À travers champs - Henry Gréville - E-Book

À travers champs E-Book

Henry Gréville

0,0
2,49 €

-100%
Sammeln Sie Punkte in unserem Gutscheinprogramm und kaufen Sie E-Books und Hörbücher mit bis zu 100% Rabatt.
Mehr erfahren.
Beschreibung

Maxime Orianof, au contraire, était plein de verdeur et de sève, actif, résolu, enthousiaste même, non pour la poésie pure, mais pour la poésie de la science et du labeur. Intolérant d'ailleurs, comme on l'est à vingt-quatre ans, il s'indignait que les hommes ne fussent pas devenus parfaits tout de suite, puisqu'on leur en avait enseigné le moyen. Par une inconséquence toute naturelle, il était loin d'être parfait lui-même, Dieu merci ! - rien d'insupportable comme les gens parfaits ; - et quand Souratine lui prouvait jusqu'à l'évidence qu'il faisait vingt fois par jour ce qu'il avait blâmé dans les autres, il répondait : « Fais ce que je dis et non ce que je fais. »

Das E-Book können Sie in Legimi-Apps oder einer beliebigen App lesen, die das folgende Format unterstützen:

EPUB
MOBI

Seitenzahl: 175

Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



À travers champs

Pages de titreIIIIIIIVVVIVIIVIIIIXXXIXIIXIIIXIVXVXVIXVIIXVIIIXIXAutour d’un pharePage de copyright

Henry Gréville

À travers champs

Henry Gréville, pseudonyme de Alice Marie Céleste Durand née Fleury (1842-1902), a publié de nombreux romans, des nouvelles, des pièces, de la poésie ; elle a été à son époque un écrivain à succès.

I

C’était à l’heure où les troupeaux rentrent du pâturage ; les vaches paresseuses et les petits veaux inquiets s’en revenaient lentement à la ville, au milieu d’un nuage de poussière dorée.

Tant qu’elle roula dans les rues de Kozlychkine, la petite calèche qui venait de quitter l’auberge principale n’eut pas de peine à fendre le courant animé qui venait à sa rencontre ; mais, lorsque les maisons de la grande rue se firent plus rares, le cocher éprouva quelque difficulté à guider ses trois chevaux indociles au milieu de ce flot de bétail lourd et patient.

Les vaches s’arrêtaient devant la porte de leurs demeures, et, poussant des beuglements plaintifs, appelaient leurs compagnes retardataires avant de franchir le seuil de l’étable ; pour peu que deux ou trois de ces lentes créatures se fussent réunies sur un point de la voie, le passage était totalement obstrué par le reste du troupeau que hâtaient les bouviers armés de longs cornets au son strident, semblables à ces trompettes du jugement dernier qu’on voit dans les anciens tableaux.

De temps à autre une centaine de moutons passaient sur les contre-allées, le long des maisons, courant comme pris de panique, se culbutant, roulant dans le fossé, puis s’arrêtaient sans motif et reprenaient leur course folle pour se précipiter, tête baissée, les uns sur les autres, sous la porte étroite et basse de leur bergerie.

Les petits enfants couraient pieds nus et les excitaient de la voix ; les chiens affairés, sérieux, aboyaient à droite et à gauche ; les bergers criaient à tue-tête, et parfois une vache pensive s’arrêtait au milieu de la route, la tête levée, aspirant l’air.

Par-dessus ce tumulte, un beau rayon de soleil presque horizontal arrivait par la large route enserrée dans les bois déjà sombres, et, au milieu de cette poussière lumineuse, des myriades d’insectes, ivres, éblouis, dansaient et bruissaient.

– Nous n’arriverons jamais, dit le cocher à son maître en s’arrêtant au plus épais de la mêlée.

– Eh bien ! attendons, répondit celui-ci d’un air de bonne humeur ; quand tout cela sera rentré, la route nous appartiendra tout entière.

Le cocher hocha la tête avec cette expression particulière aux serviteurs russes qui n’osent contredire leur maître, mais qui trouvent sa conduite fort peu raisonnable ; il eût voulu désobéir, du reste, qu’il n’aurait pu le faire sans écraser quelqu’un ; il réunit les rênes dans ses deux mains et calma de la voix ses chevaux impatients qui sentaient tout là-bas, au bout de la route, la fraîche litière qui les attendait dans leur écurie.

