Dans les flammes de Gretna Green - John-Erich Nielsen - E-Book

Dans les flammes de Gretna Green E-Book

John-Erich Nielsen

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Beschreibung

Retrouvez l'inspecteur Sweeney dans une nouvelle enquête entre l'île d'Islay et Gretna Green, en passant par le mur d'Hadrien et Glasgow !

Rendez-vous sur l’île d’Islay pour l’inspecteur Sweeney : son ami d’enfance Bruce Fowler l’y a invité pour déjeuner en compagnie de sa fiancée, la belle Rhoda McGillis. C’est là que la jeune femme, épaulée par son oncle Daniel, dirige la prestigieuse distillerie Lagabhain. Au dessert, le couple lui annonce son intention de se dire « Oui » devant un « prêtre de l’enclume » à Gretna Green, le village écossais des amoureux. Si près de cinq mille mariages y sont célébrés chaque année, celui de Bruce et Rhoda promet d’être l’un des plus réussis ! Toutefois, depuis deux mois, l’ombre d’un dangereux « corbeau » semble planer sur la noce… D’Islay au mur d’Hadrien, de Glasgow à Gretna Green, Sweeney n’avait encore jamais connu d’enquête aussi… brûlante !

Dans ce polar en plein cœur de l'Écosse, l'ombre d'un "corbeau" menace l'équilibre d'un mariage qui devait être l'un des plus réussis de l'année ! Retrouvez l'inspecteur Sweeney dans le 16e tome de ses Enquêtes !

EXTRAIT

Sweeney sursauta. Gêné, il constata que tandis qu’il mastiquait un morceau de gâteau au chocolat, son regard était resté figé sur la joue meurtrie de Rhoda. L’instant d’après, la jeune femme finit par tourner la tête dans sa direction, et le policier put alors observer l’ensemble de son visage. Rhoda McGillis venait d’avoir trente-deux ans. Grande, sportive, elle portait sur une chemise en flanelle un gilet marron paré de motifs à chevrons beiges. Puis un bracelet doré, un peu trop bruyant, ornait son poignet droit. Enfin une jupe à fleurs, qui la grandissait encore, couvrait ses jambes jusque sur une paire de bottes en cuir. Lorsque Bruce lui avait présenté sa fiancée, Sweeney avait été séduit par la chevelure flamboyante, bouclée, quasi voluptueuse, de Rhoda. Mais aussitôt, la terrible cicatrice qui barrait sa joue droite avait accroché son regard… Dès le début du déjeuner, la jeune femme avait expliqué à son hôte qu’à l’âge de douze ans, alors qu’elle vivait encore au Zimbabwe – l’ancienne Rhodésie où elle était née, et dont elle avait hérité son prénom –, un effroyable accident d’avion l’avait défigurée à jamais. Piloté par son père Philipp, le Cessna avait perdu sa route à la nuit tombée, perturbé par un brouillard qui s’était abattu d’un coup sur les contreforts du mont Inyangani. Sa mère Samantha, assise devant elle au côté de son mari, ne cessait de se retourner pour la rassurer. Mais soudain, un choc brutal avait stoppé la course de l’avion…

À PROPOS DE L'AUTEUR

John-Erich Nielsen est né le 21 juin 1966 en France. Professeur d'allemand dans un premier temps, il devient ensuite officier (capitaine) pendant douze ans, dans des unités de combat et de renseignement. Conseiller Principal d'Education de 2001 à 2012, il est désormais éditeur et auteur à Carnac, en Bretagne.
Les enquêtes de l'inspecteur Archibald Sweeney - jeune Ecossais dégingandé muni d'un club de golf improbable, mal rasé, pas toujours très motivé, mais ô combien attachant - s'inscrivent dans la tradition du polar britannique : sont privilégiés la qualité de l'intrigue, le rythme, l'humour et le suspense.A la recherche du coupable, le lecteur évoluera dans les plus beaux paysages d'Ecosse (Highlands, île de Skye, Edimbourg, îles Hébrides) mais aussi, parfois, dans des cadres plus "exotiques" (Australie, Canaries, Nouvelle-Zélande, Irlande).


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Couverture

Page de titre

Nuages sur l’île d’Islay

Dimanche 28 avril – Île d’Islay, maison de Rhoda McGillis

– Je vous fais peur, inspecteur ?

Sweeney sursauta. Gêné, il constata que tandis qu’il mastiquait un morceau de gâteau au chocolat, son regard était resté figé sur la joue meurtrie de Rhoda. L’instant d’après, la jeune femme finit par tourner la tête dans sa direction, et le policier put alors observer l’ensemble de son visage.

Rhoda McGillis venait d’avoir trente-deux ans. Grande, sportive, elle portait sur une chemise en flanelle un gilet marron paré de motifs à chevrons beiges. Puis un bracelet doré, un peu trop bruyant, ornait son poignet droit. Enfin une jupe à fleurs, qui la grandissait encore, couvrait ses jambes jusque sur une paire de bottes en cuir.

