Vie et aventures de Nicolas Nickleby - Ligaran - E-Book

Vie et aventures de Nicolas Nickleby E-Book

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Extrait : "Il y avait une fois, dans un coin du Devonshire, un digne gentleman du nom de Godefroy Nickleby qui avait attendu un peu tard pour se marier. Comme il n'était ni assez jeune ni assez riche pour aspirer à la main d'une héritière, il avait épousé, par pure affection, une vieille inclination. Le revenu de M. Nickleby, au moment de son mariage, flottait entre 1500 et 2000 francs de rente, au plus."

À PROPOS DES ÉDITIONS Ligaran :

Les éditions Ligaran proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

● Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
● Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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I

Il y avait une fois, dans un coin du Devonshire, un digne gentleman du nom de Godefroy Nickleby qui avait attendu un peu tard pour se marier. Comme il n’était ni assez jeune ni assez riche pour aspirer à la main d’une héritière, il avait épousé, par pure affection, une vieille inclination.

Le revenu de M. Nickleby, au moment de son mariage, flottait entre 1 500 et 2 000 francs de rente, au plus.

Enfin, au bout de cinq ans, lorsque Mme Nickleby eut fait présent de deux fils à son époux, et que ce gentleman dans l’embarras, préoccupé de la nécessité de pourvoir à l’existence de sa famille, songeait sérieusement à aller prendre une assurance sur la vie pour le premier trimestre et puis à se laisser choir après cela par accident du haut de la fameuse colonne, il reçut un matin, par la poste, une lettre bordée de noir. Cette lettre l’informait que son oncle, M. Ralph Nickleby, venait de mourir, et lui avait laissé en totalité son petit avoir, montant à la somme de 125 000 francs.

M. Godefroy Nickleby employa une partie de cet héritage à l’acquisition d’une petite ferme près de Dawlish, dans le Devonshire, et s’y retira avec sa femme et ses deux enfants pour y vivre à la fois de l’intérêt le plus élevé que pourrait lui rapporter le reste de son argent, et du petit produit qu’il tirerait de son domaine. À sa mort, qui arriva quinze ans après cette époque, cinq ans après la perte de sa femme, il put laisser à son fils aîné, Ralph 75 000 francs écus, et à Nicolas, son cadet, 25 000 francs en sus de la ferme, laquelle constituait une terre domaniale aussi petite qu’on pût le souhaiter.

Ces deux frères avaient été élevés ensemble dans une pension d’Exeter. Et pendant leur sortie de chaque semaine ils avaient souvent recueilli de la bouche de leur mère le long récit des souffrances qu’avait endurées leur père dans ses jours de pauvreté, et de l’importance dont avait joui feu leur oncle dans ses jours d’opulence. Ces souvenirs produisirent sur eux des impressions très différentes. Pendant que le plus jeune, qui était d’un esprit timide et contemplatif, n’y voyait qu’un avertissement sérieux de fuir le grand monde et de s’attacher plus que jamais à la routine paisible de la vie des champs, Ralph, l’aîné, raisonnant sur ces contes si souvent répétés, en tirait la conséquence qu’il n’y a d’autre source de bonheur et de puissance que la richesse, et que tous les moyens sont bons pour l’acquérir, pourvu qu’ils ne tombent pas sous le coup de la loi.

À la mort de son père, Ralph Nickleby, qui avait été placé peu de temps auparavant dans une maison de commerce de Londres, s’appliqua avec ardeur à la réalisation de son rêve : gagner de l’argent. Il s’absorba, il s’ensevelit tout entier dans cette passion, au point d’en oublier absolument son frère.

Quant à Nicolas, il vécut célibataire du produit de son patrimoine, jusqu’au jour où, las de son isolement, il prit pour femme la fille d’un gentleman du voisinage, avec une dot de 25 000 francs. Cette excellente dame lui donna deux enfants, un fils et une fille, et quand le garçon approcha de ses dix-neuf ans, la fille en avait quatorze. M. Nickleby songea sérieusement au moyen de réparer les tristes brèches faites à sa fortune par l’accroissement de sa famille et par la nécessité de pourvoir aux frais de l’éducation de Nicolas et de Catherine.

« Faites des spéculations avec votre capital, disait Mme Nickleby.

– Des spéculations, ma chère ? répétait M. Nickleby avec hésitation.

– Pourquoi pas ? demandait Mme Nickleby. Regardez votre frère, serait-il ce qu’il est s’il n’avait pas fait de spéculations ?

– C’est vrai, reprenait M. Nickleby. Vous avez raison, ma chère ; oui, je ferai des spéculations. »

Le sort ne fut pas favorable à M. Nickleby. Il y eut un coup de Bourse ; vient une déconfiture, la bulle crève, et voilà quatre agents de change qui se sauvent sur le continent, et quatre cents pauvres diables ruinés : M. Nickleby était du nombre.

Il se mit au lit, le cœur brisé.

Il embrassa sa femme et ses enfants, puis, après les avoir tour à tour pressés sur son cœur défaillant, il retomba épuisé sur son chevet. Ils eurent tout lieu de croire que sa raison s’égara après cette dernière émotion ; car il se mit à parler longuement de la générosité et du bon cœur de son frère, du bon vieux temps, à l’époque où ils étaient ensemble au collège. Quand cet accès de délire fut passé, il se recommanda par une prière solennelle à Celui qui n’a jamais abandonné la veuve et l’orphelin ; puis, leur souriant doucement, il détourna la tête, disant qu’il avait besoin de dormir.

II

M. Ralph Nickleby n’était pas, à proprement parler, comme qui dirait un négociant ; ce n’était pas non plus un banquier, ni un avocat consultant, ni un notaire. Ce n’était certainement pas un marchand, bien moins encore aurait-il pu prendre le titre de quelque spécialité professionnelle, car il eût été impossible de citer une profession connue à laquelle il appartînt. Néanmoins, comme il habitait, dans Golden-Square, une maison spacieuse, ornée d’abord d’une plaque de cuivre sur la porte de la rue, puis d’une autre deux fois plus petite sur le guichet à gauche, sur laquelle on lisait en grosses lettres le mot Bureau, il était clair que M. Ralph Nickleby faisait ou prétendait faire des affaires de quelque nature. Et si l’on en voulait une preuve plus irrécusable encore, on n’avait, pour dissiper ses doutes, qu’à observer la scrupuleuse exactitude avec laquelle, tous les jours, de neuf heures et demie à cinq heures, un homme à face blême, en habit jadis noir, la plume à l’oreille, se tenait assis, sur un tabouret extrêmement dur, dans une espèce d’office, au bout du corridor, excepté quand le bruit de la sonnette l’appelait à la porte d’entrée.

M. Ralph Nickleby était assis un matin dans son cabinet particulier, tout prêt à sortir. Il portait un spencer vert-bouteille par-dessus un habit bleu ; un gilet blanc, un pantalon gris mélangé, enfoncé dans des bottes à la Wellington. Ce spencer, autrefois à la mode, ne descendait pas assez par devant pour masquer une longue chaîne de montre en or, composée d’une série d’anneaux unis, dont le dernier était orné de deux petites clefs, l’une appartenant à la montre même, et l’autre à quelque cadenas de sûreté. M. Nickleby avait sur la tête une légère pointe de poudre, destinée sans doute à lui donner un air bienveillant. Mais, si telle était son intention, il aurait peut-être mieux fait, pendant qu’il y était, de poudrer sa figure. Car il y avait dans ses rides mêmes et dans son œil glacé, toujours en mouvement, quelque chose qui trahissait un esprit rusé, en dépit de ses efforts pour dissimuler sa ruse.

