Blue Baby - John-Erich Nielsen - E-Book

Blue Baby E-Book

John-Erich Nielsen

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Beschreibung

Dans la Saumur de 1940, Maud et Gaétan, avec les élèves de l'école de cavalerie, décident de défendre leur ville face à l'invasion allemande...

Juin 1940. Comme une vague inexorable, l’invasion allemande déferle sur la France. Sur les routes du pays, civils et militaires fuient l’envahisseur à marche forcée.
À Saumur, sur les bords de Loire, Maud et Gaétan sont terrifiés. Ce raz-de-marée ne va plus tarder à les submerger… À moins que les deux jeunes gens ne décident de lui faire face. Avec les élèves de l’école de cavalerie, ils font alors le choix de désobéir à Pétain. Eux ne fuiront pas. Ils défendront la ville ! Et ça, les Allemands ne s’y attendent pas…
Librement inspiré des journées historiques vécues par Geoffroy de Navacelle et tous ses camarades de l’école de cavalerie, le roman respecte scrupuleusement la chronologie des événements survenus en juin 1940.
À travers Blue Baby, vous découvrirez pourquoi le panache des Cadets de Saumur, les tout premiers résistants français, demeure aujourd’hui encore… si moderne !

Une fiction historique qui s'inspire des combats héroïques de juin 1940 racontés par l'élève-officier Geoffroy de Navacelle.

À PROPOS DE L'AUTEUR

John-Erich Nielsen est un ancien officier saint-cyrien, cavalier formé à Saumur, décoré de la « Ehrenkreuz der Bundeswehr ». Grâce à huit ans passés au sein de la Brigade Franco-Allemande, une formation de commandant d’escadron à la Panzertruppenschule de Munster, ainsi qu’un poste de chef de cabinet d’un général allemand, il saura vous plonger dans ces heures brûlantes de la Seconde Guerre mondiale, au cœur des combats entre cavaliers français et allemands.

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Couverture

Page de titre

Merci infiniment aux enfants de Geoffroy de Navacelle de m’avoir permis de m’inspirer des souvenirs de guerre de leur père.

Si les personnages principaux sont imaginaires (Maud et Gaétan), les événements ou les combats attribués à ce dernier sont tirés des faits réellement vécus par l’élève-officier Geoffroy de Navacelle, ainsi que par tous ses camarades de l’école de cavalerie, lors de ces combats héroïques de juin 1940.

Quant à la moto « Blue Baby », qui a donné son titre à ce roman, elle est toujours fièrement exposée au Musée des Blindés de Saumur !

John-Erich Nielsen

Chapitre 1

Paris, février 2020

« Son képi bleu… », murmura la vieille dame.

D’une main fragile, Maud Laplace souleva le couvre-chef puis, lentement, elle le fit pivoter sur lui-même afin de mieux le contempler.

À quatre-vingt-dix-huit ans, Maud se trouvait au crépuscule de sa vie. Même si cette perspective ne la réjouissait guère, elle l’acceptait pourtant avec courage et lucidité.

Depuis plus d’une heure, la nuit s’était abattue sur la capitale. Les lumières de la tour Eiffel, que l’on devinait sur la gauche, se confondaient à présent avec les lueurs orangées du reste de la ville. L’air songeur, Maud déporta son regard vers le bord du lit sur lequel elle était assise. L’ancienne résistante, devenue diplomate puis écrivaine, surnommée Granny par sa fille Lucie, ses petits-enfants, ainsi que par ses nombreux arrière-petits-enfants, se sentait particulièrement fatiguée, lasse, comme alourdie par un poids inhabituel. Oui, comme si un plomb visqueux lui coulait dans les veines. Pour se rassurer, la vieille dame fixa son esprit sur une pensée plus positive : Quoi qu’il arrive, j’aurai bien vécu, se persuada-t-elle. Mais, comme attirés par un aimant, ses yeux se portèrent de nouveau sur le képi qu’elle tenait entre ses mains puis, dans le prolongement de son champ de vision, sur une vieille valise en cuir… Tout autour de celle-ci, Maud avait disposé les souvenirs de Gaétan : quelques photos en noir et blanc, des dessins, un journal, de rares objets personnels, ainsi que son képi bleu qu’elle finit par reposer.