Le propriétaire de la calèche s’accouda sur le tablier, et, légèrement incliné en avant avec un sourire de mélancolique bienveillance, il regarda passer la masse tumultueuse. Il se rappelait que dans son enfance, le retour des troupeaux était pour lui le signal de la liberté.

Dès que le nuage poudreux s’élevait au haut de la colline voisine, son gouverneur perdait sur lui ses droits de pédagogue, le petit garçon délivré courait au-devant des chevaux, toujours les premiers à revenir, et, saisissant par les crins son petit cheval russe, il s’élançait avec lui sur la route, faisant mille fantastiques exercices d’équitation, aux cris d’effroi de sa vieille bonne qui le regardait par la fenêtre.

C’est à cela et à beaucoup d’autres choses encore que pensait M. Souratine en regardant passer les taureaux trapus et farouches qui rentraient les derniers sous bonne garde.

– Va maintenant ! dit-il au cocher, qui deux ou trois fois déjà avait tourné la tête de son côté pour l’interroger du regard.

La calèche s’ébranla doucement, les chevaux frissonnèrent de plaisir sous leur harnais doré et partirent en éventail, celui du milieu au trot, pendant que les deux chevaux de volée galopaient en inclinant leurs jolies têtes fines presque jusqu’au sol attiédi.

La poussière s’était un peu reposée, il n’en restait plus de suspendu dans l’air que ce qu’il fallait pour estomper doucement les lignes sévères de la forêt qui bordait la route des deux côtés, à quelques dizaines de toises.

On était aux derniers jours de mai, les tiges renaissantes des bouleaux et des peupliers coupés le long du fossé avaient des tons d’une fraîcheur exquise ; les petites feuilles, à peine déroulées, exhalaient un arôme pénétrant ; les fleurs de mai, si tendres et si fugaces en Russie, diapraient cette longue pelouse, toujours semblable et toujours nouvelle tant que durait la forêt ; la chaleur du soleil semblait y avoir laissé une couleur chaude, tandis que sous les voûtes noires des sapins hauts et graves, serrés les uns contre les autres, l’obscurité régnait déjà, presque bleue à force d’être épaisse. M. Souratine, accoudé dans le coin de la calèche, regardait défiler les sombres sapins, majestueux comme un cortège du moyen âge sous leur ample vêtement de branches traînantes.

La route était déserte ; à peine de temps en temps rencontrait-on un chariot attardé, ou un pèlerin courbé sous son bissac et portant ses bottes sur l’épaule au bout d’un bâton, de peur de les user.

Tout à coup une forme svelte, élégante, se dessina sur le ruban grisâtre de la route ; c’était un jeune homme, un homme du monde, qui venait à pied comme un simple mortel, en sens inversé de la calèche. M. Souratine ne put retenir un geste d’étonnement ; à quatre verstes d’une ville de district, de telles rencontres sont rares en Russie, où le plus souvent les hommes du monde, semblables aux idoles de l’Écriture, « ont des pieds, mais ne marchent point ».

Pour mieux voir le visage de cet être extraordinaire, M. Souratine se pencha un peu en avant, et deux exclamations partirent en même temps.

– Souratine !

– Orianof !

En serviteur bien appris, le cocher arrêta immédiatement ses chevaux.

– Je vous croyais à Pétersbourg, dit Souratine en tendant la main au promeneur.

– J’y étais encore il y a trois jours, répondit celui-ci avec un charmant sourire qui éclaira ses traits un peu sévères. J’ai obtenu un congé et je vais chez moi pour y passer l’été.

– Voilà une heureuse chance, s’écria Souratine ; il faudra que vous soyez chez nous plus souvent qu’à Orianova. Que ferez-vous là tout seul ? Est-ce que vous y êtes attendu ?

– Non ; j’avais compté sur les lenteurs de l’administration, et, contre mon attente, j’ai obtenu mon congé très vite, de sorte que je n’ai pas eu le temps de prévenir. Ce matin, aussitôt arrivé à Kozlychkine, j’ai envoyé demander des chevaux, qui sont probablement déjà à l’auberge.

