lénine et Fidel Castro qui jouaient à « Tiens-moi par la barbichette ». Étonnant, non ?

Mrs Drummond prit un air navré.

— J’ai compris, Commissaire, vous me prenez pour une folle… Sachez que j’ai suffisamment de preuves pour vous faire changer d’avis. Je sais que vous connaissez bien l’affaire de Jack ; vous y avez été confronté il y a une quinzaine d’années quand votre mère a été assassinée par celui qu’on a appelé « leRipperdu 15e ». Celui qui a perpétré ses crimes sur le modèle de Jack. Votre mère en a été la cinquième victime, officiellement. L’assassin n’a jamais été capturé… comme Jack !

— Pourquoi « officiellement » ? l’interrompit Workan.

— Vous savez comme moi que l’on prête cinq crimes officiels à Jack, appelés « les cinq crimes canoniques », un peu comme les évangiles répertoriés authentiques. Je peux vous assurer qu’avec ce que vous allez lire, la presse et la police sont bien loin du compte !

— Lire ? s’étonna Workan.

— Oui.

— Vous savez, madame Drummond, qu’il y a déjà eu un faux journal de l’Éventreur ? Vous avez retrouvé des textos ?

— Mon arrière-grand-père ne tenait pas un journal, Commissaire. Comme on peut le supposer, il avait l’esprit troublé…

— C’est le moins que l’on puisse dire ! la coupa Workan.

— Merci, pinça-t-elle. L’esprit troublé certes, mais dans ses notes, il y a une espèce d’insensibilité machiavélique.

— Ses notes ?

— Oui, des feuillets, écrits certainement plusieurs années après ses forfaits. Il y a des approximations. On sent qu’il s’est servi des coupures de presse de l’époque pour reconstituer une partie des faits, les dates, certains noms de lieux, de policiers… et de victimes.

— J’en ferais autant avec n’importe quelle affaire actuelle… Mes descendants seraient fiers de moi… Dites-moi, il était un peu mégalo, mytho, votre arrière-grand-père ? Comment s’appelait-il déjà ?

— Russell Stablehorse !

— Sacré Russell !… Bien, je dois prendre congé, Madame. Ne vous excusez pas pour le dérangement.

Il se leva.

— Restez assis, commissaire. Je n’ai pas terminé… Je vous ressers un autre whisky ?

— Écoutez, je…

— Je vous en prie ! implora-t-elle.

Elle se saisit de la bouteille d’Oban et remplit d’une bonne moitié le verre de Workan. Ce dernier soupira bruyamment et reposa son derrière dans le fauteuil.

— Si on parlait de Landru pour changer ? dit-il.

Elle sourit.

— Je ne suis pas l’arrière-petite-fille de Landru.

— Heureusement ! Sinon, vous n’auriez vraiment pas de chance ! fit Workan, ironique. Alors, ces notes de Jack ?

— Je vais vous les donner, Commissaire. Ou tout au moins les photocopies. Les vraies sont dans le coffre de ma banque.

— Normal. Comme ça, je ne peux pas faire expertiser le papier, à moins que ce ne soit de la peau de chèvre. Voyez-vous, madame Drummond, il y a une chose qui me titille : vous avez une excellente police dans votre pays,Scotland Yard, elle se ferait un plaisir d’authentifier ces documents. Ils connaissent l’écriture de Jack, ses supports papier, son encre. Ils pourraient comparer son emploi du temps aux procès-verbaux des crimes et que sais-je encore…

— Non.

— Non quoi ?

— Ils ne connaissent pas l’écriture de Jack. Aucune des lettres reçues par la police, par la presse et, même celle, célèbre, reçue par George Lusk, le président duWhitechapel Vigilance Committee2n’a été envoyée par mon arrière-grand-père. Il le confirme dans ses écrits avec bien d’autres choses étonnantes.

Workan ferma les yeux. Marre, depuis quinze ans, d’y penser chaque jour ! Aborder quand même le sujet.

— Cette lettre était pourtant accompagnée d’un morceau du rein de Catharine Eddowes… lâcha-t-il. Le rapport d’autopsie est formel.

— C’est exact ! Enfin, je veux dire que c’est exact que le rein gauche de Catharine Eddowes a été emporté par Jack, mais c’est inexact que le morceau envoyé à Lusk l’ait été par mon aïeul. Il le nie dans ses notes. Lusk lui-même avait pensé à une farce de carabins.

