Crime à Biscarrosse - Rémy Lasource - E-Book

Crime à Biscarrosse E-Book

Rémy Lasource

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Beschreibung

Témoin d’un accident de la route qui pourrait être un contrat passé pour éliminer un homme clef, le détective Arnaud accepte d’enquêter. Son employeur, un gitan fiché au grand banditisme, lui promet l’accès aux fichiers secrets de la victime, un faussaire pour de grands criminels. Un sujet qui passionne deux journalistes qui suivent l’enquêteur à la trace, l’obligeant à contenir ses excès. Mais quand un ado souffre de chantage, Arnaud renoue avec ses pratiques musclées en devant tenir compte des reporters. Le détective, à qui une tireuse de cartes vient d’annoncer la mort prochaine, traque le commanditaire de l’assassinat, quitte à s’associer avec les journalistes. Mais bientôt pris en étau entre des Tziganes cruels, des bandits recherchés et un espion russe, Arnaud compte sur des femmes mediums, pour le protéger de cette funeste prédiction.



À PROPOS DE L'AUTEUR

Commandant de police, dans l’investigation depuis 20 ans, Rémy Lasource (pseudonyme d’auteur) est un policier plusieurs fois décoré. Auteur d’une vingtaine de livres, et reconnu pour son style nerveux, poétique et violent, son roman noir "du crépitement sous les néons" a été adapté au cinéma. Son univers s’étend des polars à la littérature fantastique. Il vit à Saint-Martin-le-Vieux (87).

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Couverture

Page de titre

Rémy Lasource

Crime à Biscarrosse

Macabre flamenco

Copyright

© – 2024 – 79260 La Crèche

Tous droits réservés pour tous pays

Dédicace

Pour Nadège

Ulysse et Armand

Crime à Biscarosse - Macabre flamenco

Le camion freine brutalement, avant de sursauter légèrement et de se mettre à l’arrêt dans un cri de freins pneumatiques. Le coup de volant donné au dernier moment pour tenter d’éviter un obstacle laisse le véhicule en pleine voie. Aussitôt, les feux de détresse apparaissent comme les yeux oscillants d’un monstre de métal, ou d’un pachyderme qui va me mettre en retard. En arrivant derrière, je reste à distance, avant d’écraser le bouton « warnings » de ma voiture dans un geste de mauvaise humeur. Sur cette petite route de campagne, hors saison, il y a peu de passage.

La porte du poids lourd s’ouvre côté conducteur, et un homme en jogging affublé d’un débardeur descend, affolé, pour regarder sous ses roues. Des poils d’épaules hirsutes sortent des bretelles de son maillot de corps et lui donnent un air d’ours ou de hérisson géant. Il sort son smartphone et compose un numéro, puis me remarque quand je sors lui apporter assistance, alors il me fait de grands signes. En prenant garde à la circulation, je déplie mon triangle signalétique rouge en aval, pour l’instant nous sommes seuls sur cette route désertique, et je trotte jusqu’au camion où, une fois proche des roues, je remarque un vélo tordu sous le châssis.

Le chauffeur a un gros accent de l’Est au téléphone, il parle un français rudimentaire passé au hachoir du phrasé cyrillique. L’opérateur radio lui demande des précisions sur le lieu et je propose de prendre le relais. On est au début du lac de Biscarrosse, à l’idylle plage, en pleine descente, là où la piste cyclable offre un embranchement au niveau du passage pour piétons pour rejoindre le port. À mon avis, le vélo a dû arriver trop vite dans la pente et sortir au dernier moment sur les clous sans prendre garde à la circulation, ce qui est souvent le cas ici, mais je n’ai rien vu. Quand je raccroche avec les secours, je rends son téléphone à l’homme aux poils de hérisson.

— Bonjour, je m’appelle Einar, me dit-il avec une angoisse dans sa voix grave.

— Enchanté, je suis Arnaud.

Je serre sa main velue qui prend soin de ne pas écraser la mienne.

Le chauffeur prend des photos de son camion pour les preuves de l’accident, et me fait comprendre qu’il va bouger légèrement son engin, pour qu’on accède au blessé. L’homme ours bouge précautionneusement son monstre, la tête sortie par la fenêtre, à l’affût de mes injonctions. Il est livide, visiblement remué par l’accident, mais il garde le contrôle de ses émotions.

Alors on le voit. Le cycliste. Comme un pantin désarticulé. Son pouls est faible contre mes doigts. Son dos a été écorché, retroussé par le pare-chocs du camion, et j’ignore si on peut bouger le corps ou non. De mémoire, je sais qu’il y a des précautions à prendre avant de déplacer quelqu’un dès lors qu’on a des doutes sur les lésions infligées à la colonne vertébrale. Et elle m’a l’air bien tordue. Le tibia est cassé, un morceau d’os est sorti de la peau, juste sous le genou. L’opérateur radio est toujours en communication, et je lui relate ce qu’on va essayer de faire le temps d’analyser ce que l’on voit. Une épaule est retournée dans un sens pas naturel, et la joue gauche est comme une orange épluchée, dénudant l’os de la mâchoire. Je suis peu optimiste quant aux chances de survie. Une odeur de sang métallique refroidit dans l’air.

La victime est inconsciente, c’est un homme d’une trentaine d’années, et son rythme cardiaque est très bas. Il n’y a pas grand-chose que je puisse faire en réalité. Le chauffeur s’est mis en milieu de voie pour prévenir tout nouvel arrivant, et éviter un suraccident. Déjà, le pouls disparaît au bout de mes doigts. Je pose le smartphone en position haut-parleur, et j’entreprends un massage cardiaque, j’appuie en soufflant, pesant de tout mon poids sur mes paumes, épaules verrouillées et bras tendus, en rythme, sans cesser, tant que je tiens le souffle. Mais la cage thoracique de la victime est comme un jouet Lego qui se désassemble dans un horrible craquement. J’ai peur de faire pire en soignant, et je m’assois, désolé, en relatant à l’opérateur qui me demande d’attendre l’arrivée des secours. L’attente commence. Il me semble sentir un pouls à nouveau, parfois mais c’est irrégulier, je n’en suis pas sûr, peut-être que mon massage ne s’est pas révélé vain, finalement. Avec une couverture prise dans le camion, nous recouvrons le cycliste pour conserver sa chaleur corporelle. Que faire d’autre ?