– Vous aller retourner à la ville à pied ? D’où venez-vous ainsi ?

– Je m’ennuyais, j’ai été faire un tour de promenade et je me suis attardé. Il faut bien rentrer à pied, ajouta Orianof en riant ; ce n’est pas bien loin, et mon gouverneur français m’a appris à ne pas redouter les longues courses.

– Une idée ! reprit Souratine. Rien ne prouve que vos chevaux soient arrivés et que vous ne soyez pas obligé de passer la nuit à Kozlychkine, – un canapé plein d’insectes, et des nappes sales en guise de draps, vous savez. Au lieu d’en courir les risques, venez passer quelques jours chez moi, ma femme sera enchantée de vous voir...

– Mais, si brusquement...

– Tant mieux ! Une surprise, une vraie surprise, c’est toujours charmant, quand c’est agréable, bien entendu.

– Et mes chevaux ? Que vont-ils devenir à Kozlychkine ? On va me croire perdu, on fera des recherches dans le pays...

Un paysan passait en ce moment et regardait avec curiosité ce beau monsieur arrêté sur la route.

– On dira que vous m’avez assassiné, ajouta-t-il en riant.

– Il y a moyen de tout arranger, répondit Souratine. Écoute, Grégoire, dit-il à son cocher, tu vas t’en retourner à la ville, tu diras à l’auberge... À quelle auberge vous êtes-vous arrêté ?

– Au Poisson d’Or.

– ... Tu diras au Poisson d’Or qu’on renvoie les équipages de Maxime Ivanovitch à Orianova, qu’il vient chez nous, et qu’il y restera quinze jours.

– Quinze jours, permettez...

– Si vous dites un mot, ce sera trois semaines... Toi, continua-t-il en s’adressant au cocher, tu reviendras demain avec le chariot qui apportera les provisions. Donne-moi les rênes.

Grégoire, obéissant, remit les rênes à Souratine, qui s’installa à sa place ; il sauta à bas de son siège, releva dans sa ceinture sa grande robe de cocher et se mit en route après avoir dit :

– Rien de plus ?

– Rien de plus, répondit Souratine. Allons, Maxime Ivanovitch.

– Alors, Grégoire, rapporte-moi ma valise, cria Orianof.

Le cocher se retourna pour répondre :

– J’entends, monsieur.

– Eh bien ! que faites-vous ? demanda Souratine en voyant Orianof escalader le siège pour se placer auprès de lui.

– Vous croyez que je vais me faire voiturer dans la calèche pendant que vous conduirez ? Non pas ! d’ici je verrai bien mieux le paysage. À la grâce de Dieu !

La troïka reprit son vol comme pour rattraper le soleil qui venait de disparaître derrière la pente de la route.

II

La forêt s’arrêtait là. Une large vallée, profonde pour le pays, lit d’un ancien fleuve aux jours du déluge, se creusait au pied de la descente : le torrent n’était plus guère qu’un large ruisseau, encaissé entre des rives sablonneuses, qu’il remplissait lors de la fonte des neiges. Quelques villages, avec leurs blancs clochers à toiture verte, marquaient le cours de l’eau bordée de grasses prairies inondées au printemps ; la nappe limpide courait sur un sable fin et grenu. Sans plus de cérémonie, la calèche y entra jusqu’à mi-roue d’abord, puis un peu plus.

– Je vais faire prendre un bain aux paquets de ma femme, dit Souratine ; voyez-vous le gué, Maxime Ivanovitch ?

– À gauche, répondit celui-ci.

En effet, le sol s’exhaussa rapidement, et le léger équipage, sorti des ondes comme un monstre marin, gravit au galop la pente opposée.

Les deux hommes étaient amis depuis longtemps, malgré la différence de leur âge. Leurs caractères n’avaient point la moindre ressemblance non plus, et pourtant ils s’entendaient parfaitement.