— Et qu’a-t-il fait du rein, votre aïeul ?

Gênée, Mrs Drummond hocha la tête deux ou trois fois en murmurant :

— Vous le lirez vous-même.

— Écoutez, Madame ! s’agaça Workan. Vous connaissez très bien le dossier sur Jack, sûrement mieux que moi. Mais je me répète : il y aScotlandYard! Je n’ai rien à voir dans votre histoire ! Puis il s’énerva : Qu’est-ce que vous voulez ? M’aider à retrouver l’assassin de ma mère ? C’est le fantôme de Russell Stablehorse, le coupable ? Alors, fichez-moi la paix !

Il se leva et retomba une fois de plus assis dans le fauteuil. La force des flammes et les vapeurs de whisky troublèrent son équilibre.

Mrs Drummond murmura, en lui remplissant son verre à nouveau :

— LeRipperdu 15ea-t-il commis des sévices sur votre mère et les autres victimes ? Le procureur de l’époque était assez vague à ce sujet, la presse aussi, d’ailleurs.

Workan se ferma.

— Vous n’êtes pas obligé de me répondre, Commissaire… Vous avez cependant une famille influente, sous-entendit-elle. Quand j’ai découvert votre affaire en 1999, à travers la presse, elle m’a tout de suite passionnée. Elle ressemblait trop à celle que j’avais découverte une quinzaine d’années auparavant. En 1985, pour être exacte. L’année de l’achat de cette villa et de mon aménagement sur cette pointe venteuse. Vous voulez que j’aille chercher les copies, Commissaire ?

— Si vous voulez, bredouilla Workan.

Il but une gorgée de whisky et ôta sa veste. Il la lança sur une table basse, située deux mètres à sa droite. Le holster de son pistolet sur fond de chemise noire le faisait ressembler davantage à un mafioso qu’à un flic. Il passa la main, d’avant en arrière, dans ses cheveux noirs. Il constata qu’ils avaient séché. Il se retourna pour voir Mrs Drummond farfouiller dans un meuble étrange, à l’autre bout de la grande pièce. À son retour près de la cheminée, elle remarqua l’intérêt de Workan pour ce meuble.

— Tout vient de là, lâcha-t-elle. C’est Russell Stablehorse qui l’a fait fabriquer dans les années 1900 quand il était aux Indes. Il est remarquable, c’est une sorte de secrétaire. Sa façade est en palissandre. Les ciselures sont dorées à l’or fin et le fond bleu est vernissé avec des pigments d’origine indienne.

— Jack était aux Indes ? dit Workan, se surprenant à rentrer dans le jeu de la vieille dame. Il se reprit : Enfin, celui qui se prend pour Jack…

— Commissaire, acceptez l’idée que Russell Stablehorse est Jack l’Éventreur, et je puis vous assurer qu’en sortant de cette maison, vous en serez convaincu !

— J’en doute fort…

— Je vous disais donc que tout a commencé à partir de ce meuble. Revenu des Indes, il a subi de nombreux déménagements parmi les trois générations qui ont suivi celle de Jack. En 1985, quand j’ai aménagé ici, le grand tiroir du bas s’est détaché, à cause d’une maladresse des déménageurs. Heureusement, j’étais présente, car ce tiroir a un double fond à glissière, ignoré de tous, qui a libéré une boîte carrée en métal. Je m’en suis saisie et l’ai ouverte à l’abri des regards. Les manuscrits de Jack se sont révélés à mes yeux. Nous savions dans la famille qu’un de nos aïeuls avait séjourné aux Indes, mais imaginez ma stupéfaction en parcourant les lignes qu’avait écrites Russell Stablehorse ! Dans la boîte en métal, il y avait également les preuves qui authentifiaient l’identité de l’Éventreur. Preuves qui le relient aux victimes.

— Vous avez fait vérifier ces « preuves » ?

Mrs Drummond sembla gênée, elle tira sur sa robe afin de bien couvrir ses genoux.

— Pas encore. Si je le fais au grand jour, l’identité de Jack sera révélée et ça, je m’y refuse. C’est une histoire de famille, vous comprenez ? Notre nom ne doit pas être souillé.

— Mais moi, je le sais !