M. Nickleby ferma un livre de comptes qui était ouvert devant lui, sur son bureau, puis, se rejetant en arrière, dans son fauteuil, il porta d’un air distrait ses regards à travers les vitres poudreuses de sa fenêtre. À la fin, ses yeux s’égarèrent à gauche, sur une autre petite croisée non moins sale, à travers laquelle on voyait confusément la figure du commis, dont il rencontra les regards ; il lui fit signe de venir.

LE CLERC SE PRÉSENTA.

Docile à cette invitation, le clerc laissa là sa haute escabelle, polie comme un miroir par un long commerce avec sa culotte, et se présenta dans le cabinet de M. Nickleby. C’était un homme grand, entre deux âges, avec des yeux à fleur de tête, dont l’un paraissait immobile, le nez rubicond, la face cadavéreuse, un accoutrement mal assorti de vêtements qui montraient la corde, beaucoup trop petits pour sa taille, et où l’on avait ménagé les boutons avec une telle parcimonie qu’il lui fallait bien de l’habileté pour réussir à les faire tenir sur lui.

« N’est-il pas midi et demi, Noggs ? dit M. Nickleby d’une voix aigre et rude.

– Il n’est encore que vingt-cinq minutes au… (Noggs allait dire : au cabaret ; mais il se ravisa prudemment)… à Saint-Paul, continua-t-il.

– Ma montre s’est donc arrêtée ? dit M. Nickleby ; je ne sais pas comment cela se fait.

– Pas montée ? suggéra Noggs.

– Si, dit M. Nickleby.

– Alors… démontée ? reprit Noggs.

– J’espère que non, répliqua M. Nickleby.

– Il faut bien…, dit Noggs.

– C’est bon, riposta M. Nickleby, remettant dans sa poche la montre à répétition ; peut-être bien. »

III

Noggs poussa un petit grognement à son usage, par lequel il terminait toute discussion avec son maître, pour faire entendre que c’était lui qui triomphait, et (comme il parlait rarement, si ce n’est pour répondre) il retomba dans son silence bourru, et se frotta lentement les mains l’une contre l’autre, non sans faire craquer ses doigts et les serrer de manière à leur imprimer toutes sortes de contorsions. Cette habitude routinière, à laquelle il se livrait à tout propos, et le regard fixe qu’il avait soin d’imposer à son bon œil pour le mettre d’accord avec le mauvais, de manière à dépister le curieux qui aurait voulu savoir de quel œil il regardait, étaient deux singularités de M. Noggs, qui n’en manquait pas, et frappaient tout d’abord l’observateur qui le voyait pour la première fois.

« Je vais ce matin à la Taverne de Londres, dit M. Nickleby.

– Séance publique ? » demanda Noggs.

M. Nickleby fit un signe d’assentiment.

« J’attends une lettre de l’avoué pour cette hypothèque de Ruddle. Si elle venait, ce ne sera toujours que par la distribution de deux heures. C’est le moment où je sortirai de la Cité pour aller à Charing Cross : je prendrai le trottoir de gauche ; s’il y a une lettre, venez à ma rencontre, vous me l’apporterez. »

La réunion d’actionnaires ayant pris fin, M. Ralph Nickleby se dirigea vers l’ouest de la ville. En passant devant Saint-Paul, il se retira sous une porte pour mettre sa montre à l’heure, et, la main sur la clef, l’œil sur le cadran de la cathédrale, il allait tourner l’aiguille, quand un homme s’arrêta tout à coup devant lui, c’était Newman Noggs.

« Ah ! Newman, dit M. Nickleby, les yeux toujours levés sur l’horloge, la lettre pour l’hypothèque est venue, n’est-ce pas ? Je m’en doutais.

– Erreur ! reprit Newman.

– Comment ! Et vous n’avez vu personne à propos de cette affaire ? » demanda M. Nickleby avec inquiétude.

Noggs secoua la tête.

« Alors qui est-ce qui est venu ? poursuivit M. Nickleby.

– Moi, dit Newman.

– Rien de plus ? »

Comme le patron disait cela, son visage se rembrunit.

« Ceci, dit Newman, tirant de sa poche une lettre timbrée à la poste : "Strand", cachetée de noir, bordée de noir, une main de poste : "Strand", cachetée de noir, bordée de noir, une main de femme ; C.N. dans un des coins.

– Un cachet noir ! dit M. Nickleby en jetant un coup d’œil sur la lettre. Il me semble que cette écriture ne m’est pas tout à fait inconnue. Newman, je ne serais pas surpris que mon frère fût mort.

– Certainement non, vous ne le seriez pas, dit Newman tranquillement.

– Et pourquoi cela, monsieur ? demanda M. Nickleby.

– Parce que vous n’êtes jamais surpris de rien, répliqua Newman ; voilà tout. »

M. Nickleby prit la lettre des mains de son clerc, en fixant sur lui un regard glacial, l’ouvrit, la lut, la mit dans sa poche, et, ayant réglé sa montre à une seconde près, il se mit à la monter.

« Je le disais bien, Newman, reprit M. Nickleby, tout en poursuivant son opération, il est mort. Eh bien ! voilà du nouveau, par exemple ; franchement, je ne m’y attendais pas.

– Des enfants vivants ? demanda Noggs en se rapprochant de son maître.

– Parbleu ! c’est bien là le hic, reprit M. Nickleby comme s’il avait justement l’esprit occupé d’eux en ce moment. Ils sont bien vivants tous les deux.

– Deux ! répéta Newman Noggs à voix basse.

– Et la veuve donc ! ajouta M. Nickleby. Ils sont tous les trois à Londres, Dieu me pardonne ! tous les trois ici, Newman ! »

Newman laissa son maître passer devant, et l’on eût pu voir sa figure se contracter d’une façon singulière, comme par l’effet d’un spasme nerveux. Mais quant à dire si c’était paralysie, ou chagrin, ou rire intérieur, il n’y avait que lui qui pût le savoir.

« Retournez à la maison », dit M. Nickleby après s’être avancé de quelques pas, et il fit les gros yeux à son clerc, comme s’il grondait un chien.

Newman n’attendit pas son reste et se perdit dans la foule.

IV

M. Nickleby continua son chemin vers le Strand, et reprenant sa lettre pour s’assurer du numéro de la maison où il avait affaire, il s’arrêta à une porte bâtarde, à peu près au milieu de ce carrefour populeux.

C’était la maison de quelque artiste en miniature, avec un encadrement dans lequel s’étalaient sur un fond de velours noir deux portraits d’uniformes de marine, d’où sortaient deux figures sacrifiées au costume ; on n’y avait pas oublié les télescopes. Il y avait aussi un jeune homme en uniforme du plus beau vermillon ; celui-là brandissait un sabre. Un autre portrait, dans le style littéraire, était orné d’un front haut, d’une écritoire et d’une plume, avec accompagnement de rideau.

M. Nickleby jeta en passant un regard de mépris sur ces frivolités et frappa deux coups de marteau : l’expérience répétée une seconde, puis une troisième fois, évoqua enfin une petite bonne, qui vint ouvrir la porte, avec une figure extraordinairement malpropre.

« Mme Nickleby est-elle à la maison ? » demanda Ralph d’un ton bourru.

On entendit une voix, qui partait du haut d’un escalier perpendiculaire au fond du corridor, crier en bas :

« Qui est-ce qu’on demande ?

– Mme Nickleby, répondit Ralph, entrant sans plus de façon dans le couloir. Ah ! pardon ! j’ai l’honneur de parler à… madame, comment donc ?

– Creevy…, miss La Creevy, dit une dame en coiffe jaune, qui laissa voir sa figure par-dessus la rampe.

– Je voudrais vous dire un mot, madame, avec votre permission », dit Ralph.