Lorsque Bruce lui avait présenté sa fiancée, Sweeney avait été séduit par la chevelure flamboyante, bouclée, quasi voluptueuse, de Rhoda. Mais aussitôt, la terrible cicatrice qui barrait sa joue droite avait accroché son regard…

Dès le début du déjeuner, la jeune femme avait expliqué à son hôte qu’à l’âge de douze ans, alors qu’elle vivait encore au Zimbabwe – l’ancienne Rhodésie où elle était née, et dont elle avait hérité son prénom –, un effroyable accident d’avion l’avait défigurée à jamais. Piloté par son père Philipp, le Cessna avait perdu sa route à la nuit tombée, perturbé par un brouillard qui s’était abattu d’un coup sur les contreforts du mont Inyangani. Sa mère Samantha, assise devant elle au côté de son mari, ne cessait de se retourner pour la rassurer. Mais soudain, un choc brutal avait stoppé la course de l’avion… Éjectée, la petite Rhoda avait miraculeusement survécu. Inconsciente, les quatre membres brisés, et souffrant d’un traumatisme crânien, l’enfant avait passé la nuit à quelques mètres à peine du brasier dans lequel se consumaient les restes du Cessna. À l’aube, des paysans de la montagne avaient découvert la petite, toujours en vie. Mais en traversant le pare-brise, un large éclat de verre s’était enfoncé dans son visage et lui avait fendu la joue droite du bas de l’œil jusqu’à la commissure des lèvres. Quant à ses parents, il n’y avait plus rien à faire : leurs deux corps calcinés se dressaient toujours côte à côte, sanglés sur les sièges d’une carlingue noircie, déformée par la puissance de l’incendie.

Vingt ans plus tard, avec cette odieuse balafre courant sur sa joue, Rhoda McGillis portait pour toujours la mort de ses parents sur le visage. Impossible d’oublier… Ému, Sweeney avait écouté son récit avec attention. Dans le même temps, il n’avait pu s’empêcher de contempler le visage fascinant de la fiancée de Bruce. En effet, si l’on ne considérait que le profil droit de Rhoda, on pouvait juger répugnante cette entaille béante qui lui écartait les chairs, et que plus aucune chirurgie ne pourrait jamais refermer. Mais si l’on faisait abstraction de la partie meurtrie, le profil gauche était celui d’une jeune femme extrêmement belle, à la peau fraîche, aux yeux d’un bleu profond presque violets, porteuse d’une expression qui reflétait sa grande intelligence. Au final, Rhoda McGillis était une sorte de Janus1 féminin, un être mi-ange mi-démon.

Ou plutôt un ange et un démon, avait corrigé Sweeney, intrigué. C’est incroyable, pensa-t-il encore, on ne parvient pas à détacher son regard de Rhoda. Elle est en même temps l’une des femmes les plus séduisantes qu’il m’ait été donné de rencontrer, mais aussi celle qu’on a le plus envie de plaindre. Ou de craindre… Elle a raison : son visage fait peur. Car on est tout autant fasciné que répugné. Je suis certain qu’elle en a conscience… Oui, elle le sait, jugea-t-il. Peut-être a-t-elle-même appris à en jouer… Tu m’étonnes que Bruce soit tombé sous son charme ! finit-il par s’amuser.

– Alors, je vous fais peur ? insista Rhoda, malicieuse.

Subjugué par son étrange sourire, Sweeney parvint à répondre :

– Non, évidemment non ! et il esquissa une moue maladroite. Puis, pour se donner une contenance, il avala une nouvelle bouchée de gâteau.

– Est-ce que tu veux encore un peu de crème anglaise ? lui proposa son ami Bruce, et il lui tendit un bol en porcelaine.

– Non, merci. C’est parfait.

Son voisin de droite reposa l’ustensile sur la table.

Pendant que le couple continuait d’échanger, l’inspecteur contempla Bruce cette fois. Son ami d’enfance, dont la calvitie précoce et le sourire ravageur l’avaient fait surnommer « Nixon » par ses camarades – il est vrai que le visage de Bruce présentait une ressemblance frappante avec celui de l’ancien président américain –, était vraiment ce que l’on pouvait appeler un « beau garçon ». Athlétique, large d’épaules, l’air décontracté en toutes circonstances, ses copains de lycée, jaloux de ses nombreuses conquêtes féminines, le taquinaient en le surnommant parfois « le beau Bruce », quand ce n’était pas « Robert the Bruce », en hommage au célèbre roi écossais. Pour déjeuner, Bruce Fowler avait revêtu une élégante veste à carreaux bleus, portée sur un pull à col roulé de couleur noire, qui lui conféraient une indéniable prestance. Sous la table, on devinait un pantalon de toile claire tombant sur une paire de chaussures à boucle.

Archibald et Bruce s’étaient rencontrés au club de rugby d’Aberdeen. Bruce provenait d’un quartier plus riche du centre-ville. À l’âge de quatorze ans, les deux garçons avaient été alignés ensemble au sein des lignes arrière, où leur vitesse et leur sens du jeu faisaient merveille. Complices sur le terrain comme dans la vie, Archie et Bruce s’appréciaient mutuellement : l’un admirait l’assurance insensée du brun ténébreux, tandis que l’autre était séduit par l’intelligence si particulière du rouquin dégingandé. Même si leur parcours s’était séparé vingt ans plus tôt – l’école de police pour Archibald, une école de commerce puis la banque pour Bruce –, les deux amis étaient demeurés en contact. Sweeney avait suivi la carrière éblouissante de Fowler, devenu le directeur d’une importante succursale de la Royal Bank of Scotland à Glasgow, tandis que Bruce s’étonnait d’apercevoir son camarade à la télévision, lorsque l’une de ses enquêtes connaissait un retentissement médiatique.

