Mortelles Hébrides - Le pendu de St Andrews - John-Erich Nielsen - E-Book

Mortelles Hébrides - Le pendu de St Andrews E-Book

John-Erich Nielsen

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Beschreibung

Retrouvez dans cet ouvrage deux enquêtes de l'inspecteur Sweeney !

Mortelles Hébrides
L’inspecteur Sweeney s’apprête à démissionner… Afin de mûrir sa décision, le jeune homme a choisi de passer une semaine sur l’île de Barra, un morceau de granit oublié à la pointe sud des Hébrides. Mi-décembre, le jour y dure moins de quatre heures…
Mais l’isolement de l’Atlantique nord ne saurait tenir le destin à distance. Ed Robertson, un conteur en gaélique, disparaît mystérieusement. Puis Sweeney découvre bientôt le cadavre d’un homme, abandonné dans une tourbière. Comment cet inconnu, qui n’a pris ni l’avion ni le bateau, est-il arrivé là ? Deux trous à la base de son cou sont censés faire croire à la manifestation d’une Baobhan Sith, le vampire des Highlands…

Le pendu de St Andrews
La « pierre du Destin » sur laquelle les rois d’Écosse ont toujours dû se hisser pour être couronnés, vient d’être volée au château d’Édimbourg.
Retrouvé à Londres, le symbole de la souveraineté du pays a été amputé d’un morceau qui a disparu. Sacrilège ! S’agirait-il d’une provocation anglaise ?
« De mon côté, j’ai bien d’autres chats à fouetter : ce matin en effet, un étudiant de St Andrews vient d’être découvert pendu dans la chapelle de la célèbre université, un tatouage sur la poitrine découpé au couteau, un mystérieux texte en latin dans la poche, ainsi que les initiales « PH » gravées sous la semelle de l’une de ses chaussures. Le suicide n’est déjà plus une hypothèse ! Voilà qui va vite me faire oublier l’agitation qui règne autour de cette satanée pierre… »
Inspecteur Sweeney - Criminal Investigation Department

Les polars de John-Erich Nielsen conjuguent suspense et humour, pour le plus grand plaisir des lecteurs !

EXTRAIT DE MORTELLES HÉBRIDES

La dizaine de passagers applaudit vivement le « Mesdames, Messieurs : Barra, bon séjour » du pilote puis, après avoir foulé un sable encore humide et résisté au froid mordant, tous rejoignirent le hall d’accueil.
Tandis que le jour déclinait déjà, Sweeney et quelques autres embarquèrent à bord d’un petit bus blanc à destination de Castlebay, le principal village de l’île. Après avoir suivi la mer vers le sud, sur l’unique route circulaire étroite et sinueuse, puis frôlé de rares maisons perdues, contraintes par les monts de granit vissés dans leur dos à garder le regard fixé sur l’océan, le véhicule atteignit l’entrée du village à la nuit tombée. L’autocar ne pénétra pas dans le centre mais bifurqua sur la droite. Dans une rue montante qui semblait conduire vers l’église, le chauffeur stoppa ; il se retourna aussitôt vers Sweeney et lui lança : « Craigard Hotel, là, sur la gauche. Vous êtes arrivé ! ».

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Les aventures de cet excellent inspecteur, qui ne ressemble à personne, sont passionnantes ! - Keltia

À PROPOS DE L'AUTEUR

John-Erich Nielsen est né le 21 juin 1966 en France. Professeur d'allemand dans un premier temps, il devient ensuite officier (capitaine) pendant douze ans, dans des unités de combat et de renseignement. Conseiller Principal d'Education de 2001 à 2012, il est désormais éditeur et auteur à Carnac, en Bretagne.
Les enquêtes de l'inspecteur Archibald Sweeney - jeune Ecossais dégingandé muni d'un club de golf improbable, mal rasé, pas toujours très motivé, mais ô combien attachant - s'inscrivent dans la tradition du polar britannique : sont privilégiés la qualité de l'intrigue, le rythme, l'humour et le suspense.
A la recherche du coupable, le lecteur évoluera dans les plus beaux paysages d'Ecosse (Highlands, île de Skye, Edimbourg, îles Hébrides) mais aussi, parfois, dans des cadres plus "exotiques" (Australie, Canaries, Nouvelle-Zélande, Irlande).

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Demain matin…

Le moteur du Broom 371 émit deux grognements successifs, sourds et brefs, puis le pilote cessa d’accélérer. Tous feux éteints, le bateau poursuivit alors sa glissade silencieuse sur une onde lisse.

– Laisse filer… chuchota Lewis depuis la proue, les mains accrochées au bastingage. On y est presque. Laisse filer… répéta-t-il calmement.

Éclairé par une lune aux trois quarts pleine, l’homme pouvait apercevoir les collines dénudées qui enserraient l’étroit goulet du loch. Figés dans le froid de décembre, les monts de pierre semblaient observer d’un œil bienveillant la progression de l’embarcation.

– Alors, on y est ? parut s’agacer la voix du pilote dans son dos.

Lewis se reconcentra aussitôt, cherchant à discerner la berge dorénavant proche. Mais avant qu’il n’ait eu le temps de répondre, le moteur vrombit de nouveau.

– Jimmy, arrête ! protesta le guetteur, tout en s’efforçant d’étouffer sa voix. Puis, le visage tourné vers le poste de pilotage extérieur, il ajouta :

– Je t’ai dit de laisser filer… On est sur le point d’arriver. Le bout du loch doit être tout proche maintenant.

– Tu es sûr ? s’inquiéta son compagnon. Moi, je ne vois rien… Est-ce que tu as ta lampe, au moins, pour le signal ?

– Mais oui… murmura Lewis. Poursuis comme ça, tout droit.

L’homme de proue se retourna et il continua de scruter de son mieux les rives du loch. Soudain, trois éclats lumineux se succédèrent à moins de cinquante mètres devant lui.

– C’est lui, c’est le signal ! le devança le pilote. Vas-y Lewis, à toi !

Immédiatement, ce dernier empoigna sa torche électrique et il émit à son tour trois signaux brefs.

– Est-ce que tu l’as repéré ? s’inquiéta encore Jimmy. Est-ce que je suis toujours dans la bonne direction ?

– Oui oui, pas de problème… chuchota l’autre. Comme ça, oui. Continue, pas plus vite…

Quelques secondes plus tard, la coque du Broom 37 vint frotter contre le fond, avant de s’immobiliser en douceur. Presque au même instant, Lewis distingua enfin une silhouette sur la berge. Celle-ci lui fit un signe de la main, tout en lui désignant un piquet sur la gauche. Lewis comprit et jeta depuis le pont un bout dans sa direction. L’homme sur la rive s’avança dans l’eau glacée du loch, fit encore quelques pas, récupéra le cordage, puis il partit l’arrimer solidement au piquet.

Après s’être assuré qu’il avait coupé les cent-quarante-cinq chevaux de son moteur, Jimmy s’empressa de rejoindre Lewis à la proue.

– C’est lui, c’est bien lui… murmura ce dernier. On est arrivés.

L’inconnu sur la berge revenait déjà vers eux. Ses bottes plongées dans l’eau noire, il leur lança :

– Alors, qu’est-ce que vous faites ? Sautez !

Les deux marins enjambèrent avec précaution le filin du bastingage puis, encouragés par l’homme, ils bondirent sur le morceau de plage sur lequel venait de s’échouer le Broom 37.

– Ouf, elle est froide ! s’exclama Jimmy, éclaboussé jusqu’aux épaules.

– Brrr, tu l’as dit ! confirma Lewis à son tour.

– Pour un bain de minuit, décembre n’a jamais été la meilleure des saisons ! répliqua le troisième homme, la voix moqueuse.

Les deux arrivants se hâtèrent de le rejoindre sur les rochers.

Sans un mot, leur guide les serra aussitôt dans ses bras. En dépit d’un froid vif, et de manteaux épais, les trois individus prirent plaisir à rester enlacés un long moment.

C’est l’homme de la rive qui rompit le silence en premier :

– La traversée s’est bien passée ? leur demanda-t-il en chuchotant.

– Une mer d’huile, le renseigna Jimmy en observant la même discrétion. Pour un peu, je me serais cru chez moi, dans les Antilles. Et puis, ajouta-t-il, ces bateaux, ça se pilote les yeux fermés.

– On est arrivés en vue des côtes de l’île dès le milieu de l’après-midi, précisa Lewis. On a commencé par repérer l’entrée du loch aux jumelles, et…

– Tu avais raison, le coupa Jimmy en s’adressant au nouveau venu. Le début du goulet, plein nord, est très étroit.

– …et on a attendu la nuit pour approcher et pénétrer en silence, finit Lewis. Je suis persuadé que personne ne nous a vus accoster.

– Avec le GPS, reprit le pilote, aucun souci. J’ai toujours su où je me trouvais, assura-t-il. En plus, avec la lune et ce ciel dégagé, c’était vraiment du gâteau.