— Je vous fais confiance.

— Mouais, grommela Workan et il enfila une rasade de whisky.

— Vous l’avez juré !

— C’est vrai ? Sur quoi ?

— Sur l’honneur de la police.

— Mouais… En tout cas, je ne l’aurais pas juré sur la tête de ma fille.

— Commissaire ? fit Mrs Drummond sur un air de reproche.

— Écoutez, Madame, il fallait garder cette histoire pour vous. Brûler les manuscrits, et ni vu ni connu.

Workan joignit le geste à la parole et s’effleura les paumes des mains, en mimant le geste d’un envol.

— Ce n’est pas si simple, Commissaire. Vous allez comprendre pourquoi.

— Depuis le début vous promettez que je vais comprendre, mais pour l’instant, il n’en est rien. Il réfléchit. Quelle était la profession de Russell Stablehorse ?

— Médecin !

— Tiens donc ! Les trois quarts des individus qui sont suspectés d’être Jack l’Éventreur sont médecins ou vétérinaires. Quelle originalité !

— Médecin un peu spécial.

— Ça m’aurait étonné du contraire ; quand on a autant de meurtres atroces à son actif, il faut être un peu spécial ! Et quelle était sa spécialité ?

— Russell a été l’un des premiers, et peut-être le premier médecin d’Angleterre, à être embauché par une entreprise afin de veiller à la bonne santé de ses employés. Cette entreprise avait un challenge intéressant à relever et elle ne pouvait se permettre aucune absence, pour maladie par exemple, de ses ouvriers. L’entreprise était celle de Sir William Arrol, un ingénieur écossais. Il était le spécialiste mondial des ponts d’acier. Il a conçu des techniques et des méthodes de travail usitées encore aujourd’hui. Il était un peu l’équivalent de votre Eiffel. Ce chantier est évidemment la construction duTower Bridgequi dura environ huit ans, de 1886 à 1894 – période qui correspond à la majorité des crimes, avec un pic en 1888. Il ne faut que quelques minutes à pied pour se rendre de ce pont àWhitechapel. Sir William Arrol devait rendre des comptes aux architectes Horace John et John Wolfe Barry et il eut donc cette brillante idée d’embaucher un médecin – par petite annonce dans la presse. Pendant la durée des travaux, une dizaine d’ouvriers se tuèrent accidentellement, Russell s’occupa d’une centaine de blessés sur cette même période, sans compter que la syphilis faisait des ravages dans ces quartiers ; bref, il n’a pas chômé, d’autant que, dans ses récits, il écrit avoir également soigné des chevaux qui participaient aux transports de matériaux.

— Très éclectique, ce Jack ! murmura Workan, le verre à la main.

— Trop ! confirma Mrs Drummond.

Le commissaire jeta un œil sur les photocopies qu’il avait entre les mains, en les feuilletant à la volée.

— Combien de crimes avoués ? bougonna-t-il d’un air indifférent.

— Vingt-neuf !

Workan siffla entre ses dents :

— Rien que ça !

— je sais, c’est beaucoup, se contrit Mrs Drummond en se tordant les doigts, nerveusement. Remarquez, il y en a un qu’il nie catégoriquement. Un célèbre, qui fait partie des cinq crimes canoniques. Celui de Long Liz, plus exactement Elizabeth Stride, retrouvée dansBerner Streetle dimanche 30 septembre 1888, la même nuit – que les historiens appellent celle « du double meurtre » – où l’on retrouva le corps de Catharine Eddowes. Il assume complètement ce dernier meurtre… et les mutilations infligées, hélas !

— Où habitait Stablehorse ?

— Royal Mint Street, une rue près d’une voie ferrée au nord de la Tamise, à peu près à mi-chemin entreWhitechapelet leTower Bridge. Il vivait au deuxième étage d’une maison en briques.

Workan huma son whisky.

— Vous souhaitez que je vous apporte des glaçons, Commissaire ?

— Non merci… Je n’ai pas envie de lire ce truc – il brandit les feuillets en direction de Mrs Drummond –, je perds mon temps !

— C’est dommage ! Je me répète, mais c’est pour vous la seule façon de connaître la véritable histoire de Jack l’Éventreur. Et peut-être également d’appréhender d’une façon différente votre propre histoire. Ou plutôt celle duRipperdu 15e.

