Les démons de l'île de Skye - Le serment des Highlands - John-Erich Nielsen - E-Book

Les démons de l'île de Skye - Le serment des Highlands E-Book

John-Erich Nielsen

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Beschreibung

Retrouvez dans cet ouvrage deux enquêtes de l'inspecteur Sweeney !

Les démons de l'île de Skye
James Callahan, le plus célèbre acteur écossais, coule des jours heureux dans son château de Havengear, en compagnie de son épouse l’actrice américaine Shauna Powers, et de sa fille adoptive Lucy.
Jusqu’à ce qu’une nuit de juin, toute la famille disparaisse…
Que sont devenus les Callahan ? Les traces de sang découvertes dans le hall d’entrée ne présagent rien de bon. Et qui se trouve à bord du voilier de la star ?
Huit jours d’enquête. Huit jours d’Enfer… Nous n’avions qu’une idée en tête : retrouver les Callahan vivants. Mais nous ne savions pas… Nous n’imaginions pas… Car, déjà, sur l’île de Skye, les démons se jouaient de nous…
Inspecteur Sweeney - Police criminelle d'Edimbourg

Le serment des Highlands
"Une randonnée dans le massif du Kintail, à l'ouest des Highlands, je suis toujours partant ! Pourtant, cette fois...
Sept disparus en moins de deux ans, sans qu'aucun corps n'ait jamais été retrouvé... Un fugitif armé d'un fusil, un projet pharaonique de parc animalier, et puis cet inquiétant berger, Pat McKenzie... Qui est-il vraiment ?
Enfin, cette légende que nous a racontée le nouvel ami de tante Midge, l'historien Robert Butler : un dragon anglais, perdu dans la brume le 10 juin 1719, alors qu'il s'élançait à la poursuite de Highlanders rebelles... On prétend qu'il n'est jamais revenu !
Au début, j'ai souri... Mais cette nuit, prostré au fond de mon trou, j'ai peur : car il est là ! Il approche... Le cavalier de Glen Shiel me traque !"
Inspecteur Sweeney - Police d'Edimbourg

Les polars de John-Erich Nielsen conjuguent suspense et humour, pour le plus grand plaisir des lecteurs !

EXTRAIT DU SERMENT DES HIGHLANDS

– Trois fois, des clients sont partis du Cluanie Inn, et plus personne ne les a jamais revus.
– Je n’en ai pas entendu parler, s’étonna le policier. Effectivement, c’est étrange.
– Dans la région, ça doit bien faire cinq ou six disparitions en tout, continua d’expliquer Mrs Greene.
– Vraiment ? répliqua cette fois tante Midge.
Définitivement lancée, Mandy poursuivit :
– À chaque fois, les clients sont partis seuls. À la première disparition, pour être honnête, on ne s’est pas plus inquiétés que ça. N’est-ce pas, Jack ?
Son mari opina du chef.
– On a cru qu’il devait s’agir d’un accident, déclara-t-elle. Le jeune monsieur était parti randonner en direction du loch Cluanie, et tout le monde a pensé qu’il s’était noyé, ou bien qu’il s’était suicidé.
– Mais on n’a jamais retrouvé son corps, ajouta la voix grave du cuisinier.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Sweeney est toujours aussi sympathique. Un bon polar d’enquête, dans le respect de la tradition du roman policier. - Claude Le Nocher, Rayon Polar

Voilà un excellent roman d’enquête, à découvrir absolument ! - Claude Le Nocher, Rayon Polar

À PROPOS DE L'AUTEUR

John-Erich Nielsen est né le 21 juin 1966 en France. Professeur d'allemand dans un premier temps, il devient ensuite officier (capitaine) pendant douze ans, dans des unités de combat et de renseignement. Conseiller Principal d'Education de 2001 à 2012, il est désormais éditeur et auteur à Carnac, en Bretagne.
Les enquêtes de l'inspecteur Archibald Sweeney - jeune Ecossais dégingandé muni d'un club de golf improbable, mal rasé, pas toujours très motivé, mais ô combien attachant - s'inscrivent dans la tradition du polar britannique : sont privilégiés la qualité de l'intrigue, le rythme, l'humour et le suspense.
A la recherche du coupable, le lecteur évoluera dans les plus beaux paysages d'Ecosse (Highlands, île de Skye, Edimbourg, îles Hébrides) mais aussi, parfois, dans des cadres plus "exotiques" (Australie, Canaries, Nouvelle-Zélande, Irlande).

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Le cranachan attendra…

– Maudite Maggie Paddington !

Sur la route de Portree, ville principale de l’île de Skye, le docteur Oliver McLaughlin ne cessait de pester. Enfin parvenu devant sa maison bleue, il plongea la main dans le vide-poches, s’empara de son bipper, puis il déclencha rageusement l’ouverture du portail automatique.

Vingt heures trente, songea le médecin, et il fait déjà nuit. Même en juin, les nuages s’accrochent sur les sommets des Cuillin Hills comme pour mieux nous raccourcir les jours… Maudite Maggie ! tonna-t-il encore. Mais puisque le portail tardait à s’ouvrir, le docteur trouva le temps de réfléchir : Cesse de te plaindre, Oliver… À cinquante ans passés, si tu as choisi l’isolement de Skye, avoue que c’est aussi parce que tu n’en pouvais plus de Glasgow… Ton idéal de médecine pour les plus démunis, ta « médecine sociale », ça ne t’a pas aidé à faire fortune. Tu t’y es même épuisé. Involontairement, McLaughlin émit un profond soupir et il cessa de tapoter sur le volant de sa Volvo. Mais pour aussitôt s’énerver de plus belle : Maggie Paddington, cette sournoise ! Je me doutais bien que sa brusque fièvre n’était qu’un prétexte pour m’attirer dans ses filets. Me déranger en plein dîner avec mon épouse pour me recevoir dans cette chemise de nuit indécente… Non, vraiment ! D’ailleurs, se souvint-il brusquement, j’espère que Priscilla m’aura gardé une part de son appétissant cranachan1. Je raffole de ces sucreries.

Le docteur s’aperçut alors que les voyants au-dessus du portail avaient cessé de clignoter et que l’entrée était enfin dégagée. Il engagea la première, puis il relâcha doucement la pédale d’embrayage.

Mais au même instant, sa portière s’ouvrit d’un coup. Oliver eut à peine le temps de distinguer le visage encagoulé qui se jetait sur lui. L’homme lui passa le bras autour du cou, arracha sa ceinture et le tira violemment hors du véhicule. La Volvo cala instantanément.

Affalé sur le trottoir, le bras droit remonté dans le dos et la gorge étreinte par le biceps de son agresseur, McLaughlin entendit une voix sourde lui ordonner :

– Prends ta sacoche !

Sans réfléchir, de sa main gauche encore libre, le médecin s’empara de la serviette tombée sur le plancher. Aussitôt, l’inconnu le força à se relever, puis il l’entraîna de l’autre côté de la rue.

Le cerveau saturé par le souffle de l’homme dans ses oreilles, la seule pensée qui traversa l’esprit du docteur McLaughlin fut : Je crois que le cranachan attendra…

*

La veille, à Aberdeen

– Tu m’as gâté, tante. Ces filets de hareng sont délicieux, la félicita Sweeney.

– Merci Archie, je me suis appliquée. Ce n’est pas tous les dimanches que tu me fais l’honneur de ta visite. Et je sais encore ce qui te fait plaisir, lui sourit-elle affectueusement.

Son neveu lui retourna ce signe de complicité.

– Je peux ? lui demanda-t-il encore, en désignant les restes de poisson reniflés par la truffe alléchée de son teckel.

– Si tu n’en veux plus… parut acquiescer tante Midge.

Le jeune homme s’empara des deux derniers filets et les tendit à son chien. La saucisse à quatre pattes avala goulûment ce cadeau inespéré, avant de se voir félicitée par de longues caresses sur la tête et sur le dos.

Tante Midge en profita pour observer son neveu. À vingt-sept ans déjà, il lui semblait qu’Archibald ne changeait pas. Le jeune homme s’obstinait à porter d’étonnants pantalons de toile grise, d’épaisses chaussures de cuir brun, ainsi que des pull-overs mal taillés et le plus souvent défraîchis.

Dans ces conditions, difficile de plaire aux filles… se désespérait la vieille dame.