Le conducteur appelle une personne qui doit être son patron, et parle dans une langue que je ne connais pas. Je note juste que la remorque est immatriculée en Russie. Devant nous, le lac étale un miroir bleu, reflétant le firmament entre de hauts pins penchés, la vue est magnifique, et c’est un bel endroit où mourir, me dis-je. Quand les sirènes hurlent et que des lumières bleues tournent affolées au loin en se reflétant sous la canopée, je souffle un peu, et réalise que je suis terriblement en manque de caféine. Le chauffeur nous sort justement un thermos et des gobelets, puis il s’allume une cigarette avec une main rendue tremblante par l’émotion.

Une voiture siglée au logo du journal Sud-Ouest se gare près de nous. Un homme descend du côté passager pour faire des photos de la scène en évitant de photographier le corps, bien avant qu’une conductrice nonchalante sorte du véhicule en prenant soin de mettre ses lunettes de soleil. Manquait plus que ça, des journaleux.

De mon côté, je guette des pulsations cardiaques fragiles et irrégulières qui ont l’air de vouloir s’éteindre. Les secouristes accourent du véhicule des pompiers pour nous relever dans notre mission, l'un d’eux me demande un compte rendu. Le temps de leur expliquer synthétiquement ce que nous avons constaté et entrepris, en rappelant qu’en l’absence de pouls j’ai massé le cœur avant de m’arrêter quand j’ai compris que je finissais de casser des côtes déjà brisées. Ensuite, il m’a semblé sentir à nouveau un pouls, et je me sens un peu nul en expliquant ça.

La gendarmerie arrive dans le même temps. Les secouristes s’affairent autour du corps. Le major Vincent Loubi approche, son pistolet harnaché à la cuisse, et on se serre la main comme de vieux amis qu’on est. Puis il s’approche du chauffeur à l’accent russe et commence son enquête.

Les journaleux qui attendaient que je sois disponible m’encerclent avec tact, sans agressivité, et me voilà pris dans leur étau. Ils passaient par là, apparemment, quand ils sont tombés sur l’accident. L’homme, un type vif au regard franc, a des yeux bleu foncé, couleur lagune océane, des cheveux tout blancs coupés court ; une armée de bracelets décore son poignet, il respire l’aventurier routard, le genre de beau gosse qui tombe les nanas avec ses histoires de voyage. Il me dévisage efficacement en s’effaçant derrière sa collègue qui fait les présentations, lui est le reporter Léo Scarpia et elle la journaliste Anne Braz, mais je n’écoute déjà plus, ou alors que distraitement, parce que les pompiers arrêtent le défibrillateur et que je sais ce que ça signifie. Vincent doit appeler SOS médecins pour faire constater le décès, le procureur ou le funérarium. Il y a toujours ce moment où on réalise qu’on y est, c’est la fin d’une vie, qu’après avoir essayé de sauver on a définitivement perdu, là le type est mort ; j’aurais aimé avoir réussi à lui offrir un sursis, quelques années de plus au moins, mais le verdict est tombé.

La journaleuse se replace juste devant moi, pour me rappeler poliment qu’elle voulait m’interroger. Elle retire ses lunettes afin de renouer un lien que j’ai boudé. D’un blond cendré, légèrement foncé, sa chevelure ondulée met en valeur des yeux clairs, au bleu presque gris, elle a un regard doux, mais j’ai été flic et sais depuis toujours que le diable a un visage d’ange et aussi sûrement qu’un avocat est l’ennemi héréditaire d’un enquêteur, il en est de même pour le journaliste, à moins que je ne sois devenu un paranoïaque dont les préjugés le font délirer dangereusement, au point de devenir un sale con ? Mais non, on me l’aurait dit si ça avait été le cas... Et l’autre, le reporter photographe qui me fixe sans bouger, comme un sniper ayant troqué son fusil contre un appareil photo. Est-ce que je ne ferais pas une petite crise de parano ?

— Monsieur, vous vous sentez bien ? me demande la jeune femme.

Quand le reporter pose sa main sur mon épaule pour me sortir de mes pensées, je sursaute, sans me rendre compte que j’étais en surtension, les mâchoires serrées.

— Vous êtes tout blanc, monsieur, recommence la journaleuse, vous voulez vous assoir ?

— Excusez-moi, allez-y.

Einar, le conducteur de poids lourd estonien a été entendu. Son souffle n’a révélé aucune alcoolémie, sa salive, aucune prise de stupéfiants. Il n’a pas cherché à fuir, il a même porté secours comme il a pu, et sa conduite a montré qu’il avait freiné brutalement, donc au dernier moment, confirmant la thèse que le vélo est apparu. Les traces de gomme laissées par les pneus sur le bitume le confirment. On a prélevé du sang au chauffeur avant de le relâcher avec l’accord du procureur. La victime a été déclarée morte sur place, avant d’être transportée. Pas de passage aux urgences, direct à la case morgue.

***

Vincent Loubi, le chef de la brigade de gendarmerie, m’auditionne comme témoin et premier intervenant. On boit un café en regardant par sa fenêtre. Il va se remettre à la pêche et me demande si je vais mieux depuis l’affaire des mutilations de chevaux, l’été dernier. Mon sourire lui apprend qu’il n’aura pas de réponse. Mais ce gendarme est aussi teigneux qu’il est fidèle en amitié. Il insiste pour me dire qu’une colère vit cachée en moi, que j’ai un complexe du sauveur dont je n’arrive pas à m’extirper, ce qui me pousse à foncer tête baissée, et toujours plus violemment. Il aimerait savoir pourquoi j’ai ce côté justicier. Même s’il connaît mon dossier d’ex-flic et la raison qui m’a poussé à abandonner la police au grade de capitaine pour vivre ici, comme serveur au salon de café de Claire, mon amie, il se montre toujours curieux sur mon passé en banlieue nord de Paris. Mais je me tais, la prudence m’a appris à ne pas trop en dire. La vue de son bureau donne sur les pins qui se détachent dans le ciel bleu, et je rêve.

— Quoi ? Un jour, hors service, tu manges dans un restau chinois, et un type armé qui voulait du liquide pour sa dope braque la caisse et là, tu interviens n’importe comment ? Alors le mec te tire dans le ventre et tu le tabasses, c’est ça ?

Vincent a l’œil qui s’allume. Je soupire, tant ce souvenir douloureux est mal rangé dans les oubliettes de ma mémoire.

— Un truc dans ce genre. J’en avais marre de tout ça, de la cité, des victimes qui se résignaient, de notre impuissance à rétablir un minimum de sécurité. Alors je suis intervenu sans réfléchir et j’ai perdu les pédales. Je pissais le sang, je croyais que j’allais crever, alors j’ai frappé ce minable aveuglément, avant de m’évanouir.