À trente-huit ans, les deux hommes avaient pour point commun de ne pas être mariés. Ce qui, dans le cas de Bruce, ne surprenait pas Sweeney, tant il lui connaissait un parcours amoureux chaotique, émaillé de mille conquêtes dues à son sourire enjôleur, à sa stature avenante, à sa belle situation, mais aussi à sa voiture de sport, une Porsche 964 à la ligne racée. Enfin, le « beau Bruce » occupait toujours un appartement-garçonnière, idéalement situé dans l’un des plus beaux immeubles du centre historique de Glasgow.

Pourtant, en dépit de son profil de coureur de jupons, Bruce Fowler avait fini par succomber au magnétisme de Rhoda. À tel point qu’après de rapides fiançailles, un mariage venait d’être annoncé pour le 22 juin… Les tourtereaux s’étaient rencontrés par hasard : pour financer l’extension de sa prestigieuse distillerie Lagabhain, qu’elle dirigeait depuis six ans sur l’île d’Islay, Miss McGillis était venue solliciter un prêt auprès du séduisant banquier. Et là, le coup de foudre avait été réciproque. Au terme de ce premier rendez-vous, Bruce avait accordé à Rhoda non seulement son prêt, mais aussi son cœur. D’ailleurs, durant tout le déjeuner, Sweeney n’avait pas cessé d’observer les nombreux témoignages de complicité que se manifestaient Rhoda et Bruce. Oui, à n’en pas douter, ces deux-là étaient faits l’un pour l’autre.

– Et toi, Bruce ? demanda Rhoda. Un peu de crème pour finir ton gâteau ?

– Non merci, ma chérie. Je termine ma part, j’avale mon café et je pars pour l’aérodrome de Port Ellen. Mon avion décolle dans deux heures à peine… Il faut que je sois à Glasgow ce soir. Tu sais, je dois préparer cet important rendez-vous avec le groupe d’investisseurs des Émirats. Je les reçois demain matin dans mon bureau.

– Oui. Bien sûr, rétorqua Rhoda avec une moue de dépit.

– Tu habites toujours en ville ? demanda Sweeney à son ami. Pas sur Islay ?

Rhoda répondit à la place de son fiancé :

– Bruce me rejoint tous les week-ends, ici à la maison, et moi, dès que j’en ai l’occasion, je lui rends visite à Glasgow durant la semaine.

– De toute façon, compléta Bruce en souriant, nous nous sommes dit que tant que nous n’étions pas mariés, mieux valait ne pas heurter les bonnes mœurs !

Rhoda lui rendit son sourire, puis leurs deux mains se rejoignirent tendrement au milieu de la table. Dans leur étreinte, l’inspecteur crut deviner les entorses aux fameuses « bonnes mœurs » que Bruce venait pourtant d’évoquer.

Au même instant, une jeune femme d’origine africaine surgit dans la pièce, pour emporter un plat et débarrasser quelques couverts.

– Merci Jenna, lui dit Rhoda. Le gâteau était absolument délicieux.

– Idem pour le veau aux petits pois, renchérit Bruce. J’ai adoré.

– Heureux que ça vous ait plu, leur sourit la belle Jenna, avant de disparaître en direction du couloir.

– C’est une excellente cuisinière, apprécia Sweeney à son tour.

– Nous nous connaissons depuis longtemps, déclara Rhoda. Jenna était la fille de notre majordome, au Zimbabwe. Petites, nous jouions ensemble… Lorsque j’ai pris la direction de la distillerie familiale, j’ai appelé Jenna pour lui annoncer la nouvelle. De son côté, elle m’a appris qu’elle recherchait un emploi. Alors je lui ai proposé de me rejoindre ici, sur Islay, et elle a tout de suite accepté… Jenna n’est pas une employée, c’est une amie. Oui, presque un membre de la famille, conclut la jeune femme.

– Dis ma chérie, intervint Bruce. Tu ne crois pas qu’il est temps de poser la question à Archie ?

– Quoi, quelle question ? sursauta le policier.

– Tu as raison, acquiesça Rhoda dans un sourire timide.

Un peu inquiet, Sweeney contempla ses deux hôtes tour à tour.

C’est Bruce qui reprit la parole :

– Oui Archie, voilà… Comme nous te l’avons appris tout à l’heure, nous avons décidé de nous marier le 22 juin prochain à Gretna Green, le village des amoureux.

– Gretna Green, c’est vrai ? demanda le policier. En effet, c’est très romantique.

– Nous en avons eu l’idée ensemble, précisa Bruce, radieux. Nous prêterons serment dans la célèbre forge, et c’est même un anvil priest2 qui nous unira !

Rhoda enchaîna :

– Il nous faut deux témoins. Mon oncle Daniel sera le mien, et…

– Et je voulais te demander, reprit Bruce en s’adressant à Archibald, si tu acceptais d’être le mien ?