La voix répondit que le monsieur pouvait monter, et il fut reçu au premier étage par la propriétaire de la coiffe jaune, avec une robe assortie ; la dame aussi paraissait être de la même couleur. Miss La Creevy était une jeune mignonne de cinquante ans ; et le salon de miss La Creevy n’était guère que la répétition, sur une plus large échelle, du cadre doré pendu dans la rue ; seulement il était un peu plus sale.

« Je suppose, madame, dit M. Nickleby, que l’étage supérieur vous appartient. »

Miss La Creevy répondit qu’en effet le haut de la maison lui appartenait, et comme elle n’avait pas besoin, pour le moment, de l’appartement du second, elle avait l’habitude de le mettre en location. Il y avait même, en ce moment, une dame de province qui l’occupait avec ses deux enfants.

« Une veuve, madame ? dit Ralph.

– Oui, elle est veuve, répondit la dame.

– Une pauvre veuve, madame, reprit Ralph, en appuyant de toute sa force sur ce petit adjectif, qui en dit plus qu’il n’est gros. Je connais mieux que personne sa position, madame, reprit Ralph. Au fait, je suis un de ses parents, et je crois devoir vous prévenir de ne pas la garder chez vous, madame.

– J’ai lieu d’espérer pourtant que, s’il y avait impossibilité pour elle de remplir ses obligations pécuniaires, la famille de la dame ne manquerait pas…

– Non, non, elle n’en ferait rien, dit Ralph en l’interrompant avec vivacité, ne comptez pas là-dessus.

– Si je croyais cela, dit miss La Creevy, ce serait bien différent.

– En ce cas, madame, vous pouvez le croire, dit Ralph, et vous régler là-dessus. C’est moi qui suis la famille, madame ; du moins je ne pense pas qu’ils aient d’autre parent que moi, et je crois de mon devoir de vous faire savoir que je ne suis pas en état de les soutenir dans leurs folles dépenses. Pour combien de temps ont-ils pris cet appartement ?

– À la semaine seulement, répliqua miss La Creevy ; Mme Nickleby m’a payé la première d’avance.

– Alors vous ferez bien de les mettre dehors au bout des huit jours, dit Ralph. Ils n’ont rien de mieux à faire que de retourner en province ; ils embarrasseront tout le monde ici. Bonjour, madame », ajouta-t-il en se levant brusquement, et il sortit sans cérémonie.

« À présent, à ma belle-sœur ! Bah ! »

V

Il grimpe donc un autre étage et s’arrête, pour reprendre haleine, sur le palier, où l’avait déjà devancé la servante.

Une dame en grand deuil se leva pour recevoir M. Ralph Nickleby, mais elle se sentit incapable de faire un pas vers lui, et s’appuya sur le bras d’une jeune fille délicate, mais d’une rare beauté, qui venait de prendre place près d’elle, et qui pouvait avoir dix-sept ans. Un jeune homme, qui pouvait avoir un ou deux ans de plus qu’elle, s’avança vers Ralph, qu’il salua du nom de : « Mon oncle ».

« Tenez, prenez mon chapeau, dit Ralph d’un ton impérieux.

– Eh bien, madame, comment allez-vous ? Il faut surmonter vos chagrins, madame. Il faut faire comme moi.

– La perte que j’ai faite n’est pas une perte ordinaire, dit Mme Nickleby en portant son mouchoir à ses yeux.

– C’est une perte, madame, qui n’a rien d’extraordinaire, reprit-il en boutonnant froidement son spencer : il meurt des maris tous les jours, madame, et des femmes aussi.

– Et des frères aussi, monsieur, dit Nicolas avec un regard d’indignation.

– Oui, monsieur, et des petits chiens aussi, et des roquets, répliqua son oncle en prenant une chaise. Vous ne m’avez pas dit, madame, dans votre lettre, ce qu’avait eu mon frère.

– Les docteurs n’ont pas donné à sa maladie de nom particulier, dit Mme Nickleby en fondant en larmes. Nous n’avons que trop de raisons de croire qu’il est mort le cœur brisé.

– Peuh ! dit Ralph, je ne connais pas de maladie de ce nom-là. Je comprends qu’un homme meure pour s’être rompu le cou, qu’il se brise un bras et qu’il en souffre ; on peut se briser la tête, se briser une jambe, se casser le nez, mais un cœur brisé ! Cela ne veut rien dire, c’est l’argot du temps. Quand un homme ne peut pas payer ses dettes, il meurt le cœur brisé, et sa veuve devient un martyr.

– En tout cas, dit tranquillement Nicolas, il me semble qu’il y a des gens qui n’ont pas de cœur à briser.

– Tiens ! quel âge a ce garçon ? demanda Ralph en se retournant avec sa chaise, et en toisant son neveu des pieds à la tête avec un souverain mépris.

L’ONCLE ET LE NEVEU SE DÉVISAGÈRENT.

– Nicolas va avoir dix-neuf ans, répondit la veuve.

– Dix-neuf ans ! Eh ! dit Ralph, et comment comptez-vous gagner votre pain, monsieur ?

– Sans vivre aux dépens du revenu de ma mère, répliqua Nicolas, le cœur gros.

– Vous ne vivriez toujours pas aux dépens de grand-chose, riposta l’oncle avec un coup d’œil de dédain.

– Si petit qu’il soit, dit Nicolas rouge de colère, ce n’est pas à vous que je m’adresserai pour l’augmenter.

– Nicolas, mon cher, maîtrisez-vous, dit Mme Nickleby avec inquiétude.

– Mon cher Nicolas, je t’en prie, ajouta la jeune fille avec tendresse.

– Vous ferez mieux de vous taire, monsieur, dit Ralph ; par ma foi, voilà un beau début, madame Nickleby, un beau début. »

Mme Nickleby, sans répliquer, fit un geste suppliant à Nicolas, pour qu’il se tînt tranquille ; et l’oncle et le neveu se dévisagèrent pendant quelques secondes sans dire un mot. La figure du vieux était sombre, ses traits durs et repoussants ; la physionomie du jeune homme était ouverte, belle et généreuse. Les yeux du vieux pétillaient d’avarice et d’astuce ; ceux du jeune homme brillaient de l’éclat d’une ardeur vive et intelligente. Toute sa personne était un peu délicate, mais virile et bien prise, et, sans parler de la beauté pleine de grâce que donne la jeunesse, il y avait dans son port et dans son regard une étincelle du feu qui animait son jeune cœur et qui tenait en respect le vieux rusé.

La haine de Ralph contre Nicolas data de ce moment décisif.

VI

« Eh bien ! madame, dit Ralph avec impatience, les créanciers ont tout saisi, m’avez-vous dit, et il ne vous reste rien du tout ?

– Rien, répliqua Mme Nickleby.

– Et vous avez dépensé le peu d’argent que vous aviez pour venir voir à Londres ce que je pourrais faire en votre faveur ?

– J’espérais, dit Mme Nickleby d’une voix défaillante, que vous seriez à même de faire quelque chose pour les enfants de votre frère. J’obéissais au vœu qu’il m’avait exprimé à son lit de mort.

– Je ne sais comment cela se fait, murmura Ralph en se promenant de long en large dans la chambre, mais toutes les fois qu’un homme meurt sans laisser de bien, il croit toujours avoir le droit de disposer de celui des autres. À quoi votre fille est-elle bonne, madame ?

– Catherine a été bien élevée, dit avec un soupir Mme Nickleby. Dites à votre oncle, mon enfant, jusqu’où vous êtes allée dans le français et les arts d’agrément. »

La pauvre fille allait hasarder quelques mots, quand son oncle lui coupa la parole sans cérémonie.

« Il faut que nous essayions de vous mettre en apprentissage dans quelque institution, dit-il ; vous n’avez pas été élevée, j’espère, trop délicatement pour cela !