— Et les clients cherchaient à te raisonner mais étaient écœurés, c’est ça ?

— Oui. Je sentais mon sang pisser, et j’avais mal au poing tant je frappais fort, mais j’étais dans un effet tunnel. Je me rappelle avoir cogné comme un sourd.

— Au bout du compte, le braqueur a eu le visage tuméfié, il a même perdu un œil sous la violence de tes coups et déposé plainte contre toi, c’est ça ?

— Oui, puis j’ai été suspendu de la police le temps du procès, et j’ai rencontré Claire. Finalement la légitime défense a été établie, j’ai été blanchi, mais plus question de continuer ce métier. Je serais devenu un justicier violent.

— Eh bien, Dieu nous préserve de toute cette folie, ici au bord de l’océan.

— J’avais des pratiques musclées, mais adaptées au secteur là-haut, parce que c’était le Far West.

— Et c’est quand qu’est apparu ce chien démon ?

Vincent fait référence à Chamane, il sait qu’un étrange animal me suit parfois et il pense comme Claire qu’il s’agit d’un esprit. Si au début j’arrivais à cacher sa présence, ses nombreuses apparitions devant des témoins ou des mis en cause ont fini par alimenter cette légende. Mais j’ignore superbement mon ami, en goûtant mon troisième espresso, serré et mousseux, qui m’aide à chasser mes vieux souvenirs. Ma vie de flic me semble désormais lointaine et appartenir à un passé brumeux. Vincent connaît mon addiction pour le café, et il prend toujours soin de moi en veillant à ce que j’en ai, et ce même lorsqu’il m’a placé en garde à vue l’an passé, une attention dont je lui suis reconnaissant. On se serre la main chaleureusement.

Pour les vacances de Noël, Claire réfléchit à ouvrir son salon de café, pour faire un essai. D’habitude, elle ne l’ouvre que durant la saison estivale, mais elle veut répondre à une demande locale, pour redonner un peu de vie à la station, et comme nous n’avons pas prévu de bouger, la décision s’impose naturellement. En ouvrant la boutique, mes nombreux recueils de poésie sont déposés dans une corbeille sur le comptoir, entourés de guirlandes et de minuscules pommes de pin. Claire termine sa décoration dans la salle, ici et là. En regardant par la fenêtre, les rares passants sont des locaux, ou des retraités qui ont leurs habitudes, ici. À cette saison, la place George-Dufau semble endormie, ou apaisée, débarrassée de toute sa foule estivale.

J’aide toute la fin de la matinée Claire à préparer son commerce. Nous sautons la pause de midi pour bichonner la décoration. Dehors, le temps nous offre un beau ciel d’hiver sec, au bleu patiné, où traînent çà et là des écharpes de nuages en partance. En début d’après-midi, j’ai un coup de fil de Vincent. Il a l’air jovial au téléphone, mais je devine un coup fourré.

— Je t’ai trouvé des clients, le détective va pouvoir reprendre du service ! commence-t-il, hilare.

— Allons, j’entends le ton sarcastique de ta voix, tu sais ?

— Non, c’est sérieux !

— Vas-y.

— J’ai reçu la famille de l’accidenté de la route. Et ils sont persuadés qu’il s’agit d’un assassinat. Je leur ai bien expliqué la procédure, et que nous n’irions pas plus loin, en tout cas que la justice ne me donnerait pas plus de moyens pour creuser une thèse complotiste. Et tu sais quoi ?

— Tu leur as parlé de moi !

— Exactement !

— Tu me prends pour ton sous-traitant ? Ma licence de détective ne t’appartient pas.

— Je te trouve du boulot, et voilà comment tu remercies un ami ?

— On sait toi et moi que t’adores me menacer et me placer en garde à vue. Et je devine très bien ton air mesquin quand tu leur as parlé de moi.

— Mais je veille à remplir ton compte en banque. De toute façon je leur ai donné tes coordonnées !

— Comment est la famille ?

— Tu vas rire !

J’ai un tic nerveux que je n’arrive pas à réprimer au coin de la joue. Le gendarme soigne son annonce avec un ton de voix amusé :

— Ce sont des gitans versés dans tout un tas de trafics. À mon avis, une belle famille de voyous !

— Non, Vincent ! Tu veux que je bosse pour des délinquants ?

— Eux aussi ont droit à la justice, pas de discrimination, je t’en prie.

Il rit aux éclats.

— Vas-y, je t’écoute.

— On sait que l’accident ne donnera aucune piste criminelle, mais cette famille a des secrets inavouables, et certainement de nombreux ennemis. Les parents ont besoin de se rassurer, et il y a tellement de pistes à suivre que tu auras un travail rémunéré pour des mois. Tu vas pouvoir offrir une croisière à Claire.

— C’est là que je suis censé te dire merci ?

Il part d’un rire communicatif avant de lancer :

— Et tu ne connais pas la meilleure ?

— Non ? dis-je soudain tendu.

— Les journalistes, je les ai appâtés sur toi !

— Quoi ?

— Oui, je ne voulais plus les avoir sur le dos, alors j’ai passé à mon voisin.

— Qu’est-ce que tu leur as dit ?

Le silence se fait à l’autre bout du combiné, et mon ami devient soudain sérieux.

— Tout.

— C’est-à-dire ?

— Que t’allais être approché par la famille victime de l’accident qui suspecte un homicide, mais aussi que l’an passé, tu as résolu l’affaire du cavalier sanglant, et que les auteurs ont avoué en jurant que tu étais protégé par un esprit des dunes, un chien sorti de l’enfer.

— Non, mais tu es reparti dans tes délires et tu leur as dit tout ça ?

— Oui. En partie parce que tu as toujours refusé de m’en parler.

— Mais pourquoi ?

— Toi et moi connaissons tes excès violents. En tant qu’enquêteur, je suis contrôlé par les magistrats, par des avocats qui me collent aux basques, eh bien, toi, je me suis dit qu’avec tes pratiques de justicier, il te fallait un contre-pouvoir pour éviter que tu ne retombes dans tes mauvais penchants, un garde-fou. Et là, mon gars, avec un duo comme celui-ci, t’as intérêt à ne pas tomber dans ta violence pathologique.

Il a raison, même si je lui en veux de m’avoir joué ce mauvais tour. Je réfléchis un instant.

— Tu les sens comment, les deux journalistes ?