Surpris, Sweeney dévisagea son ami d’enfance. Puis il finit par rétorquer :

– Ton… Ton témoin de mariage, c’est bien ça ?

Le sourire lumineux de Bruce suffit à lui répondre.

Great Scott ! Alors ça ! s’étonna l’inspecteur. Si je m’attendais… Eh bien, je ne suis pas près d’oublier ma première visite sur Islay !

Sweeney saisit son verre, où traînait un fond de vin rouge, et il le leva à l’intention de ses amis en déclarant :

– Rhoda, Bruce… Je suis votre homme ! Sláinte3 ! et Archie vida son verre d’un trait.

Le moment d’étonnement passé, Sweeney ajouta :

– Bien… Tu parles d’une surprise… Le 22 juin, c’est ça ? De mémoire, je n’ai rien de particulier ce week-end-là. Je vérifierai bien sûr, mais je pense que vous pouvez compter sur moi.

– Ilona et ta tante sont aussi les bienvenues, l’assura Bruce. Volontairement, je ne leur avais pas encore envoyé d’invitation officielle, afin de te ménager la surprise.

– Merci Bruce, elles seront ravies. Nous serons tous là avec joie. Tante Midge sera très heureuse de te revoir.

– Et moi de faire leur connaissance, sourit Rhoda.

– Vous me faites honneur, leur assura l’inspecteur, visiblement ému.

En effet, en l’espace de quelques secondes, Archibald venait de prendre conscience de la nature de l’engagement que le couple s’apprêtait à sceller. Instinctivement, il s’imagina qu’il ferait bientôt de même avec Ilona, sa compagne, et à l’idée de lui demander sa main, un étrange frisson lui parcourut le bas du dos. Pour la première fois, il eut la sensation de mesurer la force des liens du mariage, et ce qu’ils impliquaient. Un sentiment qui lui était encore inconnu quelques instants plus tôt…

Alors que Sweeney s’efforçait de reprendre ses esprits, il vit tout à coup la mine de Bruce s’assombrir. D’un air plus sérieux, ce dernier lui dit :

– Je serai heureux de t’avoir comme témoin, Archie, mais peut-être plus encore comme garde du corps.

– Comment ? s’étonna son ami. De quoi parles-tu ?

Indécis, et ne comprenant toujours pas si Bruce lui faisait une blague, le policier observa le visage meurtri de Rhoda. À son tour, celle-ci se renferma et, dans ses beaux yeux, Sweeney crut discerner de la peur.

– Que se passe-t-il ? Vous pouvez m’expliquer ? réclama l’enquêteur.

Bruce reprit :

– Voilà… Depuis la publication des bans en février, il y a deux mois, nous n’arrêtons plus de recevoir des menaces de mort. En moyenne deux ou trois par semaine, précisa-t-il encore.

– Sous quelle forme ?

– Au début, nous avons reçu des lettres. Rhoda la première, puis moi aussi… Toujours anonymes. Jamais écrites à la main… On peut identifier deux imprimantes je crois, mais ça ne veut rien dire.

– A priori non, en effet, apprécia l’enquêteur.

– Mais ce n’est pas tout, enchaîna Bruce : le mois dernier, des appels téléphoniques, courts et violents, ont commencé. Au travail, ou ici à la maison, mais jamais sur nos portables respectifs. Ils ne doivent pas connaître nos numéros.

– « Ils », releva Sweeney. Pourquoi dis-tu « ils » ?

Rhoda répondit :

– Il s’agit des voix de deux personnes distinctes, un homme et une femme, plutôt jeunes apparemment. C’est violent, conclut la fiancée de Bruce, choquée.

– Et depuis la parution, le mois dernier, d’un article dans la presse people nationale – au sujet de notre mariage, indiqua Bruce –, ça s’est encore amplifié.

– Oui, l’approuva Rhoda. Bruce et moi avons reçu plusieurs colis. La première fois, j’ai découvert un oiseau mort : une corneille, clouée sur une planche. C’était écœurant.

– Et moi j’ai eu droit à une cartouche de fusil, puis à un cercueil. Des clous ensuite pour Rhoda, etc. Bref, un vrai bonheur ! ironisa le banquier.

– D’où proviennent ces lettres et ces colis ? demanda Sweeney.

– D’Écosse, mais aussi d’Angleterre, répondit Rhoda. Nous sommes à bout.

À présent, je comprends mieux pourquoi tous les deux m’ont invité à déjeuner, réfléchit l’inspecteur. Peut-être ont-ils plus besoin du policier que du témoin, se dit-il enfin.

– J’imagine que vous en avez parlé à mes collègues, n’est-ce pas ?

– Bien sûr, lui confirma Bruce. Je me suis rendu au poste principal de la police à Glasgow. Mais, comme je le craignais, ils n’ont pas vraiment réagi. Le jeune inspecteur qui m’a reçu m’a expliqué qu’il devait s’agir de gens jaloux, sûrement des envieux, mais que tout ça n’allait pas plus loin. Ils ne pouvaient rien faire en l’état… L’officier s’est contenté de noter les numéros de téléphone que nous avions relevés et, deux jours plus tard, il m’a indiqué que les appels provenaient de cabines publiques toutes différentes. Impossible d’identifier les gens qui nous menaçaient… Il a pris ma plainte et, depuis, je n’ai plus de nouvelles, regretta Bruce.