En observant le cliché aux bords crénelés qui se trouvait le plus à droite, Maud sourit : l’air plus conquérant que jamais, Gaétan était juché sur sa moto, qu’il avait baptisée Blue Baby. La vieille dame songea : En réalité, Blue Baby, c’était lui. Gaétan, l’Amour de ma vie… Son engin n’était que le symbole de son irréductible différence ; le prolongement de cette flamme qui brûlait en lui, qui rayonnait comme un halo et qui le faisait vivre. La vie qui, comme toute flamme, est à la fois chaleur et destruction… Cette pensée la fit soupirer. Maud se dit encore : Gaétan n’est-il plus dorénavant que cette silhouette diffuse, figée sur un papier défraîchi ? Ou bien cette flamme que je ressens au plus profond de mon être, toujours aussi vive et bleue ? Immobile, elle continua d’observer les différents objets qui lui avaient appartenu, en pensant : Comment pourrais-je oublier le père de Lucie ? Non, c’est impossible.

Soudain, Maud sursauta. Dans son dos, la porte de sa chambre venait de s’ouvrir.

– Cécile ! Tu m’as fait peur.

– Granny, je suis désolée. Pardon, s’excusa la jeune femme. Grandma m’a dit que tu étais là. J’avais besoin de te parler. Est-ce que je peux entrer ?

– Mais oui, bien sûr. Je t’en prie.

Cécile s’avança. Vêtue d’un jeans et d’un pull en cachemire, la jeune femme blonde, aux cheveux mi-longs, vint s’asseoir près de Granny avec son dynamisme habituel. Son arrière-petite-fille – la première, sa préférée, celle qui lui ressemblait le plus – était une jeune femme extrêmement belle. Toutefois, depuis deux ans, Cécile n’allait plus vraiment bien. Ses yeux cernés, ses joues amaigries, ses épaules rentrées, tout cela faisait craindre à Granny qu’un changement profond ne fût à l’œuvre dans son existence. Comme si, face à un choix irréversible et crucial, Cécile tardait à se décider.

Une fois près de Granny, son arrière-petite-fille sourit en découvrant les souvenirs que celle-ci avait éparpillés sur l’édredon. Mais, rapidement, son regard devint plus fixe, et son dos se voûta.

Elle a besoin de moi, devina Maud. Si j’étais d’humeur taquine, je lui ferais remarquer que de nous deux, c’est elle qui a l’air la plus âgée !

Estimant qu’elle avait correctement jaugé la situation, Granny se risqua à lui demander :

– Cécile, dis-moi… Qu’est-ce qu’il t’arrive ?

Immédiatement, deux grosses larmes coulèrent le long des joues de la jeune femme. Puis, ravalant son chagrin, elle parvint à expliquer :

– C’est mon rédacteur en chef. Ça s’est passé la semaine dernière au journal. Je n’en dors plus.

– Oui, eh bien ? Raconte-moi.

– Voilà… Didier m’a annoncé que mon reportage ne serait pas publié.

– Celui sur lequel tu travailles depuis plus d’un an ? Le financement de la campagne électorale ?

– Exactement, confirma Cécile. Avant de s’emporter :

– Tous mes témoins sont fiables. Tous mes documents aussi. Tout est attesté. Vérifié. Prouvé !… Jamais cet homme n’aurait dû être élu. Il a triché. Il mérite d’être condamné. Les gens doivent savoir.

– Oui, tu m’en as parlé. En tout cas, ça n’aurait pas dû se passer de cette façon. Pas avec cet argent-là, c’est illégal.

– Bien sûr ! Et pourtant, c’est lui qui a été élu. On ne voit plus que lui à la télévision. « L’ami des puissants », comme ils disent. Tu parles… Rien que de l’entendre pérorer, j’en suis malade.

– Comment ton rédacteur en chef a-t-il justifié sa décision ?

– C’est bien cela le plus énervant. Didier m’a expliqué que l’actionnaire majoritaire du journal était l’un des plus proches amis de cet homme. Dans ces conditions, il est inimaginable de sortir un papier à charge. Ce serait un suicide éditorial.

– Je vois, dit Granny en hochant doucement la tête.