Pour compliquer l’affaire, depuis bientôt quatre ans, Sweeney ne se séparait plus d’un club de golf incongru au prétexte que, lors de sa première enquête d’importance2, ledit objet lui avait porté chance !

Quelle calamité… jugeait sommairement sa tante.

Enfin, et c’était là le plus déconcertant, l’inspecteur persistait à se cacher derrière une barbe rousse, courte et peu soignée, dont émergeaient deux petits yeux noirs, totalement inexpressifs.

Heureusement que je le connais… se rassurait la vieille dame. Si je ne l’avais pas élevé depuis ses cinq ans, je crois que je n’arriverais toujours pas à comprendre ce qu’il a dans la tête !

– Je vais débarrasser pour le dessert, déclara tante Midge pour éviter de s’attendrir.

– Qu’est-ce que tu as préparé ? s’intéressa le jeune homme.

– Du cranachan.

– J’adore ! se réjouit-il aussitôt.

Profitant de ce moment de bien-être, et tout en continuant d’empiler les assiettes, tante Midge lui demanda :

– Est-ce que tu es passé à Crathes Castle, ce matin ?

– Mmm… répliqua Sweeney, l’air soudain plus sombre.

– Tu as remarqué la mousse sur la croix ?

– Mmm…

– Qu’en penses-tu ? J’ai beau la nettoyer, le vert ne cesse de revenir sur les inscriptions. On ne distinguera bientôt plus le nom de tes parents. Il faudrait la décaper, peut-être même la changer.

L’inspecteur ne répondit pas. Alors sa tante s’éclipsa vers la cuisine, plats et couverts sales sur les bras.

À son retour dans la pièce, la vieille dame insista :

– Est-ce que tu as réfléchi ?

– À quoi ? s’agaça son neveu.

– Eh bien, à une enquête… Pour tes parents.

– Tante ! protesta le jeune homme.

Mais Marjorie Sweeney ne s’en laissa pas compter :

– Il y a quelques années, pour les vingt ans de leur disparition, j’y avais déjà pensé. Mais à l’époque, je n’avais pas voulu t’embêter avec ça… Maintenant, reprit-elle, avec toutes ces affaires que tu as déjà résolues, je me suis dit que tu pourrais essay…

– Non, tante ! la rabroua l’inspecteur. Tu le sais parfaitement : reprendre cette enquête, ce n’est ni dans mes attributions, ni du ressort de ma juridiction. Je ne peux…

– Tu as peur d’échouer ? lui asséna-t-elle brusquement.

Sweeney regarda fixement sa tante.

Au même instant, la sonnerie d’un portable retentit au fond de sa poche.

– Archie ! s’insurgea tante Midge. Tu pourrais penser à éteindre ce maudit appareil. Nous sommes dimanche tout de même !

– Oups, pardon ! s’excusa le jeune homme, avant de toutefois s’emparer du téléphone. C’est ma faute, j’avais oublié.

L’inspecteur découvrit avec stupeur le nom qui s’affichait sur l’écran :

– C’est… C’est le commissaire Wilkinson.

– Bien ! apprécia tante Midge d’une moue contrariée. Ça ne m’étonne pas… Je te laisse, et la vieille dame ressortit en emportant les assiettes.

Sweeney prit aussitôt la communication, tout en rassurant son teckel d’une caresse sur le museau :

– Commissaire ? Mais c’est dimanche ! Qu’est-ce qu’il se passe ?

– Du calme Sweeney, répliqua son supérieur. Je sais que vous n’êtes pas d’astreinte. Je…

– Ben oui, le coupa l’inspecteur. Là, je suis à Aberdeen, chez ma tante.

– Justement, ça m’arrange, répliqua Wilkinson.

– Quoi ?

– Oui… Vous allez vous rendre immédiatement au château de Havengear. C’est à vingt kilomètres d’Aberdeen, à l’ouest d’Alford. Vous connaissez, j’imagine ? Vous y serez dans moins d’une demi-heure.

Abasourdi, le jeune inspecteur resta muet.

– Sweeney ?... Hé, Sweeney ! Vous m’entendez ?

– Euh… Oui, commissaire. Mais… Mais c’est dimanche, revendiqua-t-il encore. Et puis Alford, c’est en dehors de notre juridiction d’Édimbourg. Je n’y ai aucune compétence. Que voulez-vous que j’aille faire au château de… De comment déjà ?

– De Havengear, répéta Wilkinson.

– Oui, Havengear… Que voulez-vous que j’aille faire un dimanche dans un château de l’Aberdeenshire3 ? Chasser les fantômes ?

Le commissaire goûta peu l’humour de son subordonné :

– Maintenant ça suffit, Sweeney ! C’est un ordre ! Vous faites ce que je vous dis et vous partez sur-le-champ pour Alford.

– Mais… C’est une blague ? douta encore le jeune homme.

– Bon sang ! tempêta Wilkinson. Vous dites au revoir à votre tante et vous partez vous mettre à la disposition du superintendant Rolling !

– Rolling ? Alexander Rolling ? Je… Je le connais.

– Tant mieux ! riposta le commissaire.

– Le superintendant était mon instructeur à Tulliallan4. Il était en charge du cours de méthodologie, précisa Sweeney.

– OK. Peut-être qu’il se souviendra de vous.

– Je n’aimerais mieux pas, s’inquiéta déjà l’inspecteur. Avant d’ajouter :

– Mais qu’est-ce que je suis censé faire ? Rolling est toujours instructeur ? C’est un stage ?

– Non ! le détrompa Wilkinson. Il s’agit d’une affaire très importante. Rolling et vous-même avez été désignés par les grands pontes du ministère.

– Alors… c’est une mission ?

– Non, un pique-nique sur les pelouses du château ! ironisa Wilkinson. Avant d’exploser :

– C’est une enquête, inspecteur ! Une p… d’enquête ! Dans laquelle vous suppléerez le superintendant Rolling, lui-même spécialement nommé par Sir Thacker, le directeur national de la police.

– Je n’y comprends rien… se lamenta Sweeney. Pourquoi moi ? Qu’est-ce que l’on attend de moi ?

– Je viens de vous le dire ! s’agaça le commissaire. Vous partez immédiatement pour Havengear et vous prenez vos consignes sur place. Je ne peux pas vous en dire plus… Au fait, se ravisa Wilkinson : Havengear, ça ne vous dit rien ?

– Euh… hésita le jeune homme. Si, je sais où se trouve le château.

– Et c’est tout ?

– Ben… J’ai dû en entendre parler…

– Oui ?

– Mais… Je ne sais plus pourquoi.

– Pff ! soupira Wilkinson, désabusé. Bon, dépêchez-vous de partir. Ça vous reviendra vite une fois sur place.

– Et… Et pour demain, monsieur ?

– Quoi demain ?

– Bah oui : je vous retrouve au bureau à Édimbourg, comme tous les lundis ?

– Mais non ! râla son supérieur. Mettez-vous à la disposition de Rolling. Pour la suite, on avisera. Je préviens votre coéquipier McTirney, ça pourrait durer.

– Ah bon ? Bien, chef. Au revoir.

– C’est ça, salut ! le congédia Wilkinson, avant de raccrocher.

Tante Midge pénétra de nouveau dans le living, deux parts d’un succulent cranachan disposées sur un plat de porcelaine.

– Il faut que je parte, lui annonça son neveu, la mine sombre.

– J’ai entendu… répondit la vieille dame en s’asseyant. Alford ?

– Oui.

– Est-ce que tu veux que je garde Berthie ?

– Oui… Mais je ne sais pas quand je repasserai.

– Ça ne fait rien, le rassura-t-elle. Ton chien adore que je m’occupe de lui.

Comme s’il avait compris, le teckel alla se blottir contre les jambes de tante Midge.

– Bien. J’y vais, déclara le jeune homme, avant de se lever et d’épauler sa canne de golf.

– Je t’appelle dès que j’en sais plus, ajouta-t-il. Et dommage pour le dessert, il avait l’air délicieux.

– Je mets ta part de côté, lui sourit tante Midge. Le cranachan attendra…

1 Dessert écossais traditionnel préparé avec de la semoule d’avoine, de la crème fouettée parfumée au whisky et des framboises.

2 Lire Meurtre au dix-huitième trou.

3 L’une des trente-deux régions qui composent l’Écosse.

4 École de la police écossaise

Disparitions

Il était près de quinze heures, et Sweeney approchait du château de Havengear.

