Abel et Caïn - Christophe Stener - E-Book

Abel et Caïn E-Book

Christophe Stener

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Beschreibung

Les silences de l'Ecriture laissent bien des questions ouvertes sur les raisons et les circonstances du premier meurtre de l'histoire humaine, un fratricide. L'exégèse et la légende proposent des réponses divergentes selon les traditions juives, chrétiennes et islamiques. Les artistes inventent des marqueurs symboliques qui influencent la compréhension du drame biblique. Ce livre présente une vaste iconographie de 223 images commentées à l'éclairage de la riche glose qu'a inspirée l'entrée du crime et de la violence dans le monde. Une interprétation inédite du meurtre de Caïn par Lamech est proposée ainsi qu'une introduction au traitement de l'histoire d'Abel et Caïn dans la littérature, au cinéma et dans la musique.

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Seitenzahl: 580

Veröffentlichungsjahr: 2024

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A Maria K. ce livre et ce choix d’une œuvre du SMK

Image de couverture

Dessin à la plume (1648-51) de Rembrandt Harmensz (ou Harmenszoon) van Rijn (1606-1669) conservé au Statens Museum for Kunst (SMK) de Copenhagen (KKS10094). Abel, montré imberbe, jeune homme, a laissé tomber son bâton de pasteur et tente de se protéger du coup de mâchoire d’âne que va lui porter un Caïn moustachu qui tient sous tout son poids son frère précipité sur le sol. En arrière-plan, l’autel des offrandes. Dans le ciel, Dieu, à peine esquissé, regarde le crime.

« Je n’étudie que ce qui me plaît ; je n’occupe mon esprit que des idées qui m’intéressent. Elles seront utiles ou inutiles, soit à moi, soit aux autres. Le temps amènera ou n’amènera pas les circonstances qui me feront faire de mes acquisitions un emploi profitable. Dans tous les cas, j’aurai eu l’avantage inestimable de ne me pas contrarier, et d’avoir obéi à ma pensée et à mon caractère. 1» Champfort

« Le mal est entré dans le monde par la désobéissance d’Adam et Eve, le meurtre y fut introduit par la jalousie et la haine.2» Artaud de Montor

Figure 1 Manuscrit Cædmon

Le folio 49 du manuscrit Caedmon Junius 11 de la Bibliothèque bodléienne, daté d’environ 1000, montre en haut à gauche Caïn, bêcher en compagnie d’Adam, désigné par sa barbe, tandis, qu’en-dessous Abel garde ses troupeaux ; les deux frères offrent leur présent en haut à droite, Abel un chevreau et Caïn, un bol de céréales ( ?) ; en-dessous Caïn porte un coup de bâton mortel à Abel ; nous interprétons la dernière scène, en bas à gauche, montrant Abel dont seul le haut du corps émerge du sol vers Dieu métaphorisant le sang d’Abel criant vers Dieu (v. 4,10b).

1 CHAMPFORT, Maximes et pensées, CCCXXIV, Wikisource

2 ARTAUD DE MONTOR Alexis-François, Encyclopédie des gens du monde… 1833-44, Caïn, t. 4, p. 462

Introduction

Un mythe universel

Le récit biblique du meurtre d’Abel par son frère Caïn, le premier de l’histoire de l’humanité, la première inhumation également, le premier deuil aussi, est devenu le symbole universel de la violence et du crime d’un juste par l’envie d’un méchant s’abandonnant à sa pulsion haineuse. Dante 3 nomme Caina la première zone du lac du Cocyte, au plus profond du neuvième cercle de l’Inferno où sont punis, pris dans la glace jusqu’au cou, les traitres à leurs proches.

Figure 2 Gustave Doré, La Caina de l’Inferno de Dante

Les silences de l’Ecriture laissent indécises la lecture de l’exclamation d’Eve déclarant avoir donné naissance à Caïn « avec l’aide de Dieu », revendication non renouvelée pour celle d’Abe ; incertains aussi les motifs de la jalousie de Caïn, le sens de la mise en garde divine, la raison de l’offrande faite à Dieu par les deux frères, le pourquoi de la préférence divine, la parole non dite par Caïn pour entrainer Abel au champ, le modus operandi du meurtre (une pierre, un bâton…), l’attitude repentante ou irréconciliable de Caïn, l’interprétation du signe mis par Dieu sur Caïn, marque infamante ou protectrice, la fin de Cain, mort avec sa lignée dans le déluge ou tué, selon une légende, par Lamek, le septième dans sa descendance, par la bévue de Tubal-Caïn. Autant d’incertitudes propices à des gloses subtiles et fort divergentes. Le commentaire hébraïque tend à pardonner le geste, celle chrétienne damne Caïn et sanctifie Abel comme une figure typologique de la venue du Christ, celle islamique ne pardonne pas le geste et appelle le fidèle à l’obéissance absolue des préceptes du Coran. Le diable, Satan, Samaël, Iblis, devient l’instigateur de Caïn pour faire de son geste une réitération de la transgression adamique.

Ce drame biblique fait florès dans la littérature, dans le théâtre médiéval comme celui de patronage, hier, dans le cinéma aujourd’hui, dans la musique sacrée mais aussi profane.

Nous présentons, dans une première partie, l’exégèse juive, chrétienne et musulmane du récit pour éclairer son iconographie. Quelques éléments très liminaires sur le traitement littéraire, musical et cinématographique sont présentés également.

Une seconde partie analyse l’interprétation typologique des deux protagonistes Abel et Caïn.

Caïn comme icone de l’antijudaïsme chrétien est étudié dans la troisième partie.

La race de Caïn et le suprématisme blanc sont analysés dans une quatrième partie.

Une anthropologie de la violence

« Pour le lecteur habituel de la Bible il est très déconcertant de faire l’expérience que le thème anthropologique le plus dominant de l’Ancien Testament est celui de la violence 4». Eric Peels

« Kain regiert die Welt. Dem Zweifler raten wir, die Weltgeschichte zu lesen (Caïn règne sur le monde. Nous conseillons à ceux qui en doutent de lire l'histoire du monde) 5» Szondi, 1969

« Le récit biblique évoque pour la première fois un mal proprement humain en Genèse 4, 136» André Wénin

L’histoire d’Abel et Caïn est celle de la violence, de la violence la plus brutale, la plus injuste, celle du premier meurtre, celle du premier deuil, celle du premier enterrement. Ce fratricide biblique marque durablement la conscience judéo-chrétienne d’une représentation de l’homme comme violent, un pessimisme qui influence la philosophie et tous les arts. Une anthropologie de la violence est jetée à la face du lecteur dès après l’entrée de la mort comme destin de l’humanité par la perte de l’immortalité pour cause de péché originel selon Genèse I-III. La mort non pas subie, naturelle, mais donnée, infligée, volontaire fait irruption dans la psyché humaine par ce récit de Genèse IV d’un juste tué par un méchant.

