Les enquêtes de Lucy Fourstripes - Tome 2 - John-Erich Nielsen - E-Book

Les enquêtes de Lucy Fourstripes - Tome 2 E-Book

John-Erich Nielsen

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Beschreibung

Deux squelettes enlacés pour l’éternité… La terre de Chamarel vient de révéler le plus terrible de ses secrets.
Qui sont-ils ? Depuis combien de temps sont-ils là ? Et surtout, qui les a assassinés ?
Autant de questions auxquelles l’inspectrice Lucy Fourstripes devra répondre en moins de sept jours.
Les sept jours les plus longs de toute son existence…


À PROPOS DE L'AUTEUR


John-Erich Nielsen est né le 21 juin 1966 en France.
Professeur d'allemand dans un premier temps, il devient ensuite officier (capitaine) pendant douze ans, dans des unités de combat et de renseignement. Conseiller Principal d'Education de 2001 à 2012, il est désormais éditeur et auteur ; il vit à l'île Maurice dans l'océan Indien.

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Couverture

Page de titre

Jour de pluie

JOUR 1

La première sensation qui assaillit Lucy fut une odeur d’humus.

L’inspectrice n’avait jamais rien senti de tel. C’était une odeur âcre, puissante, qui envahissait l’esprit autant que l’espace. Ce matin-là, la terre de Chamarel semblait lourde du secret qu’elle avait à porter.

Dans la ville de Vacoas où elle habitait depuis trois ans, la jeune femme n’avait jamais rien respiré de semblable. C’était comme si les Hommes, en bétonnant Maurice, avaient fini par enfouir son âme. Ici, en altitude, cette âme originelle subsistait. Elle était omniprésente. On aurait pu croire qu’il existait deux terres distinctes : celle des villes, asservie, domestiquée, étouffée sous un cercueil minéral, mais aussi celle des montagnes, sauvage, bien vivante et indomptable.

L’instant suivant, lorsqu’elle sortit de voiture, Lucy ressentit la pluie diluvienne qui, déjà, transperçait son uniforme d’officier, alourdissait son chapeau blanc à damier, et menaçait d’inonder la semelle de ses chaussures. Par réflexe, la jeune femme ouvrit le parapluie quadricolore qui ne la quittait jamais. Puis Miss Fourstripes fit un rapide tour d’horizon : sur sa droite, le sommet du piton de la Petite Rivière Noire, point culminant de l’île, se dissimulait sous d’épais nuages gris ; sur les pentes du géant, et tout autour de celui-ci, se dressait une végétation vert sombre exubérante, presque oppressante ; enfin, derrière un rideau de pluie qui s’abattait sans relâche, un vaste parking se trouvait envahi par une demi-douzaine de 4x4 de la police. Dans leur chemisette bleue détrempée, les agents accablés par le déluge s’efforçaient de ne pas grelotter.

Après avoir fait quelques pas sur la gauche, Lucy demanda au premier constable qu’elle croisa :

– Bonjour. Où est-ce que ça se passe ?

Surpris, l’homme la salua d’un geste maladroit avant de répondre :

– Droit devant vous, Madame. De l’autre côté de la route. Un peu plus haut dans la forêt.

Après l’avoir remercié d’un signe de tête, Lucy inclina son parapluie devant le visage, puis elle s’engagea dans la direction indiquée. Parvenue sur le ruban goudronné de la B104, l’inspectrice remonta vers un panneau annonçant l’entrée du prestigieux hôtel « La Maison Chamarel ». Alors qu’elle contemplait cette route qui, moins de cent mètres plus loin, plongeait vers Case Noyale puis l’océan, la jeune femme ne put réfréner un frisson. En effet, c’était là qu’un an et demi plus tôt, un terrible accident, survenu en compagnie de son homologue écossais Archibald Sweeney, avait failli lui coûter la vie1.

