Le secret des brumes - John-Erich Nielsen - E-Book

Le secret des brumes E-Book

John-Erich Nielsen

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Beschreibung

Un secret enfoui depuis des siècles va refaire surface derrière les brumes de l'archipel de St Kilda !

St Kilda est un archipel méconnu, perdu au cœur de l’Atlantique Nord. Pendant deux mille ans, des hommes ont vécu sur ces terres hostiles, coupés du reste du monde, jusqu’à l’évacuation des trente-six derniers habitants en août 1930. Depuis, le silence est retombé sur Hirta, Boreray ou Soay.

« Aucun meurtre n’avait jamais été commis sur ces îles solitaires. Pourtant, une Bête maléfique semble s’y être réveillée. Derrière les brumes qui masquent les plus grandes falaises de Grande-Bretagne, je ne m’attendais pas à découvrir, enfoui depuis des siècles, …un incroyable secret ! »

Retrouvez l'inspecteur Sweeney dans le 18e tome de ses Enquêtes !

À PROPOS DE L'AUTEUR

John-Erich Nielsen est né le 21 juin 1966 en France. Professeur d'allemand dans un premier temps, il devient ensuite officier (capitaine) pendant douze ans, dans des unités de combat et de renseignement. Conseiller Principal d'Education de 2001 à 2012, il est désormais éditeur et auteur à Carnac, en Bretagne. Les enquêtes de l'inspecteur Archibald Sweeney - jeune Ecossais dégingandé muni d'un club de golf improbable, mal rasé, pas toujours très motivé, mais ô combien attachant - s'inscrivent dans la tradition du polar britannique : sont privilégiés la qualité de l'intrigue, le rythme, l'humour et le suspense.A la recherche du coupable, le lecteur évoluera dans les plus beaux paysages d'Ecosse (Highlands, île de Skye, Edimbourg, îles Hébrides) mais aussi, parfois, dans des cadres plus "exotiques" (Australie, Canaries, Nouvelle-Zélande, Irlande).

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Couverture

Page de titre

On the Edge

Mardi 18 août, 22 heures 05 – Édimbourg, Leith Street

– Terminé !

Satisfaite, Margaret King soupira. Puis elle replia son ordinateur, avant de le repousser sur le plateau du bureau.

Ce projet un peu fou que Jack lui avait demandé de mener à bien, elle le tenait enfin. Après des mois d’efforts, mais aussi de doutes, tous les voyants étaient au vert cette fois. Sur place, Elliott fignolait ses plans tout en réalisant les derniers calculs. Dans moins d’une semaine, dès son retour, il les lui remettrait en main propre. Chaque jour, Margaret sentait grandir en elle une impatience aussi forte que le plus érotique des désirs.

Il est vrai que ce projet était absolument inédit. Du jamais vu. Lorsque le monde apprendrait son existence, les gens se précipiteraient pour le découvrir. Les plus fortunés du moins. Après ça, Jack ne pourrait plus lui refuser cette place de numéro deux qu’elle avait bien méritée.

Margaret se détendit en reculant la tête dans le dossier de son imposant fauteuil, puis elle posa les mains bien à plat sur la table. Fenêtres ouvertes, et malgré l’heure tardive, il faisait encore chaud dans le building de Leith Street. D’ici quelques jours, elle allait pouvoir quitter la clandestinité de « The Cube », cet immeuble de verre volontairement discret afin que personne ne puisse se douter du dossier sensible sur lequel elle travaillait. Depuis le début de l’année, Mrs King n’avait pas pris le moindre jour de vacances… Mais elle sourit en songeant que beaucoup de ses rivaux, qui la croyaient en disgrâce, feraient une tête incroyable lorsqu’ils constateraient qu’en réalité, elle les avait tous devancés et que c’était elle qui allait devenir le bras droit du patron ! En tout cas, c’est ce que Jack lui avait promis pour prix de sa réussite. Le boss tiendrait parole. De toute façon, avec ce qu’elle savait, il n’avait pas le choix.

Une nouvelle fois, Margaret soupira avant d’incliner la tête. Songeuse, elle se dit qu’à cinquante-six ans, l’ancienne petite danseuse du ballet d’Édimbourg avait parcouru un sacré bout de chemin. Oui, la concrétisation de ce projet extraordinaire ressemblait au couronnement d’une carrière de working girl hors du commun. Et même si la dame savourait sa victoire, elle ne pouvait s’empêcher de penser qu’elle en avait encore sous le pied. Des projets, elle en avait bien d’autres en tête. Il lui restait tant de pouvoir à conquérir, tant d’hommes à soumettre… Ceux qui la précédaient encore ne lui arrivaient pas à la cheville. Ils l’apprendraient bientôt à leurs dépens et, involontairement, sa bouche esquissa un sourire carnassier.