Le meurtre, individuel ou collectif, accompagne toute l’histoire humaine, faisant de ce meurtre biblique une légende d’une permanence universelle, un mythe ancré dans l’expérience humaine immédiate. Comme le premier récit de la Chute de l’homme pour avoir mangé d’un fruit interdit, récit empli de tabou et de sexualité, a été simplifié, amplifié, déformé par la glose chrétienne pour entrer dans l’imagerie occidentale comme celle du péché, ce second récit imprime dans l’imaginaire occidentale celui du meurtre individuel.

« Genèse 2 :4 à 4 :26 traite de certaines des grandes questions de l’humanité : la vie et la mort, le travail, la sexualité et la violence, la force et la faiblesse. L’histoire familiale et l’histoire du monde se confondent, tandis que dans ce récit sur les débuts de la culture humaine, les prototypes sont également considérés comme des archétypes 7» écrit Eric Peels.

« Les premiers chapitres de la Genèse, un récit relevant de la démarche du mythe. Il projette en effet en un temps primordial (« en un commencement ») ce que, dans l'ancien Israël, des sages estimaient être les invariants de la réalité humaine, les points de repères fondamentaux de sa structure. Dans ce genre de récit, le divin représente avant tout ce qui détermine en profondeur l'ordre des choses sans que l'homme ait prise sur lui. (…) Le récit biblique évoque pour la première fois un mal proprement humain en Genèse 4, 13 8» formule André Wénin.

Un fratricide et un parricide

On résume Genèse IV à l’histoire d’un fratricide ; certes, le meurtre d’Abel constitue le centre du drame biblique mais il y a un autre meurtre en Genèse IV, un parricide, celui de Caïn tué, par mégarde, certes mais tué par Lamech, son descendant. La différence majeure entre les deux meurtres est que, alors que Caïn se lamente sur son propre sort, refoule le souvenir de son crime, Lamech s’en lamente et, dans son désespoir, ne se crève pas les yeux comme Œdipe car il est déjà aveugle, mais tue son propre fils Tubal-Caïn comme une autopunition, comme gage de son repentir devant Dieu.

5 Et de même, de votre sang, qui est votre propre vie, je demanderai compte à toute bête et j’en demanderai compte à l’homme : à chacun je demanderai compte de la vie de son frère. 6 « Qui verse le sang de l’homme, par l’homme verra son sang versé ; car à l’image de Dieu, Dieu a fait l’homme. Gen. 9,5-6

Le meurtre entre dans l’histoire de l’humanité et comme un meurtre terrible, un fratricide. Le choix d’un tel meurtre en particulier n’est pas anodin, il emporte un enseignement sur la fraternité humaine, du moins dans la société des hommes qui savent dominer leur instinct de violence, ceux de la descendance de Noé que Dieu bénit au verset 9,1, tandis que la face de la terre a été lavée de la race de Caïn. Les versets 9,5-6 scellent l’Alliance nouvelle entre Dieu et sa créature comme le souligne Isnard-Davezac : « Ce pacte d’alliance ouvre un nouveau chapitre de l’histoire des hommes fondée sur l’interdit du meurtre et sur la responsabilité de chacun vis-à-vis d’autrui devant la loi. Ce n’est plus seulement la consanguinité qui définit le lien fraternel, désormais la fraternité devra être un projet, un processus éthique, culturel, et politique. 9»

Dieu n’a pas à justifier sa préférence

On le verra, les exégètes hébreux et chrétiens font assaut d’ingéniosité pour expliquer le pourquoi de la préférence divine mais, selon nous, c’est effort inutile et, surtout manquant l’explication la plus, théologiquement, logique : Dieu ne donne pas les raisons à Caïn de ce choix car il le met à l’épreuve de se soumettre ou de refuser son ordre divin. L’incompréhensibilité du diktat divin est résolue par l’enchaînement du récit : Dieu interdit, avertit Caïn des graves conséquences d’une transgression, Caïn désobéit, est infidèle (au sens latin, de manque de foi), il est châtié par l’expulsion qui est, au sens matériel, une condamnation à un sort terrestre, mortel, de souffrance et, au sens religieux, un éloignement, une privation du regard i.e. de la protection divine. L’auteur biblique reproduit ainsi le même schéma doctrinal que celui ayant noué le drame de la Chute de l’homme en Genèse I-III, le parallélisme est obvie.

Episode

Genèse I-III

Genèse IV

Le monde est bon

1,31

« Grâce au Seigneur » : 4,1

Décision divine

Interdit : 2,16-17

Préférence : 4,b

Mise en garde

2,17

4,7

Transgression

3,6

4,8

La mort, le mal entre dans le monde

Mort naturelle : 2,17, 3,19 + 3,24

Mort donnée, meurtre : 4,8

Vaine tentative de se cacher de Dieu

3,8

4,9

La terre infertile

3,18

4,12

Dieu

3.21 Vêt de peaux de bêtes Adam et Eve

4.15 Marque Caïn d’un signe

Châtiment : Expulsion

3,23

4,16

Liberté de l’homme face au péché

Le conte biblique a une portée morale et théologique formulée par le verset 7 : Dieu, comme lors de l’interdit notifié à Adam dans le jardin d’Eden (v. 2,16-17), met l’homme face à ses responsabilités, il lui appartient de choisir entre le bien et le péché. Que Caïn cède à son mauvais instinct a une valeur étiologique, l’homme est mauvais depuis la faute de nos premiers parents, seule l’adoration de Dieu peut le garder des entreprises du Malin. Que le premier meurtre soit un fratricide ajoute à la valeur moralisatrice du récit par l’horreur d’un tel crime mais la morale n’est pas pessimiste puisque si la race humaine est violente, le narrateur présente le premier juste, Abel tué par la jalousie d’un impie. Et Dieu donnera au premier couple un autre fils, Seth, pour renouer la lignée humaine adamique. L’homme loin de Dieu, situation morale que métaphorise l’ostracisation de Caïn ne peut être que malheureux. Genèse IV réplique, réitère la dialectique de Genèse 1-3, Dieu est bon, l’homme est libre, au juste le bonheur, à l’infidèle le malheur.