Workan reposa les feuillets sur le guéridon.

— Je suis fatigué, dit-il en s’enfonçant ostensiblement dans le fauteuil moelleux.

— J’espère que nous n’avons pas terminé cette conversation, Commissaire. Je vous ai fait préparer une chambre par mon majordome. J’avais anticipé une discussion qui se terminerait tard dans la nuit… et il est hors de question que je vous laisse repartir en voiture. J’avoue que c’est de ma faute, mais vous avez bu ; c’est ainsi !

— J’ai un éthylotest dans ma caisse, je vais aller souffler dedans…

— Inutile, vous allez faire sauter la presqu’île. Alors que fait-on ?

— Je pourrais avoir un autre verre ? Je n’aime pas aborder le sujet des crimes de 99, ça me rend maussade.

— Ne les abordons pas, vous tirerez votre propre conclusion quand vous aurez une connaissance complète du dossier.

— Jack s’est arrêté de tuer après le meurtre de Mary Jane Kelly le 9 novembre 1888, lança Workan, tentant d’échapper à sa torpeur.

— Non, il a continué et cessé momentanément en 1890 pour des raisons de santé… enfin, je veux dire d’accident. Cet hiver-là fut rude et Russell Stablehorse glissa sur une plaque de verglas au moment où arrivait un fiacre, ou une diligence, tant et si bien que ce véhicule lui passa sur la jambe et la broya littéralement. C’était à la jonction deTower Hillet deMansell Street. Malgré le froid, une intense circulation y régnait. Ce fut un coup très dur pour lui, il écrit :« Je me sentais orphelin de mes victimes, mes putains maudites (…) Je perdais toute chance de planter mon glaive froid dans leurs entrailles fumantes… »

Elle reposa la feuille qu’elle venait d’extirper de la liasse et poursuivit :

— Vous avez remarqué, Commissaire, que chaque feuillet est doublé d’un autre, avec sa traduction en français ? Traduction faite par moi. Je ne savais pas si vous maîtrisiez ou non la langue de Jack.

— Vous avez bien fait, lâcha-t-il, laconique.

— Vous ne la maîtrisez pas ?

— Non… J’ai parfois du mal à me maîtriser moi-même, comment voulez-vous que je maîtrise autre chose…

— Ce n’est pas grave, c’est très français de ne pas maîtriser les langues étrangères ni même de les comprendre un tant soit peu…

Le bras sur l’accoudoir et le verre à la main, Workan fronçait les sourcils comme s’il faisait des efforts considérables pour suivre le fil de la discussion. Il tenta de s’accrocher.

— Vous m’avez parlé de prostituée, concernant la jeune femme qui a été assassinée ici cet été. Comment le savez-vous ?

— La presse, tout simplement. Journaux, radios, télévisions etc.

— Il ne faut pas les croire. Ils sont pires que les assassins, ils tuent lentement mais sûrement.

— Vous êtes dur !

— Je ne sais pas, avoua Workan. Madame Drummond, puisque vous aviez ces documents depuis 1985, pourquoi les dévoiler maintenant, plus de trente ans après ?

Elle se tordit à nouveau les mains.

— Hum… « Maintenant » … C’est justement là le cœur du problème ! Croyez-vous à la transmission génétique, Commissaire ?

— C’est évident.

— Je veux dire à la transmission de certains gènes… Pensez-vous qu’il puisse y avoir un gène de l’assassin, enfin pas exactement de l’assassin mais du tueur en série, un gène du sadisme ? Vous comprenez ce que je veux dire ?

— Oui, je comprends… Non, je ne sais pas pour les gènes, mais je ne doute pas que la recherche scientifique nous l’apprendra un jour.

— Pour le bonheur de tous, la descendance de Jack ne comptait que des filles – il y a très peu de tueuses en série en général – jusqu’à… jusqu’à ce que ma sotte de sœur ne devienne “fille-mère” comme vous dites en France.

— C’est-à-dire ?

— C’est-à-dire que j’ai un neveu. Il s’appelle Terry Drummond et… c’est le premier descendant mâle, direct, de Jack.

2. Comité des vigiles de Whitechapel : devant la recrudescence des meurtres, une milice civile fut créée, dirigée par George Lusk, afin d’aider la police à la recherche de l’Éventreur.