– N’empêche que je ne t’ai aperçu qu’au dernier moment, indiqua Lewis au troisième homme. Avant de lui avouer :

– Tu n’as pas changé, Dan.

– Si, il a changé, intervint Jimmy. Il s’est laissé pousser la barbe, comme moi.

– Et quelques cheveux blancs aussi, plaisanta leur ami.

– Où est Vince ? demanda Lewis. Il nous attend ?

– Non, le détrompa Dan. Si tout va bien, il devrait arriver par avion demain matin.

– Ah ? fit entendre le pilote. Et le chargement ? Qu’est-ce que tu as prévu ?

– Tout se trouve dans la maison, de l’autre côté de la route. Vous la voyez ? leur désigna-t-il une forme sombre dans son dos. Puis il enchaîna :

– Nous aurons besoin de deux nuits pour tout embarquer. Nous allons commencer dès maintenant et nous finirons demain soir, avec l’aide de Vince.

– Mmm… Il y a près de cent mètres, apprécia Lewis. Effectivement, ça va nous prendre un peu de temps… Est-ce que le coin est tranquille ? demanda-t-il encore.

– Nous ne serons pas dérangés, lui assura Dan. Le plus proche voisin habite à trois cents mètres – là-haut sur la colline, leur montra-t-il une bicoque dans le prolongement de la route ; c’est un vieux bonhomme qui dort à poings fermés – et l’autre maison au nord, à près d’un quart de mile, est inoccupée en cette saison. Pas de chien dans le coin non plus.

– Mais… la route ? s’inquiéta Jimmy.

– À la mi-décembre, en pleine nuit, argumenta Dan, je crois que nous aurons tout le temps de voir arriver les voitures. S’il en passe seulement une… sourit l’homme. Non, conclut-il, il faut juste veiller à ne pas faire de bruit, et surtout, à ne rien allumer.

– OK, admit Lewis. Ça ira.

– Bon, on s’y met ? insista Jimmy, toujours aussi nerveux, et il tapa dans ses gants pour s’encourager. Je ne vou…

– Les nuits sont longues à cette période de l’année, le coupa Dan ; elles durent près de vingt heures. Nous avons tout le temps… Que diriez-vous de commencer par boire un verre ? Pour fêter nos retrouvailles ? leur suggéra-t-il.

– Si tu veux, concéda son ami. Mais vite fait, hein ?

– Ne me dis pas que tu refuserais un doigt de tourbé ? s’étonna Dan. Ton séjour aux Bahamas ne t’a quand même pas changé à ce point ? le taquina-t-il.

– Pour un whisky, moi, je suis toujours partant, intervint Lewis. Ça nous réchauffera… Et puis si jamais tu as une paire de bottes dans ta maison, je ne suis pas contre non plus. Je suis trempé jusqu’aux mollets, se plaignit-il.

– Je dois avoir ce qu’il faut pour vous deux, répondit Dan. On y va ?

– C’est bon, on te suit, finit par céder Jimmy. Mais ne traînons pas, OK ? Demain matin arrivera bien assez vite…

*

Dimanche 14 décembre

Le nez penché au-dessus de son café, l’inspecteur Sweeney n’en finissait plus de tourner, et de tourner encore, sa cuillère au fond de sa tasse. La manche de son pull-over posée imprudemment le long d’un toast couvert de confiture d’abricot, le jeune homme semblait ne pas réussir à émerger d’un pesant demi-sommeil. De sa main libre, il se mit alors à passer ses doigts à travers les poils enchevêtrés de sa barbe rousse, ce qui lui permit de commencer à réfléchir…

…Une heure dix depuis Glasgow, après avoir survolé le Firth of Lorn, l’île de Mull, puis la mer des Hébrides, pour voir enfin apparaître les contours de Barra. Tout au sud de l’archipel des Hébrides extérieures, à près de vingt-sept milles marins2 des côtes écossaises, l’île donnait l’impression depuis le ciel de n’être qu’un cœur de pierre rehaussé de teintes vert sombre, abandonné au milieu d’une mer hostile. Mais soudain, en abordant le flanc est, surgissait alors, alanguie le long d’une eau turquoise, une interminable plage de sable d’or, étincelante et totalement inattendue dans cette nature désolée. La dizaine de passagers du Twin Otter n’eut pas l’occasion de s’extasier plus longtemps sur ce superbe lagon. L’aile gauche s’inclina brusquement, et l’avion de la Flybe entama son approche. Après une courte boucle descendante, les visiteurs retrouvèrent cette fois la plage à l’avant de leur champ de vision, dans le prolongement du poste de pilotage. Indifférent aux légers soubresauts de l’appareil, Sweeney observa la mer, étonnamment proche sur sa gauche, qui, dès la prochaine marée, ne tarderait pas à recouvrir cette « plage d’atterrissage » unique au monde ; puis, sur sa droite, il découvrit les collines grisâtres de Barra, défilant à toute allure à travers le hublot, ainsi que quelques maisons blanches au toit d’ardoise ou de chaume ; puis, pour finir, une rangée de camping-cars qui venaient probablement se délecter du spectacle fascinant des posers acrobatiques sur Traigh Mhor3.

Lorsque les roues du bimoteur touchèrent le sable, l’inspecteur fut heureux de constater la douceur avec laquelle le Twin Otter avait dominé la piste. Il en vint même à se demander pour quelle raison on ne recouvrait pas de sable tous les aéroports du monde… Le petit monoplan ralentit rapidement, tourna sur la droite, puis il alla s’immobiliser face au bâtiment solitaire d’un aérodrome aussi minuscule que désuet. La dizaine de passagers applaudit vivement le « Mesdames, Messieurs : Barra, bon séjour » du pilote puis, après avoir foulé un sable encore humide et résisté au froid mordant, tous rejoignirent le hall d’accueil.

Tandis que le jour déclinait déjà, Sweeney et quelques autres embarquèrent à bord d’un petit bus blanc à destination de Castlebay, le principal village de l’île. Après avoir suivi la mer vers le sud, sur l’unique route circulaire étroite et sinueuse, puis frôlé de rares maisons perdues, contraintes par les monts de granit vissés dans leur dos à garder le regard fixé sur l’océan, le véhicule atteignit l’entrée du village à la nuit tombée. L’autocar ne pénétra pas dans le centre mais bifurqua sur la droite. Dans une rue montante qui semblait conduire vers l’église, le chauffeur stoppa ; il se retourna aussitôt vers Sweeney et lui lança : « Craigard Hotel, là, sur la gauche. Vous êtes arrivé ! ».

Le jeune inspecteur épaula son épais sac à dos, récupéra son club de golf, puis il grimpa vers l’entrée de l’hôtel. Le froid et l’obscurité ayant envahi Castlebay, il se contenta de prendre possession de sa chambre et dîna rapidement ; enfin, fatigué par sa journée de voyage, il s’empressa d’aller se coucher…

…Tout à coup, Sweeney émergea de cet état de semi-conscience. Il cessa d’agiter sa cuillère, constata qu’il était bientôt dix heures, puis il remarqua que le jour commençait à poindre. Il se souvint alors qu’au milieu de la baie, le pittoresque château de Kisimul n’allait plus tarder à se dévoiler.

En arrivant la veille, il avait d’ailleurs regretté que la nuit dissimulât cette petite merveille. En effet, le chauffeur du bus, ravi de jouer les guides de fortune sur les derniers miles du trajet, leur avait parfaitement présenté la véritable attraction de Castlebay : bâti en 1039 en plein cœur de la baie, à une centaine de mètres du rivage, la forteresse du clan MacNeil n’était jamais tombée aux mains de l’ennemi au cours de ces dix derniers siècles. Toutefois, en 2000, l’héritier du clan avait dû se résoudre à louer cette coûteuse résidence – pour un bail de mille ans – à l’agence gouvernementale Historic Scotland. Le montant de la cession s’était élevé à une livre symbolique et… à une bouteille de Talisker4 ! L’anecdote avait fait sourire le jeune policier. Pour finir, le conducteur n’avait pas oublié de préciser qu’au lever du jour, les visiteurs pourraient aisément constater que Kisimul avait probablement inspiré le dessinateur Hergé pour la couverture de son célèbre album « L’île noire ».

En levant de nouveau les yeux, Sweeney put enfin apercevoir les contours du prestigieux édifice. Massif, gris, robuste et rugueux, le fier château de Kisimul manifestait à l’évidence un fort caractère. Protégé par les flots, environné par les collines âpres de Barra, la demeure, juchée sur un éperon rocheux, semblait défier aussi bien le temps que les hommes. Indiscutablement, Kisimul avait une réelle force d’âme… Après un long moment de contemplation, l’inspecteur réussit à détourner le regard, mais il songea qu’avant son départ le mardi suivant, il lui faudrait absolument aller visiter cette tour de garde dans la baie. Il eut même la sensation, sans comprendre ce qui la provoquait, qu’il s’agirait là d’un acte d’importance durant son séjour.