Que la violence se révèle à l’occasion d’une offrande faite à Dieu est centrale dans la démonstration. Caïn est infidèle, au sens étymologique, il a perdu la foi. La glose rabbinique en imaginant que l’origine du conflit entre les deux frères soit dans l’existence ou non d’une justice immanente, d’un jugement divin, à la fin des temps, vient exalter ce sens de l’Ecriture. Le christianisme ne fera qu’amplifier cette leçon et, la rattachant à l’épisode du péché originel et à d’autres justes (Isaac, Job…), fera d’Abel une figure préchristique, un saint et de Genèse IV une preuve à l’appui du dogme du péché originel.

Une exaltation de la vie pastorale

Cette lecture a les faveurs de l’exégèse hébraïque pour qui le récit reflète la rivalité millénaire entre peuples sédentaires et peuples nomades, entre éleveurs et agriculteurs, et l’importance du service d’offrandes dues à YHWH pour conserver sa protection. Le récit s’ancrerait ainsi dans l’histoire longue du peuple hébreu.

Jérusalem contre Babylone

« Cette femme a enfanté celui qui doit conduire les hommes avec une verge de fer ; et cette femme est la cité de Dieu dont il est dit dans un psaume : « O cité de Dieu, on dit de vous des choses merveilleuses » ; cette cité qui eut son commencement en Abel, comme la cité du mal en Caïn, l’antique cité de Dieu, toujours tourmentée sur la terre, espérant le ciel, et dont le nom est Jérusalem et Sion. 10» Augustin

« Babylone signifie confusion, et Jérusalem, vision de la paix. 11» Augustin

Cette affirmation date d’environ 416, Augustin la développe dans sa Civitas dei. Cette antinomie théologique entre la Cité de Dieu et la Cité terrestre, prise au sens d’une ville, peut sembler hasardeuse car il n’est dit nulle part dans Genèse IV qu’Abel fonda une quelconque cité pas plus qu’il n’eut de lignée. Le seul bâtisseur de ville est nommé, il s’agit de Caïn. Mais au sens allégorique et latin, civitas dérive de civis, ce n’est pas la ville construite, l’urbs, la Cité doit être comprise comme l’appartenance à un groupe 12, à une assemblée, et il faut entendre la Civitas dei comme l’Eglise l’ ἐκκλησία ecclesia qui est, au sens étymologique, une assemblée, celle dont Augustin et d’autres Père enseignent qu’elle exista de toute éternité. La Cité de Dieu est dirigée par Dieu, c’est la Jérusalem céleste, la cité terrestre est abandonnée à Satan dont Caïn fut le jouet.

« J’aime mieux maintenant défendre la vérité de l’Ecriture contre ceux qui prétendent qu’il n’est pas croyable qu’un seul homme ait bâti une ville, parce qu’il semble qu’il n’y avait encore alors que quatre hommes sur la terre, ou même trois depuis le meurtre d’Abel, savoir : Adam, Caïn et son fils Enoch, qui donna son nom à cette ville. Ceux qui raisonnent de la sorte ne considèrent pas que l’auteur de l’Histoire sainte n’était pas obligé de mentionner tous les hommes qui pouvaient exister alors, mais seulement ceux qui servaient à son sujet. 13» Augustin

La cité humaine, celle de Caïn, est une vraie ville ; Augustin défend la vérité des Ecritures là où certains pourraient douter que trois hommes seulement Adam, Caïn et Enoch aient pu y suffire.

La Civitas dei est spirituelle, La Jérusalem terrestre a été fondée après celle d’Hénoch ; elle fut détruite par Babylone, l’actuelle, celle terrestre, matérielle, celle où gémissent les pécheurs non encore convertis explique Augustin.

Primauté du cadet sur l’ainé

Mais, comme les deux fils d’Adam que nous venons de nommer, « l’aîné sera l’esclave du plus jeune » ; de même si Babylone l’emporte sur Jérusalem par l’ancienneté, Jérusalem est bien supérieure à Babylone par la dignité (Gen. XXV, 23.). Mais pourquoi celle-ci a-t-elle existé avant celle-là ? L’Apôtre nous le dit : « Ce qui est spirituel n’a pas été formé le premier : ce qui est animal l’a été d’abord ; ensuite est venu ce qui est spirituel ». Et pourquoi Jérusalem l’emporte-t-elle en dignité sur Babylone ? Parce que l’aîné sera l’esclave du plus jeune ». (…) Grand et ineffable mystère, indiqué dans ces paroles de saint Paul: « Ce qui est spirituel n’a pas été formé le premier ; ce qui est animal l’a été d’abord ; ensuite est venu ce qui est spirituel » enseigne Augustin.

Le Dieu biblique face à la violence

Dieu, selon Genèse IV,5-6, adresse une paternelle mise en garde à Caïn pour qu’il ne cède pas au péché, cette admonestation est, moralement, et dans la dramaturgie du récit, semblable à l’ordre divin de Genèse 2,16-17 : Dieu met l’homme face à sa liberté de choisir entre l’obéissance et l’infidélité ; l’homme transgresse l’interdit en Genèse II, se laisse aller à la colère en Genèse IV ; la sanction est la même : la perte de la protection divine, la rupture de l’Alliance, l’exil dans le monde terrestre dans une nature hostile, la souffrance. L’auteur, les auteurs, bibliques, le Jahviste ici, reproduisent le même schème qui est réitéré en de multiples épisodes du Pentateuque celui de l’égarement de l’homme et d’Israël qui s’éloigne de YHWH et est immédiatement puni pour ensuite recevoir mais après un terrible châtiment, celui du Déluge, celui des serpents de feu dans le désert…

Le déluge qui suit l’histoire de la lignée d’Adam, interrompue par l’assassinat d’Abel et reprise par la naissance de Seth qui vient remplacer Abel, vient balayer la race de Caïn de la face de la terre, refait table rase et permet le pardon divin, la nouvelle alliance, celle de la colombe de l’arche de Noé. En cela, le récit de « Meurtre et châtiment à l’est d’Eden » doit être lu en dynamique : trouvant sa cause initiale dans le péché originel, il débouche, logiquement, par celui du déluge. La glose judaïque et chrétienne ne s’y sont pas trompés et ont imaginé faire de Caïn « le fils de Satan » né d’une union d’Eve avec le serpent tandis qu’Abel nait, lui, d’Adam, Adam dont Jésus-Christ, le nouvel Adam, viendra rédimer la Faute, Abel, le premier juste, le premier martyr de la foi, le premier saint selon l’hagiographie chrétienne.