– Non certainement, mon oncle, répéta la jeune fille en pleurant ; je suis résolue à faire tout ce qui pourra me procurer un abri et du pain.

– C’est bon, c’est bon, dit Ralph un peu radouci, soit par la beauté de sa nièce, soit par son malheur ; vous en essayerez, et si l’épreuve est trop rude pour vous, peut-être supporterez-vous mieux les travaux du tambour et de l’aiguille. »

Puis se tournant du côté de son neveu :

« Et vous, monsieur, avez-vous jamais fait quelque chose ?

– Non, répondit brusquement Nicolas.

– Non ! j’en étais sûr, dit Ralph. C’est donc comme cela que mon frère élevait ses enfants, madame ?

– Il n’y a pas longtemps que Nicolas a achevé l’éducation qu’a pu lui donner son pauvre père ; mon mari songeait à…

– À faire de lui quelque chose un de ces jours, dit Ralph, je connais cela, c’est une vieille histoire ; on songe toujours, on ne fait jamais. Si mon frère avait été un homme actif et prudent, il vous aurait laissée riche, madame. Et s’il avait lancé son fils dans le monde, comme mon père m’y a lancé moi-même, plus jeune que ce garçon-là de dix-huit mois au moins, il se trouverait aujourd’hui en position de vous aider, au lieu d’être à votre charge et d’ajouter à votre embarras. Et vous, monsieur, avez-vous l’intention de travailler ? demanda-t-il à Nicolas en fronçant le sourcil.

– Comment ne l’aurais-je pas ? répliqua Nicolas avec hauteur.

– Alors, voyez, monsieur, dit l’oncle ; voici un avis qui a frappé mes yeux ce matin, et dont vous devez remercier votre bonne étoile. »

VII

Après cet exorde, M. Ralph Nickleby tira de sa poche un journal, le déplia, et, après avoir cherché quelque temps dans les annonces, lut cet avertissement :

« ÉDUCATION.– Académie de M. Wacford Squeers, à Dotheboys-Hall, dans le délicieux village de Dotheboys, près de Greta-Bridge, en Yorkshire ; les jeunes gens sont nourris, vêtus, fournis de livres de classe et d’argent de poche, pourvus de toutes les choses nécessaires, instruits dans toutes les langues anciennes et modernes, les mathématiques, l’orthographe, la géométrie, l’astronomie, la trigonométrie, la sphère, l’algèbre, la canne (si on le demande), l’écriture, l’arithmétique, les fortifications et toutes les autres branches de littérature classique. Conditions : vingt guinées (520 fr.), pas de mémoires, pas de vacances, régime de nourriture incomparable. M. Squeers est en ville et se tient tous les jours d’une heure à quatre à la Tête de Sarrasin, Snow-Hill. – N.-B. On demande aussi un sous-maître capable : traitement annuel, 125 francs. On prendrait de préférence un maître ès arts. »

« Voilà, dit Ralph en pliant son journal ; qu’il obtienne cette place, et sa fortune est faite.

– Mais il n’est pas maître ès arts, objecta Mme Nickleby.

– Pour cela, répliqua Ralph, pour cela je pense qu’on passera par là-dessus.

– Mais le traitement est si peu de chose, et c’est si loin, mon oncle, dit Catherine d’une voix émue.

– Je dis, répéta Ralph d’un ton aigre, qu’il obtienne cette place, et sa fortune est faite ! S’il ne veut pas, qu’il se tire d’affaire tout seul.

– Si je suis assez heureux, monsieur, dit Nicolas, pour être nommé à un emploi dont je ne suis pas sûr de bien remplir toutes les conditions, que deviendront ma mère et ma sœur après mon départ ?

– Dans ce cas, monsieur, mais seulement dans ce cas, je me charge de pourvoir à leurs besoins, en les plaçant dans une sphère d’existence indépendante.

– Alors, dit Nicolas en s’avançant gaiement pour serrer la main à son oncle, je suis prêt à faire tout ce que vous voudrez. Essayons tout de suite de M. Squeers. »

Nicolas ayant copié avec exactitude l’adresse de M. Squeers, l’oncle et le neveu sortirent ensemble à la recherche de ce parfait gentleman : Nicolas était parfaitement convaincu qu’il avait fait à son parent une grande injustice en le prenant en grippe à première vue. Mme Nickleby faisait de son mieux pour catéchiser sa fille et lui persuader que certainement M. Ralph valait beaucoup mieux qu’il n’en avait l’air ; Mlle Nickleby lui faisait observer avec respect qu’il n’avait pas de peine à cela.

VIII

Juste à l’endroit de Snow-Hill où les chevaux d’omnibus qui partent pour l’est de la ville sont tentés de se laisser tomber exprès, et où ceux des fiacres qui vont vers l’ouest tombent souvent par accident, est située la cour intérieure de l’auberge dite la Tête de Sarrasin.

Au-dessus de votre tête vous remarquez une fenêtre avec ce mot : Café, peint en caractères lisibles sur le devant, et puis, en regardant derrière cette fenêtre, vous pourriez apercevoir de plus, en ce moment, M. Wacford Squeers, les mains dans ses poches.

L’extérieur de M. Squeers ne prévenait pas en sa faveur. Il n’avait qu’un œil, et je ne sais si c’est un préjugé, mais généralement on en préfère un de plus. L’œil qu’il possédait n’était certainement pas sans utilité, mais ce n’était pas assurément un œil d’agrément, car il était d’un vert gris, quant à la couleur, et, quant à la forme, il ressemblait à ces impostes vitrées qui couronnent d’un éventail la porte d’entrée des maisons. Le coin de l’œil, ridé et ratatiné, lui donnait une physionomie sinistre, surtout quand il voulait sourire, car alors l’expression de la physionomie prenait quelque chose de traître et de faux. Il avait les cheveux plats et luisants, excepté à la racine, où ils se redressaient, raides comme les crins d’une brosse, sur son front bas et protubérant ; le tout en harmonie avec la rudesse de sa voix et la grossièreté de ses manières. Il pouvait avoir de cinquante à cinquante-trois ans ; sa taille était un peu au-dessous de la moyenne. Il portait au col une cravate blanche à longs bouts ; son costume, tout scolastique, était entièrement noir, mais les manches de son habit étaient beaucoup trop longues et les canons de son pantalon beaucoup trop courts ; il n’avait pas l’air à son aise dans ses vêtements, et paraissait surtout dans un étonnement perpétuel de se voir si bien mis.

M. Squeers se tenait dans une stalle, près de la cheminée du café, avec une table devant lui, telle qu’on en voit dans tous les cafés ; mais il y en avait deux autres dans les encoignures, de forme et de dimension extraordinaires, pour s’accommoder aux angles de la cloison. Sur un coin de la banquette était une toute petite malle de bois blanc, attachée avec un misérable bout de ficelle. Sur cette malle était perché un atome de petit garçon dont on voyait pendiller les bottines lacées et la culotte de peau. Il avait la tête enfoncée dans les épaules jusqu’aux oreilles, les mains étalées sur ses genoux, et jetait de temps en temps un coup d’œil furtif du côté du maître de pension avec des signes manifestes d’appréhension et de terreur.

« Trois heures et demie passées ! murmura M. Squeers, détournant les yeux de la fenêtre pour les reporter d’un air de mauvaise humeur sur la pendule du café : il ne viendra personne aujourd’hui. »

À cette pensée, M. Squeers, profondément vexé, regarda le petit garçon, dans l’espérance qu’il ferait quelque chose pour mériter d’être battu. Mais comme l’enfant ne faisait rien du tout, il se contenta de lui donner une paire de taloches, en lui disant de ne pas recommencer.