À l’extérieur, il régnait un calme impressionnant. Plus aucun ivrogne ne descendait l’avenue en provenance du centre-ville. Depuis que la folie covid soufflait sur le monde, on n’entendait presque plus les bus, le tramway, ou même les taxis. Une quiétude apaisante berçait Édimbourg. Mais soudain, Margaret s’empara d’un stylo et elle approcha son bloc-notes. À la hâte, elle griffonna les mots qui venaient de lui traverser l’esprit : « On the Edge of the World1«. Souriante, elle se dit qu’elle tenait enfin le nom de son projet ! Après des mois d’hésitation, elle avait accepté la perspective que ce slogan si décisif n’émergerait que lorsque tout serait sur le point d’aboutir. Maman, elle se souvenait que le prénom de sa fille ne s’était imposé à elle que quelques heures seulement avant l’accouchement. Il en allait de même avec ce titre. Et pourtant, comme ce nom lui paraissait d’un coup si évident. Comment avait-elle fait pour ne pas y penser plus tôt ?

Après avoir relu ces quelques mots, puis jugé qu’il n’y avait plus rien à reprendre, Mrs King reposa son stylo. Appuyant ses mains sur le haut des cuisses, elle sentit alors un sentiment de plénitude l’envahir physiquement. « On the Edge of the World » constituait un tournant dans sa vie. Margaret avait la sensation qu’à cet instant, c’était elle-même qui se trouvait « aux confins du monde », et que ce monde qu’elle contemplait, elle le tenait enfin dans le creux de la main.

Pour fêter l’aboutissement de son travail, la célibataire se demanda quel plaisir serait le plus approprié. Un simple café ? Un verre de whisky ? Ou bien appeler l’un de ses amants pour se glisser dans les draps frais de celui qu’elle aurait choisi ? Au terme d’une brève réflexion, la femme d’affaires jugea qu’un jeune homme serait encore la meilleure option pour cette occasion si particulière. Ce soir, elle avait l’énergie d’une lionne, et Keith, du haut de ses vingt-cinq ans, saurait la contenter parfaitement ; lui, il serait à la hauteur.

Sentant le désir qui, déjà, montait dans son ventre, Margaret s’efforça de repousser cette sensation afin de pouvoir téléphoner à sa fille Tracy. Elle se pencha sur le côté, saisit son sac à main, puis elle en extirpa son portable. La dame déclencha l’appel et, tandis que les premières sonneries se faisaient entendre, un bruit diffus parut provenir depuis le fond du bureau. Margaret n’eut pas le temps de se retourner. Sa fille s’annonçait déjà :

– Bonsoir, maman. Ça va ?

– Oui, ma chérie. Et toi ? Est-ce que tu as dîné ? Les enfants vont bien ?

– Oui. Ils sont allés faire du vélo avec leur père cet après-midi. Depuis la fin du confinement, eux et Stephen ont toujours envie de sortir… Et toi, est-ce que tu es à la maison ?

– Non, toujours au bureau. Tu sais, cet énorme projet dont je t’ai parlé. Je commence à en voir le bout… J’ai terminé pour ce soir. Je ne vais pas tarder à rentrer.

Tandis qu’elle poursuivait son échange de banalités avec Tracy, Mrs King songea qu’une fois encore, elle n’éprouvait aucune gêne à mentir à sa propre fille. Elle réalisa qu’elle en avait même joui toute sa vie. Mentir aux gens était sans doute l’une de ses armes les plus efficaces. La naïveté d’autrui l’avait toujours servie. Elle savait en abuser. En outre, sa beauté, associée au désir qu’elle percevait dans les yeux des hommes, avait toujours suffi pour éteindre toute méfiance de leur part. Personne ne la voyait venir, et c’était précisément ce qui faisait sa force. Margaret mentait. Margaret manipulait. Margaret organisait sa domination. Tel un caméléon, elle s’adaptait aux attentes ou aux intérêts de ses interlocuteurs en se contentant de leur renvoyer leur propre image. Elle n’était que le miroir de leur vanité. Enfin, cette capacité à les duper lui avait aussi permis de compartimenter ses différentes vies, en les rendant totalement hermétiques les unes aux autres. Ainsi, il lui était arrivé d’entretenir jusqu’à trois relations amoureuses simultanées sans que jamais l’un des trois messieurs ne se doute qu’il n’était pas le seul à partager son lit.