La dynamique fatale des épisodes - création, péché originel, fratricide, déluge - est imposée par l’affirmation réitérée de la lignée humaine.

« Dans le dialogue entre Dieu et Caïn, la violence avec ses racines et ses branches, est mise dans la lumière d’une manière que cette péricope en tant que telle prend une fonction paradigmatique. 14» formule Eric PEELS.

Un Dieu injuste ou incompréhensible ?

Caïn, comme Judas Iscariot 15, est, dans la littérature ancienne et, pour une large part de la littérature moderne, un « archi-méchant », mais il trouva des avocats pour le réhabiliter jugeant sévèrement l’attitude de Dieu qui au pied de la lettre des verset 4,5 et 6, donne sa faveur à l’offrande d’Abel, ce sans explication. Les commentateurs se sont depuis deux millénaires évertués à justifier cette préférence divine, constituant, car Dieu ne saurait être injuste ! un dossier à charge contre Caïn qui ne sont que des conjectures, des fables sur son manque de dévotion, des raisons inavouées, surtout non dites par le Jahviste ; un édifice des suppositions qui ne convainc guère au point qu’un théologien ose douter de l’objectivité de YHWH, déclarant que la traditionnelle explication de la Genèse est trop sévère pour ce qui est de Caïn et trop accommodante pour ce qui est de YHWH : « Le trouble ne vient pas de Caïn, mais de Yahweh, l’étrange Dieu d’Israël. De manière inexplicable choisit, accepte et rejette (…) Essentielle à l’intrigue est la liberté capricieuse de Dieu 16» interpelle Walter Brueggemann.

Le caractère inexplicable même du choix divin est, a contrario, assumé, et devient la cause de l’hostilité meurtrière de Caïn selon Westermann pour qui « Il devrait donc rester inexplicable pourquoi Dieu regarde le sacrifice d'Abel et non celui de Caïn. Et ceci, veut faire comprendre le narrateur, est l'un des motifs décisifs de conflit partout où il y a des frères 17» avance Westermann.

Cette controverse nous semble, on l’a dit, résolu simplement. De même que Dieu formulant son interdit à Adam ne le justifie pas, de manière si obscure que pour le premier homme cela est l’expression d’un tabou, le choix injustifié de l’offrande d’Abel a une valeur de mise à l’épreuve de la liberté de l’homme. Le sens est le même : il appartient à l’homme et à l’homme seul de choisir entre le Bien et le Mal. Dans un vocabulaire chrétien, il n’y a pas de prédestination, Caïn, comme Abel, sont marqués du péché originel mais que l’un honore Dieu et prenne le chemin de la justice et l’autre cède au péché, démontre très précisément cette liberté de l’homme.

Un meurtre marqué du péché originel

La plupart des ouvrages de théologie consacrées au péché originel bornent leur étude à Genèse I à III, débutant par la création de l’homme puis de la femme et concluant par l’expulsion d’Adam et Eve du Paradis en châtiment de leur Faute. La vie du couple peccamineux hors du Jardin d’Eden, la naissance d’Abel puis de Caïn, le meurtre du cadet par l’aîné, la malédiction qui pèse sur Caïn, la naissance ultérieure de Seth ne sont pas, le plus souvent, étudiés, considérés comme des épisodes distincts, déconnectés du drame biblique initial ; cela nous semble une erreur car le meurtre d’Abel par Caïn, narré en Genèse IV, éclaire le sens même du péché originel, celui de l’entrée du Mal, de la violence, de la Mort donnée, sur terre.

L’exégèse chrétienne s’est employée depuis les Pères grecs et romains à articuler les deux épisodes, en faisant une dialectique de l’homme face au choix, libre, entre le Bien et le Mal, entre l’Eglise et Satan, entre la vie éternelle, celle de la résurrection et la mort infernale promise aux pécheurs. Abel et Caïn deviennent, figures iconiques de la prédication, obligent les artistes à imaginer des marqueurs visuels de cette opposition : posture face à Dieu lors de l’offrande, pâleur et gracilité d’Abel face à la force sombre de Caïn…

« Jusque dans les moindres détails, Genesis 3 et Genesis 4 sont adaptés l'un à l'autre : structurellement, thématiquement, littéralement et idiomatiquement. Westermann 18, sur la base de ce parallélisme, a souligné à juste titre que ces deux chapitres ne doivent pas seulement être lus l'un après l'autre, mais aussi l'un à côté de l'autre. Genèse 4, cependant, est plus que le simple revers social de la chute religieuse de Genèse 3 puisqu’une nette progression dans le péché et l’aliénation (de Dieu) devient manifeste. 1920» écrit Eric Peels.

Le midrash insiste sur la continuité entre le Paradis terrestre et la construction de l’arche de Noé. « Selon le targum du Pseudo-Jonathan, l’arche une fois scellée fut éclairée par un diamant, une perle selon la version des Pirqé, péchée au fleuve paradisiaque et suspendue à l’intérieur. A la sortie de l’arche, Noé construisit un autel pour offrir un sacrifice. En fait, disent les Pirqé, il reconstruisit l’autel bâti par Adam lorsqu’il fut chassé du Paradis et sur lequel Caïn et Abel avaient offert leurs oblations. 21 »

« Pour la plupart des commentateurs de la Bible, le meurtre d’Abel est une conséquence du péché originel. Pour un écrivain comme Victor Hugo, il est le péché originel lui-même ; il le fonde » écrit Jean-Michel Roessli 22. Plus qu’il ne fonde le péché originel, il réitère la désobéissance, de l’homme, son infidélité. Le compilateur de la Genèse renforce l’enseignement du premier récit par celui-ci, Adam et Eve ont fait entrer la mort sur terre, Caïn fait entrer le meurtre, pire le fratricide. La faute du premier Adam sera réparée par celle du Christ, « nouvel Adam », Abel devient dans l’interprétation chrétienne, un oblat, une figure préchristique, un juste et un martyr.