Chassant au plus vite ce souvenir qui lui procurait encore des cauchemars, la métisse aux cheveux blonds frisés bifurqua vers la piste en béton qui menait à l’hôtel. Très vite, elle aperçut une ligne de tresses qui délimitait la zone d’investigation établie par ses collègues de la scientifique. Deux projecteurs, alimentés par des câbles qui filaient en direction du restaurant panoramique voisin « La Table de Chamarel », éclairaient de leur mieux la pénombre du sous-bois. Poursuivant sa progression au milieu des sapins, Miss Fourstripes découvrit un cimetière oublié, composé d’une dizaine de tombes d’enfants ou d’adultes, surplombé par un petit mausolée pyramidal.

Au pied de ce lieu insolite, la silhouette imposante du docteur Pritva Kalapudayen, engoncé dans sa combinaison plastifiée d’expert, se dressait comme un phare dans la nuit. Son crâne dégarni, luisant de pluie, brillait intensément sous l’effet de la lumière des projecteurs. En apercevant l’enquêtrice, le légiste fit tranquillement pivoter son corps au ventre proéminent dans sa direction. Puis, gratifiant la nouvelle venue d’un sourire bienveillant, il lui lança en anglais :

– Good morning, Miss ! Alors, c’est vous qui héritez de l’affaire ?

Avant de répondre, Lucy commença par lui retourner son sourire. Le docteur Kalapudayen, à chaque fois qu’il rencontrait Lucy, prenait plaisir à lui faire entendre son élégant accent britannique. C’était une façon amicale de lui rappeler leur point commun. En effet, même si plus de trente ans les séparaient, tous les deux avaient été formés à Scotland Yard au Royaume-Uni… Puis l’inspectrice observa le groupe d’experts qui s’affairaient dans la zone marquée POLICE DO NOT CROSS. Dans cet espace boisé, des gouttes pesantes dégoulinaient des feuilles des palmiers, tandis que la pluie ne cessait de ruisseler de la montagne, ravinant la pente et recouvrant le sol d’une eau boueuse.

Enfin, Lucy déclara :

– Oui, on dirait bien… Mon team d’enquêteurs est en pleine restructuration depuis la démission de mon équipier Ruben. La semaine dernière, il nous a annoncé qu’il émigrait en Australie. Alors, puisque j’étais momentanément disponible, le commissaire m’a aussitôt désignée.

– Mes condoléances ! plaisanta le coroner.

– Eh bien ? demanda Lucy. Qu’est-ce que ça raconte ?

– À cause des fortes précipitations qui s’abattent sur l’île depuis cinq jours, la terre a fini par glisser. C’est l’éboulement, là, à gauche, qui a sapé la butte. Avec mon équipe et les agents de la Gaulette, on est en train de terminer de la dégager. Plus exactement, de « les » dégager.

– Comment ? Le commissaire Madhoo ne m’a parlé que d’un seul cadavre.

– C’est ce que l’on a cru au début, précisa le légiste.

Il ajouta :

– Ce matin, peu après six heures, c’est ce groupe d’employés de l’hôtel qui a aperçu un squelette qui sortait de terre. En creusant, on s’est rendu compte qu’il y en avait deux en réalité !

De sa main gantée, le médecin désigna quatre hommes habillés en jardiniers, la tête recouverte d’un large chapeau de paille, qui patientaient un peu plus haut sous un sapin aux branches épaisses. Kalapudayen poursuivit :

– Tous les quatre habitent le village. Ils montaient à pied vers l’hôtel. En arrivant à l’entrée du chemin, ils ont tout de suite remarqué l’affaissement qui obstruait la route. Afin de vérifier l’étendue des dégâts, ils se sont engagés à travers bois dans le vieux cimetière.

– Le vieux cimetière ? répéta l’enquêtrice.

– Oui. Ils m’ont dit que c’était là qu’on enterrait les anciens habitants de Chamarel jusqu’au début du XXe siècle. Depuis cette époque, la végétation a repris ses droits. Il ne subsiste plus qu’une dizaine de tombes plus ou moins entretenues. On ne les voit pas depuis la B104. Il faut être du village pour connaître l’endroit. Dorénavant, les gens sont inhumés sur la route de Plaine Champagne, un peu avant l’église.