La voix de Tracy la tira de ses pensées :

– Maman ? Je disais : est-ce que ta journée s’est bien passée, toi aussi ?

Alors qu’elle allait répondre, Mrs King distingua un reflet dans la vitre. L’instant suivant, un fil posé autour de son cou la tira violemment en arrière. Sa tête se retrouva pressée contre le fauteuil. À peine le temps de croire à une mauvaise blague que Margaret réalisa qu’il n’en était rien. Succédant à l’inconfort, une douleur intense lui fit porter les mains à la hauteur de cette cordelette qui l’étouffait et qui, déjà, s’enfonçait si profondément… L’oxygène lui manquait. Margaret ne pouvait plus ni respirer, ni crier. La seconde d’après, elle sut qu’elle allait mourir.

Soudain, d’un mouvement sec, deux mains firent pivoter sa tête pour lui briser la nuque. Mrs King n’entendit même pas ses propres vertèbres qui éclataient.

Sur le sol, un téléphone allumé disait encore :

– Maman ? Maman !

Lorsque la communication fut interrompue, Tracy King ne sut jamais à qui appartenait la main qui venait d’appuyer sur la touche…

(1) « Aux confins du monde »

Fin des vacances

Aberdeen, le même soir

Après dîner, l’ensemble de la tribu Sweeney s’était rassemblé autour d’une dernière boisson chaude.

Une tisane au miel entre les mains, vêtue de sa traditionnelle robe noire, tante Midge présidait la réunion de famille depuis son fauteuil. À ses côtés, son amie Granny portait une étonnante salopette bleue, la tête enrubannée d’un bandeau rouge, avec aux pieds des brodequins de couleur beige qui lui donnaient l’air d’une « Rosie ». Radieuse, la locataire de tante Midge venait de leur annoncer qu’elle était parvenue à vendre trois toiles durant l’été – ce qui ne s’était plus produit depuis un an – et qu’une galerie du centre-ville allait même accueillir une dizaine de ses tableaux à la rentrée. Ravie du succès de son amie, Marjorie avait commenté ces bonnes nouvelles d’un simple « Jane Lucy l’a bien mérité » qui, étant donné le caractère peu expansif de la vieille dame, témoignait en réalité de son immense satisfaction.

Sur le canapé plus à droite, Ilona sirotait une verveine. En jupe courte et tailleur léger, la jeune femme était plus en beauté que jamais. Archie, le bras enroulé autour de la taille de son épouse, taquinait leur chien Higgins, avachi sur le tapis, en faisant mine de lui lancer des shortbreads. Jusqu’à ce que tante Midge lui dise :

– Eh bien, mon neveu : polo de marque, pantalon à pinces et mocassins, s’agit-il de la nouvelle tenue des officiers de police, ou bien as-tu pensé que je te conviais à une soirée costumée ?

Amusée par son propre trait d’ironie, la vieille dame poursuivit :

– C’est vrai, tu nous avais plus habituées à tes vieux pulls ou à des chaussures de marche. À l’exception du jour de ton mariage, tu n’as jamais été aussi élégant mon garçon, le félicita-t-elle.

Avant de conclure :

– Sauf ta barbe… Tu pourrais faire un effort.

Souriant du compliment déguisé de sa tante, le policier passa la main sur son menton hirsute et il répliqua :

– Pour ça, laisse-moi encore quelques mois… Je ne peux pas tout corriger en une fois. Aux vacances de Noël, je m’efforcerai d’y mettre bon ordre, promit-il, et il adressa un clin d’œil à son épouse.

Granny reprit la balle au bond. Elle lui demanda :

– Justement Archie, puisque vous en parlez : alors, ces vacances ?

– Nous ne sommes rentrés que samedi soir. Nous avons encore un peu la tête dedans, reconnut l’inspecteur. N’est-ce pas, Ilona ?… Tu ne reprends tes cours que le mois prochain, tandis que moi, j’ai déjà repris hier matin.

Sa femme opina. Archibald dit encore :

– Même si nous n’avons pas pu quitter l’Écosse cette année – covid oblige ; nous avions pourtant des envies d’océan Indien –, nous avons passé deux semaines délicieuses au cœur des Highlands. Au programme, une randonnée presque tous les jours, des baignades rafraîchissantes dans les lochs…

– Très rafraîchissantes, précisa Ilona en souriant.

– … en évitant les midges1 le matin et le soir. Ou sinon, lorsque le temps n’était pas assez favorable, nous avons profité de la superbe piscine couverte de l’hôtel. Tout ça entre Écossais, pas le moindre touriste étranger à l’horizon.