Bien qu’il n’eût guère plus de quarante ans, Souratine avait des cheveux gris ; c’était un de ces rêveurs qui ont beaucoup vu, pas mal souffert, lutté un peu – pas beaucoup, – et qui de leurs épreuves ont retiré une sorte de résignation placide, une mélancolie dénuée d’amertume. En voyant des gens heureux, il se disait : « La vie est facile pour ceux-là. Tant mieux ! » En voyant souffrir les autres, il pensait : « Moi aussi, j’ai souffert, j’ai résisté à mes chagrins, aidons-les à résister aux leurs. » Et il mettait au service de tous ce qu’il possédait de ressources morales et matérielles ; mais il n’aurait pas fallu lui demander l’action, l’énergie de la lutte ; cela dépassait ses moyens.

Maxime Orianof, au contraire, était plein de verdeur et de sève, actif, résolu, enthousiaste même, non pour la poésie pure, mais pour la poésie de la science et du labeur. Intolérant d’ailleurs, comme on l’est à vingt-quatre ans, il s’indignait que les hommes ne fussent pas devenus parfaits tout de suite, puisqu’on leur en avait enseigné le moyen. Par une inconséquence toute naturelle, il était loin d’être parfait lui-même, Dieu merci ! – rien d’insupportable comme les gens parfaits ; – et quand Souratine lui prouvait jusqu’à l’évidence qu’il faisait vingt fois par jour ce qu’il avait blâmé dans les autres, il répondait : « Fais ce que je dis et non ce que je fais. »

Il ne faudrait pas conclure de là qu’Orianof fut un moraliste bien rigoureux : sa sévérité se dépensait principalement en paroles. Quand les deux amis se rencontraient, leurs causeries étaient intarissables, et, quand après deux heures de discussion ils se retrouvaient à leur point de départ, Orianof se mettait à rire, pendant que Souratine, avec son sourire mélancolique et doux, lui disait : « Allons, allons, le seul bien réel, c’est pourtant d’être un peu aimé pendant qu’on vit, un peu regretté quand on ne vit plus. »

Pour être aimé et pleuré, quelques années auparavant Souratine s’était marié, ce qui n’est pas toujours un si mauvais calcul ; et il avait réussi à se faire tendrement aimer de sa femme. L’affection qu’elle éprouvait pour lui ne réalisait peut-être pas le type de l’amour vrai, mais Souratine était si bon dans la vie d’intérieur, si noble dans ses actions, si beau encore sous sa couronne de cheveux gris, que sa femme avait cru faire, en l’épousant, un mariage d’amour. Elle s’était trompée, – pas de beaucoup, il est vrai, – mais elle ne s’était jamais aperçue de son erreur, de sorte que les deux époux vivaient heureux, sans se demander si d’autres l’étaient plus ou moins qu’eux, ce qui est une des conditions essentielles du bonheur.

Pendant que les deux amis causaient, la troïka les emportait toujours à travers les collines boisées et les ravins sablonneux ; au détour d’un village, un paysage féerique s’offrit à leurs yeux.

Un grand cours d’eau, rivière navigable cette fois, coulait dans un lit encaissé. Plusieurs de ces barques vides qui remontent les fleuves au printemps pour aller prendre un chargement de foin ou de blé étaient amarrées à des piquets enfoncés dans le sol. Les mariniers, descendus à terre pour y préparer le repas du soir, s’agitaient autour des grands feux qu’ils avaient allumés ; les fumées bleuâtres s’élevaient dans l’air tranquille, rafraîchi par la rosée tombante. Le ciel était à peine assombri ; quelques pâles étoiles se montraient au zénith ; le couchant était rose encore, mais d’une nuance qui se fondait insensiblement dans le gris en approchant de l’extrême horizon.

Souratine arrêta ses chevaux au sommet du talus, et les deux hommes, silencieux, regardèrent le paysage. Suivant le fil de l’eau, une barque attardée passa lentement ; le cri de salut : « Avec l’aide de Dieu ! » retentit deux fois, échangé entre ceux qui se reposaient à terre et ceux qui voyageaient encore.

– C’est la patrie ! murmura Souratine.

Orianof ne répondit pas, mais il ressentit une émotion profonde. Par principe, toutefois, il prit un air indifférent.