En traversant les villes de Westhill, puis d’Alford, le jeune inspecteur avait profité des arrêts aux stops pour tenter de se souvenir de ce que, selon Wilkinson, le nom de Havengear était censé lui rappeler. Peine perdue : le vert insolent, mais si apaisant de l’Aberdeenshire, l’avait plus invité à la somnolence qu’à la réflexion. Enfin, dans une longue courbe à gauche, il aperçut une grille en fer forgé noir, assez imposante, cernée par les murs de pierre d’une vaste propriété. Mais aussi par deux policemen.

J’y suis… soupira Sweeney, avant de stopper à la hauteur de l’un des agents.

– Bonjour. Inspecteur Sweeney d’Édimbourg, se présenta-t-il. On m’a demandé de prendre contact avec le superintendant Rolling.

– Je peux voir votre carte ? répliqua sèchement le planton.

Tandis que Sweeney fouillait dans sa poche, maudissant le zèle selon lui excessif de l’agent, le second policeman s’était déjà précipité sur la radio embarquée dans sa voiture. Le premier homme contrôla soigneusement l’identité du conducteur, le salua en lui rendant sa carte, puis il rejoignit son collègue. Le jeune inspecteur en profita pour observer les abords, et il remarqua les initiales JC plantées au sommet du portail – Jules César ou Jésus Christ ? sourit-il – ainsi que la caméra de surveillance qui surplombait la grille d’entrée. Du beau matériel, moderne et discret, apprécia-t-il en connaisseur.

Quelques instants plus tard, les deux agents signifiaient au visiteur qu’il était autorisé à pénétrer dans la propriété.

– Toujours tout droit. À trois cents mètres à la sortie du bois, lui indiqua l’homme qui tenait la radio. Puis la grille pivota automatiquement. Sweeney remercia d’un geste de la main, avant de remonter sa vitre en démarrant.

L’Escort s’engouffra sous d’épaisses frondaisons d’aulnes et de hêtres. La piste, sinueuse et recouverte d’une couche de terre sablonneuse, était marquée par de larges ornières gorgées d’eau.

Il a plu, constata sobrement l’inspecteur.

Puis, tout à coup, le rideau d’arbres s’effaça, dégageant la vue et laissant la place à de vastes pelouses d’un vert parfait. Au milieu de cet écrin surgit alors, majestueuse, l’architecture élancée du château de Havengear. Pour parvenir à l’observer dans son ensemble, Sweeney dut avancer la tête au-dessus du volant et jeter un œil par le haut de son pare-brise.

Marrant, songea-t-il, on dirait que les murs sont roses. Et puis c’est bizarre, se dit-il encore, le bas du château donne l’impression d’être plutôt massif, avec des fenêtres étroites qui ressemblent à des meurtrières, tandis que le haut est beaucoup plus stylé, avec trois ou quatre petites tours qui montent vers le ciel. Un curieux mélange de château fort et de Disneyland… Et puis peut-être qu’ils ont un fantôme ! finit par sourire le jeune inspecteur. Mais il se reprocha aussitôt sa bonne humeur : Ne rigole pas trop vite, Archie : s’ils ont fait appel à toi, c’est peut-être que l’endroit a été le théâtre d’un véritable carnage. Retrouve ton sérieux, et sans tarder !

Plus concentré, Sweeney rangea soigneusement son Escort au milieu d’un parking improvisé, délimité par les tresses bleu et blanc de la police. Il coupa le moteur, récupéra son club de golf sur la banquette arrière, et il s’apprêtait à quitter sa voiture lorsqu’un frisson lui parcourut tout le dos : Great Scott ! jura-t-il, brusquement rattrapé par l’idée qui l’avait taraudé pendant le trajet. Havengear, JC : ça y est. Je me souviens ! Havengear, mais oui… C’est la demeure de James Callahan !(Voir la VIDEO 1/5)

*

Tout émoustillé à l’idée de croiser une célébrité du cinéma, Sweeney s’avança d’un pas décidé vers l’entrée principale du château. Sur le perron, il aperçut aussitôt le superintendant Rolling, devisant avec deux experts de la Scientifique.

Alexander Rolling, mon ancien instructeur à Tulliallan. Son principal défaut ? songea le jeune inspecteur. Être Britannique ! Un pur produit de Scotland Yard, persuadé d’être infaillible. C’est tout du moins ce qu’il s’efforce de laisser paraître… Intelligent, travailleur, bourru parfois, mais surtout si… suffisant ! Et cette façon insupportable de prononcer "Rrolling", en roulant les R… se souvint Sweeney. À croire qu’il considère les Écossais comme des primitifs, des sous-êtres… Oui, comme des sauvages ! En tout cas, jugea-t-il, c’est toujours le sentiment que j’ai eu… Je le vois mieux maintenant… Toujours les mêmes lunettes larges et carrées – des vitres ! – le front haut, les cheveux grisonnants, le nez long et fin prolongé par une lèvre invisible puis un menton en forme de boule… Sans compter ses costumes de collégien attardé, son loden bleu, et sa casquette vissée jusqu’aux yeux. Une vraie caricature de colonel à la retraite !

– Bonjour monsieur, le salua Sweeney.

– Ah oui, Sweeney ! se détourna le superintendant. Ma caution écossaise est déjà là, c’est très bien. Ça va ?

– Vous vous souvenez de moi ? s’assura le jeune inspecteur.

– Euh… Oui. Tulliallan, n’est-ce pas ? parut hésiter Alexander Rolling. Mais vous ne jouiez pas encore au golf à l’époque ? se moqua son supérieur en observant le sand wedge sur l’épaule de l’Écossais.

Les deux Scientifiques en combinaison blanche sourirent de la plaisanterie.

– N… Non, répondit Sweeney, un peu gêné. C’est… C’est juste un objet.

– Un objet ? Je m’en serais douté, jeune homme. Mais justement, à quoi vous sert-il ? insista le superintendant.

– Il… C’est… voulut répondre l’inspecteur. Avant de se raviser : Maintenant ça suffit, Archie ! Ne te laisse pas impressionner. Rolling n’est plus ton instructeur, et tu n’es plus l’un de ses morveux d’élèves. En outre, il essaie de jouer de sa prétendue supériorité britannique. Great Scott ! Ça ne se passera pas comme ça : William Wallace1n’est pas mort en vain !

– Si vous me disiez plutôt ce qu’il se passe ? contre-attaqua Sweeney. Quelle est cette affaire qui nécessite ma présence à vos côtés ? Et que faisons-nous chez Sir Callahan ?

– Ah ? Euh… Oui, bien sûr ! sourit le superintendant, gêné à son tour.

Et voilà le travail, se félicita le jeune inspecteur. Je ne vais pas me laisser marcher sur les pieds par ce benêt mondain !

– Je vous informe tout de suite. Cependant, s’excusa Rolling, il faut d’abord que j’en termine avec ces messieurs de la Scientifique. Monsieur Jeffreys vous donnera les premiers éléments.

– Qui ça ? s’étonna Sweeney.

– Gordon Jeffreys, c’est le majordome de Sir Callahan. Il vous fera part de son témoignage… Monsieur Jeffreys ! héla-t-il un homme que l’inspecteur n’avait pas encore remarqué, fumant devant la porte.

Le majordome écrasa sa cigarette et s’avança.

– Monsieur Jeffreys, je vous présente l’inspecteur Sweeney. L’inspecteur vient d’arriver. Il m’assistera dans l’affaire qui nous occupe.

Affaire dont je ne sais toujours rien ! maugréa Sweeney. Toutefois, le jeune policier prit le temps de jauger le nouveau venu. La trentaine, plutôt beau gosse, grand, brun, les cheveux coupés en brosse, Gordon Jeffreys portait un costume bleu à rayures agrémenté d’un surprenant œillet à la boutonnière.

Un pédant ! le catalogua Sweeney sans trop réfléchir.

– Que voulez-vous ? prononça Jeffreys sur un ton hautain.

C’est bien ce que je pensais, confirma l’inspecteur.

– Je souhaiterais, reprit le superintendant, que vous informiez mon assistant de vos constatations de ce matin. Le temps de terminer ici, et je vous rejoins…

– Au bureau ? le devança Jeffreys.