— Ils sont bons, je les crois honnêtes. On voit qu’ils forment une bonne équipe, chacun dans son rôle. Des prédateurs patients, qui obtiennent la vérité. Je saurai tout de toi et du chien esprit avec eux à tes trousses.

— Ils n’ont pas mordu à tes racontars ?

— Tu rigoles ? Au contraire ! La fille se voyait déjà dans un Conan Doyle en parlant du chien des Baskerville qui serait l’allié de Sherlock Holmes. Elle va demander une copie du procès du cavalier sanglant pour avoir accès aux aveux des tueurs. Surtout quand ils jurent avoir vu un diable sortir de la forêt pour te sauver, alors qu’on n’a jamais pu expliquer ce qui a attaqué la femme au moment où elle allait te tuer. Et toi et moi on sait que c’est ce démon.

— Je t’ai déjà dit que j’avais été drogué et que je ne m’en rappelle plus. Et si les journalistes recoupent tout ce qui m’est arrivé depuis que je suis ici, ils ne vont plus me lâcher. Imagine qu’en plus ils fouillent mon passé de flic parisien ?

Nouveau silence.

— Allô ?

— Euh, je ne pense pas qu’on trouve quoi que ce soit sur ton passé de banlieue.

— Ah non ? S’ils ont leurs entrées au Parisien et mon ancienne affectation…

— Eh bien, prends-le comme une surveillance contre tes excès de cow-boy, on n’est pas dans le Far West, ici.

Quand je raccroche, Claire s’approche de moi en remettant sa mèche blonde derrière l’oreille.

— Vincent t’a trouvé du boulot ?

— Ouep.

— C’est chouette ça, et pourquoi tu es aussi bougon avec lui ?

— Attends que je t’explique.

***

Je souffre d’un penchant pour le romantisme. Même si je ne connaissais pas ce Dylan, je me trouve à l’endroit où il est mort, une mélancolie évanescente au cœur, les mains dans les poches et le soleil sur le visage, juste pour prendre le temps de regarder le paysage. On dit se recueillir, je crois. Je deviens trop sentimental, avec l’âge.

Avant, je me moquais de la sensiblerie de certains auteurs que je jugeais ridiculement précieux. Pourtant, à force de vouloir affronter tête baissée un monde dans toute sa rudesse, j’ai développé en réaction ma propre sensibilité. C’est une inclinaison qui me rend fragile à la beauté et à la grâce que je cherche à voir dans tout ce qui m’entoure, me poussant à me mettre en quête de moments fugaces mais intenses, révélant un appétit vorace pour les scintillements que procure la délicatesse de courts instants d’éternité, où je me découvre comme un prisonnier resté trop longtemps au fond d’une cave enténébrée et qui cligne des yeux face à l’éblouissement du soleil.

En longeant les rives du lac, les lumières de l’hiver me patinent l’âme, les roseaux bruissent parfois, et le clapotis des vagues me gagne, je frissonne sans raison, envahi de leurs sons et des effets du soleil sur l’eau qui joue aux ricochets lumineux. Par endroits, des restes de givre sur les rives décorent les racines ou les herbes. Le soir ne va plus tarder. Dans mon dos, le minigolf de Maguides, est fermé pour l’hiver.

Je reconnais une truffe quand elle sort des fourrés, c’est Sirius, un épagneul breton qui vient me faire la fête et me lécher les doigts. Pas loin, je distingue la silhouette colossale de son maître, un gars du coin cent pour cent landais jusqu’au bout des ongles, un chasseur, amateur de corrida, un ogre de la vie aussi fort qu’il est sensible et subtil. Il approche tranquillement comme un géant des bois qu’il est, et quand il me reconnaît son sourire arrondit ses joues. Ma main disparaît écrasée dans la sienne, qu’il a la gentillesse de ne pas broyer. On marche un peu tous les deux en observant Sirius mettre son museau partout dans les fourrés.

Jean-Michel « Croquette », de son surnom, a quelque chose à me demander, une faveur. Un de ses amis chasseur est père d’un ado, Joseph, que tout le monde appelle « Petit Jo ». Le jeune était jovial, mais depuis quelques semaines il s’est enfermé dans un mutisme. Chagrin d’amour, ils ont essayé de penser à tout mais non, ça a l’air plus grave, son père pense que Joseph est harcelé ou racketté au lycée par une bande.

— Qu’est-ce que tu attends de moi ?

— Que tu ailles voir le gamin. Essaie de voir ce qui bloque chez lui.

— Où je peux le voir ?

— Il boxe les lundis et jeudis soir.

***

Le jour de l’ouverture du salon de café, un gitan maigre et âgé me propose de m’offrir une boisson. Il a les cheveux longs, gominés et tirés en arrière. Sa boucle d’oreille, un anneau d’or, rappelle involontairement la couleur de sa dentition. Il porte un pull à l’effigie de Johnny Hallyday sur lequel le chanteur roule en Harley Davidson entre deux montagnes où hurlent des loups. Le vieil homme a la traditionnelle quincaillerie de bijoux dorés autour du cou et des poignets, des tatouages ésotériques remontant le long de son cou, alliant des flammes et des têtes de serpents, ainsi que toute une lithographie sur les mains et les bras, comme les trois points, symboles du « mort aux vaches », mais encore le point tatoué sous l’œil gauche qu’on appelle « lentille » affirmant son appartenance aux bandits, et sur l’avant-bras le poignard autour duquel se love un serpent tête en haut pour une vengeance accomplie.

Claire a un sourire moqueur pour moi, parce qu’elle sait que je vais devoir lutter contre mon antipathie, un peu comme un chien de garde avec un chat de gouttière. Nous nous installons avec le vieil homme au fond de la salle, à une table qui a tendance à devenir celle de mes rendez-vous professionnels de détective, sous l’affiche rouge du film Du crépitement sous les néons, un road movie sur la délinquance.

Mon client se présente : Mickaël. Il a une bonne soixantaine d’années mais en fait plus. Ce qui se remarque, c’est cet œil fixe au milieu d’une grande cicatrice, probablement une prothèse oculaire posée après un coup de couteau ou un accident, ce qui ne fait que mettre en lumière son dernier iris valide qui vous fixe continuellement, ne trahissant aucune émotion, avec cette pupille vive et à l’affût, qui guette vos réactions, vous dévisage et vous épie sans gêne, vous sondant à un rythme soutenu, traduisant une infatigable énergie. L’homme a un visage maigre, les traits coupés à la serpe, avec des rides qui, curieusement, adoucissent sa peau, pour la patiner, et la rendre presque douce. Son teint gris trahit des années de cigarettes, et les veinules sur ses joues, un alcoolisme rampant. Mais c’est son iris décoloré qui m’interpelle, bleu délavé, qui semble renfermer quelque chose de sauvage, ou de cruel.