– Ça ne m’étonne pas plus que ça, commenta Sweeney, fataliste. Nous sommes tous débordés.

Désabusée, Rhoda ajouta :

– On ne leur a même pas parlé des paquets que nous avons reçus ces deux dernières semaines. D’autant plus que nous n’avons toujours aucune idée de qui nous tourmente. C’est un mystère… Non, je crois que les démarches auprès de la police ne servent à rien, soupira-t-elle.

L’inspecteur sentit que tous les deux étaient profondément inquiets et que, peut-être, plus la date du mariage approchait, et plus leur inquiétude grandissait. Au même moment, à travers la fenêtre de la salle à manger idéalement ouverte sur la distillerie de Rhoda, ainsi que sur l’océan, Sweeney vit se profiler un chapelet de cumulus chargés de pluie. L’inspecteur ne put s’empêcher de songer : J’ai l’impression que les nuages qui menacent l’île d’Islay sont semblables à ceux qui planent au-dessus de leur bonheur.

Imitant son ami, Bruce détourna lui aussi le regard vers la mer. Puis il consulta sa montre et déclara :

– Ma chérie, il faut que je me sauve. Je te laisse en bonne compagnie, avec Archie… Tu prends le ferry ce soir ? demanda-t-il à son ami.

– Oui, j’embarque vers dix-neuf heures à Port Askaig, de l’autre côté de l’île.

– Compte une bonne trentaine de minutes pour t’y rendre, le renseigna Bruce.

– D’ici-là, nous aurons le temps de faire plus ample connaissance, sourit sa fiancée.

– Oui. Rhoda m’a parlé du « programme spécial » qu’elle t’a prévu cet après-midi.

– Vraiment ? s’étonna son ami.

Bruce Fowler se leva et contourna la table pour aller embrasser sa fiancée.

– À mercredi, ma chérie.

– À mercredi, mon amour. Sois prudent sur la route.

– À bientôt, Archie. Merci d’avoir accepté d’être mon témoin ! et Bruce, après leur avoir adressé un dernier signe de la main, quitta la pièce.

Sweeney l’entendit encore qui saluait Jenna en partant puis, quelques instants plus tard, le moteur de sa voiture de location démarrait.

Rhoda se tourna de nouveau vers l’inspecteur, lui dévoilant l’autre partie de son visage. D’un coup, Sweeney eut l’impression que la jeune femme changeait d’expression, comme si son visage, coupé en deux, était capable d’être à la fois celui du clown triste et celui de l’auguste. C’est fascinant, réfléchit son hôte. En fonction du profil que l’on observe, on peut contempler deux femmes distinctes. Et je parierais que Rhoda sait jouer des émotions qu’elle produit sur ses interlocuteurs. Fascinant… se répéta-t-il.

Soudain plus gaie, Rhoda lui annonça :

– Bien, Archibald. Nous avons encore un peu de temps avant votre départ…

– Et l’arrivée de la pluie, intervint-il en désignant la fenêtre du menton.

– Tout d’abord, j’aimerais vous montrer mes deux juments. C’est ma passion… Dans les collines d’Islay, sur la lande ou sur la plage, c’est un vrai bonheur que de galoper sur cette île.

– Je m’en doute. Les paysages que j’ai découverts ce matin, à l’aller, sont très particuliers.

– Islay est vraiment une île à part. Et pas seulement pour ses whiskies ! plaisanta Rhoda. Avant de reprendre :

– Ensuite, que diriez-vous d’une visite guidée de la distillerie ?

– La vôtre ? C’est bien celle qui se trouve juste de l’autre côté de la route ? Je me suis garé sur le grand parking.

– Oui, en effet.

– Ah oui, passionnant ! s’enthousiasma Sweeney. Puis il demanda :

– C’est ouvert le dimanche ?

– La distillerie ne s’arrête jamais. Quinze jours en hiver, mais pas plus. Archie, c’est moi qui vous ferai la visite. Et qui sait, peut-être se conclura-t-elle par une dégustation ?

– Great Scott, génial ! jubila son invité. D’autant plus que, je dois vous l’avouer, je n’ai encore jamais goûté votre Lagabhain.

Rhoda fit mine de s’offusquer :

– Quoi ? Le meilleur tourbé d’Islay ?

– Second aveu, continua de plaisanter Sweeney : jusqu’à présent, mon préféré est même celui de votre plus proche voisin, à moins de trois cent mètres : Ardbeg !

– Vous n’êtes plus mon témoin de mariage ! se moqua Rhoda.

– Il ne tient qu’à vous de me faire changer d’avis.

– Un défi ? lui sourit-elle. Voilà qui va donner du sel à cette visite… Bien, dit Miss McGillis en se levant et en lissant sa jupe. Nous y allons ?

– Je vous suis ! clama l’inspecteur.

Ce dernier repoussa sa chaise, ramassa son club de golf et, sand wedge sur l’épaule, il accompagna la fiancée de Bruce vers l’escalier.