Sweeney avala une nouvelle gorgée d’un café déjà tiède, puis il mordit dans son toast. En portant cette fois les yeux vers l’horizon, il finit par observer que de lourds et sombres nuages, chassés de la gauche vers la droite par un mauvais vent de sud-est, n’annonçaient rien de bon.

Mince, se désola le jeune Écossais, moi qui voulais partir randonner dans le nord de l’île, je crois que pour aujourd’hui, le mieux sera de me contenter du port et des collines alentour. Si le vent n’est pas trop fort… estima-t-il encore. Avant de réfléchir : Mais bon, ne te plains pas, Archie… Si tu as choisi de passer quatre jours à Barra en plein mois de décembre, c’est aussi parce qu’en cette saison l’île est la plus isolée d’Europe. Il paraît même que les journaux n’arrivent que l’après-midi, avec le ferry d’Oban. Avoue que c’est ce qui a motivé ton choix, reconnut-il. C’est vrai, je crois que j’avais besoin d’être seul, s’avoua-t-il enfin. Mais j’avais également besoin de temps, prolongea-t-il sa réflexion. Car sur Barra, j’ai déjà l’étrange sensation que les jours s’écoulent plus lentement. Ici, quatre jours doivent bien en valoir le double. Oui, comme si le temps était retenu au large ; comme si l’agitation des grandes villes l’y maintenait prisonnier, l’y consommait, le dévorait, et ne laissait plus aux îles que les dernières miettes de ce temps qui passe…

Sweeney vida sa tasse ; il finit d’ingurgiter sa tartine, puis il laissa traîner son regard à travers la salle du petit déjeuner.

Je suis apparemment le seul client de l’hôtel, remarqua-t-il pour la première fois. C’est peut-être aussi ce que je souhaitais… Pendant ces quatre jours, je me suis promis de répondre à une question capitale : dois-je demeurer inspecteur ? En effet, ces six derniers mois, je ne suis plus parvenu à élucider le moindre cas. Plus rien depuis ma reprise et la résolution du meurtre de mes parents. Plus rien depuis qu’Ilona est en prison5 … soupira-t-il. Oui, six mois. Déjà six mois… se répéta-t-il.

Puis soudain : Quatre jours ! se ressaisit le jeune homme. Il insista : Je me suis donné quatre jours. Loin de tout, confronté à ces doutes qui m’assaillent, je me suis promis d’apporter une réponse définitive à mes interrogations. Mardi, lorsque je reprendrai l’avion, j’aurai pris ma décision : je saurai si je démissionne ou non !

Tara Watters remonta la salle du petit déjeuner avec lenteur, une cafetière pleine à la main. Sweeney sourit en la voyant s’approcher. Dévouée au service de son unique client, la propriétaire du Craigard Hotel avait certainement déjà remarqué que celui-ci ne disposait plus de café chaud.

Par réflexe, l’inspecteur l’observa : la cinquantaine, les cheveux bruns et courts comme soufflés en boule, vêtue d’une robe longue qui laissait apparaître une paire de souliers à boucle, ainsi que d’une veste traditionnelle agrémentée d’une broche qui encadrait un chemisier à jabot, l’hôtelière arborait un sourire avenant sur un visage aux traits pourtant fatigués. Parvenue devant la table, Tara inclina sa robuste ligne d’épaules et elle servit au jeune homme un café fumant.

– Merci Mrs Watters, lui dit-il simplement.

– Appelez-moi Tara, le pria-t-elle, avant de s’asseoir en face de lui.

Surpris, Sweeney laissa la propriétaire s’installer et, détournant le visage vers la baie, il attendit que celle-ci reprenne la parole.

– Vous avez tout ce qu’il vous faut ? lui demanda-t-elle. Si vous voulez, je peux…

– Non, je vous remercie Tara, la coupa son client. Je crois qu’une dernière tasse de café suffira… La confiture d’abricot est excellente, ajouta-t-il.

– Est-ce que je peux vous tenir compagnie ? le sollicita Mrs Watters. Je vous rassure, je viens rarement à la table de mes clients. Mais ce matin, comme vous êtes seul, je pen…

– Pas de souci, la devança le jeune Écossais… Vous n’aurez personne d’autre cette semaine ? la questionna-t-il.

– Si si, affirma l’hôtelière, et elle se redressa d’un coup. Deux autres clients arrivent demain, par avion je crois.

– Ah ? Très bien, dit Sweeney, poursuivant leur échange de banalités avant de goûter au café frais… Mmm, il est parfait, apprécia-t-il.

– Vous verrez, reprit Mrs Watters, l’hôtel sera beaucoup plus animé demain.

– Avec deux clients de plus ? ironisa l’insolent barbu.

– Non. Demain soir, j’organise un cèilidh6. Tous les jeunes, et les moins jeunes, de Castlebay seront là. J’en propose un chaque semaine… Vous savez, insista Tara, sur Barra ces soirées sont indispensables. Surtout en décembre… En ce moment, avec des nuits de près de vingt heures, l’île n’est plus qu’un tas de pierres désolé, un cœur presque mort au milieu de l’océan. Ce n’est que grâce à la joie de vivre du cèilidh qu’il continue de battre ; ce sont ces fêtes qui nous permettent de tenir ici, nous autres, les îliens… À Barra, le cèilidh c’est la vie, conclut l’hôtelière.

– Je comprends, lui assura Sweeney… Vous m’avez convaincu ; je viendrai, sourit-il enfin.

L’inspecteur avala encore un peu de café, tout en observant d’un œil inquiet les nuages qui s’amoncelaient au-dessus de la baie.

– Vous aviez prévu de randonner ? se souvint la quinquagénaire. Où souhaitez-vous aller ?

Son client réfléchit brièvement, puis il déclara :

– Eh bien, le Heaval7. Ce serait bien pour commencer, non ? Qu’en pensez-vous ?… De là-haut, j’imagine que l’on doit avoir une vue imprenable sur Barra, ainsi que sur les îles les plus proches. N’est-ce pas ?

– Oui. Bien sûr, lui confirma Mrs Watters. Le Heaval n’est qu’à un demi-mile de l’hôtel, mais méfiez-vous tout de même. Si le vent forcit encore, les bourrasques pourraient atteindre jusqu’à cent cinquante kilomètres-heure au sommet. Dans ces cas-là, on ne tient plus debout, et comme la crête est étroite, on a vite fait de perdre l’équilibre. La pente est raide, on a déjà vu des gens se blesser sérieusement, le prévint-elle, la mine soucieuse. Et puis, finit-elle, même le chemin d’accès n’est pas très bon. Avec tous ces cailloux qui dépassent, même un bon marcheur peut facilement s’occasionner une entorse.

– Je serai vigilant, lui promit le policier, tout en continuant de vider sa tasse.

Cependant, Mrs Watters ne put s’empêcher de jeter un regard soupçonneux sur les brodequins – trop rudimentaires à son goût – dont son client était équipé, ainsi que sur l’étonnante canne de golf déposée à ses pieds. Mais, constatant que son œil inquisiteur embarrassait le jeune homme, elle tenta de faire diversion :

– Hem… Ce sera mieux demain.

– Pardon ?

– Je voulais dire, le temps sera meilleur demain. En tout cas, c’est ce qui est prévu.

– Tant mieux, se réjouit Sweeney. Alors je profiterai de la journée de lundi pour effectuer ma grande randonnée, dans le nord de l’île… OK, va pour demain matin, répéta-t-il.

– Mañana por la mañana… lui sourit Mrs Watters, et elle dévoila une rangée de dents parfaites.

– Quoi ? sursauta l’inspecteur. Qu’est-ce que vous dites ?

– Ça signifie « demain matin » en espagnol, je crois. Vous connaissez la blague ? lui demanda-t-elle.

– Euh… Non, laquelle ?

– Elle est drôle, sourit-elle à nouveau : on raconte qu’un jour, un touriste espagnol demanda à un vieil habitant de Barra comment on traduisait mañana por la mañana en gaélique. L’ancien réfléchit un long moment puis, l’air désolé, il lui répondit : « Je crains que sur nos îles, il n’existe aucun mot pour désigner une telle urgence ! », et Mrs Watters partit d’un rire franc.

– Je vois, sourit le jeune Écossais. Je comprends plutôt : c’est bien ce qu’il me semblait, le temps n’a pas la même valeur ici.

– C’est exactement cela, acquiesça Tara. Au début, raconta-t-elle, lorsque je suis arrivée de Glasgow il y a vingt ans – mon hôtel en ville ne marchait plus ; une annonce disait que le Craigard était à vendre, alors j’ai tenté ma chance – je vous avoue que j’ai eu bien du mal à m’adapter. Moi qui n’avais connu que les grands centres, je trouvais que les gens vivaient au ralenti, ici… Les trois premières années, j’ai cru que je ne tiendrais jamais, confessa-t-elle. Surtout les mois d’hiver… Et puis, vous voyez, on finit par s’habituer. À présent, en revanche, je ne serais plus capable de faire la démarche inverse. Les citadins me taperaient sur les nerfs, ils sont trop différents de nous… À Barra, j’ai appris à me passer du superflu. Ici, comme sur l’ensemble de nos îles, tout ce qui compte, ce sont les gens… Vous comprenez ? À Castlebay, en décembre, si vous n’aimez pas votre voisin, vous ne pouvez pas rester. Vous ne tenez pas… Voilà ce que j’ai appris en venant à Barra.