« Monsieur Squeers, dit le garçon d’auberge, passant en ce moment la tête par la porte entrouverte, il y a là un gentleman qui vous demande.

– Faites entrer le gentleman, répondit M. Squeers en adoucissant sa voix. Et vous, petit drôle, mettez votre mouchoir dans votre poche, ou je vais vous assassiner quand le gentleman sera parti.

– C’est monsieur qui est M. Squeers, je pense ? demanda l’étranger, une fois introduit.

– Moi-même, monsieur, répondit M. Squeers. Vous venez pour affaire, monsieur ? je le vois à ces petits messieurs que vous avez avec vous. Comment vous portez-vous, mes petits amis, et vous, monsieur, comment vous portez-vous ? »

En même temps il donnait des petits coups caressants sur la tête de deux enfants aux yeux caves, et d’une structure délicate, que l’étranger avait amenés avec lui, et semblait attendre de plus amples renseignements.

« Je suis dans la couleur à l’huile. Je m’appelle Snawley, monsieur », dit le nouveau venu.

Squeers inclina la tête comme s’il voulait dire : « Vous portez là un bien joli nom ! »

« J’ai l’intention, dit l’autre, de vous les confier. C’est particulièrement sur leur moralité que je vous prierai de veiller.

– J’en suis charmé, monsieur, reprit M. Squeers, se redressant orgueilleusement ; ils seront justement à la véritable école de la moralité, monsieur.

– Vous êtes vous-même un homme moral, dit le père.

– Mais je m’en flatte, monsieur, répliqua Squeers.

– Je m’en suis assuré, dit M. Snawley ; j’ai pris des informations près d’un de vos répondants, qui m’a dit que vous étiez très pieux.

– C’est vrai, monsieur, j’espère que je suis connu pour cela.

– C’est comme moi, reprit l’autre. Je voudrais vous dire un petit mot dans le cabinet voisin.

– Volontiers, dit Squeers avec un rire forcé. Mes chers enfants, amusez-vous à causer avec votre nouveau camarade. »

Snawley était un homme à la peau luisante, au nez épaté ; il portait des vêtements de couleur sombre, de longues guêtres noires, et toute sa personne respirait un air de sainte mortification.

« Il faut que vous sachiez, dit Snawley, que je ne suis pas le père de ces deux enfants qui sont là, à côté ; je ne suis que leur beau-père.

– Ah ! ah ! dit le maître de pension. À la bonne heure. Je me demandais aussi pourquoi, diable ! vous alliez les envoyer en Yorkshire. Ha ! ha ! oh ! maintenant je comprends.

– Voyez-vous, j’ai épousé leur mère, poursuivit Snawley. C’est trop coûteux de garder des enfants à la maison, et, comme elle a quelque argent à elle, j’ai peur (les femmes sont si peu raisonnables, monsieur Squeers) qu’elle ne soit tentée de le gaspiller pour eux, ce qui les ruinerait, vous comprenez ?

– Je comprends, dit Squeers, se rejetant en arrière dans son fauteuil, et lui faisant signe de ne pas parler trop haut.

– C’est là, continua Snawley, ce qui m’a fait prendre le parti de les mettre dans quelque bonne pension, un peu loin, où il n’y eût pas de congés, pas de ces absurdes vacances qui dérangent deux fois par an les enfants, pour les envoyer à la maison, et où ils puissent un peu se dégrossir, vous comprenez ?

– Les payements seront réguliers, et qu’il n’en soit plus question », dit Squeers avec un signe de tête.

IX

On entendit alors une voix qui demandait M. Squeers.

« Le voici. Qu’est-ce que c’est ?

– Seulement une petite affaire, monsieur, dit Ralph Nickleby, s’introduisant sans autre formalité, avec Nicolas à ses côtés. N’est-ce pas vous qui avez fait insérer une annonce dans les journaux de ce matin ?

– C’est moi, monsieur. Par ici, s’il vous plaît, dit Squeers, qui était allé reprendre sa place dans sa stalle, près de la cheminée. Ne voulez-vous pas vous-asseoir ?

– Si fait, répondit Ralph, qui s’assit et plaça son chapeau sur la table. Voici mon neveu, M. Nicolas Nickleby.

– Comment vous portez-vous, monsieur ? » dit Squeers.

Nicolas salua, répondit qu’il se portait bien, et sembla fort surpris en voyant l’extérieur du propriétaire de Dotheboys-Hall ; il s’attendait à mieux.

« Peut-être que vous me reconnaissez ? dit Ralph en regardant de près le maître de pension.

– Oui, c’est vous qui régliez tous les six mois un petit compte avec moi, il y a quelques années, quand je venais à Londres, n’est-ce pas, monsieur ?

– Tout juste. Mais parlons de notre affaire.

– De tout mon cœur, monsieur, dit Squeers.

– Eh bien, reprit Ralph, ce ne sera pas long : j’espère qu’elle sera aussitôt conclue qu’entamée. Vous avez demandé dans les annonces un sous-maître capable, monsieur ?

– Précisément, dit Squeers.

– Et vous en voulez réellement un ?

– Certainement, répondit Squeers.

– Le voici, dit Ralph. Mon neveu Nicolas, tout frais émoulu des classes, la tête pleine de science et la poche vide, est tout juste l’homme qu’il vous faut.

– J’ai peur, dit Squeers embarrassé d’une telle demande pour un jeune homme de la tournure de Nicolas, j’ai peur que ce jeune monsieur ne puisse pas me convenir.

– Que si ! dit Ralph, il vous conviendra. »

Et s’adressant à Nicolas :

« Ne vous découragez pas, monsieur ; d’ici à huit jours vous instruirez toute la jeune noblesse de Dotheboys-Hall, ou il faudrait que ce gentleman fût plus obstiné que je ne le suppose.

– Je crains, monsieur, dit Nicolas, s’adressant à M. Squeers, que votre refus ne vienne de ma jeunesse, et de ce que je ne suis pas maître ès arts.

– Il est certain qu’il vaudrait mieux avoir pris quelque grade dans l’Université, répliqua Squeers, se donnant un air aussi grave qu’il le pouvait, et extrêmement troublé du contraste entre la simplicité du neveu et les manières aisées de l’oncle, mais surtout de l’allusion incompréhensible faite par le dernier à la jeune noblesse de son école.

– Tenez, monsieur, dit Ralph, je vais vous présenter l’affaire sous son véritable jour, en deux secondes.

– Vous m’obligerez, reprit Squeers.

– Voici, dit Ralph, un garçon ou un adolescent, ou un gaillard, ou un jeune homme, ou un mirliflore, ou tout ce que vous voudrez, de dix-huit à dix-neuf ans.

– Pour cela, je le vois.

– Son père est mort, continua Ralph ; il ne connaît pas du tout le monde, il n’a aucune ressource, et sent le besoin de s’occuper à quelque chose. Je vous le recommande pour qu’il entre dans votre splendide établissement, afin d’y faire son premier pas dans la voie de la fortune, s’il sait profiter de l’occasion ; vous comprenez ?

– Qui est-ce qui ne comprendrait pas cela ? répliqua Squeers, imitant le rire malicieux du vieux renard, qui regardait son neveu.

– Bien ! répliqua Ralph, laissez-moi vous dire deux mots. »

Les deux mots furent dits à part en moins de deux minutes, et M. Wackford Squeers annonça que M. Nicolas Nickleby était, à partir de ce moment, nommé officiellement et installé dans les fonctions de maître auxiliaire à Dotheboys-Hall.

« C’est à la recommandation de votre oncle que vous le devez, monsieur Nickleby », dit Wackford Squeers.

Nicolas, ivre de joie à la vue d’un pareil succès, serra avec chaleur la main de son oncle ; je crois qu’il aurait presque encensé Squeers lui-même, comme une divinité bienfaisante.