– Parfait, acquiesça Rolling. À tout à l’heure, inspecteur.

– Vous me suivez ? proposa le majordome.

Ce dernier opéra un demi-tour digne d’un cadet de Sandhurst2 puis il repoussa la porte du château.

– Après vous, invita-t-il Sweeney à entrer.

Oubliant son appréhension – il allait bientôt croiser une star du cinéma ! –, le jeune inspecteur dépassa Gordon Jeffreys et il s’engouffra dans le vestibule. Mais pour aussitôt s’immobiliser. À ses pieds, marquées par trois repères jaunes, s’étalaient autant de petites taches brunâtres. Dans le prolongement du vestibule, sur un tapis persan, on distinguait une autre tache rouge sombre, beaucoup plus large cette fois, délimitée par deux réglettes graduées de la Scientifique. Enfin, dans les marches d’un escalier en chêne, on dénombrait encore trois repères jaunes disposés à intervalles irréguliers.

Du sang ! réalisa Sweeney. Le tapis du hall en est manifestement imprégné, et les autres taches semblent indiquer le déplacement de la victime.

Déjà plongé dans ses premières réflexions, l’inspecteur négligea d’observer la décoration intérieure du château de Havengear, de facture moyenâgeuse, aux ogives boisées et romantiques, mais finalement assez kitsch.

– Veuillez me suivre. C’est à gauche, lui indiqua Gordon Jeffreys, avant de le précéder à travers un large couloir… Mon bureau, précisa-t-il en ouvrant la seconde porte.

Le jeune majordome pénétra le premier, puis il désigna à l’inspecteur les deux chaises libres devant sa table.

– Je vous en prie, invita-t-il Sweeney à s’asseoir. Avant de commettre aussitôt une première maladresse :

– Vous n’avez pas eu le temps de finir votre parcours ? demanda-t-il, tout en lorgnant d’un œil ironique vers la canne de golf de l’inspecteur.

Merci de me faciliter la tâche, se réjouit Sweeney. Profitons de l’occasion pour prendre le dessus.

– Monsieur Jeffreys, à partir de maintenant, c’est moi qui pose les questions ! répliqua-t-il sèchement. Vous voulez bien vous asseoir ? et tandis que le majordome s’exécutait, Sweeney déposa son sand wedge à même le sol ; il extirpa tranquillement son dictaphone de la poche arrière de son pantalon, puis il déclencha la bande.

Un "clic" sonore et dérangeant envahit d’un coup le bureau de Gordon Jeffreys…

*

– Monsieur Jeffreys, pouvez-vous me dire ce qu’il se passe ici ?

– Vous n’en savez rien ?

– Non. Je viens d’arriver.

– Vous êtes bien inspecteur ? Quelle est votre fonction ?

– Je suis l’adjoint du superintendant. Mais ça, vous le saviez déjà, s’agaça Sweeney. Toutefois vous avez raison : n’inversons pas les rôles et commençons par les présentations. Monsieur Jeffreys, qui êtes-vous, et quelles sont vos fonctions auprès de Sir Callahan ? retourna-t-il la question.

L’inspecteur accrut son avantage en désignant malicieusement la bande en mouvement de son dictaphone.

– Vous… Vous voulez dire… hésita l’homme au costume, perturbé par l’enregistrement de ses paroles.

– Vous êtes le majordome, c’est bien ça ?

– Si vous voulez, grommela Jeffreys. Ou plutôt je le suis devenu, précisa-t-il. En réalité, j’étais l’agent de Shauna…

– Shauna Powers, l’actrice ? La femme de Sir Callahan ?

– Oui. Après leur rencontre sur le tournage de Casse de haut vol…

– J’ai vu le film deux fois. Excellent.

– …et leur mariage, un an plus tard, je suis finalement devenu leur agent, à tous les deux. À leur demande, je suis même venu travailler au château – mais je n’y habite pas – et, petit à petit, Sir Callahan m’a également confié la gestion de son domaine. Parallèlement à mes fonctions d’agent, je m’occupe dorénavant de toute la logistique nécessaire aux activités professionnelles du couple.

– En quelque sorte, vous êtes leur homme de confiance ?

– On peut dire ça, sourit Gordon Jeffreys, flatté.

– Maintenant, abrégea l’inspecteur, venons-en aux faits : qu’est-ce que la police fait chez vous, et pourquoi Sir Callahan ne nous a-t-il pas accueillis ? Est-ce qu’il est en déplacement ?

– Mais voyons, s’insurgea le majordome, il a disparu !

– Comment ?

– Alors, vous ne savez vraiment pas ?

– Qui… Qui a disparu ? bredouilla Sweeney.

– Sir James, sa femme Shauna et leur fille Lucy.

– Tou… Toute la famille ?

– Mais oui ! C’est moi qui ai donné l’alerte ce matin.

Le jeune inspecteur détourna le regard, comme s’il avait besoin de réfléchir.

Alors c’est donc ça, comprit Sweeney. Si Rolling et moi avons été dépêchés à Havengear, c’est qu’en haut lieu, on craint pour un couple de stars. Effectivement, étant donné les traces de sang dans l’entrée, l’affaire pourrait être sérieuse… Il est temps de faire de cette discussion un interrogatoire digne de ce nom, résolut l’inspecteur.

L’Écossais releva les yeux et il les planta aussitôt dans ceux de son interlocuteur :

– Monsieur, quels éléments vous permettent de dire que ces trois personnes ont disparu, et à quelle heure avez-vous contacté nos services ?

Aïe ! Une double question, se reprocha immédiatement Sweeney. C’est toujours mauvais, je n’aurais pas dû.

Comme il le redoutait, Jeffreys ne répondit qu’à la seconde partie de sa demande :

– Je suis arrivé au château à neuf heures. Le dimanche, nous prenons notre petit déjeuner tous ensemble. En franchissant la grille, j’ai tout de suite remarqué que les caméras ne fonctionnaient pas. Mais ça ne m’a pas inquiété.

– Pourquoi ?

– Parce qu’il peut arriver à Sir Callahan, notamment le samedi soir, de demander à la télésurveillance d’interrompre ses enregistrements.

– Pour quelle raison ?

– Lorsque James et Shauna reçoivent des amis – vous vous doutez qu’il s’agit le plus souvent de personnalités non seulement du cinéma, mais aussi des médias ou de la politique –, ces amis n’ont aucune envie d’être filmés.

– Je vois… Et pour hier soir ?

– Je ne sais pas.

– Pardon ?

– Même si nous sommes très proches, James et Shauna ne me communiquent pas toujours les noms de leurs invités. Toutefois… hésita Jeffreys.

– Oui ?

– À ma connaissance, reprit-il, il me semble qu’ils n’attendaient personne. Shauna m’avait dit vouloir passer une soirée en famille.

– Mmm… À ce propos, est-ce que vous auriez une photo ?

– Comment ? Vous ne connaissez pas James et Shauna ? Vous n’allez jamais au cinéma ? se moqua le majordome.

– Si bien sûr, s’énerva Sweeney. Mais je voudrais voir le visage de leur fille.

– Ah oui, vous avez raison, comprit Jeffreys.

Pendant que ce dernier cherchait dans un tiroir, l’inspecteur enchaîna :

– Quel est son nom déjà ?

– Lucy… Mais ses parents l’appellent Liz. Je crois que c’est un clin d’œil, ainsi qu’un hommage, à leur amie personnelle, la grande Liz.

– La… La grande Liz ?

– Elizabeth Taylor ! s’indigna Jeffreys. Elle et Sir James se connaissent bien. Elle a même séjourné au château, il y a quelques années.

– Ah ? Euh… Évidemment, déclara Sweeney, penaud. Et quel âge a-t-elle ? essaya-t-il encore.

– Qui ça ? Elizabeth Taylor ? Vous ne savez pas que…

– Mais non ! pesta l’Écossais. La petite ?

Le majordome ignora la question et s’exclama :

– Ah, la voilà ! et il remit à l’inspecteur une grande photo en couleur.

– Sur celle-là, ils sont magnifiques. Nous l’avons prise le mois dernier sur les pelouses du château, lors de la garden-party que j’avais organisée pour l’anniversaire de Shauna.