– Tout ça pour ça… murmura Cécile pour elle-même, les yeux dans le vide et la mine défaite.

Maud lui suggéra :

– Dis-moi Cécile, il n’y a pas qu’un seul journal à Paris. N’est-ce pas ?

Son arrière-petite-fille la fixa :

– Non évidemment, commença-t-elle par répondre.

Puis elle se ravisa :

– Enfin, si… C’est-à-dire que les journaux qui comptent sont tous tenus par des gens qui se connaissent. Et qui « le » connaissent. La plupart ont même financé sa campagne de façon indirecte. Leurs intérêts sont liés. C’est précisément ce que mon enquête était parvenue à démontrer.

Dans un sourire forcé, la jeune journaliste ajouta :

– Qu’on le veuille ou non, depuis son élection, « il » est devenu l’homme politique le plus puissant du pays. C’est manifestement un problème… finit-elle par ironiser.

Granny insista :

– Alors ? Que comptes-tu faire ?

– Je ne sais plus… Tout ça pour ça, répéta-t-elle en détournant le regard.

Derrière l’immense déception de Cécile, Maud eut la sensation, en observant ses larmes qui coulaient de plus belle, que son arrière-petite-fille ne lui avait peut-être pas tout dit. Sans hésiter, elle lui demanda :

– Et c’est tout ?

À la fois surprise et intriguée, Cécile se retourna vers elle. Puis elle répondit :

– Décidément, tu me connais bien, Granny… Non, Didier m’a fait une proposition.

– Quand tu dis « Didier », c’est bien « le » Didier dont il s’agit ?

– Oui, « le » Didier, sourit-elle.

La mine plus sérieuse, Maud reprit :

– Cécile, je t’en ai déjà parlé. Cet homme est trop âgé pour toi. Vingt ans de plus, ça compte. En tout cas, ça comptera très vite.

– Oui. Je sais.

– Alors, quelle est cette proposition ?

– Si je laisse tomber mon article, en échange, je pourrai prendre la direction de notre antenne à Londres. À terme, je peux même envisager de devenir la responsable de la rédaction de New York. Didier attend ma réponse.

– Et alors ? Est-ce que c’est une promotion ?

– Non, pas vraiment. En réalité, dans un journal d’envergure comme le mien, tout se joue à Paris. Tu ne peux pas espérer faire carrière si tu commences à prendre tes distances… Je dirais plutôt que Didier me propose un superbe « placard doré ».

– Ce qui me surprend, répliqua Granny, c’est qu’il semble prêt à te voir s’éloigner de lui.

– Justement… lâcha Cécile et, d’un coup, ses larmes redoublèrent.

– Oh là, je vois que c’est du sérieux, s’inquiéta Maud.

– Oui, tu as raison… reconnut la jeune femme entre deux sanglots puis, inconsciemment, elle posa les mains sur son ventre.

En observant son geste, Granny n’eut plus aucun doute. Ce geste si féminin, elle le connaissait bien. Impatiente, elle demanda :

– Cécile, ne me dis pas que tu…

– Si. Trois mois au moins. Ça va même commencer à se voir.

Maud marqua un silence. Avant de reprendre :

– C’est lui, c’est Didier ? Tu en es sûre ?

Son arrière-petite-fille opina.

– Ça ne peut être que lui, confirma-t-elle, et elle posa la tête sur l’épaule de Granny.

Émue, la vieille dame lui caressa la joue. Puis elle voulut savoir :

– Quand je vois ton chagrin, que faut-il comprendre ?

Cécile articula avec difficulté :

– Je le lui ai dit. Mais il n’en veut pas. Il ne le reconnaîtra pas.

Aussitôt, Maud s’écarta de la jeune femme et l’obligea à la regarder. Elle lui dit :

– Et cet Olivier dont tu m’as déjà parlé ? J’avais l’impression qu’il te plaisait… Il habite bien au bas de ton immeuble, non ?

La jeune femme se redressa, essuya son visage et, dans un sourire timide, elle précisa :

– Oui, de l’autre côté de la cour. Mais c’est juste un ami, tu sais.

– À t’écouter, j’avais plutôt le sentiment que tu aurais bien aimé qu’il ne se contente pas de la traverser, mais de te la faire, la cour, plaisanta Granny.