III

Les chevaux reprirent leur course ; ils n’étaient guère qu’aux deux tiers de la route. Vers dix heures et demie, la lune se leva démesurée, au milieu des vapeurs de l’horizon ; à mesure qu’elle montait, sa clarté s’épurait, et, une demi-heure plus tard, elle rayonnait dans son plein sur les bois, sur les villages baignés de rosée. L’atmosphère était imprégnée de cette senteur pénétrante de la terre qui s’ouvre et qui s’est réchauffée pendant le jour.

– Nous n’arriverons pas avant onze heures, dit Souratine ; j’espère que ma femme ne m’attend plus.

– Je suis bien sûr que si, répondit Orianof. Je suis désolé d’être la cause de son inquiétude. C’est pour moi que vous vous êtes mis en retard.

– Du tout ; c’est pour les vaches et les moutons de Kozlychkine. Je n’ai jamais eu le courage de traverser de force un troupeau qui rentrait au bercail ; le bien-être des animaux est respectable tout comme celui des hommes.

Orianof fit un signe d’acquiescement et reprit au bout d’un instant :

– Tatiana Pétrovna se porte-t-elle bien ?

– Ma femme ? Oui, Dieu merci ! Elle m’a un peu inquiété ce printemps ; elle pâlissait, elle ne mangeait plus... mais avec les beaux jours la santé lui est revenue. Elle n’est jamais très rose pourtant, vous savez.

– Il y a presque deux ans que je n’ai eu le plaisir de la voir.

– Vous ne la trouverez pas beaucoup changée.

– De vingt-quatre à vingt-six ans, ce serait bien surprenant, répondit Orianof.

Souratine sourit, et un air de contentement paisible se répandit sur ses traits ; il secoua les rênes, et les chevaux pressèrent leur allure. Ils gravirent sans sourciller une montée abrupte, au milieu d’un petit bois de sapins, et s’arrêtèrent un instant pour souffler au haut de la colline.

– Comment ! nous voilà arrivés ? dit Orianof surpris. Je ne connaissais pas cette route.

– Je l’ai fait ouvrir l’été dernier, répondit le propriétaire. La descente est un peu roide, mais le coup d’œil dédommage.

Sur la colline opposée, dont un ravin étroit et profond séparait les voyageurs, s’élevait la demeure de Souratine, toute baignée en ce moment par les rayons de la lune. Les aulnes et les bouleaux remplissaient d’une masse obscure le ravin où bruissait un ruisseau, mince filet bavard que la lune semait par éclaircies de paillettes d’argent. L’odeur de la menthe sauvage montait avec la fraîcheur de l’eau. Les cimes des arbres arrivaient à peine au bas d’une terrasse étroite qui bordait l’abîme ; c’est là que le parterre endormi étalait ses plates-bandes aux couleurs presque distinctes, sous l’abondante clarté qui semblait les pénétrer.

La maison, peu élevée et d’une forme simple, était entourée d’une large véranda couverte et tendue de rideaux blancs bordés d’un galon. Des pilastres de bois grisâtre soutenaient la galerie, revêtus de plantes grimpantes qui laissaient courir leurs festons sur la blancheur des toiles où ils se détachaient en noir. Tout dormait ; on eût dit un palais abandonné par les fées.

Les chevaux descendaient avec précaution dans l’obscurité du ravin. Parfois une source jaillissait sous les herbes, traversait la route qu’elle marquait d’une rayure argentine, et s’en allait avec un bruit modeste rejoindre le ruisseau ; un rossignol à moitié endormi lançait de temps en temps une phrase isolée, et la calèche roulait sans bruit dans le sable humide. Tout était si doux, si calme, si frais, qu’on avait envie de parler bas pour ne pas réveiller la nature endormie.

– Vous avez fait rebâtir la maison ? dit Orianof.

– Mais non, répondit Souratine, c’est toujours la même.

– Que lui avez-vous fait, alors ? Elle est vingt fois plus jolie qu’autrefois.

– C’est une idée de ma femme. Elle a fait enlever ce vilain toit de planches qui couvrait le balcon et nous masquait le jour ; elle a mis à la place une douzaine de pièces de toile bise, elle a planté des haricots d’Espagne ; vous avez vu l’effet : la cause est prosaïque.