– D’accord, je comprends… Ensuite ?

– Venez. Je vous montre.

Le coroner élança son double mètre à l’assaut de la pente. À grandes enjambées, il franchit la distance qui le séparait du site de la macabre découverte. Dans son sillage, Lucy réussit à se décaler pour observer l’objet de toutes les attentions des experts de la scientifique : émergeant d’une bâche noire encore coincée dans la butte, le haut d’un squelette dégradé tenait entre ses bras le corps d’un bébé. Cette vision rappela à l’enquêtrice le tableau du peintre Raphaël « La Vierge à l’Enfant » qu’elle avait pu admirer à Paris dans sa jeunesse. Bouleversée, l’enquêtrice se contenta de marmonner :

– Mais qu’est-ce que c’est que ça ?

Sur les épaules de l’adulte, ainsi que sur sa poitrine, on devinait les restes d’un bustier fleuri. Quant à l’enfant, il paraissait avoir été emmailloté dans une barboteuse de couleur bleue.

– Approchez, lui conseilla le légiste.

Le grand toubib s’agenouilla avec précaution devant les deux dépouilles. Après s’être assuré que sa collègue suivait bien son geste, il tâta une cordelette en cuir qui se trouvait autour du cou de l’adulte. Kalapudayen expliqua :

– Regardez, voilà qui devrait vous intéresser… La lanière a été sectionnée de façon nette. Peut-être avec un couteau. Tout à l’heure, j’ai observé la trace avec une loupe. Aucun doute : la marque est fraîche. Les quatre ouvriers m’assurent qu’ils n’ont touché à rien. Ils ont appelé le 148, puis ils ont attendu notre arrivée. Si c’est bien la vérité, alors « quelqu’un » les aura devancés. Il ou elle aura arraché « quelque chose » qui pendait au cou de la malheureuse : bijou, photo, médaillon ou même un nom ? Allez savoir.

– OK, je vois… Vous dites « la malheureuse », releva Lucy. C’est une femme ?

– Même s’il ne faut jamais aller trop vite en besogne, concéda le coroner, et que je vérifierai cette hypothèse bien au sec, chez moi, dans mon local, les vêtements résiduels, la forme du crâne, l’épaisseur des os, ainsi que les cheveux, oui, tout semble indiquer que nous aurions affaire à une mère et à son enfant. Quant au sexe du nourrisson, j’essaierai de vous en dire plus dès que possible.

– D’accord.

– Et ça ? Vous avez vu ? la relança le docteur, et il plaça ses doigts près d’un large trou dans le dos du bébé.

– Oui, en effet… Une balle ? proposa l’inspectrice de la Central Criminal Investigation Division.

– Je dirais plutôt un coup de fusil, étant donné le diamètre visible. Selon moi, ils sont peut-être morts simultanément. La mère tenait son enfant dans les bras, et on leur aura tiré dessus… Mais j’en saurai plus dès cet après-midi. L’hypothèse est sérieuse. Il faut que je vérifie ça au plus vite. En raison de la posture du squelette de l’adulte, on a l’impression que la femme a tenté de protéger son bébé jusque dans la mort.

Émue, Lucy resta muette, le regard fixé sur les deux bras décharnés enlacés pour l’éternité autour du nourrisson.

– Vous… Vous les emportez quand ? réussit-elle à demander.

– On doit encore les dégager entièrement, fit observer le docteur. Mais j’ai bon espoir de les rapatrier à Rose Hill avant quatorze heures.

– Bien, merci… Sinon, à vue de nez, vous diriez qu’ils sont là depuis combien de temps ?