Chapitre 3

La conversation se poursuivit tard dans la nuit. Très tard. Trop tard pour Workan qui s’endormit dans le fauteuil, la tête penchée sur son épaule. Saoulé par le whisky et par les paroles de Mrs Drummond, enivré par cette histoire d’Éventreur et deRipper, fatigué de ressasser les oublis de “son” enquête lors de l’assassinat de sa mère.

Mrs Drummond le recouvrit d’un plaid écossais en laine. Elle ratissa les braises qui s’éteignirent d’elles-mêmes après leur combustion. La vieille dame monta dans sa chambre par le grand escalier de bois à la rampe et aux barreaux sculptés. Elle l’avait atteint, l’avait-elle persuadé ? Elle espéra que oui.

Vers 5 h 30, Workan leva une paupière. Où était-il ? Plus d’incandescence dans la cheminée pour l’éclairer. Il avait froid. Plongé dans le noir, il trouva néanmoins son portable. Ce dernier éclaira partiellement la pièce ; il se souvint.

L’envie de pisser le tenaillait ; à tâtons, il ouvrit quelques portes du rez-de-chaussée et finit par trouver son bonheur. Il revint vers la cheminée ; en passant devant la table basse, il se saisit de sa veste et l’enfila. Sa TAG Heuer affichait 5 h 35. Que faire ? Il se sentait vaseux. Il s’approcha du fauteuil, s’assit et se recroquevilla en ajustant le plaid sur lui.

Les lustres éclairèrent la pièce, vers 8 heures, par la grâce de Mrs Drummond. Dehors, la nuit résistait au jour et le vent continuait de balayer la pluie. La vieille Anglaise vit un bras se lever derrière le dossier du fauteuil. Un étirement. Puis un deuxième bras l’accompagna. Une tête, aux cheveux ébouriffés et aux yeux las, surgit, elle aussi, du fauteuil. Workan la fixa. Un regard teinté d’incrédulité, de gêne et de “qu’est-ce-que-je-fais-là” ? Il la trouva soigneusement coiffée et maquillée. Un peignoir rose en satin à revers blancs en simili-plumes tombait sur ses pieds chaussés d’escarpins.

Le majordome descendit l’escalier à son tour.

— Bonjour Commissaire, fit Mrs Drummond. Pierre va vous préparer un café, à moins que vous ne préfériez du thé ?

— Au lait, grommela Workan.

— Pardon ?

— Le café, au lait !

Workan suivit Pierre des yeux. Il n’avait pas entendu le son de sa voix, sauf quand ce dernier lui avait demandé de courir dans le parc. Quelle était sa relation avec madame Drummond ? Les cheveux châtains, les yeux bleus, il lui inspirait une certaine sympathie.

— Vous avez entendu, Pierre ? fit la maîtresse de maison. Du lait avec le café ! Elle se tourna vers Workan. Chaud ou froid, le lait ?

— Chaud !

— Croissant ? Pain ? Brioche ? Confitures ? Œufs ? Bacon ?

— Pain et beurre salé ! Excusez-moi, mais je suis très primaire sur le petit-déjeuner.

— Je ne vous demande pas si vous avez bien dormi ?

— Le whisky est un très bon somnifère.

— Je vais vous montrer la salle de bains de votre “chambre”, je suis désolée que vous n’y ayez pas passé la nuit. Vous pourrez néanmoins vous y rafraîchir. Suivez-moi…

Il grimpa le majestueux escalier à la suite de Mrs Drummond. Plusieurs portes s’ouvraient sur le vaste palier. Elle l’entraîna dans le couloir central. Leurs pas étaient étouffés par une épaisse moquette. Elle ouvrit une porte et, du bras, lui désigna “sa” chambre.

— La salle de bains est au fond. Vous me rejoindrez au rez-de-chaussée pour le petit-déjeuner.

— Merci, fit Workan, puis il referma la porte de la chambre tandis que Mrs Drummond s’éclipsait.

La douche le réveilla complètement. Il secoua la tête de droite à gauche. « Mais qu’est-ce que je fais là ? » Ces gens n’avaient pas des têtes d’aliénés. Il les trouvait sains d’esprit. Mais quand même, leur truc à eux, ou à elle, c’était une revendication macabre, la descendance à tout prix du boucher deWhitechapel. Il l’avait écoutée, l’écouterait peut-être encore. Mais une fois la porte de la villa franchie et la pointe du Décollé derrière lui, il oublierait tout. Promis. Juré.