L’inspecteur s’empara du cliché. Aussitôt, son visage d’habitude si inexpressif parut traduire une grande surprise. Car si les sourires ravageurs de Sir James, septuagénaire à la forme insolente, et de Shauna Powers, brune incendiaire de quarante ans sa cadette, étaient mondialement connus, celui de la petite fille que leurs deux bras enserraient, était en revanche plus inattendu.

– Elle est…

– Oui. Thaïlandaise, comprit Jeffreys. James et Shauna ont eu beaucoup de chance : moins d’un an après leur demande d’adoption, une réponse positive est arrivée pour Lucy. Ils sont allés la chercher à Bangkok… Vous ne vous souvenez pas ? poursuivit-il. Les magazines en ont beaucoup parlé. Sur ce coup-là, je me suis bien défendu. J’ai même eu la couverture de…

– Quel âge a-t-elle ? interrompit Sweeney les péroraisons de l’agent.

– Déjà cinq ans. Elle est mignonne, non ?

L’inspecteur ne répondit pas, comme s’il était subitement troublé. Cinq ans ? Cinq ans et orpheline, comme moi, à la mort de mes parents… Je ne pensais pas… Ho ! Hé, Archie ! réagit Sweeney. Secoue-toi ! Ce n’est pas parce que tante Midge t’a entraîné sur ce terrain à midi, qu’il faut te laisser aller. Revenons à nos moutons.

– Est-ce que je peux la conserver ? enchaîna l’Écossais.

– Heu… J’en ai déjà donné une au superintendant.

– Merci, s’empressa de répondre Sweeney, et il empocha la photo. Vous disiez, continua-t-il, que vous étiez arrivé ce matin vers neuf heures. Qui d’autre était là ?

– Personne. Le samedi soir constitue le seul moment d’intimité pour la famille. Tous les employés doivent avoir quitté le château avant dix-neuf heures, et la reprise du travail se fait le dimanche soir.

– Mmm… Et vous ?

– Quoi moi ?

– Oui, vous : à quelle heure les avez-vous quittés ?

– Il était… Oui, environ dix-neuf heures trente, juste avant le retour de Sir James.

– Sir Callahan n’était pas là à votre départ ?

– Non. Il était parti faire une course en ville.

– Alors comment savez-vous qu’il a disparu du château, puisqu’il n’était pas encore rentré ?

La mine de Gordon Jeffreys se renfrogna, traduisant à quel point les questions du jeune inspecteur commençaient à l’agacer.

– Lorsque j’ai appelé la télésurveillance ce matin, répondit-il, l’employé m’a confirmé que c’était bien Sir James qui lui avait demandé, un peu après vingt heures, de couper le système.

– Mais Sir Callahan n’a pas obligatoirement téléphoné depuis le château ?

– Si, j’ai vérifié avant de vous alerter. Sur l’enregistrement d’hier soir, on voit Sir James qui franchit la grille au volant de son 4x4, une Range Rover noire. On le reconnaît parfaitement.

– À quelle heure ?

– Dix-neuf heures quarante-deux ! s’énerva Jeffreys. J’ai déjà montré trois fois la bande à votre chef.

– Après ? poursuivit calmement Sweeney.

– Après ça, plus aucun mouvement jusqu’à la coupure de vingt heures cinq. Mais ce matin, le 4x4 n’était plus là.

– Pourtant j’ai vu deux voitures vertes stationnées à l’écart du parking de police, en arrivant tout à l’heure.

– La Jaguar de Shauna – les clés sont encore au salon, précisa le majordome – et ma petite Bentley.

– Y a-t-il d’autres véhicules au château, dans un garage par exemple ?

– Non. Aucun garage.

– D’accord. Et alors, ce matin ?

– Je vous l’ai déjà dit : je suis arrivé à neuf heures, comme d’habitude… Je suis allé au bureau, j’ai préparé mon intervention du petit déjeuner – c’est souvent là que je présente à James et Shauna les scripts qui nous arrivent – mais comme rien ne bougeait, vers neuf heures trente, j’ai décidé d’aller vérifier s’ils dormaient encore. Généralement, la petite Lucy est debout dès sept heures. Elle allume la télévision et vient faire un bisou à "tonton Gordon" lorsque j’arrive.

– Et pas ce matin ?

– Non, rien. Alors je suis allé écouter au bas de l’escalier, mais c’est aussi à ce moment-là que j’ai vu la tache de sang sur le tapis du vestibule.

– Pas en entrant ?

– Non. Le tapis possède plusieurs motifs de couleur, je n’ai pas fait attention. Et puis la routine, sûrement : je ne pensais qu’à me rendre au bureau.

– Ensuite ?

– Ensuite, j’ai voulu monter au premier étage. Mais j’ai remarqué les autres taches sur les marches. Je me suis dit que quelque chose n’allait pas, que quelqu’un avait dû se blesser. J’ai appelé, mais personne n’a répondu. Alors, en faisant attention à mes pas, je suis monté dans les chambres. Mais il n’y avait personne. Les lits n’avaient même pas été défaits.

– Ou ils avaient déjà été faits, proposa Sweeney.

– Euh… Je n’y avais pas pensé.

– Continuez, le pria-t-il. D’autres traces ?

– Non, aucune dans les étages. J’ai cherché et appelé dans tout le château : personne. Et c’est en sortant, pour aller voir dans le parc, que j’ai remarqué l’absence du 4x4.

– Mmm… Est-ce que des affaires ont été emportées ? Des valises ?

– Je n’ai pas vraiment vérifié.

– Vous auriez dû… continua Sweeney de déstabiliser Jeffreys.

– Mais… Mais je ne crois pas qu’ils aient pris quoi que ce soit, termina le majordome. À part leurs papiers.

– Vous en êtes sûr ?

– Oui, je connais le tiroir où ils les rangent, et ils ont tout emporté… Alors, comme j’étais inquiet, reprit-il, j’ai appelé la télésurveillance et puis j’ai visionné la fin de l’enregistrement. Sans résultat.

– Pouvez-vous couper les caméras depuis le château ? voulut savoir l’inspecteur.

– Oui, bien sûr. Mais si on le fait sans prévenir la sécurité, celle-ci téléphone. Et si l’appel de contrôle ne leur semble pas concluant – il faut échanger un mot de passe – l’agence envoie un véhicule avec deux gardes et un chien. C’est pour cette raison que James les a tout d’abord appelés, hier soir.

– Sir James leur a donné le mot de passe ?

– Oui, évidemment. Tout leur a paru normal.

– Et ce mot, qui le connaît ?

– James, Shauna et moi.

– C’est tout ?

– Oui.

– Mmm…

Sweeney réfléchit quelques instants, avant de reprendre :

– Vous dites qu’ils avaient prévu de passer un week-end en famille. Ils sont peut-être partis à la campagne ?

– Mais non ! s’offusqua Jeffreys. Pas sans me prévenir.

– J’imagine que vous avez cherché à les joindre ?

– Oui. Juste après avoir constaté l’absence du 4x4. Et c’est précisément le résultat de cet appel qui m’a poussé à vous alerter.

– Pourquoi ?

– Mais parce que leurs deux portables sont restés au château ! À chacun de mes appels, les sonneries ont retenti dans le salon. C’est à ce moment-là que j’ai décidé de vous appeler.

– Vous avez fait le 9993 ?

– Bien sûr que non ! Pour que les photographes envahissent le parc ? Vous êtes fou !... Il nous est même arrivé de trouver des paparazzi jusque dans les arbres. Vous n’imaginez pas ce qu’ils nous font vivre, même si la situation s’est améliorée depuis un an.

– Monsieur Jeffreys, qui avez-vous appelé ? insista Sweeney.

– Mais notre ami Sir Everton, le secrétaire d’État à la Culture. Il m’a dit qu’il alerterait son collègue de l’Intérieur et, vers midi, le superintendant Rolling était déjà là.

– Je vois… soupira le jeune Écossais, écœuré. Puis il enchaîna :

– À votre avis, où sont-ils partis ?

– Mais si je le savais, s’emporta Jeffreys, vous ne seriez pas dans mon bureau à enregistrer tout ce que je dis !... Au fait, s’inquiéta-t-il brusquement, vous n’allez pas vous servir de cette bande ?

– Pour les besoins de mon enquête, si bien sûr.

– Non, je voulais dire : aucun risque vis-à-vis des médias ?

– Non non, sourit Sweeney.