« Monsieur Nickleby, c’est à huit heures du matin que nous prenons demain la diligence, dit Squeers ; il faut que vous soyez ici un quart d’heure d’avance, parce que nous avons ces élèves à emmener avec nous.

– Je n’y manquerai pas, monsieur, dit Nicolas.

– J’ai payé votre place, grommela Ralph, ainsi vous n’aurez à songer à rien qu’à vous mettre chaudement. Maintenant vous ferez bien d’aller chez vous, faire votre malle. Croyez-vous pouvoir trouver le chemin de Golden-Square auparavant ? Oui ! Eh bien, alors, vous remettrez ces papiers à mon clerc. »

Nicolas remit soigneusement les papiers au clerc de M. Nickleby.

Voici un grand effort pour Newman Noggs, et personne n’a jamais pu savoir ce qu’il en coûta à ses habitudes réservées et silencieuses ; eh bien, quoique Nicolas lui fût entièrement inconnu, il prit son courage à deux mains et dit, à haute voix et d’une haleine, que si le jeune gentleman n’avait pas de répugnance à l’honorer d’une pareille confidence, il voudrait bien savoir ce que son oncle allait faire pour lui.

Nicolas n’avait pas l’ombre de répugnance à répondre à cette question : bien au contraire, il était charmé de trouver une occasion de causer sur le sujet qui occupait sa pensée. Entraîné par l’ardeur de son imagination, il fit une description brillante et animée de tous les honneurs et avantages dont il allait être comblé par suite de sa nomination à Dotheboys-Hall.

« Mais qu’est-ce qui vous prend ? Êtes-vous malade ? » dit Nicolas, s’interrompant brusquement à la vue d’une grande variété d’attitudes fantastiques que prenait son interlocuteur.

En effet, M. Noggs, passant ses mains sous son tabouret, faisait craquer ses doigts, comme s’il en brisait tous les os.

Newman Noggs, sans répondre un mot, continua à jouer des épaules et à faire craquer ses doigts ; pendant tout ce temps il avait un sourire horrible, un regard sans but, les yeux hors de la tête : on aurait dit un spectre.

Nicolas crut d’abord que le mystérieux inconnu avait une attaque de nerfs, mais, après réflexion, il s’arrêta à la pensée qu’il avait bu, auquel cas il était prudent de s’esquiver sans perdre de temps. Il réussit à gagner la porte, l’ouvrit, s’évada, et, en jetant un regard derrière lui, vit Newman Noggs encore occupé à se livrer aux mêmes exercices, avec des gestes extraordinaires et des craquements de doigts plus retentissants que jamais.

X

Si des larmes versées dans une malle étaient un talisman capable de défendre son propriétaire contre le chagrin et le malheur, Nicolas Nickleby aurait commencé son expédition sous les plus heureux auspices. Il y avait tant à faire et si peu de temps pour le faire ; tant de mots tendres à dire et à entendre, tant de douleurs à refouler dans leurs cœurs affligés, que les petits préparatifs de son voyage se firent avec une grande tristesse.

Le lendemain Nicolas se leva ponctuellement à six heures. Il écrivit quelques lignes au crayon pour dire de cœur l’adieu qu’il n’osait dire de bouche, et, déposant le billet avec la moitié de son petit pécule à la porte de sa sœur, il chargea sa malle sur son épaule et se glissa doucement le long de l’escalier. Il s’arrêta à moitié chemin pour recommander sa mère et sa sœur à miss La Creevy.

Arrivé à la Tête de Sarrasin, Nicolas eut fort à faire. Il lui fallut aider les petits garçons à monter, porter et placer leurs malles, et veiller à ce que le bagage de M. Squeers fût soigneusement serré dans le coffre. Il était dans le coup de feu, et tout entier à cette occupation, quand il fut accosté par M. Ralph Nickleby.

« Oh ! vous voilà, dit Ralph : tenez, voici votre mère et votre sœur, monsieur.

– Où donc ? cria Nicolas, en jetant à la hâte un regard autour de lui.

– Par ici, répliqua son oncle. Comme elles ont tant d’argent qu’elles n’en savent que faire, je viens de les trouver, comme j’arrivais, en train de payer un fiacre qu’elles ont pris.

– Nous avions peur d’arriver trop tard pour le voir partir, dit Mme Nickleby en embrassant son fils, sans se soucier des regards curieux des voyageurs.

– À présent, Nickleby, dit Squeers, qui s’approcha en boutonnant son paletot, je pense que vous ferez bien de monter derrière. J’ai peur qu’un de ces petits drôles ne tombe de là, et alors, bonsoir mes vingt guinées par an.

IL RECOMMANDA SA MÈRE ET SA SŒUR À MISS LA CREEVY.

– Cher Nicolas, dit Catherine à voix basse, en tirant son frère par le bras ; qu’est-ce que c’est que cet homme si commun ? et quel est donc le genre de place où vous allez ?

– Je le sais à peine, Catherine, répliqua Nicolas en serrant la main de sa sœur ; je suppose que les gens de Yorkshire sont un peu rudes et grossiers, voilà tout.

– Mais cet homme ?

– C’est mon patron, mon maître, tous les noms que vous voudrez bien lui donner, reprit vivement Nicolas. Mais voici qu’on regarde de mon côté, je devrais avoir déjà pris ma place. Dieu vous garde, ma bien-aimée sœur, et au revoir ! Ma mère, pensez désormais au bonheur de notre prochaine réunion. Adieu ! mon oncle, je vous remercie de tout mon cœur de ce que vous avez fait et de ce que vous voulez faire encore… (Au conducteur). Me voilà prêt. »

Après ces adieux faits à la hâte, Nicolas monta lestement à sa place et fit de la main un salut si tendre qu’il semblait dire : « Mon cœur reste avec vous. »

Au moment même, Nicolas se sentit tirer doucement par la jambe. Il regarda en bas ; Newman Noggs lui glissa mystérieusement dans la main une lettre crottée.

« Qu’est-ce que c’est ? demanda Nicolas.

– Chut ! fit Noggs en montrant M. Nickleby, qui avait pris M. Squeers à part, à quelques pas de là, pour lui dire quelques mots. Prenez cela, lisez-le. Personne n’en sait rien, voilà tout ! »

Et il partit.

Les petits garçons ayant les jambes trop courtes pour les poser de pied ferme quand ils furent assis sur l’impériale, et par conséquent leurs petits corps étant à chaque instant menacés d’être lancés par-dessus bord, Nicolas avait fort à faire à les tenir en place, tant que l’on fut sur le pavé ; les mains en mouvement et l’esprit tendu pour accomplir cette tâche difficile, il ne fut pas fâché de voir la diligence s’arrêter à l’hôtel du Paon, à Islington. Il fut encore bien plus satisfait de voir un monsieur, à la mine franche et ouverte, avec une figure de bonne humeur, et le teint frais, monter derrière, et lui proposer de prendre l’autre côté de la banquette.

« Si nous mettions quelques-uns de ces écoliers au milieu, dit le nouveau venu, ils seraient plus en sûreté, dans le cas où ils viendraient à s’endormir, qu’en dites-vous ?