Caïn, plus coupable qu’Adam

« Car c’est le cœur mauvais qu’il portait qui fit désobéir Adam le premier : il fut vaincu et toute sa descendance avec lui » Quatrième Esdras III,21 23

Adam n’est pas maudit, la terre seule l’est, Dieu le chasse du Paradis mais d’abord le vêt de peaux de bêtes ; selon divers apocryphes et légendes, un ange enseigne l’agriculture à Adam, Dieu tire Adam et Eve des limbes, un ange veille sur le couple chassé, le pardon leur est acquis à la fin des temps… 24 De tout cela, rien s’agissant de Caïn, lui et sa race sont honnis et pour lui seul la Bible parle d’un péché, le terme est absent de Genèse I-III. « D’une certaine manière, Caïn correspond mieux à la catégorie du pécheur prototypique qu’Adam 25 » relève John Byron pour qui la doctrine paulinienne consistant à faire peser sur les épaules d’Adam la responsabilité du péché du monde ne faisait, en son temps, pas consensus et trouva son inspiration, notamment, dans le Quatrième livre d’Esdras III,21 auquel Geoltrain ajoute IV,30-31 et VII,118. L’auteur du Quatrième livre d’Esdras, c’est à noter, n’exonère aucun de la lignée d’Adam, ne faisant pas un sort particulier à Abel. La faute d’Adam entache jusqu’à nous :

« Ô toi Adam, qu’as-tu fait ? Car si tu as péché, ta chute n’a pas été la tienne seulement, mais aussi la nôtre, à nous, tes descendants »

Quatrième livre d’Esdras VII,118

La contradiction à cette doctrine du Quatrième livre d’Esdras est apporté par l’Apocalypse syriaque de Baruch LIV, 15 26-22 dans une logique rétributive qui évoque le verset de Genèse 4,7.

« 15 Si en effet Adam a péché le premier et a amené la mort sur tous ceux qui n’existaient pas en son temps, cependant, parmi ceux qui sont nés de lui, chacun a préparé pour lui-même les gloires futures. 16 Car en vérité, celui qui croit recevra la récompense. » Apocalypse syriaque de Baruch LIV, 15 27-22

Philon indulges Adam mais condamne Caïn dont la faute fut, elle, entièrement volontaire. Cf. infra Liberté de l’homme

Caïn sous l’emprise d’Eve ?

L’exclamation d’Eve au verset 4,1 peut être comprise comme l’intervention d’un tiers, le Seigneur, - dont certaine glose rabbinique fait un ange de YHWH, où nous voyons, nous, une préfiguration inversée de l’Annonciation -, dans la naissance de Caïn. Certains commentateurs modernes suggèrent un attachement excessif de Caïn pour sa mère comme cause de sa haine pour Abel. On peut d’ailleurs transposer, psychanalytiquement, en reprenant le schème de Totem et Tabou (1913) repris dans Moïse et le monothéisme (1939) de Freud, du meurtre du père de la horde primitive 28, la préférence de Dieu pour l’offrande du cadet comme un désaveu paternel, la perte du statut d’ainé, une élévation du cadet insupportable, causant une grave blessure narcissique à Caïn qu’il évacue par le fratricide.

Genèse IV présente de multiples parallélismes entre le récit de la transgression des parents dans le Paradis et celui du fils Caïn en dehors de celui-ci, parallélisme que nous présentons dans cette étude et résumerons comme le cycle dramatique : Etat de bien / Interdit – Mise en garde divine non justifiée / Libre choix de transgresser – Sanction : expulsion et souffrance. Alain Gignac 29 relève celle du dialogue entre Dieu et Eve et entre Dieu et Caïn.

Gn 3, 16 (Dieu Parle à Ève d'Adam):

Vers ton homme

ta convoitise;

lui

te dominera

Gn 4, 7 (Dieu Parle à Gaïn de Péchée):

Vers toi

sa convoitise;

toi

ne la domineras-tu pas?

Une saga familiale

Igal German démontre, à raison, contre une tradition de l’exégèse chrétienne consistant à borner l’étude du péché originel à Genèse I à III, tradition qui marque la plupart des livres même contemporains, l’unité textuelle de Genèse 2,4b à 4,26, idée défendue par des commentateurs de l’époque du Second Temple, des Pères de l’Eglise et les réformateurs Martin Luther et Jean Calvin dans une thèse à laquelle nous renvoyons ne faisant que la référencer ici.

« En plus d'examiner en détail une partie sélectionnée de l'histoire de l'exégèse, cette thèse délimite les récits d'Adam-Ève et de Caïn-Abel comme une saga familiale interdépendante dans le cadre littéraire de Gen 2 :4b-4 :26. Le présent auteur soutient que ces les textes juxtaposés sont interdépendants au moyen des éléments textuels suivants inhérents à Genèse 2-4 : (1) formule toledot ; (2) diptyque ; (3) les personnages primitifs; (4) les motifs de silence et voix ; (5) les tests d'Adam et de Caïn ; (6) le motif de la connaissance ; (7) le motif de la mort; (8) les essais; et (9) la punition et l'espoir. Enfin, un autre récit de la Genèse fait écho les contours littéraires des récits d'Adam-Ève et de Caïn-Abel (Gen 9 :20-26 ; 16 :1-2, 12 ; 21 :8-13 ; 22 : 1-19). 30»

Dans le même sens Ellen van WOLDE : « On peut aussi montrer que cette histoire, bien qu'autonome dans une certaine mesure, est étroitement lié avec Genèse 2-3. 31»

La saga familiale supporte une réitération de l’enseignement de Genèse I à IV auquel on peut ajouter V à savoir la destruction de l’humanité pécheresse, de la race de Caïn pour ne sauver que la race des justes.