– J’insiste, martela l’agent. Pour l’instant, rien ne doit filtrer dans la presse. Sir Everton m’a assuré qu’il y veillerait personnellement.

– Qui vous a dit ça ?

– Mais Sir Everton, le ministre !

– Ah oui… se souvint l’inspecteur, peu impressionné.

– Dans l’immédiat, ajouta Jeffreys, soyons clairs : tant que je n’aurai pas eu de nouvelles de Sir James ou de Shauna, toute médiatisation est interdite. Elle ne nous sert pas.

– Dans l’immédiat, dites-vous… Mais plus tard ? ironisa Sweeney.

En voilà un qui ne perd pas le nord, jugea l’Écossais, brusquement agacé. Ce dernier finit même par éteindre son dictaphone.

– Bon, je vous laisse, lança-t-il au majordome, et il rempocha son appareil. Mais vous restez à notre disposition. Est-ce que je peux avoir votre numéro de portable ?

– Je l’ai déjà donné à votre chef. Vous connaissez le chemin ? le congédia Jeffreys.

Définitivement impatienté par la suffisance de son interlocuteur, Sweeney récupéra son club de golf, avant de sortir sans se retourner. Puis il se dirigea vers le vestibule.

Parvenu devant les traces de sang, l’inspecteur se mit involontairement à échafauder quelques hypothèses. Lorsqu’il aperçut le superintendant dans le parc :

– Monsieur ! Monsieur ! interpella-t-il son supérieur qui s’éloignait.

Rolling attendit que le jeune inspecteur, ralenti par son sand wedge, le rejoigne.

– Alors, ça s’est bien passé avec Jeffreys ? Il vous a raconté ?

– Hem… Oui, si on veut. Mais cette « disparition », vous y croyez ? Et le sang ? Vous avez une idée ?

– Pour l’instant, tout ce que je sais, c’est que l’ensemble des traces relevées – escalier, tapis et vestibule – appartiennent à un même groupe : O négatif.

– Mince, le plus rare, commenta l’inspecteur. Et alors ? le relança-t-il.

– Et alors, devina Rolling, Sir James et la petite Lucy sont du groupe A. Tandis que Shauna Powers…

– Je vois, comprit Sweeney. Donc ?

– Donc c’est embêtant, sourit le superintendant, faussement détendu. Mais rien ne nous dit que notre couple de stars ne sera pas de retour à dix-sept heures, pour prendre le thé. N’est-ce pas ?... Alors il ne faut pas s’emballer. Et surtout, le plus important, pas un mot à la presse. D’accord, Sweeney ?

– Oui, monsieur. Jeffreys m’a déjà fait la leçon.

– Très bien, sourit à nouveau Rolling.

Qu’est-ce qu’il m’énerve, celui-là, avec son flegme ! ne put s’empêcher de pester l’Écossais.

– Vous permettez ? ajouta le superintendant. Il faut que je téléphone.

– Au sujet de l’affaire ?

– En effet. Le majordome m’a dit que Sir James possédait un voilier dans le port de Banff, à cinquante kilomètres au nord. Je vérifie auprès de la capitainerie.

– D’accord.

Pendant que Rolling composait son numéro, Sweeney sortit de sa poche la photo que Jeffreys lui avait confiée. Alors, où es-tu petite Liz ? Où tes parents t’ont-ils emmenée ? Que fais-tu en ce moment ? Es-tu en sécurité ?... Et puis tout ce sang, songea-t-il encore. Que s’est-il passé ? Qu’est-il arrivé à ta mère adoptive, si c’est bien elle qui a laissé ces traces ? Et si ton père…

– Bingo ! s’exclama tout à coup Rolling, tirant Sweeney de ses pensées.

– Quoi, bingo ?

– Le voilier n’est plus là. Le port vient de me le confirmer.

– Et quand est-il parti ?

– Hier soir, ou ce matin. Pas avant. On ne connaît pas sa destination… Je vais tout de suite me rendre à Banff pour recueillir d’éventuels témoignages et essayer de retrouver le 4x4 de Sir James. Voyons, quelle heure est-il ? Seize heures… OK, le temps de faire la route, ça me laisse environ trois bonnes heures avant la nuit pour repérer le véhicule… Je lance également une patrouille depuis un poste de la région et je pars aussitôt.

Le superintendant rouvrit le clapet de son portable, tout en ordonnant à Sweeney :

– Vous, vous restez là. Si on me cherche, dites que je reviens dans la soirée.

– Mais monsieur… voulut protester l’inspecteur.

– Quoi ?

– Votre numéro, monsieur ! Je n’ai même pas votre numéro de portable.

Agacé, Rolling tapota les touches de son clavier et il plaça les chiffres sous le nez de l’Écossais. Sweeney s’efforça de mémoriser le numéro, puis il l’enregistra sur son propre répertoire. Pendant ce temps, le superintendant avait déjà fait signe à son conducteur. Tout en téléphonant, Rolling prit place dans sa voiture de fonction.

– À tout à l’heure, monsieur ! lui lança Sweeney en agitant son club de golf.

Bien. Qu’est-ce que je fais moi, maintenant ? réfléchit-il, tandis que la Mondeo disparaissait sous les arbres du parc. Et par quoi est-ce que je commence ? Pfff !… soupira-t-il. Quand je pense que je devrais être chez tante Midge en train de siroter un earl grey fumant…

Pfff !... soupira-t-il encore.

1 William Wallace (1270-1305), popularisé par le film Braveheart, est le symbole de la résistance écossaise à l’oppression anglaise.

2 École d’officiers de l’armée de terre britannique

3 Numéro d’urgence au Royaume-Uni

Tea time

– Quoi, encore vous ? Qu’est-ce que vous me voulez ? protesta Gordon Jeffreys.

– Je… Je venais vous donner une information, hésita Sweeney.

– Ah ? Et laquelle ?

– Le superintendant vient de partir pour Banff. Le voilier de Sir James n’est plus à quai.

Surpris, Gordon Jeffreys baissa la tête. Il quitta son fauteuil et se dirigea vers une bouilloire électrique, posée sur un meuble.

– C’est l’heure du thé. Darjeeling, ça vous tente ? proposa-t-il à l’inspecteur.

– Merci, accepta Sweeney.

Encouragé par l’offre bienveillante de Jeffreys, l’Écossais poursuivit :

– Est-ce que Sir James est un bon marin ?

– Oui, un très bon… Son voilier, le Maka, c’est un peu sa folie. Un yacht magnifique du début du XXe siècle, avec un vieux pont tout en bois. Ce navire a même appartenu à Errol Flynn.

– La star des années quarante ?

– Lui-même. James l’a fait retaper, et il est à présent comme neuf. Le voilier, pas Errol Flynn ! plaisanta Jeffreys… L’été dernier, se souvint-il, James m’a invité à l’accompagner lors d’une sortie. Et croyez-moi si vous voulez, mais ses rôles de héros ne sont pas surfaits. Durant toute la journée, à plus de soixante-dix ans, il a manœuvré seul, dans une mer agitée, sans même prendre le temps de manger un morceau. J’étais crevé, pas lui. Il m’a épaté !

– Est-ce que Sir Callahan navigue souvent ?

– Deux ou trois fois par an, en fonction des tournages. Le mois prochain, James a prévu de rejoindre l’Irlande en contournant l’Angleterre par la Manche.

– Je vois… comprit l’inspecteur. Avant de rebondir :

– Et vous pensez qu’il aurait pu décider d’embarquer sa famille à l’improviste, pour une virée en mer du Nord ?

– Non, déclara Jeffreys. Le temps nuageux d’hier après-midi ne s’y prêtait guère. Et puis James et Shauna ne fonctionnent pas comme ça. Avec eux, tout est planifié. Ils sont pros jusqu’au bout des ongles… Vous voyez ces dossiers ? désigna-t-il une pile de documents sur son bureau. Ce sont les scripts dont je devais leur parler ce matin… Non, répéta l’agent, ils ne m’ont jamais fait un coup comme celui-là. Le choix des bons scripts est trop important.

Les deux hommes restèrent pensifs.

Gordon Jeffreys servit l’eau de la bouilloire, tendit un mug à Sweeney, puis il lui présenta une boîte de gâteaux.

– Biscuits au gingembre, vous aimez ?

Le jeune inspecteur s’empara d’une poignée de sablés avant d’aller s’asseoir nonchalamment sur le dossier d’un fauteuil.