Pritva Kalapudayen commença par hausser les épaules puis, après avoir soupiré, il contempla les deux cadavres pour déclarer :

– Pff… Allez, je me lance : disons entre quinze et vingt-cinq ans. Mais c’est une fourchette approximative, n’est-ce pas ? Tout dépend de la composition de la terre. Je prélèverai des échantillons. Mais cela dépend aussi de la nature de la bâche qui les enveloppait, du rythme de sa décomposition, etc. Bref, j’ai encore pas mal d’examens à mener avant de pouvoir vous donner une réponse plus précise. Pour gagner du temps, j’essaierai de déterminer la nature des vêtements, leur texture, ou même leur origine s’il reste des étiquettes. Et puis, c’est encore plus fiable, j’examinerai aussi les os au microscope. Certaines mesures et quelques produits me permettront d’établir une datation plus exacte.

Miss Fourstripes insista :

– Docteur, s’il vous plaît. Mouillez-vous un peu. Le temps s’y prête, non ? plaisanta-t-elle.

Amusé, le légiste finit par céder :

– C’est bien parce que c’est vous… Allez, disons plutôt vingt ou vingt-cinq ans… Mais attention, ce n’est qu’une première impression. Même si je fais ce métier depuis un bon bout de temps, je peux me tromper. Attendez plutôt mon rapport. J’essaierai de vous le faire parvenir avant la fin de la semaine.

– Merci, je vous fais confiance… Et merci pour l’estimation. C’est une indication précieuse pour mon enquête.

Puis, décalant son visage afin d’apercevoir la pluie qui s’abattait depuis le sommet des arbres, la jeune femme ajouta :

– Oui… Les questions pleuvent dans ma tête comme toutes ces gouttes. Elles sont innombrables ! Je vous avoue que j’ai un peu de mal à réfléchir.

Détournant le regard, Lucy sentit à nouveau l’humidité qui imprégnait son uniforme mais, plus encore, cette odeur d’humus, forte et tenace, qui lui embrumait l’esprit. Ses yeux bleu lagon perdus dans le vide, l’inspectrice pensa : Pour l’instant, je suis incapable d’ordonner mes idées. Le déluge qui noie la montagne me perturbe. Et puis, je ne sais pas pourquoi, mais j’ai cette sensation étrange que je ne suis pas là par hasard.

Contemplant les deux corps surgis de terre, elle songea enfin : Oui, c’est comme si cette femme me regardait. Comme si elle attendait quelque chose de moi. Comme si elle m’avait choisie…

1 Lire Des ombres au paradis.

Premiers pas

JOUR 1 – Après-midi

Blottie sous son parapluie quadricolore, Lucy Fourstripes se tenait immobile sur le principal carrefour de Chamarel. Dans son dos, la route descendait vers l’océan. Devant elle, la B103 grimpait en direction des montagnes de Plaine Champagne. Sur la droite, la rue filait vers Baie du Cap puis la côte sud, et à moins de deux cents mètres, le pont enjambant la rivière menaçait d’être submergé par la crue. Enfin, du côté gauche, il n’existait aucune voie : une vaste église blanche de style créole, surmontée d’un toit de tôle bleue, occupait le centre du village. Sur l’arrière de l’édifice, on apercevait un campanile propret, ainsi que des toilettes publiques aux portes estampillées Eve et Adam qui exprimaient de façon amusante la religiosité du lieu.