– Oui, c’est inhabituel en cette saison, regretta sa tante. Pourvu que cette folie prenne bientôt fin.

– Boris Johnson parle d’un nouveau confinement, fit remarquer Ilona. Et Nicola Sturgeon ne l’a pas contredit.

– Mon Dieu… se lamenta Granny. Ils sont tous devenus fous.

– Ceci dit, intervint Marjorie, vous avez l’air en pleine forme tous les deux.

– Tu as raison, lui confirma son neveu. Dans les montagnes, nous sommes parvenus à oublier ce contexte un peu morose. Nous nous sommes vraiment ressourcés. Ce n’est qu’en retrouvant Édimbourg que la crise sanitaire s’est rappelée à nous.

– Et votre nouvelle maison ? voulut savoir Granny. Est-ce que vous vous acclimatez ?

Ilona répondit :

– Depuis votre dernière visite fin juin, la situation a bien évolué. Les meubles ont enfin trouvé leur place. J’en ai même fait venir quelques autres pour le salon ou la chambre. Vous ne reconnaîtriez plus les lieux, je crois.

– C’est bien, apprécia tante Midge.

– Circus Lane est un endroit facile à vivre, ajouta la jeune femme. Tout en étant proche du centre-ville, la rue est calme.

– Et très jolie, ajouta Jane Lucy.

– Nous avons fait le bon choix, conclut Ilona.

– C’est un vrai bonheur, précisa son mari.

Un sourire moqueur au coin des lèvres, sa femme se retourna vers lui :

– Ah bon ? Pourtant, il a fallu que je te force la main. Au début, tu n’avais aucune envie de quitter ton vieil appartement de George Street. Un soir, tu m’avais même dit que tu refusais de déménager !

Levant les yeux au plafond, Archie plaisanta :

– Vraiment ? Je ne m’en souviens pas. Je devais être fatigué.

Ilona pivota vers les deux dames :

– Maintenant il adore, ironisa-t-elle.

Granny changea de conversation. Elle lança au policier :

– Dites-moi, votre tante m’a appris que vous aviez abandonné votre vieille Escort. C’est vrai ?

– Oui, en effet. Elle n’en pouvait plus. Le moteur a lâché juste devant la maison. Ça ne valait plus la peine de la faire réparer. Elle a fini à la casse le mois dernier.

– Pas trop triste ? demanda sa tante.

– Si, forcément un peu, avoua-t-il. Mais, allez, je me suis bien adapté à la Lexus. Et puis maintenant que j’ai quarante ans, elle me va comme un gant, insinua-t-il malicieusement.

À cet instant, l’enquêteur surprit un regard entendu entre Ilona et Marjorie.

– Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce que j’ai dit ? s’agaça-t-il.

Sa tante lui répondit :

– Ilona a réussi là où j’ai toujours échoué. Elle est parvenue à te faire mûrir… Souviens-toi, je te l’avais expliqué au cours de la fête pour ton anniversaire.

Tout à coup, sans se concerter, les quatre convives se turent et ils contemplèrent le tapis du salon. Higgins se redressa, surpris par ce silence inattendu. Un ange passe, songea Sweeney, convaincu que ce « blanc » laissait présager un changement de ton radical. En effet, c’est tante Midge qui mit alors le feu aux poudres. Elle demanda :

– Archie, quelles sont les nouvelles ?

À ces mots, chacun comprit la nature de sa question. Son neveu commença par déposer sa tasse sur la table basse puis, après avoir appuyé ses coudes sur les cuisses, il rétorqua, l’air soucieux :

– Rien étonnamment. Aucune ombre à l’horizon. Non, rien de rien.

– C’est-à-dire ? insista Granny.

Archibald précisa :

– Concernant la disparition de Sommers, nous ne disposons d’aucun élément nouveau. Dans ces conditions, je suis persuadé que les collègues ne le cherchent plus depuis un bon moment… Je ne dis pas qu’ils ont laissé tomber, corrigea-t-il, mais ils doivent attendre un signe de vie de sa part. Si c’est encore possible… Pour sa femme et sa fille, cette attente interminable doit être terrible. Je ne les ai plus revues depuis avril. J’avoue que je ne sais même pas comment elles vont… Quand je pense que l’on a recruté Sommers par erreur, c’est encore plus triste.

– Comment ça ? lui demanda Ilona.

– En réalité, la fiche de poste demandait un volontaire « célibataire » pour animer la cellule Crabtree. Sommers avait juste omis de cocher la case, et l’on a cru qu’il n’était pas marié. En soi, ce n’était pas important. Mais maintenant, avec sa disparition, ça l’est devenu. On savait que ce poste pouvait être dangereux.