Après avoir répondu à deux coups de téléphone de ses adjoints qui s’inquiétaient de ne pas le voir à son bureau, il put enfin beurrer ses tartines. Leila, sa jeune lieutenante, amoureuse, amante et emmerdeuse, fut renvoyéemanu militarià des tâches administratives alors qu’elle lui déversait des flots de reproches empreints de jalousie.

— Où est Pierre ? s’enquit Workan auprès de Mrs Drummond.

— Dans le jardin.

— De ce temps-là ? s’étonna-t-il.

— Oui… enfin, dans les dépendances, à entretenir le matériel.

— Quel matériel ?

— Vous n’avez pas de tondeuse, Commissaire ? De petits tracteurs ou d’outils de jardinage à remiser pour l’hiver ?

— Je n’ai rien de tout ça. Vous savez, j’habite rue de la Monnaie à Rennes. À part cirer le pavé, je ne vois pas très bien ce que je pourrais bricoler à l’extérieur.

— D’autres tartines, Commissaire ? Voulez-vous goûter à ma marmelade d’orange ?

— Non merci.

Il sentit instantanément qu’il l’avait vexée. La marmelade anglaise est à un sujet de Sa Gracieuse Majesté ce que le béret et la baguette sont à la France : un emblème.

— Savez-vous où vit Terry Drummond, Commissaire ?

— Votre neveu ?

— Oui.

— Où ?

— En France.

— Et alors ? Qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse ?… Il est dans le coin ?

— J’ignore où il est actuellement. La seule chose dont je suis sûre, c’est qu’il vivait à Paris en 1999. L’année de… Vous savez bien…

Workan suspendit sa tartine et la regarda. Le jeu devenait malsain.

— Que voulez-vous insinuer, madame Drummond ? Ne me répondez pas ! Je comprends très bien. Je supposais, jusqu’à cet instant, que votre neveu ignorait l’existence des feuillets de Jack. Ce n’est pas le cas ?

Mrs Drummond bafouilla en s’empourprant :

— Il… il n’a pas besoin de connaître l’existence des feuillets. C’est… c’est génétique chez lui, vous comprenez ?

— Il est possible que ce soit inné chez lui, d’accord. En revanche, répéter le même scénario des cinq victimes canoniques de l’Éventreur ne me semble pas génétique du tout… Il réfléchit. Madame Drummond, pourquoi voulez-vous, à tout prix mêler votre neveu à tout ça ? On dirait que vous l’offrez à la police, comme on offrirait un agneau sacrifié aux divinités. Que vous a-t-il fait ?

— Rien… rien du tout, Monsieur le commissaire. Excusez-moi, mais j’ai cette obsession de Jack et je ne voudrais pas que Terry devienne également un assassin… enfin… un monstre.

— À part vous, qui connaît l’existence de ces feuillets ?

— Personne !

— Votre sœur ?

— Non. Je n’ai jamais averti Jessica, elle est trop fragile. Terry et moi sommes sa seule famille.

— Si je vous comprends bien, il ne reste sur terre que trois personnes descendant de Russell Stablehorse ? Si la lignée veut perdurer, il faut que Terry ait des enfants.

— Oh mon Dieu, non ! s’exclama la vieille dame.

— Quel âge a-t-il ?

— 45 ans.

Workan calcula qu’en 1999, Terry avait à peine 30 ans. L’âge moyen où les tueurs en série commettent leur premier crime est de 28 ans et cela peut perdurer jusqu’à un âge avancé à moins qu’ils ne se fassent prendre. Le descendant de Jack remplissait une case du tableau.

— Vous m’avez dit que votre sœur Jessica était fille-mère ; qu’est devenu le père de Terry ? s’enquit Workan.

Mrs Drummond leva les yeux au ciel et soupira avant de répondre :

— Même ma folle de sœur l’ignore, Commissaire. Elle s’est fait engrosser par un aventurier qui a disparu aussi vite qu’il était venu. Elle et moi, nous ne savons rien de l’existence de ce monsieur.

— Votre « folle de sœur » ? Vous y allez fort, madame Drummond ! fit Workan sur un ton empreint de reproche.