La mine un peu lasse, l’enquêtrice contempla la pluie qui n’en finissait plus de tomber. Au sol, les routes étaient marquées par les traces de boue que dessinaient les pneus des véhicules. Plantée au milieu de cette intersection, la jeune femme se sentait désorientée. Son déjeuner au « Palais de Vierzon », un restaurant typiquement créole situé à deux pas de là, ne s’était pas bien passé. Les deux demoiselles qui la servaient s’étaient montrées froides et peu loquaces. Leur patronne, une Créole corpulente au fort caractère, semblait veiller à ce que ni ses employées, ni les passants qui venaient pourtant s’épancher auprès d’elle, ne s’adressent à la policière en tenue. Renonçant alors à prendre un dessert, Miss Fourstripes s’était aventurée dans les rares rues du village, la plupart dépourvues de trottoir. À bord de pickups de taille impressionnante, des hommes blancs au physique aussi large que leur 4x4, et le plus souvent coiffés d’un chapeau de brousse, l’avaient dévisagée avec insistance. Qui étaient ces Franco-Mauriciens qui la toisaient avec défiance ? Probablement des propriétaires terriens locaux qui, manifestement, n’avaient pas l’habitude de croiser un officier de police – qui plus est de sexe féminin – au cœur de « leur » village. Sur le bord des routes ou à l’avant des modestes cases faites de tôle ou de béton, la population créole qu’elle avait aperçue ne s’était pas montrée beaucoup plus chaleureuse. Il paraissait évident que les villageois savaient déjà ce que l’on avait découvert dans le vieux cimetière, ainsi que les raisons de la présence parmi eux de cette femme en uniforme. Mais aucun d’entre eux ne voulait être le premier à lui adresser la parole. Car toute la communauté l’aurait su dans l’heure, et le malheureux qui aurait osé transgresser la règle du silence aurait aussitôt vu s’abattre sur lui reproches et quolibets. Ou pire encore : le mauvais œil… Oui, il fallait bien le reconnaître : le point commun entre tous ces Créoles de Chamarel, quelle que soit leur couleur de peau, était leur mutisme. Lucy avait compris : on ne lui parlerait pas !

Pensive, et un peu désabusée, l’inspectrice contempla ses souliers détrempés. Elle se demanda si la langue anglaise serait un obstacle à son enquête. Mais elle songea que non, car même si son créole était encore défaillant, et son français quasi inexistant, l’anglais lui permettrait de se faire comprendre d’une population qui, soit avait pratiqué la langue de Shakespeare durant toute sa scolarité, soit l’utilisait au quotidien dans les restaurants ou les hôtels très fréquentés du village, dans lesquels une bonne partie d’entre eux travaillaient… La jeune femme commençait à sentir que, même si son apparence métisse détonnait avec celle de ses collègues d’origine indienne, elle n’en restait pas moins une citadine et une étrangère. Car sur l’île Maurice, Chamarel constituait une sorte d’enclave. Géographique déjà, avec son isolement au sommet de la montagne. Mais aussi temporelle, car l’on disait que le village jouissait d’un style de vie que le pays connaissait encore cinquante ans plus tôt. Enfin, son uniforme lui paraissait un obstacle rédhibitoire à la conduite du moindre entretien. Dans cette micro-communauté où chacun se connaissait, où l’on dissimulait des plantations d’herbe illégale quand ce n’était pas des alambics distillant un rhum frelaté, qui oserait parler à cette représentante d’une autorité de Port Louis dont, ici, on n’avait que faire ? À Maurice, Chamarel était un État dans l’État. Il en avait toujours été ainsi. Et ce n’était pas la découverte inopinée de ces deux corps qui allait changer quoi que ce soit à cette loi demeurée non écrite, comme la langue créole des anciens.

Après avoir émis un long soupir, la policière songea que, dès le lendemain, elle se débarrasserait de son uniforme pour enquêter en civil. Pour elle, c’était son seul espoir de réussir à créer un climat de confiance. Fallait-il en informer le commissaire Madhoo ? Pour quoi faire ? Qui la trahirait ? Personne évidemment… Soulagée par cette première réflexion positive, Miss Fourstripes consulta sa montre : Seize heures. Avec le mauvais temps, la pénombre commence déjà à s’installer, se dit-elle. Il ne faut pas que je traîne. Un agent m’a prévenu que le curé du village était venu spécialement pour me parler et qu’il m’attendait dans son église. Allons-y ! s’encouragea Lucy, et elle se dirigea vers le lieu de culte.