– Je comprends. C’est désolant, apprécia tante Midge.

Avant d’ajouter :

– Et pour Crabtree justement ?

Son neveu commença par se redresser, puis il indiqua :

– En raison du non-remplacement de Sommers, plus personne ne s’occupe de Crabtree. Tout est au point mort… Pourtant, depuis l’arrivée de cette photo où on l’aperçoit en compagnie de Sommers2, il y aurait matière à relancer l’enquête. Mais voilà, sans volonté de la hiérarchie, et sans aucun renseignement nouveau, plus rien ne se passe. Nous sommes dans le brouillard.

Higgins, qui semblait écouter son maître, donna l’impression d’être aussi déçu que lui.

– Pour être honnête, enchaîna Granny, nous y pensons beaucoup moins qu’avant. N’est-ce pas, Marjorie ?

– C’est juste, confirma la vieille dame. Je crois que nous avons accepté de vivre avec cette épée de Damoclès suspendue au-dessus de nos têtes. Cette menace fait dorénavant partie de notre quotidien.

Ilona acquiesça :

– Avec Archie, je dirais que nous sommes dans le même état d’esprit.

Pour finir, tante Midge proposa :

– Qui sait ? Peut-être que tout cela est vraiment terminé ?

Aussitôt, son neveu comprit ce qu’elle espérait au plus profond d’elle-même. Mais un brusque frisson l’empêcha de partager ce sentiment.

Pour changer de sujet et tenter de remettre un peu de gaîté dans la soirée, le policier se tourna vers sa compagne. L’air complice, il lui dit :

– Ma chérie, est-ce que c’est le moment ? Qu’en penses-tu ?… Nous avions convenu que nous en parlerions ce soir.

– Tu veux ?

– Allez, on se lance.

– Tu crois ? hésita-t-elle encore.

Interloquées, tante Midge et Granny assistaient à leur partie de ping-pong sans comprendre.

Finalement, Ilona parut céder. Se tournant vers les dames, elle leur déclara :

– Voilà, ça a commencé cet été pendant une randonnée. J’ai eu des sensations bizarres… Et puis cela faisait un moment que j’avais des nausées.

D’un coup, ses deux auditrices parurent comprendre son allusion. Écartant les bras par réflexe, Marjorie laissa échapper :

– Non, ne me dites pas… mais elle ne put poursuivre.

À son tour, Jane Lucy essaya :

– C’est… C’est vrai ? et elle se leva involontairement.

Alors, n’y tenant plus, Ilona leur annonça :

– Oui, c’est sûr. Je suis enceinte. J’ai fait le test, j’attends un bébé !

Tante Midge bondit de son fauteuil avec l’entrain d’une jeune fille. Elle agrippa la main de son amie, comme si elle craignait de vaciller, puis elle s’avança vers Ilona pour la serrer dans ses bras.

– Mon Dieu… Ma petite, comme je suis heureuse, lui murmura-t-elle à l’oreille.

Granny partit embrasser Archie, qui venait de se lever à son tour.

– Quelle surprise ! Bravo ! Ah là là… soupira-t-elle en relâchant son étreinte, puis elle se dirigea vers Ilona.

Pendant ce temps, Marjorie s’était décalée d’un pas. Avec un regard empli d’une joie indicible, ainsi que d’une immense fierté, elle contemplait son neveu, presque tremblante. Pour finir, elle parvint à lui dire :

– Archie, c’est juste incroyable !

Très ému, son neveu la serra de toutes ses forces. Quelques secondes plus tard, tous les quatre avaient des larmes au fond des yeux.

Surpris par ce manège, Higgins les regardait en semblant penser : « Eh bien, quelle soirée ! ».

– Oh mon Dieu, lâcha tante Midge en s’écartant d’Archie.

Puis elle essuya les larmes qui roulaient sur ses joues.

– Vous allez nous faire mourir, ajouta-t-elle.

– De joie ! plaisanta Granny, elle aussi toute retournée par cette nouvelle.

Puis, d’un air entendu, elle dit à tante Midge :

– Marjorie, alors ? Qu’est-ce que tu attends ?

– Oui, tu as raison, comprit la vieille dame. On va arroser ça ! Je vais aller chercher du whisky… Mais pas pour Ilona ! s’écria-t-elle en quittant la pièce.

– Et voilà, ça commence ! plaisanta la future maman.

Granny et son mari rirent de bon cœur.