– Si vous voulez avoir cette bonté, dit Squeers, ce sera en effet pour le mieux. Monsieur Nickleby, prenez-en trois entre ce monsieur et vous. Billing et Snawley cadet se mettront entre moi et le conducteur. »

Il faisait un froid vif et piquant. Il tombait de temps en temps beaucoup de neige, et le vent était extraordinairement aigre. M. Squeers descendait presque à chaque relais, pour s’étirer les jambes ; il revenait toujours de ces excursions le nez extrêmement rouge, et se remettait tout de suite à dormir, ce qui donne à supposer que son procédé ne lui réussissait pas mal. Les petits garçons s’étaient évertués sur les restes de leur misérable déjeuner du matin, et, soi-disant fortifiés par quelques gorgées d’un cordial curieux que M. Squeers avait sur lui, et qui avait un goût d’eau panée égarée dans une bouteille d’eau-de-vie, se mirent à dormir, à s’éveiller, à grelotter, à pleurer, chacun selon ses inclinations. Nicolas et le brave homme assis sur la banquette avaient toujours tant de choses à se dire qu’en causant ensemble, en amusant les enfants, ils ne s’aperçurent pas trop de la longueur du voyage.

XI

Le soir, on trouva tout préparé à Eton-Slocomb un bon dîner de table d’hôte auquel prirent part le coupé, les quatre voyageurs de l’impériale sur le devant, le voyageur de l’intérieur et le brave M. Squeers, pendant que l’on mettait dégeler les cinq petits garçons devant l’âtre, et qu’on les régalait de sandwiches.

Un ou deux relais plus loin, on alluma les lanternes, et il y eut un grand remue-ménage pour prendre à une auberge une dame qui faisait beaucoup d’embarras avec tout un assortiment de manteaux et de petits paquets et une lampe portative.

Ils n’étaient plus guère qu’à un relais de Grantham, quand Nicolas, qui s’était un moment assoupi, fut réveillé en sursaut par un cahot violent, qui le jeta presque à bas de la banquette. En saisissant la rampe il s’aperçut que la diligence, penchée de côté, continuait d’être entraînée au galop par les chevaux ; et pendant que, partagé entre l’idée du plongeon qu’ils allaient faire et les cris affreux de la dame de l’intérieur, il se demandait s’il devait ou non sauter, le véhicule versa tout tranquillement et le tira d’incertitude en le lançant tout de son long sur la route.

« Ho ! ho ! cria le conducteur, qui fut sur pied en une minute, et qui courut à la tête des chevaux de devant. Y a-t-il quelqu’un de ces messieurs qui puisse me donner un coup de main ? Veux-tu te tenir tranquille, misérable rosse ! Hu ! ho !

– Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Nicolas en se frottant les yeux.

– Bah ! ce qu’il y a ? Il y en a assez pour cette nuit, répliqua le conducteur. Le diable emporte la rousse avec son œil vairon ! chienne de jument, je crois qu’elle a perdu la tête ; nous voilà bien, avec la diligence par terre. Ici, s’il vous plaît, un coup de main. Sapristi ! je crois que j’ai tous les os cassés.

– Voilà ! cria Nicolas en se remettant sur ses pieds. Me voilà. Je ne suis qu’un peu étourdi, ce n’est rien.

– Tenez-les bien ! cria le conducteur, pendant que je coupe les traits. Maudites bêtes ! Bien travaillé, mon garçon ; lâchez-les à présent. N’ayez pas peur, ils sauront bien retourner à l’écurie. »

En effet, les chevaux, à peine dégagés, regagnèrent bien vite, d’un pas accéléré, l’écurie qu’ils venaient de quitter, à moins d’un mille de là.

« Savez-vous sonner de la trompe ? demanda le conducteur, occupé à détacher une des lanternes.

– Mais je crois que oui, dit Nicolas.

– En ce cas, prenez-la donc, elle est là, par terre, et faites-moi le plaisir de sonner un air à réveiller un mort, pendant que je vais calmer ces gens-là, qui beuglent à l’intérieur. Allons, allons ! pas tant de bruit, ma petite dame. »

En même temps il se mit en devoir d’ouvrir celle des portières qui faisait face au firmament, pendant que Nicolas, saisissant la trompe, éveillait les échos à la ronde, en exécutant sur cet instrument un des exercices les plus extraordinaires qui aient jamais frappé des oreilles mortelles. L’effet n’en fut pas moins prodigieux, non seulement sur les voyageurs, qui se réveillèrent tout abasourdis de leur chute, mais encore sur les habitants d’alentour, qui comprirent aussitôt ce cri d’alarme. Car on vit des lumières briller à distance, et l’on aperçut des gens qui se mettaient en mouvement.

L’un d’eux vint au galop, avant que les voyageurs fussent tous réunis, et, informations prises, on reconnut que la dame de l’intérieur n’avait que sa lampe de cassée, plus heureuse que le monsieur, qui s’était cassé la tête ; les deux voyageurs de la banquette de devant en étaient quittes pour des yeux pochés ; le coupé avait le nez en sang : le cocher une contusion à la tempe ; M. Squeers un coup de portemanteau dans les reins ; quant aux autres, pas le moindre mal, grâce à la mollesse de la couche de neige sur laquelle ils avaient été versés.

En arrivant au rendez-vous, ils se trouvèrent dans une maison isolée qui n’était guère logeable, toutes ses ressources, en fait d’appartements, se réduisant à une salle publique avec du sable pour tout parquet, et une chaise ou deux pour tout mobilier. Cependant, un gros fagot, jeté au feu avec une bonne provision de charbon de terre, changea bientôt la face des choses ; et pendant que les voyageurs effaçaient à grande eau toutes les taches effaçables de leur dernier accident, la chambre s’était échauffée et éclairée : agréable contraste avec le froid et les ténèbres du dehors.

« À propos, monsieur Nickleby, dit Squeers qui s’était arrangé d’un coin bien chaud auprès de la cheminée, vous avez très bien fait d’arrêter les chevaux : je n’y aurais pas manqué moi-même si j’étais arrivé à temps, mais c’est égal, vous avez bien fait, vous avez très bien fait, très bien.

– Si bien, dit le gentleman de bonne mine, qui n’avait pas l’air de goûter le ton protecteur de M. Squeers, que, si on ne les avait pas tenus d’une main aussi ferme, il ne vous resterait, à l’heure qu’il est, pas beaucoup de cervelle pour en faire usage dans votre classe. »

Cette observation mit toute la société sur le chapitre de la promptitude et de l’énergie que Nicolas avait déployées, et il fut accablé de compliments et de félicitations.

Le gentleman de bonne mine commanda un bol de punch, qu’il distribua à la ronde, puis, pour passer le temps, lui et un autre monsieur de bonne volonté contèrent des histoires.

XII

« Messieurs et mesdames, la voiture est prête, s’il vous plaît », dit un nouveau conducteur en ouvrant la porte.

Le jour se passa assez peu agréablement, et le soir, vers six heures, Nicolas, M. Squeers et les petits garçons, avec leur bagage commun, furent descendus de compagnie à l’hôtel George-and-New, Greta-Bridge.

M. Squeers, arrivé à bon port, laissa sur la route Nicolas, ses élèves (et leur bagage) s’amuser à regarder changer de chevaux, pendant qu’il courait au café de l’hôtel. Quelques minutes après, il revint, ayant bien employé son temps, autant qu’on en pouvait juger par le coloris de son nez et par un léger hoquet. Au même instant sortit de la cour un tilbury crasseux avec une charrette, conduite par deux journaliers.

« Mettez les enfants et les malles dans la charrette, dit Squeers en se frottant les mains ; ce jeune homme et moi, nous allons monter dans le tilbury. Montez, Nicolas. »

Nicolas obéit. M. Squeers eut quelque peine à persuader à son roussin de se montrer aussi docile ; enfin ils démarrèrent, laissant la charretée d’enfants venir comme elle pourrait.