1. Dieu romain à deux têtes, Janus est le dieu des commencements et des fins, avec une face tournée vers l’avenir et l’autre vers le passé.

2. Gretna Green est l’un des lieux les plus populaires pour se marier. Il s’y célèbre en effet quelque cinq mille mariages par an. La réputation de Gretna Green a commencé le 25 mars 1754, lorsqu’est entré en vigueur le Lord Hardwicke’s Marriage Act, la loi sur le mariage que le Parlement britannique venait de voter, aux termes de laquelle si l’un des futurs époux n’avait pas au minimum vingt-et-un ans, il ou elle devait alors obtenir le consentement de ses parents. Cette loi ne s’appliquait pas à l’Écosse, où il était possible de se marier dès quatorze ans pour les garçons, dès douze ans pour les filles, avec ou sans consentement des parents. De nombreux jeunes candidats au mariage ont alors fui l’Angleterre. Le premier village écossais sur leur route étant Gretna Green, la vieille échoppe du forgeron (Old Blacksmith’s shop), construite aux alentours de 1712, et l’échoppe du forgeron de Gretna Hall (1710) devinrent alors l’épicentre de l’activité du mariage sans consentement des parents. Le forgeron local et son enclume sont ainsi devenus les symboles des mariages de Gretna Green. La loi écossaise autorisait en effet les mariages « irréguliers », permettant à pratiquement tout le monde de célébrer la cérémonie, à condition qu’une déclaration soit faite devant deux témoins. C’est ainsi que les forgerons de Gretna Green furent surnommés les « prêtres de l’enclume » (anvil priests).

3. Expression traditionnellement employée en Écosse pour porter un toast.

Quand le tourbé se trouble…

Dimanche 28 avril, milieu d’après-midi – Distillerie Lagabhain

Deux pas derrière Rhoda McGillis, club de golf sur l’épaule, Sweeney descendait les marches de granit qui donnaient accès à la cour centrale de la distillerie. Sur leur droite, Rhoda et son hôte venaient de dépasser un gigantesque alambic en cuivre, qui dominait l’ensemble du site. De part et d’autre d’une place pavée, où chaque moellon était entouré d’une herbe rase, se dressaient deux grands bâtiments de pierre blancs, rectangulaires et parallèles. Chacun d’eux était surmonté par un large toit d’ardoises noires, mais celui de gauche se distinguait par deux superbes tourelles en forme de pagodes, qui faisaient souvent le charme des distilleries écossaises. Enfin, comme si ces édifices n’étaient là que pour dessiner une perspective, la cour s’ouvrait directement sur l’Atlantique… Cet après-midi-là, l’océan était fouetté par un vent qui arrachait à sa surface une écume bleuâtre. En mousse légère, celle-ci venait recouvrir les roches massives et sombres qui bordaient l’île d’Islay. Soufflant depuis la droite, la brise marine apportait avec elle une odeur d’iode et de tourbe mêlées, à peine diluée par le taux d’humidité qui précédait les premiers nuages.

Sweeney eut l’impression que tous ses sens étaient sollicités : Le bruit de la mer, un étonnant grain de lumière jaune qui baigne le paysage, la fraîcheur des embruns sur ma peau, mille senteurs provenant à la fois de l’océan et de la terre, puis qui se rejoignent ici-même… Islay n’est décidément pas une île comme les autres. Sur ses côtes, c’est comme si l’ensemble de nos sens atteignaient leur plénitude simultanément, songea-t-il, presque bouleversé. Avant d’envisager : Et si, précisément, c’était cette extraordinaire alchimie qui faisait la force des whiskies tourbés d’Islay, en les imprégnant jusqu’au cœur ? Je ne serais pas surpris… On dit que lors de son vieillissement, près de trente pour cent du volume d’alcool s’évaporent des fûts – la fameuse « part des anges » – pour être remplacés par l’air ambiant. Si c’est le cas, celui qui flotte sur Lagabhain est juste exceptionnel. Quelle découverte ! s’enthousiasma-t-il en fin connaisseur.

La voix de Rhoda le fit sursauter :

– Le crachin arrive ! Allons nous mettre à l’abri !

– Vos deux juments sont vraiment superbes, la félicita Sweeney, alors qu’ils rejoignaient la cour.

– Merci, je prends toujours bien soin d’elles. Avec Bruce, ce sont mes deux autres amours ! lui sourit-elle.

Puis la jeune femme stoppa brièvement, réfléchissant à voix haute :

– Les bureaux sont allumés à droite, mais la boutique aussi, de l’autre côté… Inspecteur, nous allons commencer par la visite de la distillerie. Ensuite, nous irons voir dans les bureaux si mon oncle Daniel est là.

– Un dimanche ? Il n’est pas marié ?

– Si, mais avec la distillerie ! plaisanta Rhoda. Et ce mariage d’amour dure depuis bientôt trente ans… Non, plus sérieusement, reprit-elle, je crois que Daniel est incapable de passer plus d’une journée loin de l’entreprise. Avant mon retour, il y a six ans, c’est encore lui qui habitait la maison.

– La vôtre, celle où nous avons déjeuné ?