— Vous savez qui je suis ? commence-t-il.

— Oui. Vous venez pour la victime de l’accident de la route, Dylan, c’est ça ? Vous êtes le chef de son clan.

— C’est exact. Moi aussi je sais qui vous êtes, et qui vous avez été, me déclare le vieux.

— C’est-à-dire ?

— Un ancien flic, et un tueur de gitans.

— Ah bon ? dis-je amusé.

— Oui, je connais votre passé.

Ses ongles tapotent sur la table, trahissant une impatience.

— Et vous voulez m’employer ?

— Oui. Dylan est le fils cadet d’un premier lit de mon épouse, elle a deux enfants. Leur père était l’ancien chef de notre clan.

Le vieux me montre vaguement son œil mort, et reprend :

— Des différends m’ont mis à la tête du groupe, et quant au père de Dylan, paix à son âme. J’ai donc élevé ses garçons, Dylan et Raymond, comme mes propres fils.

Il esquisse un sourire satisfait qui ne fait qu’enlaidir son visage, ou révéler sa vraie nature.

— Mais, depuis la mort de Dylan, ma femme est malheureuse, très malheureuse. Et je souffre qu’elle soit autant affectée. Ma position dans le clan commande une réparation exemplaire. Et j’ai besoin d’y voir clair.

— Qui vous dit que je vais travailler pour des bandits ?

Je dis ça sans prendre de gants, ce qui ne surprend pas mon interlocuteur.

— Je le sais, c’est tout.

J’inspire, souffle sur ma tasse trop chaude et goûte avec prudence.

— Il y a un vieil adage juridique qui gouverne le droit. Nemo auditur propriam turpitudinem allegans, qu’on traduit ainsi : « nul ne peut se prévaloir de sa propre turpitude », ou si vous préférez, on ne peut pas évoquer ses propres fautes pour réclamer justice.

— Je connais ça, un voleur ne peut pas se plaindre d’avoir été volé du bijou qu’il venait de chaparder. Mais je ne crois pas que cette morale juridique exerce une quelconque influence sur le détective que vous êtes. Je crois que vous aimez vous situer à côté des considérations sociales.

— Bien, les présentations sont faites, dis-je amusé.

— Vous et moi, on ne s’aime pas, poursuit-il.

Je souris de plus en plus, il m’a bien cerné, on dirait. Le vieux reprend :

— Pourtant, on pourrait trouver un terrain d’entente, nous avons un intérêt commun.

— Qui est ?

— L’injustice.

J’étouffe un fou rire.

— Je vous paierai pour que vous luttiez contre des salauds pires que moi.

Il marque un point. 

— Hum, mouais, dis-je en balayant l’air de la main.

— Je vous donne l’occasion de partir à la pêche au gros.

Mon œil doit avoir l’air vaguement intéressé, parce que le vieux sourit comme s’il m’avait ferré.

— Vous croyez vraiment que cet accident de la route est un assassinat déguisé ? dis-je de la façon la plus détachée possible.

— Oui. Vous, l’ancien flic devenu détective, rien ne vous a sauté aux yeux ?  

— Si, un détail, dis-je d’une façon toujours aussi désintéressée que la sienne.

— Lequel ?

— Je ne connais pas de chauffeur poids lourd de l’ancienne Union soviétique qui n’ait aucune trace d’alcool dans le sang, ça fait cliché je sais, mais c’est une réalité. Ils en ont toujours, même un peu, sans compter aujourd’hui les drogues de synthèse, amphètes ou autres qu’on détecte quand on les contrôle au petit matin, sur les aires d’autoroute. Pas de quoi les placer systématiquement en garde à vue, mais je n’en connais aucun véritablement à jeun. Or, Einar, le chauffeur qui a écrasé Dylan, n’avait rien dans le sang. Pas une goutte d’alcool ni aucune trace de drogue.

Le vieux gitan me sourit de ses dents jaunes.

— Vous voyez bien. C’était un contrat.

— Mais je peux me tromper.

— Ce n’est pas le cas.

— Allez-y, convainquez-moi, je suis curieux.

— Mon beau-fils, Dylan, travaillait à l’écart de notre clan. Il était féru de nouvelles technologies et avait un florissant business. Il bossait en freelance pour le grand banditisme. Il était un faussaire réputé.

Le vieux se tait, pour apprécier l’effet de son annonce sur moi, mais je ne tarde pas à me manifester en lui demandant :

— C’est-à-dire ?

— Je ne vais pas tout vous dévoiler. Je suis là pour parler de vos honoraires.

— Qui vous dit que ça m’intéresse ? Vous ne travaillez pas, vous êtes un gitan et non pas un forain, vous allez donc me payer avec de l’argent sale.

— Oui, c’est vrai.

Son œil valide s’éclaire, son sourire est comme un rideau vermeil sur des dents jaunes. Il aime quand je lui rentre dedans, quand j’évoque nos différences, et d’une façon générale tout ce qui nous oppose. Il pose sa tasse pour éclairer un point.

— Vous ne m’aimez pas, et je ne vous aime pas. On ne se connaît pas, pourtant on se déteste déjà, reprend le vieux.

Il formule son raisonnement avec un ton malsain, je crois même que ce type a aimé dire ça. J’ai envie de lui balancer tout le dégoût qu’il m’inspire. Pourtant je reste pondéré.

— Non, on ne s’apprécie pas plus que ça.

— Mais vous allez adorer travailler pour moi.

J’ai un sourire surpris par tant de suffisance.

— Pourquoi ?

— Imaginez ce que je vous offre. L’ordinateur de Dylan. Mon beau-fils changeait les criminels en fantômes invisibles pour la police. Les voyous les plus recherchés, les terroristes, il leur obtenait une vraie identité française en dupant les mairies, et ensuite ses clients disparaissaient avec une identité créée de toutes pièces et devenue intraçable parce qu’elle existait dans tous les ordinateurs officiels, vous comprenez ? Il faisait passer ses clients sous tous les radars de la PJ, de l’anti terrorisme, et de toutes les polices internationales. Aujourd’hui, ces criminels vivent au grand jour, sans plus rien craindre, comme M. Tout-le-Monde.