Les paroles de Tara firent écho en Sweeney. Pensif, il eut la sensation que l’hôtelière venait de lui délivrer un message essentiel. L’un de ceux qui vous marquent pour une vie.

Toutefois, Mrs Watters revint rapidement à des considérations plus prosaïques :

– Pour demain, ne vous aventurez pas trop loin tout de même. La météo prévoit un méchant coup de tabac avant la fin de la journée. Sur nos îles, on connaît ça : le ciel bleu est trompeur, il annonce souvent le calme avant la tempête. Et celle qui nous arrive promet d’être mauvaise… Elle pourrait même durer ; je ne suis pas certaine que vous pourrez reprendre l’avion mardi.

– Il restera toujours le bateau pour Oban, non ? suggéra le policier.

– Normalement, oui. Mais en décembre, il n’est pas rare que les ferries…

– Non, la coupa Sweeney. Je ne partirai pas plus tôt. Je suis bien décidé à profiter de mes quatre jours, j’ai besoin de ce délai… Et tant pis si je dois me faire secouer dans la cale d’un navire, mardi. Je ne suis pas sujet au mal de mer.

– Très bien, lui sourit la quinquagénaire. Alors, enchaîna-t-elle : le Heaval pour aujourd’hui ?

– Oui, confirma l’inspecteur. Ensuite, je crois que j’irai faire un tour dans le village.

– Ce sera vite fait ! plaisanta l’hôtelière.

– Oui, je m’en doute, s’amusa le jeune barbu.

Mais, sentant que son client était sur le point de regagner sa chambre, Tara Watters changea brusquement de conversation :

– Mister Sweeney, est-ce que je peux vous demander un conseil ?

Étonné, le jeune homme hésita :

– Euh… Oui, à quel propos ?

– Voilà, poursuivit la dame tout en déposant ses avant-bras sur la table : cela concerne mon voisin, Ed Robertson. Il habite derrière l’hôtel, la maison juste à côté de l’église.

– Hem… Et alors ? s’étonna son client.

– Ed est arrivé sur l’île il y a vingt ans lui aussi. C’est notre conteur, un spécialiste du gaélique. Il intervient au profit des enfants de l’école primaire de Barra… Ed est également célibataire – Nous y voilà, crut deviner le policier –, il me donne souvent un coup de main à l’hôtel : les petits problèmes de plomberie, les moquettes à changer, les meubles à déplacer… Vous savez ce que c’est, les hommes sont plus doués que nous pour ces choses-là.

Où veut-elle en venir ? s’interrogea Sweeney. Si c’est pour me demander un conseil matrimonial, avec moi Tara est mal tombée !

Mais l’hôtelière poursuivait déjà :

– En réalité, je suis inquiète pour lui. Avant-hier, vendredi matin, j’ai vu Ed descendre la rue au volant de sa voiture, un 4x4 Volkswagen ; il m’a fait un signe de la main, et j’ai pensé qu’il partait faire ses courses à la Co-op, notre petit supermarché. Mais voilà, il n’est toujours pas revenu.

– Depuis deux jours ?

– Oui. Son portable est coupé – j’ai essayé de l’appeler dans l’après-midi de vendredi, mais en vain. Sa maison est fermée, tandis qu’il ne m’a… s’interrompit-elle soudain, visiblement émue.

– Il a dû quitter l’île, proposa aussitôt l’inspecteur.

– Non ! répliqua sèchement Mrs Watters. Hier midi, après avoir attendu plus de vingt-quatre heures, je me suis décidée à aller en parler aux agents du poste de police… Là en bas, désigna-t-elle à travers la vitre un groupe de maisons sur la droite du port… Les gars ne sont que deux cette semaine, les autres sont en congé avant Noël, précisa-t-elle encore.

– Et alors ? s’impatienta son client.

– Je leur ai signalé qu’Ed avait disparu, qu’il n’était pas rentré chez lui depuis la veille, et qu’il n’était plus joignable. Ils nous connaissent bien, ils savent qu’Ed n’aurait pas quitté l’île sans me prévenir… Alors ils se sont renseignés, puis ils sont repassés me voir hier après-midi, un peu avant que vous n’arriviez avec le bus : Ed n’a pas pris l’avion et il n’a embarqué à bord d’aucun des deux ferries, ni celui d’Oban ici à Castlebay, ni celui pour Eriskay plus au nord. La patrouille en a profité pour faire le tour de la circulaire avant la nuit, la trois-huit8 comme on dit chez nous ; ils ont même poussé jusque sur Vatersay, l’île au sud, en passant par la route de la digue, mais ils n’ont rien vu. Aucune trace du 4x4 d’Ed.

– Il ne s’est quand même pas volatilisé, ironisa le jeune homme.

– Vous avez raison Mister Sweeney, répliqua l’hôtelière, le visage grave. On ne disparaît pas de Barra. C’est impossible, c’est une petite île. Tout le monde se connaît. Il n’y a pas de cachette non plus, surtout pour une grosse voiture comme la sienne… Non, je ne comprends pas.

L’inspecteur sentit que Tara était au bord des larmes. Cependant, au même instant, il saisit aussi ce qui la poussait à lui faire part de cette étrange disparition : Mrs Watters, en consultant les informations qu’il avait lui-même inscrites dans le registre de l’hôtel, avait certainement compris à qui elle avait affaire. Car il était probable que la renommée du jeune enquêteur s’était propagée jusque sur une île reculée comme Barra. Ce que la dame lui confirma sans tarder :

– Hier soir, en lisant votre nom, et puis en vous voyant avec votre barbe et votre canne de golf, je me suis dit que vous deviez être l’inspecteur dont la télé parle de temps en temps. Alors j’ai pensé que vous pourriez peut-être me…

– Non madame ! intervint brutalement Sweeney. Je suis en vacances, ma juridiction se limite à la région d’Édimbourg et, si j’ai bien compris, mes deux collègues de Castlebay s’occupent déjà de vous et de votre ami. Ne vous inquiétez pas, ils vous donneront rapidement des nouvelles de… de Mister Robertson, c’est bien ça ?

Dépitée, Mrs Watters murmura :

– Oui, c’est ça…

– D’ailleurs, ajouta-t-il, sans vous faire de confidences, la dernière fois qu’une gérante d’hôtel m’a alerté au sujet d’une affaire de disparitions, trois jours plus tard, l’histoire s’est terminée par un véritable carnage9 ! Alors, non merci : j’ai déjà donné.

La quinquagénaire recula contre le dossier de sa chaise ; elle émit un profond soupir, et ses épaules s’affaissèrent d’un coup.

Ignorant volontairement sa déception, Sweeney commença par ramasser son club de golf, puis il se leva en reculant d’un pas. Avant de déclarer :

– Vous savez, votre ami est peut-être simplement allé visiter sa famille pour les fêtes. Ou il a juste décidé d’aller faire un tour… Un coup de blues passager ? suggéra-t-il. En décembre, ça peut arriver.

– Vous pensez à… à un… bredouilla-t-elle.

À un suicide ? la devança le policier. Mince, je te félicite Archie : pour ce qui est de l’apaiser, tu as mis dans le mille ! Corrigeons le tir, et vite.

– Hem… Euh, je voulais dire… hésita-t-il. Je pense… Non, je crois que vous aurez très vite de ses nouvelles. Sûrement d’ici demain matin… D’ailleurs, vous me tiendrez au courant Tara, n’est-ce pas ? chercha-t-il à rattraper sa maladresse.

– Oui… Oui bien sûr, répondit-elle enfin.

– Merci… Je suis désolé pour votre ami, lui dit-il encore, mais je suis persuadé que tout ira bien… Bon, je vais aller marcher maintenant, annonça-t-il, tout en se dirigeant vers la porte. Il faut que je me change avant de partir.

– Évidemment, Mister Sweeney… À plus tard, lui lança l’hôtelière, d’une voix qu’elle voulait assurée. Cependant, ses yeux n’en finissaient plus de trahir son inquiétude.

L’inspecteur s’empressa de lui tourner le dos, puis il regagna sa chambre.