– Oui, en effet. Peu de temps avant que je ne revienne m’installer, Daniel a acheté un joli cottage à Bowmore, la principale ville d’Islay. C’est à quinze minutes à peine. La distance qui le sépare de Lagabhain doit lui paraître tout juste supportable ! plaisanta-t-elle encore.

– Je vois. Une vraie passion.

– On entre ? proposa Rhoda.

Quelques instants plus tard, l’inspecteur pénétra dans le bâtiment couronné de pagodes dans le sillage de Miss McGillis. Le hall était surmonté par un escalier de bois sombre qui donnait accès à des bureaux. Sur la gauche, on entrait directement dans un bar chaleureux, agrémenté d’une douzaine de tables ainsi que d’un large comptoir, et fermé à son extrémité par un grand panneau métallique qui encadrait une intrigante porte en acier. Sur la droite, on devinait l’accès à une vaste boutique où, tout autour des bouteilles de whisky Lagabhain, on découvrait une série de produits dérivés : polos, casquettes, vestes ou parapluies, mêlés aux souvenirs de l’île d’Islay.

– Venez, lui dit Rhoda, et elle le précéda dans la boutique.

En entrant, Sweeney aperçut sur la droite un homme de grande taille vêtu d’un costume, qui leur tournait le dos. Occupé à ranger des bouteilles dans une vitrine qui, probablement, avait souffert du passage des derniers visiteurs, il n’avait pas entendu arriver sa nièce et son nouvel ami.

La jeune femme lui lança :

– Bonjour mon oncle, vous allez bien ?

Faisant mine de ne pas être surpris, l’homme se retourna avec lenteur. Sweeney découvrit alors le frère cadet du père de Rhoda. Âgé d’une petite cinquantaine, Daniel McGillis portait un complet bleu sombre assorti à une cravate aux couleurs de Lagabhain, sur une chemise d’un bleu plus clair. À sa boutonnière, un œillet rose lui conférait une allure de dandy que ne démentait pas l’expression de son visage, rasé de près, anguleux, à l’expression maîtrisée, et au nez vigoureux surmonté d’une grosse paire de lunettes d’écaille. Ses yeux gris vert, peu mobiles, étaient rehaussés par une belle chevelure poivre et sel, étonnamment abondante pour un homme de son âge.

Après l’avoir embrassé, Rhoda lui présenta son invité :

– Voici l’inspecteur Sweeney, mon oncle. Archibald vient d’accepter d’être notre témoin de mariage ! lui apprit-elle, radieuse.

– Bonjour. Enchanté, lui dit le policier, et il lui tendit la main.

Avant de serrer les doigts fins et laiteux que lui présentait le nouveau venu, David McGillis l’observa brièvement. Il s’étonna : Lui, un inspecteur ? Avec ses brodequins usés, son pantalon informe, son pull défraîchi et cette drôle de canne de golf sur le bras, non vraiment ! Et puis cette barbe rousse mal taillée, franchement… Décidément, il ne ressemble à rien ce drôle d’oiseau ! conclut-il.

– Hem… Bonjour, monsieur. Très honoré… Sweeney ? Votre nom me dit quelque chose.

– Oui, mon oncle. Archie a résolu des affaires très célèbres. Tu te souviens, c’est lui qui avait…

– Merci Rhoda, merci, la coupa le policier. Ne déroulez pas tout mon CV, sinon j’aurai le sentiment de faire beaucoup plus vieux que mon âge !

– D’accord, lui sourit-elle, élargissant d’un coup sa terrible cicatrice.

– Bruce n’est pas là ? lui demanda son oncle.

– Non, il a pris l’avion pour Glasgow tout à l’heure. Un rendez-vous important demain matin. J’irai le voir mercredi, je pense… Mon oncle, enchaîna-t-elle, j’ai vu que les nouveaux fûts, ceux qui ont été déposés hier matin derrière le bâtiment, n’avaient toujours pas été mis à l’abri. C’est normal ?

– Oui, Rhoda. C’est moi qui ai dit aux gars de les laisser dehors toute la semaine, avant de les rentrer… Il devrait pleuvoir. Ça leur fera du bien d’être baptisés par l’eau de pluie d’Islay. Un supplément d’iode ne leur fera aucun mal.

– J’oubliais votre perfectionnisme, mon oncle. Mais je ne suis pas certaine que ça joue beaucoup dans le processus.

– Moi j’y crois, lui opposa-t-il. Le diable est dans les détails, Rhoda. Et ce sont toutes ces petites attentions qui font notre différence avec la concurrence… Le diable est dans les détails, répéta-t-il calmement.

– Bien. Je vous fais confiance, mon oncle. L’expérience est de votre côté… Au fait, est-ce que ce sont les fûts de Bordeaux ?

– Non, c’est le lot qui vient du Portugal. Les français arrivent dans quinze jours.

– D’accord, nota sa nièce.

Attentif à leur échange, Sweeney décida d’intervenir :

– Hem, pardon… Mister McGillis, je suis indiscret – déformation professionnelle, sourit-il, mais pourquoi est-ce Rhoda qui dirige la distillerie, et pas vous ?