Le vieux se tait pour reprendre son souffle, sans me lâcher de son unique œil valide. Un instant je me remémore l’Odyssée d’Ulysse et cherche l’issue de son combat qui l’a opposé au cyclope Polyphème, mais aussi ce que ça lui a coûté. J’essaie de ne pas paraître intéressé, après tout, c’est bien sa curiosité qui a poussé Ulysse à s’aventurer chez le monstre.

— Je continue ? me demande le borgne.

J’acquiesce de la tête.

— Je suis intrigué, allez-y.

La pupille valide du gitan s’allume à nouveau. Je me rappelle aussi cette image d’Odin, le dieu qui avait sacrifié un œil pour avoir accès aux secrets de la magie des runes. Ce dont je me souviens, c’est qu’il était rusé et mettait les hommes à l’épreuve. J’observe le vieux gitan, ce type qui me repousse me pose une belle pièce de viande saignante sous le nez, et c’est comme si j’avais une faim de loup. Il poursuit d’un ton chaleureux :

— Grâce à Dylan, des terroristes algériens vivent avec une carte française et se cachent en Europe du Nord, préparant leurs mauvais coups, des trafiquants internationaux de stupéfiants vivent au grand jour sous une nouvelle identité, et c’est également le cas pour des pédophiles recherchés. Et moi, tous ces contacts, tout le fichier clients, je vous l’apporte sur un plateau en argent.

— Pourquoi en aurait-on voulu à la vie de Dylan ?

— Un client précautionneux, un homme suffisamment dangereux désireux d’effacer toute trace derrière lui.

— Qu’attendez-vous de moi ?

— La vengeance.

— Je ne suis pas mercenaire.

Il sourit, l’ourlet du coin de sa bouche se relève sur ses molaires jaunies.

— Faites votre enquête. Remontez les pistes des clients. Puis, faites votre rapport à la justice, comme il se doit.

— Et son annuaire de clients ? Sa liste de bandits ?

— Vous pourrez tout communiquer aux flics, je m’en fous.

Il se tait. On s’observe. Il baisse sa tête pour s’approcher de moi, au-dessus de nos tasses, et me chuchote sur le ton de la confidence :

— Imaginez, si vous faites tomber des dizaines de types fichés par Europol et Interpole ? Des projets d’attentats échoueraient, des prédateurs d’enfants tomberaient, des grossistes de stupéfiants, tout ça, je vous l’offre.

Puis il se recule avec un petit rire laid. Il croise ses mains sagement, sans rien perdre du mouvement de mon visage, observant mes yeux, déchiffrant mes pensées, goûtant à ma prise de décision.

Il doit lire en moi comme dans un livre ouvert après ses déclarations. Un tic nerveux me fait tressauter l’œil droit, probablement une carence en magnésium ou je ne sais quoi, mais mon regard s’est fixé sur le vieux, ma tension artérielle a grimpé et mon cœur s’accélère, j’ai la bouche sèche, je déglutis difficilement avant de boire une gorgée de café. Le gitan, lui, me montre son vrai visage : laid, avide, et il conclut :

— Ce n’est pas pour le fric que vous direz oui, et je vous paierai cher, bien plus cher que vous n’imaginez. C’est la curiosité qui vous conduira à moi, c’est l’opportunité de vous retrouver dans les secrets du grand banditisme, me susurre-t-il comme un serpent, c’est votre instinct de chasseur qui va nous faire conclure. Or, c’est justement pour toutes les raisons qui vous poussent à me détester que je souhaite vous employer, je veux un flic méchant pour allié, un pirate, un type qui va mettre un coup de pied dans la fourmilière, et pas un bureaucrate, pas un de ces flics si beaux en réunion, si bons en politique qu’il pâlit quand il faut prendre une décision.

— Et quand j’aurai terminé mon enquête et fait mon rapport ?

— Si toutefois vous n’aviez tué personne au cours de vos investigations, votre conscience souffrirait-elle si une forme de justice plus primaire intervenait après votre enquête ? Comme des règlements de comptes ? Que vous importe ? Mon clan est-il de taille à venger Dylan ? Peut-être finirons-nous tous décimés ? Même moi, à vrai dire, je m’en moque. Tout ce qui m’anime, c’est la tristesse d’Esmeralda, je me dois d’essayer pour mon épouse. Je veux tout pour elle, et pour le lui offrir, je vous donne accès aux secrets de grands criminels. J’ai besoin d’un flic qui me guide dans le labyrinthe des affaires de Dylan, vous comprenez ? Ensuite, pour ce qui est de l’action, ce sera mon affaire.

— Hum, ça n’enlève rien au fait que je devrais me mettre au service d’un employeur malhonnête.

— Non, ça ne marche pas avec moi, je sais que vous vous en moquez. Vous voyez, c’est comme dans ces histoires où il y a un trésor au fond d’une grotte, mais cette fois le dragon qui le gardait jalousement vous l’offre en partage, alors qu’en dites-vous ?

Je pose mes coudes sur la table et bois mon café en le fixant, sans lui répondre, sans lui faire ce plaisir de comprendre qu’il a gagné. Après un moment, toutefois, je m’avoue vaincu.

— C’est bon, je marche. Je vous donne mes honoraires.

Le gitan me gratifie d’un rire laid.

— Alors, vous voyez que vous allez accepter mon argent sale !

Ma déglutition se fait plus difficilement que prévu.

— Oui, c’est pour la bonne cause.

Le vieux m’offre son sourire triomphant sur sa dentition jaunie, et moi un tic nerveux involontaire.

***

Avec l’hiver, les moyens mis pour nettoyer les rues désertes sont mis entre parenthèses, et la nature reprend vite ses droits. Ici, il faut comprendre que la plage a dénoué ses tresses de sable pour dessiner des arabesques sur un bitume délavé. Il y a quelque chose de romantique dans cet endroit paumé qui révèle ce que je suis. Le vent joue à écrire des poèmes aussitôt effacés dans un bruit de sable froissé, alors que volent des paquets d’écumes soufflées, qui errent en silhouettes irréelles, avant de terminer accrochées dans les pinèdes.

En passant devant le Corto, ma rhumerie préférée qui devrait être fermée en cette saison, je suis surpris de remarquer que la porte est ouverte. La curiosité est un vilain défaut, encore plus chez moi qui me pousse à glisser une tête, pour voir Jack Le Louët, le patron, qui assure quelques travaux. Entre deux voyages, il vient rafistoler quelques trucs, et sans me rendre compte je m’assois sur mon tabouret, pour faire face au comptoir impressionnant où trône un buste de Corto Maltese, gentilhomme de fortune, héros de bandes dessinées, éternel voyageur mystique et pirate à ses heures. Sans que j’aie eu le temps de dire quoi que ce soit, Jack est passé derrière le comptoir et me pose un verre de rhum vieux. Il trinque avec moi et me demande des nouvelles de Claire. Je lui raconte par le menu ce qui nous arrive.