*

Sa canne de golf sur l’épaule, affublé d’un coupe-vent trop large que les rafales soufflées depuis la mer secouaient en tous sens, Sweeney remontait l’A888 du côté droit, face à la circulation. Dans moins de dix minutes, il atteindrait les entrées est de Castlebay…

…Gravir le mont Heaval n’avait pas été une partie de plaisir. Dès que l’inspecteur s’était éloigné de la route circulaire, il s’était aussitôt retrouvé sur de pauvres chemins que l’on peinait à distinguer des sentes tracées par le passage des animaux. Lassé d’hésiter sans cesse entre des alignements de cailloux plus ou moins bien délimités, il avait fini par s’affranchir de ces maigres repères et décidé que, sans doute, le mieux consistait à s’inventer son propre cheminement vers le sommet du mont.

Serpentant entre les amas de roches, glissant parfois sur l’herbe humide de la lande, l’inspecteur était tout de même parvenu, peu après midi, à rejoindre le Heaval par son flanc est. Une fois sur la crête, la force terrifiante du vent l’avait surpris et, immédiatement, les mises en garde de Mrs Watters lui étaient revenues en mémoire ; en effet, les blocs de granit formant la ligne dorsale du mont étaient fort étroits, et le moindre faux pas pouvait s’y avérer fatal. Pour s’efforcer d’oublier son appréhension, Sweeney résolut de ne plus fixer que la pyramide tronquée du point trigonométrique qui matérialisait le sommet. Tout en cheminant vers elle, et afin de tromper son appréhension, le jeune Écossais se remémora cette autre anecdote du chauffeur du bus : l’homme racontait que les jours de grand vent, les cyclistes de Barra, sur leur trajet aller, devaient parfois pédaler dans les descentes pour parvenir à avancer, tandis qu’au retour, les côtes les plus dures pouvaient alors être gravies sans même toucher les manivelles ! Si l’histoire lui avait tout d’abord paru outrancière, le récit du chauffeur, maintenant qu’il était confronté à la puissance du souffle océanique, lui paraissait cette fois beaucoup plus descriptif qu’imaginaire !

Enfin parvenu au point trigo, le randonneur jugea qu’il ne s’y maintiendrait que quelques instants et que, s’il voulait réellement apprécier la vue, mieux valait rechercher un site moins exposé au vent. Rapidement, Sweeney aperçut la statue de la Vierge à l’enfant, en contrebas sur la gauche, qui lui sembla plus accueillante que son perchoir du moment. Doucement, prudemment, en s’accrochant aux roches comme le plus fervent des lichens, le policier atteignit la sculpture blanche qui dominait la partie sud de l’île. Tenant par précaution la main dressée de l’enfant Jésus, il prit le temps d’admirer la vue majestueuse sur l’Atlantique, vers l’île de Vatersay, ainsi que sur la baie de Castlebay, au milieu de laquelle semblait flotter, pour une fois minuscule, la silhouette rabougrie du château de Kisimul. Puis, plus au large, il distingua encore la carcasse massive du ferry de la CalMac, en train de quitter le port de Barra pour l’île d’Eriskay plus au nord.

Quelques instants plus tard, une volée de gouttes de pluie, brusquement crachées par un nuage perfide, l’incitèrent à redescendre au plus vite vers la côte. Pour rejoindre l’A888, Sweeney décida cette fois de longer simplement le cours rectiligne d’un ruisseau solitaire, l’Allt Cruachain. Dévalant du flanc est, son parcours présentait aussi l’avantage d’être abrité des vents dominants. Après quelques dizaines de minutes, l’inspecteur rejoignit le goudron rassurant de la circulaire, puis il bifurqua sur la droite en direction de Castlebay…

…En franchissant la pancarte qui indiquait l’entrée du village, et après avoir consulté sa montre, Sweeney jugea qu’il avait encore le temps, d’ici la tombée de la nuit, de jeter un œil du côté du port. Il repassa devant le Craigard Hotel, tout en résistant à l’envie d’aller s’y réchauffer ; sur sa route, il lorgna vers la tour mal dégrossie de la très catholique église de Our Lady Star of the Sea qui, presque menaçante, surplombait les toits de l’hôtel. Le randonneur poursuivit encore son chemin, et après moins de deux cents mètres, il traversa l’A888 pour entamer une brusque descente dans Pier Road.

Quand je pense que je me trouve sur l’artère principale de Castlebay, sourit Sweeney, on est loin des charmes de Princes Street10 ! En effet, sur sa gauche, le jeune homme ne découvrit qu’une station-service misérable, seul point de ravitaillement des mille deux cents habitants de l’île. Derrière les pompes, un bâtiment chétif abritait à la fois une petite épicerie – fermée le dimanche – ainsi que les bureaux du TIC11 fermé pour sa part la moitié de l’année. Désabusé, le promeneur dépassa ensuite, de l’autre côté de la rue, l’unique – et donc précieux – distributeur de billets de Barra, hébergé par l’unique – et donc tout aussi précieuse – banque de l’île, la RBS12. De plus en plus désappointé, Sweeney suivit la courbe formée sur la droite par Pier Road ; il se désintéressa des quais abandonnés peu de temps auparavant par les flancs en partance du MVClansman13 et il se dirigea vers l’étroite plage de galets qui bordait la baie.

Debout face à la mer, sa barbe rousse brinquebalée par le vent, l’Écossais se contenta d’observer les murailles de Kisimul : alors que, perché sur son île, le château narguait le village à moins d’une centaine de mètres de la rive, Sweeney estima pourtant que ce dernier semblait imprenable. Kisimul paraît tout autant protégé par les eaux glacées de la baie que par le temps qui s’est écoulé depuis sa construction, songea-t-il. Décidément, c’est étrange : sur Barra, on a réellement la sensation que le temps passe moins vite, qu’il n’a plus ici la même « texture »… Le jeune homme finit par sourire de ses propres digressions. Puis il avisa une poignée de kayaks de mer, négligemment abandonnés sur la plage, dont le jaune criard contrastait furieusement avec le gris des galets, celui de l’océan, celui des collines, des murs du château, du ciel, des nuages… Oui, à Barra, tout est définitivement gris ! résuma-t-il, agacé.

Alors, insidieusement, une nouvelle réflexion s’empara de son esprit : Pourquoi les gens habitent-ils cette île ? s’interrogea-t-il. Pourquoi restent-ils ? Que cherche-t-on par ici ?… Et moi, que suis-je venu y faire vraiment ?

Ne trouvant aucune réponse immédiate, l’inspecteur décida de reprendre le cours de sa promenade. Il repartit sur la droite, longea le bâtiment blanc – également fermé – de la gare maritime, traversa un parking désert, puis il entama la remontée de Pier Road en direction de l’A888.

À Barra, tout est gris, se répéta-t-il. Avant de surenchérir : Tout y est mort… Ici, même la mer signifie la mort : combien de femmes y ont-elles perdu un mari, un fils, ou même plusieurs ?… Que cherche-t-on par ici ? insista-t-il. La mort ? Ou alors, finit-il par envisager, est-ce que ce ne serait pas précisément cette proximité morbide qui, au final, permettrait de mieux apprécier la vie ? Est-ce que derrière ce rideau de gris ne se cacherait pas, au contraire, la quintessence même de l’existence ? On vient peut-être à Barra comme on saute à l’élastique : l’objectif consiste à tutoyer la Mort pour mieux apprendre à vouvoyer la Vie. Ne serait-ce pas cela, le secret de l’île ?… Avant de brusquement réaliser : Mais je déraille, moi ; vivement le cèilidh de demain soir !

Sweeney déboucha sur la circulaire, puis il tourna sur la droite afin de regagner le Craigard Hotel. Tout en faisant tournoyer son club de golf comme Charlot sa canne, il réfléchit encore : Quatre jours… Quatre jours pour savoir si je suis toujours en mesure d’être policier ou non… Puis il envisagea : Mais est-ce que ce ne serait pas la traque infructueuse de Trevor Crabtree14qui me procure toutes ces idées négatives ? Évidemment, c’est une possibilité, se répondit-il à lui-même. Pourtant, continua-t-il de cogiter, je me sens déchiré. Je ne sais pas si je dois tout mettre en œuvre pour retrouver ce salaud, au risque de négliger – comme je le fais ces derniers temps – mes autres affaires, ou bien si, à l’opposé, je ne dois pas tout faire pour l’oublier.

Indécis, Sweeney fit encore quelques pas. Enfin, il jugea : Mais non, je n’y parviendrai jamais. Quoi que je fasse, où que j’aille, j’aurai toujours peur que ce pourri n’essaie de me retrouver pour m’abattre à mon tour… Et si, finalement, ma présence à Barra n’était qu’une fuite ? Et si j’avais tout simplement peur ? se mit-il à paniquer.

Contrarié par cette obsession, et brusquement mal à l’aise, le jeune inspecteur comprit qu’il était urgent de se ressaisir : Bon, ça suffit ! réagit-il. Maintenant, je rentre à l’hôtel et je ne pense plus à rien. Du moins, jusqu’à… voyons, oui : jusqu’à demain matin ! se promit-il. Mais comme ici « demain matin » paraît aussi lointain qu’une promesse d’éternité… relativisa-t-il aussitôt. Alors, après avoir émis un profond soupir, Sweeney poursuivit sa route.