Une des démonstrations évidentes de cette solidarité narrative, et plus encore morale et théologique, est la séquence même des chapitres de Genèse concaténés par les rédacteurs à savoir Genèse 1 : Création : l’homme créé bon dans un univers bon / Genèse II : Péché originel i.e. 1ère transgression / Genèse III : Châtiment : Exil d’Adam et Eve en dehors du Paradis à l’est d’Eden / Genèse IV : Descendance postlapsaire d’Adam et Eve / Meurtre d’Abel i.e. 2nde transgression / Châtiment de Caïn : exil à l’est d’Eden i.e. Interruption de la lignée adamique / Descendance de Caïn / Naissance de Seth i.e. reprise de la lignée adamique / Genèse V : Liste des descendants d’Adam à Noé / Genèse VI : Déluge.

Les non-dits délibérés du récit

Le récit biblique, par sa brièveté, laisse, on l’a dit, indécis son interprétation même. L’auteur biblique dit les faits mais ne les explique pas. Le plus troublant non-dit est celui de la raison de la préférence divine mais il en est bien d’autres que nous avons déjà relevés. Autant d’interrogations ouvertes que l’exégèse, mais aussi la légende, s’efforcent de résoudre. Ces silences qui sont presque des impasses, des apories, pour la glose font du récit « une histoire tourmentante (tantalizing) tant de choses sont non dites 32» relève Peels tandis pour Gertz : « des ambiguïtés formulées consciemment par les auteurs, ainsi que des blancs laissés délibérément, ont provoqué un processus d’interprétation varié déjà dans le judaïsme hellénistique et dans l’antiquité tardive 33 ».

La conjecture, la glose, les légendes extrapolent le texte laconique mais, comme l’écrit Bayle dans son Dictionnaire : « Les autres choses qui s’en disent en abondance ne sont que des conjectures, ou des rêveries de l’esprit humain ou des traditions très incertaines 34 ».

La flèche de Lamech

« Ces paroles sont une énigme, à laquelle on n’entend rien ». Dom Calmet 35

« J’avoue ingénument que cela me passe » Pierre Bayle 36

La légende interprétant les versets 23 et 24 comme le meurtre de Caïn par Lamech est exemplaire d’une ampliation exégétique, d’une pure construction qui sera représentée par l’art chrétien mais le sens même, à admettre la légende, du geste de Lamech n’en est pas pour autant clair. Faut-il féliciter Lamech d’être l’instrument d’un ‘juste’ châtiment de Caïn ou en faire le digne rejeton d’une lignée de criminels. Lamech damné ou honoré pour son geste, on verra que les commentaires soutiennent toutes ces lectures et nous proposerons une exégèse nouvelle de cet épisode.

Abel et Caïn, un mythe fondateur

« La conviction qu’ « au commencement était un crime » [...] s'est avérée plausible au fil des siècles, comme explication de la situation de l'homme, semblable à la signification qu'a eu la première phrase de l'Evangile de Jean, « Au commencement était le Verbe » pour la foi. 37» Arendt, 2004

Si Freud ne s’est pas intéressé au fratricide biblique, il se prête à plusieurs lectures psychanalytiques : une frustration narcissique de se voir préféré par Yahvé son cadet (Lipót Szondi), une perte de l’humanité incarné par le rapport avec le frère (Isnard-Davezac), l’expression d’une relation fusionnelle œdipienne (Gignac), une perte d’identité prolongeant celle d’Eve (Balmary).

Nous sommes tous des enfants de Caïn !

Rachi commente négativement l’occupation et le caractère des enfants mâles et femelles de Lamech mais livre une révélation qu’il est le seul à défendre. Sans aucune base, allant à rebours du consensus de la glose hébraïque et chrétienne qui pensent que la race de Caïn s’est noyée sous les flots du déluge, il fait de Naama, la fille de Lamech, donc une descendante de Caïn, l’épouse de Noé. 38 L’invention de Rachi a une haute valeur morale, chacun d’entre nous a ainsi une part de Caïn et il nous appartient de suivre ou non la prescription divine du verset 7.

L’image pieuse au service de la glose

Le sujet principal de cet ouvrage n’est pas de prétendre trancher entre les diverses lectures exégétiques de Genèse IV, - encore que nous proposons quelques pistes peut-être nouvelles pour le sens du verset 4,23 qui laissait Pierre Bayle face à une aporie -, mais d’éclairer par cette interprétation exégétique même les choix de composition, les topoï, les intentions des artiste chrétiens.

L’aniconisme, tant hébraïque, à l’exception notable du Livre d’Esther39, que musulman n’offre que très peu d’images. Pour cette raison, et parce que cette étude s’articule à nos travaux sur le péché originel 40 nous présentons ici, en images, les diverses indécisions exégétiques, dans l’ordre du récit biblique, illustrées par l’art chrétien et regroupons l’étude de l’art judaïque et islamique en deux annexes spécifiques.

S’agissant de l’imagerie chrétienne du récit de la vie d’Abel et Caïn, nous avons privilégié l’art chrétien antérieur au XIXe siècle, avec toutefois quelques œuvres profanes et d’art académique postérieures. Le drame biblique a inspiré l’art moderne et contemporain ; cet ouvrage n’en traite pas, il appartiendra à un autre volume ou à un autre auteur de les étudier au fond ; le lecteur trouvera ici en bibliographie l’indication d’ouvrages et de bases d’images modernes.

Influence du midrash sur l’art chrétien

Si la Synagogue s’interdit de mettre en images Genèse IV, pas plus que l’ensemble de la Torah, à quelques rares et belles exceptions recensées par Gabrielle SED-RAJNA 41 , la glose rabbinique se distille dans celle chrétienne et des légendes judaïques, qui issues en particulier des Ecrits intertestamentaires et des commentaires rabbiniques, sont reprises et ‘canonisées’ par la patristique et la scholastique. C’est pourquoi nous commentons chaque verset de Genèse IV par des commentaires chrétiens mais aussi judaïques. De cette influence des rabbins sur l’art chrétien on connaît l’exemple célèbre qui est celui de la Bible d’Albe (1430) réalisée sur la base d’une traduction du rabbin Moïse Arragel 42.