Puis elle ajouta :

– Tu m’as dit que ce garçon était écrivain. Il serait plutôt dans tes cordes, non ?

Finalement amusée par la réactivité de Granny, Cécile ne put retenir un sourire. En outre, la jeune femme se sentait totalement mise à nu par son arrière-grand-mère. En dépit de leur différence d’âge, il semblait impossible, entre femmes, de parvenir à se mentir sur un tel sujet. Et même si trois générations les séparaient, toutes les deux se sentaient terriblement complices.

La jeune journaliste finit par répondre :

– Aujourd’hui, tu vois, je ne suis plus sûre de rien. Même pas de mes propres sentiments.

Les mains toujours en protection sur son ventre, elle ajouta :

– Granny, je me sens perdue…

Sans réfléchir, Maud la serra dans ses bras aussi fort qu’elle le put. Puis, tenant Cécile par les épaules, elle contempla cette fois ses souvenirs étalés sur le lit. Après avoir réfléchi un long moment, la vieille dame eut finalement la conviction qu’elle savait ce dont son arrière-petite-fille avait le plus besoin. Alors elle se redressa, prit une inspiration, et elle lui dit, les yeux dans les yeux :

– Cécile, écoute-moi. Je pense qu’il faut que je te raconte une histoire…

Chapitre 2

Saumur, 1940

… C’était un soir de printemps. L’une de ces journées interminables comme on en connaît dans l’ouest de la France. Aussi interminable que cette avenue Foch où je marchais seule face au soleil couchant. Je rentrais chez moi, avec ma robe rouge, un panier au bras, et mes cheveux blonds noués en natte. Une vraie caricature du petit Chaperon rouge !… Toutefois, je savais que ce n’était pas le grand méchant loup qui me guettait au coin de la rue, mais mon propre destin. Je n’avais que dix-neuf ans et pourtant, déjà, mon existence me semblait aussi monotone que cette artère sans fin que, chaque jour, je descendais entre Saumur et la maison de mes parents.

J’avais dix-neuf ans. Ma vie n’avait aucun sens, et je m’ennuyais à mourir.

Mais ce soir-là, brusquement, tout a changé…

Un bruit de moteur a rugi dans mon dos. J’ai sursauté. Lorsque je me suis retournée, j’ai vu arriver une moto pétaradante d’un modèle que je ne connaissais pas. Couleur azur, elle était équipée d’un pot d’échappement dont l’extrémité représentait une flamme. À son guidon, un jeune élève-officier m’a dépassée, képi bleu sur la tête, la visière outrageusement redressée comme pour faire un pied de nez à l’univers. J’ai remarqué ses cheveux gominés, sa cigarette à la bouche, puis son chèche enroulé autour du cou. Il portait une veste épaisse de motard, un pantalon mastic, ainsi que des bottes d’équitation.

Quand il m’a frôlée, j’ai senti mon cœur se soulever. Il a freiné brutalement, puis il a quitté la route et s’est engagé à droite sur l’herbe du mail. Comme pour tester l’agilité de son petit engin, le pilote s’est amusé à gravir, puis à sauter, les bosses ou les fossés qui bordaient l’esplanade face à l’école de cavalerie, habituellement dédiée aux évolutions des chevaux. Je le regardais faire ses acrobaties et, sans même m’en rendre compte, je m’étais mise à sourire. Soudain, alors qu’il effectuait un virage pour préparer un nouveau saut, le jeune homme a remarqué que je l’observais. Il a stoppé d’un coup, l’air amusé, puis il a souri à son tour, avant de remettre les gaz de plus belle. Mais dans ma direction cette fois ! Par réflexe, je crois que j’ai retenu ma respiration et j’ai serré mon panier contre moi.

Dès qu’il est arrivé à ma hauteur, sourire aux lèvres, ses yeux bleus pétillants m’ont transpercée. Avec sa drôle de moto, ce garçon n’était décidément pas comme les autres. Ses traits étaient incroyablement beaux. Il dégageait une telle assurance, une telle vigueur, que je me suis sentie presque bousculée par ce souffle de vie inattendu. Sans attendre, il m’a demandé : « Est-ce que vous voulez essayer ? », puis il a fait vrombir son moteur en enfonçant l’accélérateur.