1 Le Broom 37 est un bateau de plaisance construit en Grande-Bretagne, long de 11,28 mètres pour 3,81 de large. Apte à naviguer en mer ou sur canal, il peut accueillir jusqu’à six personnes.

2 Environ cinquante kilomètres

3 Grande plage

4 Seul whisky distillé sur l’île voisine de Skye, à Carbost.

5 Lire Un poison irlandais.

6 Le cèilidh (mot gaélique, prononcer kay-lay) est une soirée de musique, de danses et de chants traditionnels écossais.

7 Avec 383 mètres, le mont Heaval est le point culminant de l’île de Barra.

8 L’A888 est la route circulaire, mais aussi l’axe principal, qui dessert les différents villages de Barra.

9 Lire Le serment des Highlands.

10 L’une des avenues les plus fréquentées et les plus emblématiques d’Édimbourg, la capitale écossaise où réside Sweeney.

11 Tourist Information Centre

12 Royal Bank of Scotland

13 Nom du navire de la CalMac (Caledonian MacBrayne) qui effectue la liaison entre Oban et Castlebay.

14 Lire Un poison irlandais. Trevor Crabtree est l’assassin des parents de Sweeney. Démasqué par l’inspecteur, l’homme est cependant parvenu à lui échapper.

Des yeux dans le ciel

Lundi 15 décembre matin

Sweeney s’était fait déposer par le bus sur la route nord de l’île, peu avant l’aérodrome. Sur sa droite, l’immense plage blanche de Traigh Mhor s’étalait sans complexe, ample et majestueuse. La mer calme qui la bordait, scintillant de turquoise, semblait réchauffer le crâne pelé de l’îlot d’Orosay, un caillou solitaire dressé au milieu de l’anse. Enfin, un ciel d’azur lumineux fournissait une toile de fond parfaite pour magnifier encore cette vue grandiose.

Il doit faire près de dix degrés, et pas un souffle de vent, remarqua le jeune Écossais, les yeux fixés sur de rares nuages immobiles. Ça ne doit pas arriver souvent, se dit-il, avant de se rappeler : C’est vrai… On a du mal à croire que la tempête balaiera ce cadre idyllique avant ce soir, regretta-t-il.

Afin de chasser cette pensée négative, Sweeney se retourna vers la gauche et il contempla le premier objectif de sa randonnée : La maison de Sir Compton Mackenzie, l’auteur de Whisky Galore1… Étudiant, j’avais adoré ce bouquin, sourit-il. Le bâtiment, avec son long toit gris et ses murs blancs, paraît encore plus vaste que sur les photos. Je ne l’avais pas vu correctement samedi soir, en passant avec le bus. Dommage que ce soit une résidence privée, et que l’on ne puisse pas le visiter, se désola-t-il. Mais quelle vue fantastique sur Traigh Mhor ; Sir Mackenzie avait un don pour déceler ce qui est beau en ce monde, jugea-t-il enfin.

Heureux d’avoir pu observer la probable source d’inspiration de l’un de ses auteurs préférés, l’inspecteur se promit encore : Sur le chemin, je ferai un détour par le cimetière d’Eolaigearraidh où il est enterré. Tante Midge me félicitera sûrement d’être allé me recueillir sur la tombe de l’un des pères fondateurs de l’Écosse moderne, s’amusa-t-il en pensant à l’inclination nationaliste de la vieille dame. Mais de toute façon, je me doute que le site doit être pittoresque par lui-même, en plein cœur des landes sauvages du nord de Barra. En outre, avec ce temps merveilleux, je suis certain de ne pas regretter mon choix, finit-il par se décider.

Au même instant, le bruit d’un avion lui fit tourner la tête. Un Twin Otter, semblable à celui qui l’avait déposé deux jours plus tôt, s’apprêtait à se poser sur le sable moelleux de Traigh Mhor. J’allais oublier, songea brusquement Sweeney, il faut que j’aille me renseigner. Malgré la tempête annoncée, j’espère qu’un avion pourra décoller demain mardi… L’aérodrome est à moins d’un mile, allons-y ! s’encouragea-t-il.

Quinze minutes plus tard, le jeune policier pénétrait dans le hall d’accueil. Avisant un homme d’une cinquantaine d’années vêtu d’un gilet de la Flybe, il se dirigea aussitôt vers celui-ci. L’îlien prit un air étonné en voyant surgir cet étrange rouquin barbu, affligé par ailleurs d’un coupe-vent trop large, d’un pantalon de marche et de brodequins vieillots, ainsi que… d’un club de golf incongru ! Qu’est-ce que c’est que ce gugusse ? songea l’homme. Non, franchement, il ne ressemble à rien ! émit-il pour tout jugement.

Parvenu à sa hauteur, Sweeney lui demanda :

– Bonjour, monsieur. Vous êtes de la Flybe ?

– Ça se voit, non ? grommela l’homme en tirant sur sa chasuble.

– Une tempête est annoncée pour ce soir, reprit l’inspecteur. Est-ce que vous savez si les avions pourront décoller demain ? Mon billet de retour est…

– Le Twin Otter qui vient d’atterrir était le dernier avant au moins deux jours, le coupa l’homme. Il fait le plein et il repart aussitôt pour Glasgow, avant la marée haute… Il ne faut pas traîner, ajouta-t-il, la météo prévoit effectivement un grain sévère.

– Jusqu’à mercredi ? s’étonna le visiteur.

– Oui, mercredi inclus. Si tout va bien, la prochaine liaison pourrait avoir lieu jeudi prochain, dès que la plage sera découverte à la mi-journée.

– Mince… laissa échapper Sweeney.

– Si vous êtes pressé, vous pouvez toujours prendre le ferry de la CalMac, suggéra le quinquagénaire. Dans ce cas, précisa-t-il, pensez à vous adresser à la compagnie pour vous faire rembourser. Ils le font toujours lorsque les conditions météo sont exceptionnelles.

– Aïe, ce n’est pas ce que j’avais prévu… déclara le randonneur. Avant de réfléchir : Alors, qu’est-ce que je fais ? Est-ce que je prends le bateau demain, ou bien l’avion d’ici deux ou trois jours ? Après tout, je ne décolle que samedi après-midi pour Madère avec tante Midge, depuis Édimbourg. A priori, ça paraît jouable… Mais bon, pensa-t-il encore, quelle idée d’avoir accepté d’accompagner ma tante en plein cœur de l’Atlantique pour y passer les fêtes de Noël ! La dernière fois que nous avons eu ce genre de projet – c’était il y a bientôt dix ans –, le réveillon s’est finalement avéré, disons… assez « sportif »2 ! ne put-il s’empêcher de sourire.

– Ça va ? lui demanda soudain l’employé de la Flybe.

– Euh… Oui… Oui merci, hésita Sweeney, toujours songeur. Merci beaucoup.

Satisfait, l’homme s’éloigna puis il sortit du bâtiment.

Bien, je pense que j’attendrai le prochain avion. Je vais prolonger mon séjour, décida le policier. Il faut que je prévienne Mrs Watters dès mon retour à l’hôtel ; toutefois, avec la faible fréquentation de décembre, ça ne devrait pas lui poser de problème, estima-t-il. Puis Sweeney quitta l’aérodrome et il reprit sa route à pied vers le sud, en direction de Castlebay.

Peu après avoir dépassé la maison de Compton Mackenzie, il vit le bus de l’île le doubler sur sa gauche, chargé des passagers du dernier Twin Otter. Il reconnut alors le chauffeur qui, lors de son arrivée, l’avait conduit jusqu’au Craigard Hotel. Est-ce qu’il leur raconte les mêmes anecdotes ? se prit-il à sourire. Au bout de quelques minutes de marche, juste avant de pénétrer dans une courbe à gauche et de s’éloigner des charmes de Traigh Mhor, le nez du jeune Écossais fut assailli par un puissant fumet, terreux et grossier, qui détonnait par rapport aux embruns délicats apportés jusqu’alors par la mer. C’est étrange, l’odeur paraît provenir de la droite, remarqua-t-il en tournant la tête vers un maigre ruisseau qui, comme apeuré, coulait sans un bruit au pied d’une imposante colline de granit. De la tourbe ! finit par deviner Sweeney. Ça sent la tourbe… se répéta-t-il. Scrutant la lande, il songea : Pour que l’odeur soit si forte, je parie qu’il doit y avoir une ancienne tourbière de peat-reek3à proximité. En effet, il repéra rapidement une fosse creusée à environ trente mètres de la route, entre le flanc des monts et le ruisseau. Au même instant, une nouvelle senteur, plus nauséabonde encore, vint également s’agiter sous ses narines.

Aarrf, gémit-il, qu’est-ce que c’est que cette horreur ? Ce n’est pas possible, il doit y avoir un mouton crevé, là-bas, au fond de cette satanée tourbière ! Sans réfléchir, l’inspecteur quitta la route et il s’engagea sur la lande. Il enjamba facilement le ruisseau puis il le longea jusqu’au fossé.