— Ah, l’accident mortel, t’étais sur place ? T’as vraiment le chic, toi.

— Et voilà que je m’apprête à bosser pour des voleurs, sachant qu’ils me détestent au moins autant que moi.

Jack a son rire smart et spontané, classe, du pirate gentleman qu’il est. Ma situation l’amuse vraiment.

— T’es pas obligé de te mettre à leur service, si ?

— C’est ce que je me disais en regardant le buste de Corto Maltese, qui n’obéissait qu’à ses règles, un homme libre, individualiste.

— Et alors, qu’est-ce qui t’empêche de leur dire non ?

— Eh bien, tu sais, le business de ce Dylan, c’est de la bombe à faire péter tout un rempart protégeant de grands criminels. J’aurai accès aux vilains secrets de beaux salauds. C’est un très gros gâteau pour un flic comme moi, et j’ai toujours été gourmand.

— Pour un ex-flic, t’as déjà oublié ?

Il me surveille avec amusement m’enfermer dans mon obsession.

— Ouep, c’est vrai, mais quand même.

— On a du mal à raccrocher, hein ? C’est pour ça que t’es devenu détective ?

— Oui, je suis détective juste pour pouvoir continuer à faire mes conneries, et empêcher les brigands de tourner en rond.

Je vide mon verre.

— Et toi, ce voyage ?

— La Tanzanie c’était top. On va bientôt partir en Sahara occidental.

Il me resserre sans que j’aie le courage de lui dire non. Il lève un toast.

— Y a qu’un mec comme toi pour plonger ta tête dans la gueule du lion. Tu réalises que tu vas te fourrer dans des emmerdes, à nouveau ?

Son air amusé a disparu pour laisser place à l’inquiétude, son verre prend soudain un air solennel, comme s’il craignait de ne pas me revoir à son retour de vacances, et on trinque les yeux dans les yeux. Il me souffle juste :

— À la tienne, mon ami.

***

Un soir, je m’invite avec un sac de sport au Boxing Club Biscarrosse Olympique. Un rapide coup d’œil circulaire m’apprend que Petit Jo comprend qui je suis dès qu’il me voit. Je me présente aux coachs, afin d’expliquer que j’aimerais faire un cours de découverte, blablabla, je boxais plus jeune en loisir, oui, mais bon mollo hein, je n’ai pas de licence ni d’assurance, faut penser à ne pas se blesser. Le temps de trouver le chemin des vestiaires, je reviens en short non repassé et avec un tee-shirt délavé, quand Petit Jo se présente à moi. On se jauge quelques secondes, lui avec un air bourru, et moi avec ma gueule pleine de maladresse, cherchant à lui cacher ce qu’il sait déjà, que je suis là pour l’aider à grandir.

— Tournez pas autour du pot avec moi, c’est vous l’ami de Croquette, euh, de Jean-Michel ?

— Yep.

— Ben, j’ai pas besoin d’un détective, merci. Ne prenez pas de fric à mon vieux pour ça, je sais très bien où sont mes problèmes.

— Je ne suis pas payé, pas embauché, je suis juste venu voir où j’en suis niveau punch. Tu pourrais me faire travailler la technique ?

Le gosse a un sourire en coin.

— Allez.

Petit Jo doit avoir 17 ans et fait déjà ses cent kilos, aucun bourrelet n’arrondit son tee-shirt. Ancien rugbyman, on voit ça à ses oreilles en chou, il a choisi la boxe pour se défouler, pour combattre un mal intérieur. Pas besoin d’être flic pour le comprendre, il m’a suffi de le voir travailler au sac de frappe quand je suis entré pour comprendre qu’il portait ses coups comme s’il voulait tout démolir, et briser une violence qui le tourmente. À présent qu’on se tourne autour en sautillant, et qu’il me fait travailler, il s’adapte parfaitement à un quadra comme moi. Il esquive sans peine, m’invite à me repositionner, me donne deux, trois trucs à corriger. De mon côté, je ne lève plus la jambe bien haut alors je privilégie les coups de pied bas et une attaque franche des poings, en mode assaut frontal. Ma hanche bouffée par l’arthrose ne m’autorise aucun excès, Petit Jo a déjà dû voir ma faiblesse d’appuis à gauche, alors les esquives j’oublie, je ferme ma garde et j’encaisse. Après nous être échauffés un moment, je lui propose des rounds de trois minutes. Il hausse les épaules gentiment.

— Comme il veut, le daron.

Je commence à le marteler, enfin à essayer. Il m’esquive sans réfléchir, il pourrait même baisser sa garde tant j’échoue même à effleurer ses cheveux, c’en est décourageant. De temps en temps il me demande de refermer ma garde, ce que je ne fais pas étant à bout de souffle, alors, ultime humiliation, il m’envoie une rafale de deux directs pour me frotter le crâne, que je subis lamentablement. Mais je peux observer Petit Jo de près et trouver ce qui me trotte dans la tête.

Il y a quelque chose dans son regard que je connais bien chez mon pote Jean-Charles. Cet ami est un sale beau gosse, en version plus âgé que Petit Jo, mais comme lui il a ce charisme viril avec une lueur libre et sauvage dans le regard, singulière, et je suis sûr de détecter le même air chez Petit Jo. Sauf que pour le malheur des femmes, le beau Jean-Charles n’a jamais posé un regard sur leur poitrine ou sur leur derrière, contrairement à moi, c’est un homo tout ce qu’il y a de plus pur avec un fort magnétisme, au point que même un type comme moi, il le trouve mignon. Cette similitude dans le regard de Petit Jo me convainc de choisir une approche psychologique fine et ciblée. Raison pour laquelle je lui dis entre deux coups :

— Tu tapes vraiment comme un petit pédé.

C’est là que Petit Jo passe sous mon barrage de directs, comme un félin, et je ne le vois déjà plus, j’ai tout juste le temps de réaliser qu’il a pivoté sur mon côté, plié en avant, sous la ligne de mes épaules, quand deux ondes de douleur envahissent mon thorax. Deux crochets aux côtes qui me scient en deux, avant qu’un uppercut vers le foie me cueille en beauté, et me voilà à contempler la lumière du plafond en clignant des yeux comme un poisson hors de l’eau.