Nous étions le dimanche 2 juin 1940. Je ne m’en doutais pas encore, mais ma vie venait de basculer…

Par la suite, tout est allé très vite entre nous. Comme un appel irrésistible. Ou plutôt comme une urgence. Un manque de temps que, peut-être, nous pressentions tous les deux.

Le 6 juin, Gaétan m’a invitée à venir dîner en compagnie de ses amis de l’école de cavalerie. C’était à Gennes, en bord de Loire, dans le restaurant des sœurs Barrau. Tous ces jeunes gens suivaient le cursus des Élèves Aspirants de Réserve afin de devenir officier. Il m’a expliqué que « les sœurs Barrau » était une institution, le repaire des E.A.R. et de leurs instructeurs.

Pendant ce dîner, je n’ai pas vu le temps passer. Les assiettes, à peine vides, étaient à nouveau remplies. Nous buvions du vin, du rouge et du rosé. Trop sans doute. Il y avait beaucoup de bruit, des conversations, de la fumée, des tas de mots exotiques auxquels je ne comprenais rien. Ses camarades de la 17ème brigade, celle à laquelle Gaétan appartenait, taquinaient les élèves des autres tables en les traitant de « crottins », tandis que ces derniers les qualifiaient en retour de « cambouis ». Mais tous ces apprentis cavaliers se mettaient d’accord pour moquer les « trainglots » qui partageaient les mêmes lieux de formation qu’eux. Quand ils ne se moquaient pas d’eux-mêmes, scandant : « À Saumur, ils astiquent pour vaincre ! », raillant ainsi les interminables – et souvent nocturnes – séances de nettoyage d’armement qu’on leur faisait subir. Tous parlaient de « basane », de « cadre noir » ou de « cadre bleu » en riant à tout propos. Certains étaient ivres, d’autres le seraient bientôt, mais tous restaient drôles. Certains recevaient le quolibet de « Brution raté », ce qui provoquait la franche hilarité des intéressés, avant que ceux-ci ne prennent soudain un air plus sérieux pour évoquer le prix exorbitant d’une tenue achetée « chez Petitdemange ». Je ne comprenais rien à tout ce charabia mais, comme une écervelée, je souriais sans discontinuer. Le plus surprenant, c’était que tous ces jeunes gens parlaient sans cesse de leur moto – comparant les mérites respectifs des Gnome et Rhône avec ceux des Indians – mais pas de la guerre qui, pourtant, faisait rage au nord du pays. Rapidement, j’avais cru deviner qu’ils évitaient d’aborder le sujet afin de ne pas importuner les jeunes filles qui se trouvaient autour de la table. Si toutes étaient de Saumur, je les connaissais pourtant à peine. Nous n’étions pas des mêmes quartiers. Pas de la même école. Pas du même monde. Moi, la petite bourgeoise catholique, et elles, sans doute ces filles à soldats que l’on croise dans toutes les villes de garnison. Probablement se demandaient-elles ce que je fichais là.

Pour ma part, tous ces garçons me fascinaient, même s’ils étaient à peine plus vieux que moi. Gaétan m’avait raconté que, parmi eux, certains étaient des Russes blancs, comme son propre commandant de brigade, le sous-lieutenant de Favitsky affectueusement surnommé « Fafa ». En effet, j’avais remarqué que deux d’entre eux s’interpellaient dans une langue qui m’avait semblé être du russe. J’étais impressionnée… D’autres étaient déjà musicien, ingénieur, écrivain même. Certains deviendraient de hauts fonctionnaires, ou bien des journalistes. Une fois l’Allemagne vaincue, c’était un avenir radieux qui les attendait… Étonnamment, beaucoup possédaient un nom à particule. Les camarades de Gaétan m’avaient ainsi expliqué qu’il fallait appeler ce dernier « Neuville », et pas « de Neuville », parce que son nom de famille se composait d’au moins deux syllabes. En revanche, de Gueltzl de la 16ème brigade avait le droit, lui, d’être appelé « de Gueltzl ».