Depuis la cuisine, Marjorie leur lança :

– Si vous m’aviez prévenue, j’aurais acheté du champagne !

Au milieu de cette effervescence, on perçut soudain la sonnerie d’un portable provenant du fond du couloir.

– Un appel ! les alerta tante Midge.

– Je crois que c’est pour moi, blêmit Archibald, déjà inquiet.

Le policier embrassa sa femme sur la joue avant de s’élancer vers l’entrée.

– Il doit être dans ta veste ! lui cria-t-elle.

Quand son mari extirpa l’appareil de sa poche, il lut aussitôt « Sales » sur l’écran. Le patron à vingt-trois heures ? s’étonna-t-il. Puis il décrocha.

– Sweeney ! brailla le superintendant. Où êtes-vous ? Chez vous ?

– Euh, non… Je suis à Aberdeen chez ma tante.

Après un bref silence qui témoignait de la déception de son supérieur, ce dernier reprit :

– Bien, tant pis. Ramenez-vous d’urgence !

– Quoi, maintenant ?

– Bien sûr « maintenant », pas à la Saint-Glinglin ! Je vous envoie l’adresse par SMS. C’est à Édimbourg, dans le centre. Dépêchez-vous !

– Un meurtre ?

– Non, une garden party ! le rabroua Sales, avant de raccrocher brusquement.

Moins de dix secondes plus tard, deux mots arrivaient sur la messagerie du téléphone : Leith Street. D’un coup, l’inspecteur-chef eut la désagréable sensation d’avoir vécu cette situation à de multiples reprises.

Abasourdi, et tenant encore son appareil entre les doigts, l’enquêteur revint dans le salon où les dames l’attendaient un verre à la main.

– Désolé Mesdames, leur dit-il. Je crois que les vacances sont bel et bien finies !

(1) Moucherons très voraces que l’on rencontre en Écosse de la fin du printemps à l’automne, notamment au nord-ouest des Highlands.

(2) Lire Archie et le passager perdu.

Insolite

Mercredi 19 août, minuit passé – Édimbourg

Quelques minutes plus tôt, Sweeney avait déposé Ilona ainsi que Higgins dans Circus Lane. Après avoir trouvé une place de parking pour sa voiture, il avait décidé de venir à pied depuis son domicile. Même si la distance qui le séparait de Leith Street était assez courte, le policier sentait qu’il avait besoin de marcher pour réfléchir et couper avec l’agréable soirée qu’il venait de passer en famille. Club de golf sur l’épaule, l’officier de la criminelle tâta par réflexe le dictaphone et le masque qui se trouvaient dans sa poche. N’ayant croisé qu’un unique passant, il estima qu’il ne servait à rien de porter ce dernier. Puis, levant le nez, il savoura la douceur de la nuit, ainsi que le charme des rues quasi désertes qui paraissaient n’être illuminées que pour lui. Décidément, Édimbourg était une ville où il faisait bon vivre, songea-t-il.

Après un dernier virage à gauche, Archibald parvint dans le haut de Leith Street. Aussitôt, il distingua plusieurs voitures de police stationnées côté droit, un groupe d’agents en uniforme tout autour d’elles, puis de longues tresses bleu et blanc qui délimitaient l’espace environnant. En approchant, l’enquêteur observa que deux véhicules de la scientifique se trouvaient également dans la ruelle montant vers Calton Hill. Alors qu’il traversait l’avenue, Sweeney constata que l’ensemble de ses collègues arboraient un masque de type FFP2. Ils n’oseront rien me dire pour mon absence de protection. Avec ma barbe et mon sand wedge, ils me reconnaîtront sans problème, espéra-t-il.

En effet, dès qu’il se présenta devant les agents, ceux-ci le saluèrent respectueusement. Le plus gradé lui dit :

– Bonsoir, inspecteur-chef. Vous êtes à pied ?

– Bonsoir. Oui, pas de souci, répondit l’officier en civil. Où est-ce que ça se passe ?

– Au troisième, lui indiqua l’homme, et il leva le doigt.

– Qui est là ?

L’agent sourit sous son masque, avant de rétorquer :

– Il y a du beau linge, ce soir. Vous verrez.

– Ah ? s’étonna Sweeney, et il contempla le bâtiment qui lui faisait face.

Avec ses grandes parois de verre, l’immeuble d’affaires « The Cube » portait bien son nom. Il est entièrement lisse et sombre, songea le policier. Certainement à l’image des gens qui travaillent ici, envisagea-t-il. Puis quelques affichettes « À louer », collées bien en évidence sur la façade, lui firent penser que la crise du covid nuisait manifestement au business.