Après avoir veillé à replier son parapluie, s’être découverte, puis s’être signée respectueusement, l’enquêtrice repéra un homme d’une soixantaine d’années qui, les mains croisées sur le ventre, semblait l’attendre au premier tiers de l’allée centrale. À sa grande surprise, elle constata que le prêtre était blanc. Vêtu d’un costume orné d’une croix à la boutonnière, le curé se présentait tête nue. Son nez proéminent, ainsi que ses joues et ses lèvres pulpeuses, lui donnaient l’air d’un bon vivant. Le crâne dégarni bordé par des cheveux bruns, l’homme aux yeux noirs, vifs et intelligents, la scrutait avec étonnement. Il paraissait penser : Une jeune femme ? Et une métisse en plus ?

Rassurée par la probable sympathie du personnage, Lucy continua d’avancer. Aussitôt, elle remarqua deux vieilles femmes qui s’affairaient dans la nef. L’une d’elles remplaçait les cierges déjà consumés, tandis que l’autre ramassait les missels oubliés. Plus loin dans les travées, trois autres dames priaient en lui tournant le dos. La policière ne put s’empêcher de songer : Attention, les murs ont des oreilles !

L’instant suivant, la jeune femme serra la main de l’ecclésiastique. Puis elle se présenta en anglais :

– Inspectrice Fourstripes. Central CID de Port Louis. Bonjour, Monsieur. Merci de m’accueillir.

Le curé lui rendit sa main et dit en souriant :

– Fourstripes ? Je m’en serais douté ! et il regarda avec insistance le parapluie de la jeune femme1.

Amusée, Lucy rétorqua :

– Oui, je sais. Je ne m’en sépare jamais. Mes collègues m’ont déjà fait la blague.

Plus détendu, le prêtre enchaîna :

– On continue en anglais ?

– S’il vous plaît. C’est la seule langue dans laquelle je sois vraiment à l’aise. Je ne vis à Maurice que depuis trois ans.

– Pas de souci… Père Didier Lepage. C’est moi qui suis le curé de cette paroisse depuis vingt-cinq ans. Heureux de vous recevoir sous la protection de Sainte Anne. C’est le nom de notre église.

– Vingt-cinq ans ? releva la jeune femme. Est-ce que vous avez fait toute votre carrière ici ?

Puis, en attendant sa réponse, elle se dit : Amusant ce petit cheveu qu’il a sur la langue. Peut-être n’a-t-il pas l’habitude de s’exprimer en anglais ?

– Toute ma carrière ? Oh non ! finit par la renseigner son interlocuteur, l’air enjoué. Je suis ravi de constater que je ne fais pas mes soixante-six ans !

Avant d’expliquer :

– Non. J’ai débuté à Rodrigues2, puis j’ai fait l’objet d’un détachement dans une paroisse au nord de Madagascar durant dix ans. Enfin, dès que le collègue qui était en poste à Chamarel a pris sa retraite, j’ai pu revenir dans ma commune d’origine.

– Ayo, vous êtes né ici ? s’étonna l’enquêtrice.

– Mais oui ! sourit le prêtre. Les Lepage sont arrivés dans la région de Chamarel à la fin du dix-huitième siècle, et ils n’en sont plus repartis. Mon frère aîné, Jacques, – il est veuf, le pauvre – ainsi que mes trois neveux et leur famille, vivent ici eux aussi. Pour ma part, j’occupe une ancienne maison familiale, un peu plus bas sur la route de Case Noyale, dans le « Bernard Estate »… Dans ma jeunesse, poursuivit-il, le village n’avait pas du tout le même aspect. Par exemple, il n’existait qu’une seule route, celle qui descend vers le sud, et elle était en terre ! Aujourd’hui, celle-ci serait infranchissable avec le temps qu’il fait… Oui, à cette époque, Chamarel était réellement enclavé. Le tourisme n’existait pas. Il n’y avait que l’usine de canne ici. Les champs cultivés montaient bien plus haut dans la montagne. Avec mon frère, nous avons grandi dans la toute première maison du village, celle qui surplombe la crête à l’ouest. Puis mes grands-parents l’ont vendue. Aujourd’hui, c’est devenu un restaurant panoramique qui offre une vue imprenable sur le lagon du Morne. La plus belle vue de Maurice ! affirma-t-il fièrement. Et dire que, gamin, c’était mon terrain de jeu quotidien…

– Je vois. Merci… Vous qui connaissez bien la paroisse, dites-moi, qu’est-ce qui se raconte depuis ce matin ? Tout le monde est au courant, n’est-ce pas ?