– Vous n’êtes pas indiscret, le rassura le flegmatique Daniel McGillis. Il ajouta :

– Rhoda est en effet la propriétaire de Lagabhain, et moi je n’en suis que le gérant. En septembre, cela fera même trente ans que j’occupe ce poste.

– Oui, il faudra qu’on fête ça, promit sa nièce.

– Pardon, mais je ne comprends toujours pas… insista le policier.

– Je vous explique, répondit l’oncle de Rhoda. Je ne suis que le frère cadet de Philipp. Depuis l’incendie de 1881, et la malédiction des cadets de la famille, je ne peux pas être le propriétaire.

– Hein ? lâcha Sweeney, surpris.

– Cette année-là, poursuivit Daniel, mon ancêtre Adam McGillis, accompagné de son fils aîné Thomas, partit en carriole pour Port Ellen. Six fûts à livrer sur un navire en partance… Pendant son absence, Adam confia la surveillance de l’alambic à son fils cadet, John McGillis. Malheureusement, on raconte que John profita de cette occasion pour inviter à le rejoindre une fille du village dont il était amoureux. Pendant leurs ébats, une lampe à pétrole se serait accidentellement renversée dans la paille et, en quelques instants, l’incendie se serait étendu à tout le bâtiment… Au retour d’Adam et de Thomas, il ne restait plus rien du hangar et des dépendances, là où nous nous trouvons actuellement. Lagabhain, qui ne s’appelait pas encore Lagabhain, était parti en fumée !

– Ah mince, laissa échapper Sweeney.

Daniel continua :

– Fou de colère, mon ancêtre fit aussitôt modifier son testament : non seulement il déshérita son fils cadet John, mais il y ajouta une clause étonnante, qui spécifiait que plus jamais un cadet McGillis ne pourrait hériter de la distillerie.

– Great Scott ! On était plutôt rancunier au XIXème siècle !

– Vous pouvez le dire, l’approuva son hôte. Parce qu’ensuite, autant par tradition que par superstition, les aînés McGillis ont continué de ne léguer Lagabhain qu’à leur propre fils ou fille aînés. Et depuis, la distillerie n’a plus jamais pris feu ! ironisa Daniel.

– Quelle histoire… soupira Sweeney, amusé. Avant de reprendre :

– Et donc, dans votre cas, c’est…

– C’est mon père qui a hérité de la distillerie, le devança Rhoda. Il y a tout juste trente ans.

– Exactement, confirma Daniel. Mais voilà, Philipp n’avait pas achevé ses études à Oxford. Sur un coup de tête, il a quitté l’Angleterre et il s’est envolé pour l’Afrique du Sud. Là-bas, il a fini par s’installer au Zimbabwe, pour ne plus jamais revenir.

– Il y a rencontré ma mère, poursuivit Rhoda. Il l’a épousée, et lorsque mon grand-père est mort, et que papa a hérité de Lagabhain, il n’a pas souhaité rentrer en Écosse.

– C’est bien ça, dit Daniel. Je n’avais que vingt-deux ans à cette époque… Philipp m’a téléphoné. Il m’a confirmé que, même s’il était le propriétaire de la distillerie, il n’avait aucune envie de s’y investir. Alors, comme il lui était impossible de me la léguer, il m’a demandé si je voulais bien en devenir le gérant. Sans hésiter, j’ai accepté… Les dix premières années, Philipp n’est revenu que trois ou quatre fois d’Afrique, pour signer des papiers importants. Pour le reste, j’avais sa délégation en qualité de fondé de pouvoir. Il me laissait tout faire. C’est moi qui décidais de tout.

Rhoda expliqua :

– Ensuite, lorsque papa et maman sont décédés, je n’avais encore que douze ans, et ma sœur dix.

– Vous avez une sœur ? demanda le policier.

– Oui. Wanda, elle habite Liverpool. On ne s’entend pas très bien.

– Vous avez même coupé les ponts, précisa Daniel.

– Deux ans seulement nous séparent, mais nous sommes très différentes, reconnut Rhoda, les yeux dans le vide… Bien, où en étais-je ? s’agaça-t-elle, avant de rejeter sa belle chevelure en arrière. Ah oui, je vous disais : à douze ans, impossible de prendre la tête d’une entreprise. Avec Wanda, l’année après l’accident, on nous a envoyées en Suisse pour poursuivre notre scolarité, puis faire nos études. J’étais complètement perdue au départ… Afin de préparer mon avenir à la tête de Lagabhain, j’ai décidé de suivre le cursus d’une grande école de commerce. Enfin, diplôme en poche, j’ai pu venir prendre ma place ici, sur Islay.

– Dites, intervint Sweeney en s’adressant à l’oncle de Rhoda, si cela faisait plus de vingt ans que vous dirigiez Lagabhain, le retour de votre nièce n’a pas dû vous faire plaisir.

L’air franc, McGillis répondit sans détour :

– Pour être tout à fait honnête, et Rhoda le sait, je n’étais pas pressé de voir revenir cette toute jeune femme que je connaissais à peine. Je n’avais aucune idée de ce dont elle était capable, et de comment nous parviendrions à travailler ensemble.

– Les premiers mois, ça n’a pas toujours été facile. Hein, mon oncle ? et Rhoda lui adressa un sourire complice.