Tout en triturant son sachet de darjeeling, il demanda :

– Est-ce que vous les connaissez depuis longtemps ?

– Près de dix ans pour Shauna, répondit Jeffreys. Je suis son deuxième agent, mais c’est avec moi que sa carrière a vraiment décollé. À l’époque, j’avais réussi à l’imposer dans Desperado. Le film a fait un carton aux États-Unis. Shauna y a même obtenu l’oscar du meilleur second rôle, vous imaginez ?

– Oui, un peu.

En mal de confidences, l’agent ajouta :

– Et si Shauna est devenue Américaine, c’est grâce à moi. C’était mon idée !

– Parce qu’elle ne l’est pas ? Je pensais que…

– Pas du tout. Shauna est Galloise, originaire d’un bled paumé du côté de Swansea. Pas assez glamour pour espérer réussir à Hollywood… Alors je lui ai inventé une enfance californienne, et ça marche !

– Mmm…

– Attention inspecteur, le prévint-il. C’est du « secret défense ». Je peux vous faire confiance ?

– Vous pouvez, sourit Sweeney. Je vis seul avec mon chien, et Berthie n’est pas très friand de ce genre de révélations.

Jeffreys lui retourna un sourire complice, tout en croquant dans son biscuit au gingembre.

– Et Sir James ? le relança l’inspecteur.

– Je l’ai connu en Asie, sur le tournage de Casse de haut vol. Avec Shauna, ça a été le coup de foudre. James était libre – sa femme venait de décéder d’un cancer – et Shauna n’avait plus personne. Au début, je n’y ai pas cru… Et puis finalement, vous voyez : six ans de mariage et l’adoption de la petite Lucy. Une belle histoire en somme.

– Lequel des deux ne peut pas avoir d’enfant ? demanda soudain l’inspecteur.

– Ça ne vous regarde pas ! lui asséna Jeffreys.

– OK. Vous avez raison. Voilà un carton rouge bien mérité, reconnut Sweeney. Changeons de sujet… Sinon, pour eux, vous diriez que ça marche bien ?... Le thé et les biscuits sont parfaits, s’empressa-t-il d’ajouter.

– Il y a la différence d’âge, c’est sûr, commença l’agent, mais…

Tiens tiens, s’amusa le policier. C’est drôle qu’il pense à leurs relations personnelles. Ce n’était pas du tout le sens de ma question.

– Non non, le détrompa Sweeney. Je me suis mal exprimé. Je voulais parler de leur carrière. Est-ce que tout va bien sur le plan professionnel ?

– Ha ? Pardon, rougit Jeffreys. Heu… Oui, dans un sens. Mais pour Sir James, même si sa filmographie est éblouissante – deux oscars au compteur, et anobli par la reine – il est le premier à reconnaître que sa carrière est désormais derrière lui. À soixante-quatorze ans, jouer les James Bond, ce n’est plus pour lui !

– Évidemment, sourit l’inspecteur.

– Non, le plus gênant, enchaîna l’agent, ce sont ses déboires financiers.

– Comment ça ?

– James s’est mis lui-même une épine dans le pied. C’était sur ce fameux tournage de Casse de haut vol. Nous étions à Kuala Lumpur, et à l’époque, la Malaisie était en plein boum économique. Un soir d’euphorie, Sir Callahan s’est laissé convaincre d’acquérir une tour d’affaires en plein centre-ville, pour la revendre ensuite sous forme de bureaux et faire de juteux bénéfices. Hélas, la crise mondiale a éclaté quelques semaines plus tard… Aujourd’hui, la tour est vide. Sans occupants, elle se délabre. Il faudra sûrement la faire raser avant même d’avoir pu la revendre. Vous voyez le désastre ?

– Sir James a perdu beaucoup d’argent ?

– Une fortune… Sa fortune, corrigea aussitôt Jeffreys. Ses futurs rôles n’y suffiront pas, soupira-t-il enfin.

– Et… Et pour sa femme ? reprit Sweeney.

– Shauna ? Depuis l’adoption… insinua-t-il.

– Eh bien quoi ?

– Ne vous méprenez pas : Shauna fait toujours le métier. Elle reste très disponible. Mais la médiatisation de l’adoption de Lucy était une très mauvaise idée. J’en assume l’entière responsabilité.

Après un silence, l’agent poursuivit :

– Dorénavant, Shauna a surtout une image de mère dévouée. Avant cela, je pouvais tout lui obtenir : les séductrices, les guerrières, les femmes d’action, même les garces, tout lui réussissait… Et puis, il faut l’avouer, pour elle aussi le temps passe. À trente-cinq ans, on ne lui propose plus de rôles-titres. D’autres actrices ont pris la place. C’est la loi du genre : Show must go on, vous connaissez ?

– Je comprends, acquiesça Sweeney.

– C’est également pour cette raison que le couple m’a demandé de me charger de la gestion de son domaine et de ses biens. Il y a quatre ans, quand il leur a fallu commencer à réduire leur train de vie, ils ont pensé que j’étais le plus à même pour m’adapter à la situation.

– Mmm… fit entendre l’Écossais, en avalant une nouvelle gorgée de thé. Mais pour aussitôt reprendre la balle au bond :

– À propos de train de vie, monsieur Jeffreys. Il me vient une idée idiote, mais elle s’avère souvent décisive lors de mes enquêtes criminelles : est-ce que Sir James bénéficie d’une assurance-vie ?

– Ça vous regarde ? répliqua l’agent.

– Peut-être. Tout dépend de la tournure que prendra notre affaire. Nous pourrions gagner du temps… suggéra l’inspecteur.

Gordon Jeffreys prit le temps de réfléchir.

– Oui, finit-il par reconnaître. Mais nous avons aussi des tas d’autres assurances. Dans le cinéma, vous comprenez, nous devons…

– Qui en est le bénéficiaire ? le coupa Sweeney.

– Sa fille.

– Vous en êtes sûr ?

– Absolument. C’est également moi qui m’occupe de ces contrats. Le souci de Sir James était d’assurer l’avenir de Liz : il n’a plus vingt ans.

– Mmm… médita l’Écossais. Le coup de l’assurance-vie, songea-t-il, j’avoue que c’est un peu téléphoné. Si Lucy en est la bénéficiaire, Shauna n’a aucun intérêt à voir disparaître son mari. En outre, en dépit de la bonne forme de l’acteur, elle ne devrait plus attendre bien longtemps avant de pouvoir disposer de ce qu’il lui restera de fortune. À moins… À moins qu’elle n’ait aucune envie d’hériter des dettes de la tour. Vu sous cet angle, le capital du contrat pourrait alors lui permettre…

Mais Sweeney s’interrompit tout à coup.

Au fait, se souvint-il, ce n’est pas le sang de Sir James que l’on a retrouvé sur le tapis, mais plus vraisemblablement celui de sa femme. Tu t’égares, Archie ! Ton hypothèse est amusante, mais elle n’a pas le moindre fondement. Change ton fusil d’épaule.

– Et Shauna ? préféra-t-il demander. Est-ce qu’elle aussi détient un contrat d’assurance-vie ?

– Bien sûr, confirma Jeffreys. Étant donné la dangerosité de certains rôles, c’est même une exigence des producteurs.

– Le bénéficiaire ?

– Sir James. Puisque l’essentiel était déjà fait pour Liz… sous-entendit l’agent.

Sweeney jubila : Cette fois, l’hypothèse est beaucoup plus solide. S’il arrivait malheur à Shauna Powers, nul doute que le montant de l’assurance pourrait couvrir les dettes générées par l’immeuble de Kuala Lumpur. Un mobile en or ! Et puis, continua-t-il, il ne faut pas que j’oublie d’ajouter une troisième pointe à mon triangle de mobiles – une technique que m’a enseignée Rolling à Tulliallan : il y a toujours au moins trois bonnes raisons pour tuer quelqu’un ! En effet, la proximité de Jeffreys avec Shauna conduit à cette troisième piste, celle où…

La sonnerie stridente d’un téléphone, quelque part sur le bureau du majordome, arracha l’inspecteur à ses cogitations.

– Pardon, s’excusa Jeffreys en décrochant. Allô ?...