Parvenu au bord du trou, il s’exclama :

– Great Scott !, avant de se figer.

Sweeney n’en croyait pas ses yeux, et pourtant… Au fond de la tourbière, couché sur le dos, gisait là… le cadavre d’un homme !

*

Par réflexe, le jeune Écossais commença par déposer sa canne à même le sol, puis son sac à dos. Enfin, il s’assit sur le bord de la fosse, les jambes pendant un mètre environ au-dessus du fond. La position torturée du corps, la jambe gauche repliée à quatre-vingt-dix degrés et le bras opposé formant un angle improbable avec le torse, lui donnait l’air d’un pantin désarticulé ; paradoxalement, si ses membres exprimaient la souffrance, son visage dégageait une impression de quiétude absolue. Avec ses yeux bleus ouverts sur le ciel, l’homme paraissait observer tranquillement le manège des avions, ou bien le lent défilé des nuages… Sweeney parvint à détacher son attention de ce regard hypnotique. Il remarqua que le « dormeur de la tourbière » n’était manifestement pas un randonneur. Vêtu d’un costume de qualité, ainsi que de beaux souliers de ville, l’inconnu n’était certainement pas tombé là par accident, au cours d’une banale promenade. Par ailleurs, même boueux et tachés, ses vêtements chics lui conféraient encore une réelle distinction. Ses traits forts, imberbes et anguleux, ainsi que des cheveux bruns disciplinés par une coupe en brosse, contribuaient à la surprise de découvrir ce « monsieur propret » si à l’aise dans une fosse pourtant répugnante. Et puis ce calme… Cette sérénité… L’inspecteur ne pouvait s’empêcher de penser que, les yeux plongés dans l’azur, entouré par ces herbes sauvages, ce mélange de vert, de gris, de bleu, et ces subtils parfums iodés, l’homme avait décidément choisi un bel endroit pour mourir.

Mourir ? Est-ce qu’il est seulement mort ? sursauta le jeune Écossais. Qu’est-ce qui me le prouve ? finit-il par s’inquiéter.

Pourtant, curieusement, Sweeney commença par se retourner pour scruter la lande environnante. Sur les trente mètres qui le séparaient de la route, il aperçut les traces de son propre passage ; mais aussi, plus larges quoique plus légères, séparées des siennes par une dizaine de pas, les marques qui dessinaient la trajectoire de l’homme jusque dans la tourbière. À vue de nez, estima-t-il, je ne pense pas que ces empreintes soient exploitables. On distingue simplement les herbes couchées par le passage d’un ou de plusieurs individus mais, comme la roche affleure sous cette mince couche de verdure – au moins sur cette partie menant à la route –, la semelle d’une chaussure ne peut pas avoir imprégné le terrain. Oublions ça… conclut-il, déçu. Puis l’inspecteur se concentra de nouveau sur le visage figé qui se trouvait en dessous de ses jambes. De quoi est-il mort, et quand ? s’interrogea-t-il enfin. Il paraît plus simple de commencer par répondre à la deuxième question : étant donné la rigidité cadavérique encore apparente, et le tout début des « désagréments olfactifs » qui m’ont conduit jusqu’à lui, je dirais qu’en raison d’une nuit très froide, mon nouvel ami n’est là que depuis quelques heures ; dix ou douze tout au plus. Maintenant, pour quel motif a-t-il cessé de respirer ? Son âge ne doit pas excéder la cinquantaine ; lorsque je l’ai découvert, je ne lui aurais même pas donné trente-cinq ans, mais là, à force de le regarder, je finis par distinguer des rides profondes sur son front, ainsi que tout autour de la bouche. D’ailleurs, autour de sa bouche… se mit-il à réfléchir. Oui, ces marques, cette coloration caractéristique, sous le nez aussi, ça me fait penser à… Avant de se raviser bientôt : Mince, qu’est-ce qu’il a dans le cou ? Sweeney se pencha de son mieux, posa le coude dans la tourbe, et il parvint alors à observer : Deux petits trous séparés d’un ou deux centimètres et présentant la même largeur d’orifice… La piqûre paraît sérieuse, jugea-t-il encore, et qui sait, peut-être porte-t-il d’autres traces semblables sur tout le corps ? Le jeune barbu soupira : Pff, la situation est pour le moins cocasse, voire ironique… Moi qui me demandais si j’allais poursuivre ma carrière d’enquêteur, voilà que, sans crier gare, le destin me place un cadavre sur ma route. Décidément… sourit-il, l’air désabusé. En outre, j’ai bien peur qu’il ne s’agisse d’un assassinat, finit-il par envisager. Great Scott ! Quelle poisse…

Alors, sans plus tarder, Sweeney tira son vieux portable de sa poche. Il en ouvrit le clapet, vérifia si le signal s’affichait, puis, la mort dans l’âme, il se résolut à composer le 9994. Dès que la voix de l’opérateur s’annonça, l’inspecteur lui déclina sur un ton professionnel son identité, ainsi que sa fonction ; il lui fit également part de la nature de sa « découverte », lui en précisa les coordonnées, et il s’efforça enfin de lui fournir une description soignée des lieux. Après que la voix masculine, jeune et manifestement émue, se fut assurée du sérieux de l’appel, puis qu’elle eut fini de donner ses consignes avant de raccrocher, Sweeney se retrouva de nouveau en tête-à-tête avec l’inconnu de la tourbière. Bien, songea-t-il, j’imagine que c’est le poste de police de Castlebay qui va « s’y coller ». Ils devraient être là d’ici une quinzaine de minutes environ.

Le policier se leva, récupéra ses affaires puis, sans un regard pour le cadavre, il retourna vers la route en prenant soin de marcher dans ses propres traces.

Je vais attendre la patrouille à l’entrée du prochain virage, décida-t-il ; de là, je les verrai arriver de loin. Avant de se souvenir tout à coup : Au fait, j’espère que ce type n’est pas le voisin de Mrs Watters, ce Robertson dont elle est sans nouvelles depuis vendredi. Si c’est lui, je crains que l’ambiance du cèilidh de ce soir ne soit définitivement plombée…

Pour éviter de s’appesantir sur cette triste éventualité, Sweeney décida que le temps d’atteindre son emplacement, il fredonnerait un air entraînant. Alors, après une brève réflexion, il se mit à siffloter un vigoureux… Scotland the Brave5 !

*

À la nuit tombante, le véhicule de police stoppa devant les deux bâtiments rouges de la maison médicale.

– C’est là ? s’étonna Sweeney, tout en se tournant vers l’agent Hope. On aurait pu s’y rendre à pied, non ?

– Par ce temps ? lui sourit le jeune homme. Allez, venez. C’est celui de gauche, précisa-t-il encore, puis il sortit de la voiture.

L’inspecteur l’imita et fut aussitôt cueilli par les violentes bourrasques qui déferlaient depuis la baie.

– Ne traînez pas ! lui lança Hope, tandis qu’il tenait sa casquette pour éviter qu’elle ne s’envole. Ou bien nous allons être rincés !

En effet, alors que les deux jeunes gens se trouvaient pourtant à moins de quinze mètres de l’entrée, Sweeney eut la sensation, dès qu’il put enfin se glisser derrière la porte, que le côté droit de son pantalon était déjà gorgé d’eau, tandis que son coupe-vent ruisselait de pluie.

– Quelle tempête ! s’exclama-t-il. Moi qui suis d’Aberdeen, je pensais tout connaître du mauvais temps. Mais là, j’avoue que c’est encore un cran au-dessus !

Wayne Hope s’empressa de refermer derrière eux, puis il ajouta :

– Et on en tient pour trois jours à ce qu’il paraît. Le vieux Kendall, à la station-service, m’a dit qu’il n’avait plus vu ça depuis dix ans.

– C’est bien ma veine… commenta l’inspecteur.

Ce dernier finit d’essorer son vêtement de pluie. Il essuya également son club de golf, puis il demanda :

– Alors, où sont-ils ?

– Suivez-moi. C’est au bout du couloir, la dernière salle à gauche, le renseigna Hope, tout en rajustant les manches de son pull-over.

En traversant le long et sombre vestibule du baraquement, Sweeney entendit encore le vent qui se jetait contre les murs, la pluie qui crépitait en rafales contre les vitres, ainsi que le toit de tôles qui geignait sous les assauts rageurs de la tempête. Mais il n’eut pas le temps de se soucier davantage de la résistance du bâtiment ; l’agent Hope ouvrait déjà une porte, déclarant simplement :

– C’est ici, monsieur.

Sweeney pénétra dans une pièce rectangulaire, très bien éclairée cette fois, aux murs et au plafond blancs. Sur chaque paroi s’alignaient de hautes étagères métalliques chargées de médicaments et de matériel médical. Une sorte de remise, devina-t-il. Sur la gauche se trouvait un bureau beige, impersonnel et moderne, puis tout au fond, deux tables d’examen devant lesquelles se tenaient trois personnes qui lui tournaient le dos.