Dans les vestiaires, j’approche le gamin qui m’observe comme un animal méfiant.

— Je faisais de la psychologie, t’as compris ?

— C’est pas ma définition, et pourquoi je vous parlerais ?

— À toi de voir. Que ça te plaise ou non, t’es un homo, un PD, et ce n’est pas une insulte, une provocation plutôt, une invitation à en prendre conscience. Je viens pour t’aider, d’autres seront moins intelligents que moi, et oui, ça existe… Jean-Michel est mon ami et j’ai promis de prendre soin de toi.

— Bon, allez-y, je vous écoute. Qu’est-ce que vous imaginez à mon sujet, détective ?

Il se détend un petit peu et rit spontanément, c’est fragile, mais son sourire me redonne des couleurs.

— Écoute-moi. Voilà ce que je crois. T’as cherché un endroit urbain, anonyme et gay-friendly. Bordeaux, pourquoi pas, au plus près d’ici. Un mec a vu ton côté rural, naïf et en même temps ton beau corps de boxeur. Il t’a vu venir. Tu te cherchais encore.

Petit Jo a les mâchoires serrées sans cesser de me fixer, en attendant de voir si une moquerie, ou un ton méprisant se cache derrière mes mots. Son attention m’est pour l’instant acquise, son regard est touchant, comme si j’approchais le cœur de sa vie. Je poursuis :

— Le mec n’a pas voulu la jouer amicale, il t’a fait croire « à la grande famille » mais t’es tombé sur un salaud qui a vu l’avantage qu’il aurait à t’humilier pour avoir un ascendant sur toi, un levier pour te soutirer du fric ou autre. T’es pas le premier à qui ça arrive. Il faut que tu en parles à un mec qui te comprenne sinon ta vie va s’effondrer.

On s’observe, il ne parle pas. J’appuie mon argumentation en essayant autre chose.

— Comme moi tout à l’heure. Comment tu m’as feinté ?

— Je t’apprendrai. Quand tu sais qu’un direct du droit va partir, tu pivotes en te penchant, pour passer à côté de l’adversaire, et là t’es en position pour envoyer deux coups rapides.

— Eh bien, ta soirée, c’est l’équivalent de ta feinte où j’ai rien vu venir.

— J’ai compris, merci. On se boit une bière ? C’est toi qui paies.

***

On a trouvé un bar tout près, et un coin de comptoir désert. J’aime les néons, qu’ils soient publicitaires pour des marques de bières, ou qu’ils représentent des animaux, des aliments, des silhouettes de femme, des chapeaux de cow-boy. J’aime l’esthétique qu’ils développent. Voir leur halo dans l’obscurité a quelque chose d’intime, de cosy et de secret. Rien qu’avec de beaux néons, ma carte bleue chauffe déjà et l’envie d’alcool tapie au fond de mon foie réveille un vieux démon en moi. C’est ce que j’explique à Petit Jo, qui me regarde comme un dinosaure alcoolique sorti d’un vieux film américain.

— J’ai même un flamant rose en néon chez moi.

— Oui, et alors ?

— Je me demandais, le rose c’est vraiment une couleur gay ?

— Mais t’es con, merde ! Tu penses qu’on est tous des folles ou quoi ? T’es censé me parler de mes problèmes intimes, d’un sujet qui est quand même nouveau pour moi, et tu m’abordes comme ça ?

Je l’ignore superbement et gonfle mes pectoraux en les faisant bouger sous mon tee-shirt comme un culturiste.

— Et moi, je te plais ? Je suis pas mal pour mes quarante ans passés, t’as vu cette carrure ?

— Non, mais arrête ! T’es vieux, même pas en rêve.

Il se détend complètement à présent, je le vois à son petit sourire amusé. Je cesse de faire le pitre et lui lance :

— Bon allez, je t’écoute.

Il regarde le comptoir tout le temps qu’il m’explique son angoisse face à la découverte de sa préférence sexuelle, et qu’il reste encore terrifié à l’égard de sa famille. Puis comment il a voulu se rendre dans un bar gay de Bordeaux, et comment il s’est fait draguer par un beau mec.

— Et puis je me suis laissé tenter.

— Alors, il est où le problème ?

— Le mec me fait du chantage.

— C’est-à-dire ?

— Il m’a filmé, si tu préfères. Pendant l’acte, ensuite il en a tiré des captures d’écran. Et il menace de tout publier, d’envoyer ça à mes parents.

— Comment il pourrait ?

— Mon compte Insta est à mon nom, ma famille est dans les pages jaunes, tu piges ?

— Oui.

— Montre-moi ses messages. Je veux son numéro de téléphone.

— Il a un pseudo sur les réseaux.

— Donne-moi son compte.

— Le voilà.

— Il s’appelle Rudolph 33 ?

— Qu’est-ce que tu me conseilles ?

— Dépose plainte.

— Hors de question.

— Mais il y a peut-être des dizaines d’homos dans ton cas.

— Je ne peux pas. Mon père est un ancien rugbyman, il chasse avec Croquette, tu visionnes un peu ?

— Et alors, tu penses que ce sont des rustres ?

— Non, mais l’homosexualité ce n’est pas pour son fils, si tu préfères. Un autre conseil ?

— Fais patienter Rudolph. Supplie-le en message privé, ça va le rassurer, dis que t’es en galère de fric, que tu bosses comme étudiant pour le payer, joue l’angoissé, il te laissera du temps.

Il blêmit soudain, un sourire amer étrangement rouge sur son visage livide m’inquiète, comme ses yeux brillants.

— Qu’est-ce que tu as ?

— Oh rien, ça me fait bizarre. Je ne supporterai pas que ça se sache, ni qu’on me voit sur ces vidéos.

— Eh ben, on va tout faire pour que ça n’arrive pas.

— Merci. J’avais pas envisagé que je pourrais me sortir de cette impasse.

— Alors, pourquoi t’es tout blanc ?

— Parce que j’avais prévu, enfin tu sais. Parfois, quand j’ai des crises de panique, je pense mettre fin à mes jours. Mon Dieu, j’en ai jamais parlé à personne, ça me fait tout bizarre.

— Non, non, n’envisage rien. Je veux que tu m’appelles quand le stress te gagne, hein ?

— J’essaierai. Tu penses que tu as une chance ?

— Oui, te bile pas. Laisse-moi gérer ce type, et tu t’occupes de m’entraîner à la boxe ?