Immédiatement, Sweeney songea qu’il s’agissait peut-être d’un appel de Sir Callahan. Sans doute ce dernier prévenait-il son majordome de son retour imminent, ou qu’il lui expliquait qu’un cas de force majeure l’avait amené à partir précipitamment. Ou bien que l’envie de naviguer avait été la plus forte. D’un seul coup, l’inspecteur réalisa que toutes ses brillantes déductions étaient vaines.

Mais soudain l’agent lui demanda, la main sur le micro du combiné :

– Inspecteur, c’est notre cuisinier. Il travaille ce soir. Est-ce qu’il peut venir ?

– Euh… Oui, répondit Sweeney. Mais dites-lui de ne pas se présenter avant dix-neuf heures trente. J’aimerais avoir le temps d’en discuter avec le superintendant.

– D’accord… OK Simon, reprit-il. Mais ne venez pas trop tôt. Nous avons un peu traîné aujourd’hui. Sept heures et demie, ça suffira… C’est ça. À ce soir, et Jeffreys raccrocha.

Déçu par la banalité du coup de fil, le jeune inspecteur revint brusquement à sa dernière hypothèse :

– Dites monsieur Jeffreys, j’y pense : hier soir, qu’avez-vous fait après être parti de Havengear ?

– Quoi ? sursauta le majordome.

– Vous m’avez compris. Je vous demande ce que…

– Mais je suis rentré chez moi, bien sûr ! s’emporta-t-il.

– Directement ?

– Oui. J’étais fatigué… J’ai dîné, puis j’ai regardé la télévision.

– Où habitez-vous ?

– Alford, un petit appartement.

– Vous êtes célibataire ?

– Eh oui, je travaille trop ! Mais ce…

– Donc, le coupa Sweeney, personne n’est en mesure de confirmer votre emploi du temps ?

Gordon Jeffreys, abasourdi, était sur le point d’exploser.

– Vous ne sous-entendez quand même pas… commença-t-il.

– Non non, s’empressa de le rassurer l’Écossais. C’était une question de routine, juste au cas où.

Cependant, jugeant qu’il était inutile d’aller plus loin, le jeune inspecteur décida finalement de s’éclipser :

– Hem… Monsieur Jeffreys, je vais vous laisser. Est-ce que ça vous dérange si je fais un tour dans le château ?

– Faites ! s’empressa de lui accorder l’agent, trop heureux de voir déguerpir son tourmenteur. J’avais déjà ouvert les pièces pour votre chef et vos collègues. Veillez simplement à ne rien déranger.

– Pas de souci, répondit-il. Merci pour le thé. À tout à l’heure.

Sweeney déposa son mug, épaula son club de golf, avant de partir sans demander son reste.

Quel emm… ce fichu barbu, songea Jeffreys. Dans sa catégorie, lui aussi mériterait l’oscar !

*

Sweeney referma la porte du château dans son dos.

Rien, pensa-t-il aussitôt. Rien de remarquable… Ou plutôt si : ce qui est remarquable, c’est que rien ne l’est ! Tout est trop lisse… Aucune trace de lutte, aucun meuble déplacé, les affaires sont dans les penderies, même celles de la petite… On semble être parti sur la pointe des pieds en emportant le strict nécessaire : des moyens de paiement et des manteaux… Tout ça pour aller faire du bateau ? s’interrogea l’inspecteur. Les deux gars de la Scientifique que j’ai croisés dans les étages ont la même sensation que moi : ils ne trouveront rien. Pas d’empreintes ou de traces exploitables, si ce n’est celles de la famille ou celles des employés. Ah bien sûr, corrigea-t-il, nous avons ces magnifiques taches de sang O négatif qui pourraient appartenir à Shauna Powers. Mais il y a peu de risques pour qu’il s’agisse d’une scène de crime. Mes deux experts sont formels : quelle que soit l’origine de la plaie, le sang ne s’est pas écoulé d’un corps en position allongée. La trace correspond à un liquide « tombé » au sol. La victime était donc debout. D’ailleurs, les gouttes de sang relevées dans l’entrée, puis dans les marches, paraissent confirmer que la personne se déplaçait. Ou bien… qu’on la déplaçait ? envisagea Sweeney. Quoi qu’il en soit, c’est bizarre : on ne va pas faire du bateau après s’être blessé aussi sérieusement. Et puis on prend le temps de nettoyer un tapis aussi précieux que celui qui a été souillé. Non, quelque chose ne colle pas, jugea-t-il, mais je ne sais pas quoi encore. Allons voir du côté des voitures, décida finalement l’inspecteur.

Sweeney venait à peine de descendre du petit perron, qu’un véhicule se présenta dans l’allée.

Rolling ! Déjà ? s’étonna-t-il. Il n’est que dix-neuf heures… Allons aux nouvelles !

Le superintendant sortit de la Mondeo, loden sur le bras et mauvaise humeur en bandoulière.

– Ça ne va pas, monsieur ? lui demanda Sweeney.

– Patterson, vous restez à l’écoute de la radio, ordonna Rolling à son conducteur. Je reviens tout à l’heure pour vous donner les consignes de la soirée.

Avant de se retourner vers l’inspecteur :

– Non, ça ne va pas. Chou blanc : aucun témoignage sur les pontons et aucune trace du 4x4 de Sir James. Les seuls éléments dont je suis certain, c’est que le voilier a pris la mer – vraisemblablement entre vingt-trois heures et l’aube – et que le véhicule, s’il a déposé la famille, n’est plus à Banff. Avec Patterson et la voiture de patrouille qui nous avait rejoints sur place, nous avons sillonné dix fois les rues du village – je crois que je pourrais vous citer le nom de chacune d’entre elles ! – et nous n’avons rien trouvé. Je vais continuer à faire chercher la Range Rover par la police locale.

– Pas de témoignage alors ? le relança Sweeney.

– J’ai questionné tous les plaisanciers que j’ai croisés, ainsi que le permanent de la capitainerie : personne n’a assisté au départ du yacht, et encore moins vu les membres de la famille Callahan.

– Qu’avez-vous raconté aux gens pour ne pas éveiller les soupçons ? s’enquit l’inspecteur.

– Je leur ai fait croire que j’étais un vieil ami de Sir Callahan, et qu’il m’avait donné rendez-vous pour aller faire un tour en mer.

– Bien vu, le félicita l’Écossais. Maintenant, tout ça ne nous dit pas qui a embarqué à bord du Maka, ni pour quelle destination. Ni même si le 4x4 s’est rendu à Banff… Est-ce que vous comptez lancer des recherches en mer ?

– Non, répliqua Rolling. J’y ai réfléchi sur la route du retour : le bateau est parti depuis près de vingt-quatre heures et, même à la voile, il doit être déjà loin. Le périmètre de recherche serait immense… Et pour la voiture, si je communique ses coordonnées – notamment le nom du propriétaire – à toutes les patrouilles d’Écosse, nous sommes sûrs de faire la une des journaux dès demain ! Impossible.

– C’est vrai, l’approuva son subordonné.

– Et vous ? demanda le superintendant. Est-ce que vous avez avancé de votre côté ?

– Un peu… reconnut Sweeney.

– Comment ça ?

– Je suis retourné discuter avec Jeffreys.

– À quel sujet ?

– Eh bien, je me suis dit que si l’on devait finir par envisager l’hypothèse criminelle, il pourrait être intéressant de…

– Quoi ? sursauta Rolling. Vous avez déjà interrogé le majordome comme témoin ?

– Euh… Oui, avoua le jeune inspecteur. J’ai même enregistré ses déclarations et je lui ai demandé s’il avait un alibi pour hier soir.

– Bon sang ! explosa le superintendant. Vous vous croyez peut-être dans votre commissariat de quartier, Sweeney ? Savez-vous au moins qui est ce Jeffreys, et qui il a contacté ce matin ?

– Oui, un ministre.

– Parfaitement ! Ce gars peut nous faire les pires ennuis. Un seul coup de fil de sa part, et je me retrouve convoqué à Londres dès ce soir.

– Mais vous n’y serez jamais pour dîner ! plaisanta le jeune barbu.

– Ah, ça va ! s’énerva Rolling en secouant son loden. On marche sur des œufs, Sweeney ! Il me semblait pourtant vous l’avoir expliqué, non ? Je me demande bien pourquoi c’est vous qu’on m’a envoyé !

Celle-là, il y a longtemps que je l’attendais, soupira l’inspecteur.