Après avoir remercié les agents, l’enquêteur pénétra dans le building. L’ascenseur avait été bloqué, comme le voulait la procédure. Apparemment bien entretenu, « The Cube » ne semblait pourtant pas disposer de caméras de surveillance. Repérant une porte entrouverte sur la droite, l’inspecteur-chef se mit à gravir l’escalier de service. Alors qu’il était sur le point de croiser deux experts masqués, vêtus de leur combinaison intégrale, ces derniers le saluèrent d’un vigoureux :

– B’soir, Monsieur !

Essoufflé, Archibald se contenta de leur répondre en portant son club de golf à hauteur de la tempe.

En repoussant le battant qui donnait sur le troisième étage, Sweeney prit le temps de respirer. Interminable ! pensa-t-il. Soit les marches sont vraiment raides, soit je me fais vieux ! Apercevant de la lumière sur la gauche, il bifurqua dans cette direction pour rejoindre la seule porte ouverte à ce niveau. Une fois devant l’entrée, Archie reconnut aussitôt son supérieur, le superintendant Sales, qui discutait avec son ancien coéquipier Ian McTirney dans le prolongement du vestibule. Effectivement, du beau linge, confirma-t-il, amusé. Plus à gauche, le docteur Mark Williams, le jeune légiste fraîchement débauché de l’institut médico-légal de Dundee1, s’affairait dans la pièce. Après deux pas, ce dernier s’immobilisa au-dessus d’un corps allongé sur une civière, enveloppé dans une housse opaque. Visiblement, la victime se trouvait déjà prête à être évacuée. L’ambulance ne va plus tarder, en déduisit l’enquêteur.

L’instant suivant, son supérieur le vit enfin :

– Ah, Sweeney ! Vous voilà ! lui lança-t-il, et il s’approcha, aussitôt suivi par McTirney.

Si le superintendant arborait un complet sombre de belle facture, son ancien coéquipier, plus sensible à la chaleur, ne portait pour sa part qu’une chemise blanche au col ouvert et aux manches relevées. En se plantant devant son subordonné, Sales parut juger positivement la tenue inhabituellement soignée de l’inspecteur-chef. Toutefois, il ne put s’empêcher de le rabrouer :

– Eh bien, vous en avez mis du temps ! J’étais à deux doigts de vous rappeler.

– J’arrive d’Aberdeen, se justifia le barbu. Je vous…

– Oui oui, le coupa Sales, nerveux. Avant d’enchaîner :

– Bon, c’est McTirney qui vous accompagnera sur ce cas. Il est libre jusqu’à la fin août.

Derrière l’épaule du superintendant, l’inspecteur au visage grêlé gratifia son ancien partenaire d’un sourire de contentement.

– Salut Ian, lui lança Sweeney.

Mais Sales poursuivait déjà :

– Votre collègue va vous faire son topo dans une minute. Voilà près de deux heures qu’il est arrivé avec le nouveau toubib… Avant toute chose, Sweeney, et je tenais à vous le dire droit dans les yeux : vissez-vous tout de suite dans le crâne que cette enquête se déroule dès à présent sous le sceau du « secret défense ».

– Comment ? s’étonna son subordonné.

– C’est même top secret, lui asséna le superintendant, la mine extrêmement soucieuse. Toutes les informations que vous allez collecter vont revêtir un caractère sensible. Évidemment, rien à la presse. Quant à la famille, c’est moi qui filtrerai les échanges. Vous ne les questionnerez et ne les informerez qu’avec mon autorisation. D’accord ?

– Euh… D’accord patron, se contenta de répondre Archie, surpris.

Sales continua de lui expliquer :

– Au fur et à mesure que vous progresserez – j’ai déjà sermonné McTirney – je veux que vous me fassiez des comptes rendus détaillés. Plusieurs fois par jour, si nécessaire. Dans cette affaire, c’est moi qui tiendrai le couvercle de la cocotte-minute, et j’ai bien l’intention de surveiller la cuisson de près. OK ?

Toujours aussi étonné, Sweeney se borna à répondre :

– Compris.

Mais, songeant que son supérieur employait cette image culinaire parce qu’il n’avait sans doute pas eu le temps de dîner, Archie ne put réfréner un sourire.

Agacé par sa bonne humeur, Sales insista :

– Je suis sérieux, Sweeney. Très sérieux ! Est-ce que c’est entendu ?

– Cinq sur cinq, Monsieur. Des comptes rendus réguliers et la plus grande discrétion autour de l’enquête, résuma son subordonné. On sait faire, c’est enregistré.