La mine brusquement gênée, Didier Lepage rougit légèrement. Il détourna le regard puis se tut. L’inspectrice comprit qu’il fallait réagir. Elle ajouta :

– Mon père, s’il vous plaît… Ce que nous avons découvert dans le vieux cimetière n’est pas anodin. Dans votre communauté, tout le monde se connaît. En me promenant après déjeuner, j’ai constaté que les quelques centaines d’habitants de Chamarel se répartissaient dans une poignée de rues seulement. Et que ces dernières heures, chacun ne parle plus que de l’affaire dont j’ai la charge. Je me trompe ?

L’ecclésiastique la fixa de nouveau. Puis il déclara :

– Non, vous avez raison… Ici, tout le monde sait tout sur tout le monde. Nous sommes tous un peu cousins, vous savez… Vous avez raison, répéta-t-il. Les gens parlent.

Prenant un air entendu, il précisa :

– Ils écoutent aussi… puis il dodelina de la tête comme pour désigner les femmes qui se trouvaient dans l’église.

– Peu importe, insista Lucy. Que disent les gens ? Qui sont ces deux squelettes enterrés anonymement dans l’ancien cimetière ? Sont-ils de Chamarel ?… Mon service a déjà lancé des recherches. Pour l’instant, aucune disparition ne semble avoir été signalée dans le village depuis une éternité… Cependant, mon petit doigt d’enquêtrice me dit que non seulement les gens parlent, mais qu’en plus, ils savent quelque chose que je ne sais pas.

Le regard grave, le père Lepage ne baissa pas les yeux. Aussitôt, il répondit à l’inspectrice :

– Oui. En effet, il est probable que quelqu’un sait. Et c’est la raison pour laquelle j’ai envoyé Tom parler aux agents tout à l’heure. J’avais besoin que vous passiez me voir. Je voulais vous connaître.

Très intriguée, Lucy sentit ses doigts se crisper sur le bord de son chapeau, puis sur son parapluie replié. La jeune femme relança son interlocuteur :

– Mon père, allons… Vous m’en avez trop dit ou pas assez. Je vous rappelle que je mène une enquête criminelle. Je ne suis pas venue faire du tourisme. Si vous détenez des informations susceptibles de m’éclairer, vous devez me les communiquer sans tarder. C’est la loi.

De plus en plus gêné, le sexagénaire finit par incliner la tête, soupira, puis, comme s’il retrouvait courage, il indiqua :

– Oui, bien sûr… Mais pas ici. Pas maintenant.

– Je vous demande pardon ?

– Attendez, je vous explique…

Avant de s’exprimer, le prêtre commença par saisir délicatement le poignet de la jeune femme. Surprise, Lucy se laissa faire. D’instinct, elle sentit que cet homme était fondamentalement bon.

Didier Lepage poursuivit :

– Madame… Sorry, quel est votre prénom ?

– Hem… Lucy, pourquoi ?

– Lucy ? Comme c’est joli… Lucy, vous êtes la lumière… Eh bien justement, la lumière a besoin d’être faite. C’est sûrement pour cette raison que Dieu vous envoie… Pourtant, vous devez attendre. Je dois tout d’abord m’entretenir avec certaines personnes. Rien n’est simple, je peux vous l’assurer… Demain. Revenez me voir demain. J’en saurai plus.

– Demain ? s’agaça l’enquêtrice. Mais pourquoi demain ?

– Faites-moi confiance, et le père Lepage serra plus fort la main de la jeune femme.

Ressentant cette pression positive, l’inspectrice parvint à se calmer. Elle demanda :

– OK, demain… Mais quand, et où ça ?

– Demain matin. Après dix heures, je serai là.

– Je peux vous faire confiance ?