L’art « braconne » le drame biblique

« Bernard Sarrazin (1993) désigne comme les « braconniers », les artistes et penseurs qui viennent chasser sur le territoire théoriquement réservé aux théologiens. Le texte biblique est ainsi relu par les peintres, sculpteurs, romanciers, poètes, dramaturges, musiciens, philosophes ou essayistes... — et ceux- ci se lisent ou se relisent entre eux, s’inspirant d’une œuvre qui les a précédés ou réagissant à celle-ci. Une généalogie des interprétations du texte se déploie alors, qui traverse la culture occidentale. Avec pour résultat que la « représentation » qu’on se fait d’un récit se trouve le plus souvent médiatisée par ses relectures, plutôt que de surgir d’un contact direct avec le texte. Éventuellement, il convient de s’interroger sur l’œuvre de ces braconniers 43».

3 DANTE, Inferno (1303-21), Chant XXXII, vers 16 à 69, v. 58-60 : « D’un corpo usciro : e tutta la Caina / Potrai cercace, e non troverai ombra / Degna piu d’esser fitta in gelatina » (Ils sont sortis du même sein, et tu peux parcourir tout le cercle de Caïn, tu ne trouveras pas une âme qui ait plus mérité d’être enfoncée dans la glace). Traduction de Pier-Angelo Fiorentino avec dessins de Gustave DORÉ (1868)

4 PEELS Eric, The World’s First Murder: Violence and Justice in Genesis 4:1–16 https://www.academia.edu/37372054/The_Worlds_First_Murder_Violence_and_Justice_in_Genesis_4_1_16

5 SZONDI L. (1969), Kain: Gestalten des Bösen, Bern, Huber. Réf. VLEMINCK

6 WÉNIN André. Adam et Eve : la jalousie de Caïn, « semence » du serpent. Un aspect du récit mythique de Genèse 1-4. In : Revue des Sciences Religieuses, tome 73, fascicule 1, 1999. pp. 3-16. DOI : https://doi.org/10.3406/rscir.1999.3471www.persee.fr/doc/rscir_0035-2217_1999_num_73_1_3471

7 PEELS Eric, The World’s First Murder: Violence and Justice in Genesis 4:1–16 https://www.academia.edu/37372054/The_Worlds_First_Murder_Violence_and_Justice_in_Genesis_4_1_16

8 WÉNIN André. Adam et Eve : la jalousie de Caïn, « semence » du serpent. Un aspect du récit mythique de Genèse 1-4. In : Revue des Sciences Religieuses, tome 73, fascicule 1, 1999. pp. 3-16. DOI : https://doi.org/10.3406/rscir.1999.3471www.persee.fr/doc/rscir_0035-2217_1999_num_73_1_3471

9 ISNARD-DAVEZAC Nathalène, Caïn et Abel. La haine du frère, Topique, 2005/3 (no 92), p. 45-57. DOI Cairn

10 AUGUSTIN, Ennaratio in psalmos (Commentaire des psaumes) Bibliothèque monastique 1 Apoc. XII, 5, 6 ; 2 Ps. LXXXVI, 2 ; 3 Gen. IV, 8, 17

11 AUGUSTIN, Ennaratio in psalmos, LXIV,2 Bibliothèque monastique

12 ANDO Clifford, The children of Cain, 2020, Academia edu

13Augustin, Cité de Dieu, XV,8 Bibliothèque monastique

14 PEELS Eric, The World’s First Murder: Violence and Justice in Genesis 4:1–16 https://www.academia.edu/37372054/The_Worlds_First_Murder_Violence_and_Justice_in_Genesis_4_1_16

15 STENER Christophe, Iconographie antisémite de Judas Iscariot, Littérature (2 tomes), 2021

16 BRUEGGEMANN Walter, Genesis (Interpretation; Atlanta: John Knox Press, 1982), 56 référencé par PEELS

17 WESTERMANN, Genesis, 405, cité par PEELS

18 WESTERMANN Claus, Theologie des Alten Testaments in Grundzügen (Göttingen: Vandenhoek & Ruprecht, 1978), 75; idem, Genesis 1–11 (BKAT; Neukirchen–Vluyn: Neukirchener Verlag, 1974), 431–433; cf. Karel DEURLOO, De mens als raadsel en geheim. Verhalende antropologie in Genesis 2–4 (Baarn: Ten Have, 1988), 100f.

19 RAD Gerhard von, Theologie des Alten Testaments. Band 1: Die Theologie der geschichtlichen Überlieferungen Israels (München: Chr. Kaiser Verlag, 1961), 157–164.

20 PEELS Eric, The World’s First Murder: Violence and Justice in Genesis 4:1–16https://www.academia.edu/37372054/The_Worlds_First_Murder_Violence_and_Justice_in_Genesis_4_1_16

21 SED-RAJNA, La Bible hébraïque, Office du livre, 1987, p.21

22 ROESSLI Jean-Michel, De quelques énigmes de Genèse 4, 2006, In : Bastien Fournier, La ligne blanche & Genèse 4. Théâtre, Academia edu

23Quatrième livre d’Esdras, trad. Pierre Geoltrain, Pléiade, 1987

24 STENER Christophe, Iconographie du péché originel, verset par verset, BoD, 2023

25 BYRON John, Sin and Death in the World – Who’s to Blame? Adam or Cain?Academia.edu

26Apocalypse syriaque de Baruch, trad. Jean Hadot, Pléiade, 1987

27Apocalypse syriaque de Baruch, trad. Jean Hadot, Pléiade, 1987

28 SIBONY-TUA Laurie, Quand l'homme Freud nous parle de Moïse, Topique, 2003/4 (no 85), p. 239-250. DOI : 10.3917/top.085.0239. URL : https://www.cairn.info/revue-topique-2003-4-page-239.htm : « Lors de la rédaction de Totem et tabou en 1912, Freud s’adressait à Jones : « Je parlais du désir de tuer le père, et voilà que maintenant je décris le fait réel. Après tout il n’y a qu’un pas à franchir entre le désir et l’acte ». Il va franchir ce pas, en soutenant que le crime a réellement eu lieu, le père de la Horde Primitive a bien été assassiné, puis dévoré par ses fils. Refoulé dans l’inconscient, ce crime a marqué l’humanité d’une trace inaltérable puisque les religions ne seront que l’aboutissement de ces rites. »

29 GIGNAC Alain (2009). Caïn, protégé du Seigneur ? Les voix de Gn 4,1-16 dans une perspective narratologique. Théologiques, 17(2), 111–134. https://doi.org/10.7202/044065ar