– Parfait, apprécia le superintendant.

Puis, apparemment satisfait, ce dernier se tourna vers les deux enquêteurs pour leur dire :

– Messieurs, je compte sur vous pour avancer vite et bien. Tenez-moi au courant. Salut !

Quelques secondes plus tard, le patron du Criminal Investigation Department d’Édimbourg s’engouffrait déjà dans l’escalier de service.

Dès que sa silhouette eut disparu, McTirney et Sweeney tombèrent dans les bras l’un de l’autre.

– Vieux frère, murmura le barbu. Ça va ? Content de te retrouver.

– Idem, répliqua sobrement son collègue, et il relâcha son étreinte tout en arborant une moue ironique.

– Qu’est-ce qu’il y a ? réagit son partenaire.

– C’est que je ne t’avais jamais vu aussi bien sapé. C’est ta femme qui s’occupe de ta garde-robe maintenant ?

– Bon, si tu me disais plutôt ce qui se passe ici. Je ne suis au courant de rien. Et puis le patron avait l’air bien mystérieux.

– Il y a de quoi, tu vas voir… Je suis arrivé il y a près de deux heures avec le docteur Williams.

En entendant son nom, le légiste brun aux yeux bleus s’avança :

– Bonsoir, inspecteur-chef. Je ne vous avais pas encore salué. Ravi de pouvoir travailler avec vous.

Puis le jeune homme échangea un coup de coude « sanitaire » avec le policier.

– Donnez-moi un instant avant de commencer votre briefing, réclama Sweeney, et il extirpa son dictaphone avant de le déclencher.

S’adressant au légiste, McTirney plaisanta :

– Il ne l’écoute jamais ! lui dit-il.

– C’est faux ! se défendit Archie qui, pourtant, rempocha aussitôt l’objet.

Contemplant la mine réjouie du grêlé, il se félicita de leur complicité aussi vite retrouvée. Mark Williams les observa tous les deux, l’air manifestement ravi que le duo d’enquêteurs s’entende aussi bien. Le jeune médecin demanda :

– Est-ce que je peux y aller ?

– L’inspecteur-chef vous écoute, sourit McTirney.

Mark Williams fixa Sweeney et il lui déclara :

– On connaît l’heure du décès avec précision : vingt-deux heures dix-huit. La victime était en train de téléphoner à sa fille. Celle-ci a tout entendu de l’agression.

– C’est elle aussi qui a prévenu nos services, précisa Ian. La permanence a tout de suite pris son appel au sérieux et elle l’a dirigée vers le CID. Mais il était malheureusement trop tard.

– Venez, poursuivit le légiste, et il incita l’inspecteur-chef à le suivre.

Mark Williams alla s’agenouiller devant la housse mortuaire et, d’un geste rapide, il l’ouvrit en faisant glisser la fermeture.

Sweeney fut saisi par l’horreur qui s’offrait à sa vue. Par chance, le médecin reprit rapidement la parole :

– Margaret King. Cinquante-six ans.

– Célibataire. Une fille unique, ajouta McTirney.

– Elle était assise à son bureau lorsqu’on l’a tuée, indiqua le jeune légiste et, de l’index, il désigna le meuble.

Pourtant, le regard de Sweeney resta figé sur le corps engoncé dans la housse : une femme très belle, apprêtée, qui portait une robe séduisante.

Mark Williams apporta ses explications techniques :

– Sur la défunte, nous observons trois actes qui correspondent, au moins pour les deux premiers, à ce que semble avoir entendu sa fille : la victime a été étranglée avec un fil assez fin, qui a pénétré profondément dans la gorge. Puis on lui a brisé les vertèbres de la nuque en lui retournant violemment la tête. Pour l’instant, je ne sais pas encore ce qui l’a tuée en premier. J’essaierai de le déterminer à l’autopsie demain matin.

– Et le troisième acte ? demanda Sweeney, dont les yeux ne parvenaient toujours pas à se détacher du corps.

– Ah oui, bien sûr : une éviscération post mortem.

Sidéré, l’enquêteur répéta :

– Une éviscération… Quoi ?… Docteur, vous êtes en train de me dire que nous avons affaire à un Jack the Ripper ?

– Oui, tout à fait. Car on a emporté son estomac. Aucune trace, on le lui a pris.

– Comment ça ?

– On a cherché partout, même dans la tuyauterie des toilettes. Son estomac est manquant… J’espère qu’on n’a rien oublié, s’inquiéta Mark Williams en scrutant la pièce.

Sweeney parvint enfin à échanger un regard consterné avec McTirney. Ce dernier lui annonça :