À son arrivée, seule la femme du groupe fit volte-face pour se diriger vers lui. Petite, les cheveux courts, trapue et la démarche décidée, la dame d’environ cinquante ans lui tendit la main en disant :

– Inspecteur Sweeney ? Bonsoir, Mary Mackenzie. Je suis le maire de Castlebay. C’est moi qui ai sollicité votre présence. Quand les agents m’ont expliqué qui vous étiez, j’ai pensé que votre expérience d’enquêteur, ainsi que vos constatations de ce matin, pourraient nous être utiles. Je vous avoue que nous sommes un peu désemparés, lui sourit-elle, la mine préoccupée. Merci d’avoir accepté de participer à notre petite réunion de crise.

– Vous vous appelez Mackenzie comme l’auteur ? lui demanda le policier, curieux.

– J’aimerais bien, plaisanta-t-elle. Certains de mes concitoyens doivent le croire en tout cas, sinon ils ne voteraient pas pour moi depuis quinze ans ! s’amusa-t-elle encore. Avant de reprendre, plus sérieuse :

– Venez, je vais vous présenter notre médecin, le docteur Adams… Docteur, voici l’inspecteur Sweeney.

L’homme s’avança ; ce dernier portait une blouse blanche impeccable, du col de laquelle dépassait une cravate noire parfaitement nouée. La soixantaine prononcée, mais le cheveu encore brun, grand, élancé, des yeux bleu clair à faire se pâmer les îliennes, et doté d’un visage vigoureux bien proportionné, l’élégant docteur Adams ressemblait plus au chef de service d’une prestigieuse clinique californienne qu’au médecin raté d’une île oubliée par les hommes… Étonnant, que fait-il là ? se surprit à penser Sweeney. Mais le toubib de Barra lui serrait déjà la main :

– Bonsoir, inspecteur. C’est une chance que vous soyez des nôtres.

– Pas de quoi, lui renvoya le jeune Écossais.

La mairesse poursuivit les présentations :

– Voici l’agent Simon Kinn, inspecteur. Avec monsieur Hope, c’est lui qui est…

– On se connaît, la coupa Sweeney. C’est l’agent Kinn qui m’a récupéré ce matin, près de la tourbière.

– Re-bonjour, lui sourit le policier, rejoint au même instant par son coéquipier.

L’inspecteur ne put alors s’empêcher de comparer les deux policiers. Simon Kinn avait une trentaine d’années. Brun, fin, et – Sweeney en avait eu la preuve le matin même – doué d’humour et d’une bonne dose de flegme, il donnait l’impression d’être l’intellectuel du duo. Quant à Wayne Hope, visiblement plus jeune, sa silhouette était beaucoup plus massive. Le crâne déjà dégarni, l’air un peu fruste, il se montrait toutefois volontaire, serviable et sympathique. Un costaud celui-là, jugea Sweeney, un indéracinable ! Exactement ce qu’il faut sur une île comme Barra, estima-t-il encore.

Tout à coup, l’inspecteur remarqua que tous se taisaient, comme s’ils épiaient les mugissements de cette tempête qui, sans relâche, assaillait le fragile bâtiment dressé face aux rigueurs de la baie.

C’est alors Mrs Mackenzie qui rompit le silence la première :

– Tous les bateaux sont annulés pour demain, déclara-t-elle. Et je crois que c’est aussi mal engagé pour mercredi.

Il fallait s’en douter. Mince… pensa Sweeney.

– J’ai déjà prévenu l’inspecteur-chef Bridges, intervint Simon Kinn de sa voix fluette. Puis, se tournant vers la mairesse, il ajouta :

– Il m’a dit qu’il ferait tout son possible pour nous rejoindre dans les meilleurs délais.

– Qui ça ? demanda soudain l’inspecteur.

– L’inspecteur-chef Bill Bridges, de Glasgow, précisa l’agent. A priori, c’est lui qui sera chargé de l’enquête.

– ‘Connais pas, indiqua Sweeney.

– Il a été muté l’été dernier, poursuivit Kinn. Je crois qu’il vient d’Inverness, c’est son premier poste d’inspecteur-chef… En revanche, lui, il vous connaît, ajouta-t-il.

– Ah ? répliqua l’inspecteur.

– Oui. Il était rassuré de savoir que nous avions un supérieur de renom parmi nous.

– Dites, est-ce que vous l’avez prévenu que j’étais en congé ? protesta Sweeney. S’il pense que je vais me…

À cet instant, une puissante rafale de vent vint heurter la fenêtre du fond, mettant un terme aux récriminations du jeune Écossais.

Great Scott, fichue tempête ! râla-t-il. Je me sens doublement coincé maintenant : par ces conditions météo épouvantables, déjà, qui nous coupent du reste du monde, mais aussi par cette affaire dont je me serais bien passé… Je n’aime pas ça, réfléchit-il encore. Je me sens prisonnier, sur l’île comme dans cette pièce, surtout avec ces… ces deux cadavres ! frémit-il soudain.

Sweeney venait enfin de prêter attention aux tables d’examen situées dans le dos de ses interlocuteurs, ainsi qu’à leurs occupants. À gauche, il reconnut le cadavre dénudé de « l’homme de la tourbière ». Déshabillé par les soins du docteur Adams, le corps ne présentait aucune trace de violence apparente, ni aucune autre marque de piqûre à l’exception de celles visibles dans le cou. Pour finir, l’inspecteur remarqua la présence d’un petit diamant à son oreille gauche, et il s’étonna de ne pas l’avoir décelé le matin. Je devais être impressionné par son regard tourné vers le ciel. Sûrement le choc de la découverte, se justifia-t-il. Puis sur la table de droite, il découvrit un deuxième homme au corps aussi nu que le précédent. Sweeney observa que celui-ci paraissait plus petit, mais aussi plus gras. Le visage mangé par une barbe grisonnante, il semblait âgé d’une cinquantaine d’années. Enfin, tout comme son compagnon d’infortune, le second cadavre ne portait pour toute trace de violence que les auréoles violettes d’une double piqûre dans le cou.

Soudain, comme si l’agent Kinn lisait dans les pensées de l’inspecteur, il déclara :

– Deux illustres inconnus tous les deux… J’ai aussitôt prévenu Tara Watters qu’il ne s’agissait pas d’Ed, pour éviter que des rumeurs n’arrivent à ses oreilles.

– Ils ne sont pas de Barra ? s’étonna Sweeney.

– Je crois que je connais parfaitement les mille deux cents habitants de l’île, se vanta Wayne Hope. Non : inconnus au bataillon, confirma-t-il de sa voix rauque. J’ai appelé tous les hôtels et tous les gîtes sur le caillou, il ne leur manque personne.

– On a même vérifié la liste de tous les visiteurs arrivés par avion ou par ferry ces derniers jours, ajouta Kinn. Eh bien, soit ils sont toujours dans leur famille ou à l’hôtel, soit ils sont déjà repartis.

– Tous ? douta l’inspecteur.

– On n’a oublié personne, affirma l’agent Hope. L’ensemble des coups de fil m’a pris deux heures cet après-midi.

– Bon, admit Sweeney ; puisqu’on ne peut pas les identifier dans l’immédiat, est-ce que l’on sait au moins de quoi ils sont morts, docteur ? demanda-t-il en se tournant vers le médecin.

Les mains dans les poches de sa blouse, Martin Adams s’approcha nonchalamment. Un sourire satisfait au coin des lèvres, il répondit :

– J’ai vite trouvé… Regardez, dit-il à l’inspecteur : vous voyez ces marques rosâtres, là, tout autour de la bouche et sous le nez ?

– Oui, lui confirma Sweeney. Ça m’avait sauté aux yeux dès ce matin.

– Moi aussi, prétendit le médecin. Lorsque Simon me les a présentés vers quatorze heures, j’ai tout de suite fait le rapprochement. Et puis cette odeur d’amande, c’était net… J’ai aussitôt procédé à des prélèvements, et tous se sont avérés positifs au même produit. Ils ont…

– Laissez-moi deviner, l’interrompit l’enquêteur : du cyanure, j’ai raison ?

– Bravo, le félicita Adams. Du cyanure de potassium très précisément. Probablement assimilé par voie orale, ajouta-t-il.

– Alors… ils ont été empoisonnés ? fit entendre Mrs Mackenzie, forçant la voix pour surmonter le bruit du vent.

– Oui madame le maire, lui répondit le docteur. Bien sûr, pour valider cette hypothèse, il faudra encore vérifier, lors de l’autopsie, si le tractus gastro-intestinal porte également des marques de brûlure. Et je…

– Le quoi ? protesta Sweeney, définitivement fâché avec le jargon médical.

– Le tractus gastro-intestinal, c’est-à-dire l’estomac et les intestins, consentit à lui expliciter Adams, l’air supérieur.