– C’est la poésie de la prose au clair de lune, dit Orianof au moment où la calèche passait, guidée avec précaution, sous une porte étroite. En fait de prose, vous n’avez pas élargi votre porte ; quelqu’un s’y cassera le cou un jour ou l’autre.

– C’est alors qu’on la fera élargir, répondit Souratine, et elle en a grand besoin, car elle est toute vermoulue. Faites-m’y penser demain ; il y a dix ans que je me dis cela deux ou trois fois par semaine et je l’oublie aussitôt.

La calèche s’arrêta devant un petit perron couvert et tendu de toile, comme le balcon, où brûlait une lampe. Un cocher et un domestique accoururent au bruit des roues ; l’un prit en main les chevaux couverts de sueur, en les calmant du geste et de la voix ; l’autre, après avoir salué son maître d’un air joyeux, s’empressa de débarrasser la calèche des innombrables paquets qu’elle contenait. Un gros chien, qui s’était bien gardé d’aboyer, vint fourrer son museau dans la main de Souratine ; dans cette maison, bêtes et gens se trouvaient bien, et le retour du maître faisait plaisir à tout le monde. Souratine caressa le chien, qui s’en alla d’un air affairé s’assurer que nul malfaiteur n’avait profité de sa négligence momentanée pour approcher les clôtures de trop près.

– Tatiana Pétrovna dort-elle ? demanda Souratine en entrant dans la maison.

– Je ne sais pas, monsieur. Madame s’est retirée chez elle il y a une demi-heure. Le samovar est prêt et le souper servi.

IV

Suivi de Maxime, Souratine entra dans une grande pièce pleine de verdure et de parfums ; des massifs d’arbustes garnissaient les coins ; des corbeilles de fleurs étaient posées sur l’appui de toutes les fenêtres ; une lampe de porcelaine suspendue au plafond jetait une lueur tendre et délicate sur la table couverte de linge finement damassé et parsemé d’argenterie. Ce n’était pas le luxe, mais quelque chose de mieux : le sentiment artistique appliqué au bien-être.

La lampe n’éclairait nettement que la table ; tout le reste de la pièce, assombri d’ailleurs par les arbustes, était plongé dans une demi-obscurité. La porte s’ouvrit, et madame Souratine entra en se frottant les yeux avec un geste enfantin.

Elle était grande et mince, pas trop mince, mais bien proportionnée ; ses cheveux bruns pendaient en deux lourdes tresses sur ses épaules ; elle portait une longue jupe blanche et un grand peignoir, avec des garnitures flottantes, moelleuses à l’œil et au toucher. La jeune femme traversa vivement la salle en clignant un peu des yeux, blessée par l’éclat de la lumière au sortir d’un appartement obscur, et, encore à demi endormie, elle passa ses bras autour du cou de son mari, qui l’embrassa tendrement au front.

– Tu m’attendais, Tania ? lui dit-il en la guidant vers la table.

– Oui et non, répondit-elle en souriant et en s’abritant les yeux de la main ; je m’étais endormie au clair de lune, sur le canapé. Comme tu reviens tard, mon ami ! il ne t’est rien arrivé ?

– Rien de fâcheux au moins ; je t’ai amené un hôte, quelqu’un que nous aimons bien.

– Un hôte ? fit-elle surprise. Où donc ?

– Là, reprit son mari en indiquant le coin près de la porte où Maxime s’était rangé, assez embarrassé de sa personne.

– Oh ! trahison ! moi qui ne suis pas habillée ! fit Tatiana en courant à travers la salle jusqu’à la porte du salon, qu’elle ouvrit et referma sur elle.

– Laisse donc, tu es très bien comme cela, lui cria son mari.

La porte s’ouvrit un peu et laissa passer la tête souriante de madame Souratine.

– Un hôte que nous aimons bien, dit-elle ; comment l’appelles-tu ?

– Maxime Ivanovitch Orianof, dit le jeune homme en s’avançant et en saluant avec déférence la porte du salon. Je suis désolé, madame, de vous déranger à cette heure indue.