« Sautez à bas, dit Squeers quand ils furent enfin arrivés à destination. Holà ! ici ! qu’on vienne prendre le cheval et le mettre à l’écurie. Qu’on se dépêche, s’il vous plaît. »

Pendant que le maître de pension poussait ainsi des cris d’impatience, Nicolas eut le temps d’observer que son prétendu Hall se composait d’une maison longue, assez triste, bâtie seulement à un étage, avec quelques misérables constructions sur le derrière, une grange et une écurie y attenantes. Une minute ou deux après, on entendit quelqu’un débarrer la porte, et l’on vit apparaître un grand garçon bien maigre, une lanterne à la main.

« Est-ce vous, Smike ? cria Squeers.

– Oui, monsieur.

– Alors pourquoi, diable ! n’êtes-vous pas venu plus tôt ?

– Pardon, monsieur, c’est que je m’étais endormi près du feu, dit humblement Smike.

– Du feu ! quel feu ? où y a-t-il du feu ? demanda le maître de pension avec aigreur.

– C’est seulement à la cuisine, monsieur, répliqua l’autre : Madame m’a dit que, comme je veillais, je pouvais aller m’y chauffer.

– Votre maîtresse ne sait ce qu’elle dit, repartit Squeers. Vous auriez été diantrement plus exact à veiller au froid, j’en réponds. »

Pendant ce temps-là M. Squeers avait mis pied à terre, et, après avoir donné ordre à son garçon de dételer et de rentrer le cheval, en lui recommandant bien de ne plus lui donner d’avoine jusqu’au lendemain, il dit à Nicolas d’attendre un moment à la porte, pendant qu’il allait faire un tour dans la maison, pour l’introduire.

La foule de mécomptes assez désagréables que Nicolas avait eu à subir dans le cours du voyage vint assaillir alors son esprit avec plus de force quand il se vit seul. L’éloignement considérable où il était de sa famille, et l’impossibilité absolue de retourner la rejoindre autrement qu’à pied, quelque envie qu’il en eût, se présentèrent à son esprit sous les plus tristes couleurs ; et, en levant les yeux sur cette maison lugubre et ses fenêtres sombres, puis après, en les reportant à la ronde sur ce pays désert, couvert de neige, il éprouva un découragement et un désespoir tels qu’il n’en avait jamais ressenti de pareils.

« Vous pouvez venir maintenant ! s’écria Squeers, passant la tête par la porte. Où êtes-vous, Nickleby ?

– Ici, monsieur, répondit Nicolas.

– Entrez donc, dit Squeers, il fait, à cette porte, un vent qui vous coupe la figure. »

Nicolas soupira et se dépêcha d’entrer. M. Squeers, ayant mis le verrou pour tenir la porte fermée, l’introduisit dans un petit parloir chichement garni de quelques chaises.

Il n’y avait pas deux minutes qu’il était dans cette pièce, quand une femme s’y précipita. La dame, grande, forte, et sèche comme un os, avait à peu près la tête de plus que M. Squeers, et portait une camisole de nuit en basin ; elle était en papillotes, coiffée aussi d’un bonnet de nuit malpropre, orné d’un mouchoir de coton jaune, qui l’attachait sous son menton.

« Ma chère, dit M. Squeers, voilà le nouveau jeune homme.

– Ah ! répliqua Mme Squeers, faisant un signe de tête à Nicolas pour tout salut, et le toisant froidement des pieds à la tête.

– Il va manger avec nous ce soir, dit Squeers, et il ira avec les élèves demain matin. Vous pouvez lui dresser un lit de sangle pour cette nuit, n’est-ce pas ?

– Il faudra bien qu’on s’arrange », répondit la dame.

Une jeune servante vint servir sur la table une tourte du Yorkshire et du bœuf froid, en même temps que M. Smike apparut, un pot d’ale à la main.

Nicolas fut frappé tout d’abord de l’extraordinaire bigarrure des vêtements qui composaient son costume. Quoiqu’il dût avoir au moins dix-huit ou dix-neuf ans, et qu’il fût même assez grand pour cet âge, il portait un habillement enfantin tel qu’on le voit d’ordinaire à de tout petits garçons ; ce n’est pas qu’il fût trop étroit pour embrasser sa taille frêle et sa poitrine resserrée, mais il était ridiculement court des canons et des manches. Pour que le bas de ses jambes fût en parfaite harmonie avec ce singulier accoutrement, elles flottaient dans une paire de grandes bottes, qui, à l’origine, avaient dû avoir des revers ; aujourd’hui, après avoir été usées sans doute par quelque fermier robuste, elles étaient trop déchirées et trop rapiécées pour en faire cadeau à un mendiant. Quant à son linge, depuis que le pauvre diable était dans cette maison, et Dieu sait s’il y avait longtemps, c’était encore le même. De plus, Smike était estropié.

Il n’y avait qu’un bifteck : c’était naturellement pour M. Squeers, qui ne se fit pas prier pour l’expédier avec diligence. Nicolas approcha sa chaise pour se mettre à table, quoique sans appétit.

« Comment trouvez-vous le bifteck, Squeers ? dit madame.

– Tendre comme un agneau, répliqua Squeers. En voulez-vous un morceau ?

– Il me serait impossible de rien prendre, répondit son épouse. Qu’est-ce que je vais donner au jeune homme, mon bon ami ?

– Tout ce qu’il voudra de ce qui est servi sur la table, répondit Squeers dans un accès de générosité inaccoutumée.

– Que voulez-vous, monsieur Knuckleboy ? demanda alors Mme Squeers.

– Je prendrai un peu de tourte, s’il vous plaît ; très peu, car je n’ai pas faim.

– Ma foi, ce serait dommage d’entamer la tourte si vous n’avez pas faim ; qu’en dites-vous ? lui demanda Mme Squeers. Voulez-vous essayer d’un morceau de bœuf.

– Tout ce qu’il vous plaira, répondit Nicolas machinalement, cela m’est parfaitement égal. »

Mme Squeers parut on ne peut plus satisfaite de cette réponse ; elle fit à Squeers un signe de tête qui voulait dire qu’elle était charmée de voir le jeune homme comprendre sa position ; et elle récompensa Nicolas d’une tranche de viande qu’elle lui coupa de ses propres mains.

Le souper fini, et la table desservie par la petite servante, qui regardait les plats d’un œil affamé, Mme Squeers se retira pour les enfermer sous clef.

M. Squeers se mit à pousser d’horribles bâillements, et fut d’avis qu’il était grand temps d’aller se coucher. À ce signal, Mme Squeers et la servante tirèrent dans la chambre une paillasse et une couple de couvertures, et en firent un lit pour Nicolas.

« Bonsoir, Nickleby, dit M. Squeers. Demain, à sept heures du matin, soyez exact.

– Je serai prêt, monsieur, répliqua Nicolas. Bonsoir. »

XIII

Nicolas, resté seul, fit cinq ou six fois à grands pas le tour de sa chambre, dans un état d’agitation nerveuse facile à concevoir, mais il se calma par degrés, s’assit sur une chaise, se raisonna et finit par se promettre, coûte que coûte, de tout faire, en attendant mieux, pour supporter les maux qu’il allait avoir à subir encore ; car il se rappelait le dénuement de sa mère et de sa sœur, et ne voulait pas donner à son oncle le moindre prétexte de les abandonner dans leur malheur. Il se sentit moins découragé et même (voyez un peu l’ardeur et la vivacité de la jeunesse !) il alla jusqu’à se flatter de l’espérance qu’il ne serait peut-être pas si mal à Dotheboys-Hall qu’il l’avait cru d’abord.

Il allait donc se mettre au lit avec une petite recrudescence de bonne humeur, quand il fit tomber de la poche de son habit une lettre cachetée. Dans son ahurissement au moment où il avait quitté Londres, il n’y avait plus pensé et ne l’avait pas revue depuis, mais il se rappela aussitôt la conduite mystérieuse de Newman Noggs.

« Ah ! mon Dieu ! dit Nicolas, quelle singulière écriture ! »