À vrai dire, je les trouvais tous un peu fous, mais si vivants. Ils buvaient, mangeaient, fumaient et parlaient sans arrêt. Au dessert, tous s’étaient levés d’un coup, proposant de finir la soirée avec une « charge de Reichshoffen ». Épouvantée, une serveuse avait surgi pour protester, leur rappelant que leur dernière « charge » leur avait coûté quatre chaises cassées, une table effondrée et un tableau décroché ! Alors, songeant que leur maigre solde ne leur permettait pas de s’offrir un nouvel écart, les élèves-officiers s’étaient rassis pour entonner des chants militaires moins dévastateurs. Avec leur pipe ou leur cigare à la bouche, certainement avaient-ils l’illusion de faire plus vieux que leur âge. Pourtant, à mes yeux, ils n’étaient que des enfants. Joyeux. Drôles. Spirituels. Et si vivants.

Mais alors que le dîner s’achevait, moi, je n’en regardais déjà plus qu’un. Gaétan l’avait remarqué. Régulièrement, il me regardait aussi, en s’efforçant de ne pas trop attirer l’attention de ses camarades. À un moment, constatant que j’étais éblouie par les métiers ou les qualifications des autres élèves-officiers, Gaétan s’était vanté de posséder un brevet de pilote d’avion. Sur le coup, je ne l’avais pas cru. Mais ses compagnons étaient venus à la rescousse, m’affirmant qu’il s’agissait bien de la vérité. Devant ma mine étonnée, les yeux de Gaétan s’étaient alors illuminés d’une étincelle de malice. Ce garçon n’en finissait plus de me surprendre… Par ailleurs, en raison de ses talents de dessinateur, le commandant de brigade l’avait chargé de réaliser un carnet de croquis retraçant les temps forts de leur formation. Et devant moi, sur un morceau de nappe, Gaétan s’était acquitté avec talent du dessin de son groupe de camarades. Avant de me promettre, sourire aux lèvres, de bientôt réaliser mon propre portrait… Enfin, à la différence de l’ensemble des élèves de la brigade, Gaétan était l’un des très rares aspirants à ne pas vivre en chambrée. Avec un ami, il louait en effet un appartement en ville, à deux pas de la Loire, proche de l’école et de ses manèges.

Lorsque nous avons quitté le restaurant, nous avions tous un peu trop bu. Gaétan a proposé de me raccompagner sur sa moto, et j’ai accepté. Mais au moment de démarrer, mon cavalier m’a demandé si je voulais essayer de piloter son engin. Sans réfléchir, je lui ai dit « Oui, pourquoi pas ? ». Quelques instants plus tard, j’enfourchais sa pétrolette, coinçant de mon mieux ma jupe sous mes cuisses. Après ça, je m’étais promis de ne plus jamais porter que des pantalons ! Gaétan m’a expliqué comment elle fonctionnait, je suis parvenue à la démarrer, puis j’ai remonté la rue dans la pénombre. Gagnant en assurance, j’ai filé jusqu’au fleuve, avant de revenir vers le restaurant en accélérant un peu. Heureusement, j’ai réussi à freiner juste devant Gaétan, puis même à débrayer sans faire caler le moteur. Flatteur, mon instructeur m’a dit que j’étais douée. La nuit était sombre. On se voyait à peine. Je n’ai même pas eu le temps de couper les gaz. Gaétan s’est approché de moi, et nous avons échangé notre premier baiser. Nous étions le 6 juin…

Le lendemain soir, après ses cours à l’école de cavalerie, Gaétan est venu me chercher chez moi, de l’autre côté du Thouet, à l’ouest de Saumur. Mes parents y possédaient une grande propriété cernée de murs blancs. Mon père était un négociant en vin très riche et respecté. Il n’était jamais là. Il ne pensait qu’à faire de l’argent, et ma mère à le dépenser en nouveaux domestiques ou bien en robes de soie. Ils avaient aussi deux voitures ce qui, à l’époque, était un signe ostentatoire de réussite. Quant à mon petit frère de douze ans, il était arrogant, déjà stupide, et il me cassait les pieds. Moi, je passais mon temps à lire. Je rêvais… Je rêvais de voyages. Je rêvais qu’un jour les femmes pourraient voter en France. Je rêvais d’être majeure. Je rêvais d’avoir mon mot à dire. En réalité, je rêvais tout simplement de pouvoir vivre.