30 GERMAN Igal, The Textual Unity of Genesis 2-4 Against the Backdrop of the History of Exegesis, 2014 Academia.edu

31 WOLDE Ellen van, The Story of Cain and Abel: a Narrative Study, Journal for the Study of the Old Testament 1991 16: 25 DOI

32 PEELS précité

33 GERTZ Jan Christian. Variations autour du récit de Caïn et Abel. In: Revue d'histoire et de philosophie religieuses, 94e année n°1, Janvier-Mars 2014. pp. 27-50. DOI : https://doi.org/10.3406/rhpr.2014.1810www.persee.fr/doc/rhpr_0035-2403_2014_num_94_1_1810

34 BAYLE Pierre, Dictionnaire, Caïn. Edition enrichie 1820, t.4

35 CALMET Augustin, Dictionnaire, Lamech, 1730 levangile.com

36 BAYLE Pierre, Dictionnaire, Abel. Edition enrichie 1820

37 ARENDT Hannah, Over revolutie, Amsterdam/Antwerpen, Atlas, Réf. Par VLEMINCK

38 BOTSCHKO Rav Shaoul David, Béréchit Les secrets de la Création Les lumières de Rachi

39 STENER Christophe, Exégèse en images du Livre d’Esther. BoD, 2018

40 STENER Christophe, Iconographie du péché originel, verset par verset, BoD, 2023

41 SED-RAJNA Gabrielle, La Bible hébraïque, Office du livre, 1987

42 STENER Christophe, Le Livre d’Esther. Une exégèse en images. BoD. 2018 p. 215,298,329,457

Etude antérieures

Il n’existe, en langue française, à notre connaissance, qu’une seule thèse, celle de Sabine MAFFRE, L’iconographie de Caïn et Abel en France du XIe siècle au début du XVIe siècle, Ecole des chartes, Thèse, 2020. Un travail de référence mais qui ne nous a pas dissuadé de publier notre recherche car (1) couvrant un champ étendu jusqu’au XIXe siècle, (2) conduit autour d’une exégèse verset par verset de Genèse IV, (3) intégrant les légendes autour de la mort d’Abel et de Caïn, celle d’Adam, Seth « nouvel Abel », (4) montrant comment ce mythe biblique sert de socle à l’antijudaïsme religieux et (5) au suprématisme blanc.

43 GIGNAC A. (2009). Caïn, protégé du Seigneur ? Les voix de Gn 4,1-16 dans une perspective narratologique. Théologiques, 17(2), 111–134. https://doi.org/10.7202/044065ar

Avertissement

Les citations bibliques le sont, sauf indication autre, d’après la Traduction Œcuménique de la Bible (TOB) mais nous citons, pour éclairer la difficulté de compréhension de certains versets, d’autres versions de référence.

Pour alléger le texte, les références des citations littéraires comme celles des images sont en liens hypertexte utilisables directement à partir de la version électronique de cet ouvrage.

L’ensemble des sources référencées étant reprises dans la bibliographie, elles sont citées dans le texte sous forme abrégée à la première occurrence puis comme auteur op. cit.

Cet ouvrage référence de nombreux ouvrages et articles rassemblés en Bibliographie. Nous ne citons ici que les textes effectivement lus et cités par nous. Des liens hypertexte permettent d’accéder directement à la quasi-totalité de sources car en accès libre.

Résumé de l’intrigue en images

Nous présentons ici quelques images qui résument les épisodes de Genèse IV en empruntant parfois à Genèse III ainsi qu’à des épisodes non bibliques, légendaires comme la mort de Caïn de la main de son fils Lamech.

La Bible du cardinal Maciejowski (1244-54) Morgan MS M.638 f° 2r montre en séquence : (1) l’expulsion du Paradis, (2) Ève filant, Adam bêchant tandis que les deux enfants aident aux travaux agricoles, (3) l’offrande d’Abel préférée par le doigt divin suivie de l’assassinat à coups de bêche de celui-ci par Caïn, (4) la mort de Caïn, dissimulé dans les branchages, de la flèche de Lamech mal dirigée par Tubalcaïn.

Figure 3 Bible de Maciejowski

Une gravure sur bois coloriée d’Anton Koberger (1440-1513) résume ainsi le récit : (1) Abel agenouillé dont l’offrande brûle sur l’autel la flamme monte tandis que Caïn, debout, constate que la flamme ne s’élève pas de son offrande, (2) Meurtre d’Abel par Caïn avec une mâchoire d’âne, (3) Dieu montre, du ciel, le chemin de l’exil à Caïn.

Figure 4 Anton Koberger

Tintoret (1538) inverse le sens de lecture des événements pour privilégier, au premier plan, le meurtre représenté avec une violence rare : du corps d’Abel rejeté en arrière d’un rocher on n’aperçoit pas le visage, pas plus que celui de Caïn, qui, dans un élan, va frapper de toute la force de sa massue. L’autel déserté et Caïn chassé en haut à gauche, au Budapest, Szepmuveszeti Muzeum. Tintoret réalisa plus tard (1550) une autre version conservée à l’Academia.

Figure 5 Tintoret

Onomastique

L’étymologie du nom des deux frères est incertaine. Il semble néanmoins que l’auteur biblique ait entendu opposer par leur nom même, Caïn comme celui qui prend, qui accapare, un homme d’action, à celui d’Abel désigné comme vapeur, buée, vanité, un cadet fragile qui n’a pas été conçu « avec l’aide de Dieu ». D’autres pistes sont proposées, forgeron ou de la tribu des Caïnites pour Caïn, fils pour Abel. Cette onomastique indécise donne libre cours à des extrapolations allégoriques comme celle de Tertullien faisant de Caïn le fils de la colère. Par leur nom et, surtout, par la représentation théologique des deux caractères, se construit l’antinomie d’un Caïn, brutal, s’abandonnant à ses instincts, matérialiste à un Abel, adolescent pieux et fragile. Les deux tempéraments sont forcés par la prédication mais la légende d’une union entre les fils de Caïn et les filles de Seth métaphorise le conflit de chaque homme entre ses bons et ses mauvais penchants, le choix qu’il doit faire entre vivre selon la Loi divine ou le désordre, le chaos tohu bohu originel (Gn. 1,2) car le chaos tohu